Chronique ciné : Io la conoscevo bene, Antonio Pietrangeli (1965)
Unaniment célébré par la critique comme le chef d’œuvre d’Antonio Pietrangeli, Io la conoscevo bene est le dernier opus d’une filmographie brutalement interrompue par la mort accidentelle du cinéaste en 1968 (âgé de 49 ans, il s’est noyé lors de repérages à Gaeta). Portrait subtil et désenchanté d’une jeune femme attirée par les lumières de Cinecittà (Adriana Astarelli, interprétée par Stefania Sandrelli), Io la conoscevo bene représente l’aboutissement de l’attention toujours plus inquiète du cinéaste envers l’univers féminin.
Extrait du film Io la conoscevo bene
Dès 1953 avec un premier film placé placé sous les auspices du néoréalisme finissant (Il sole negli occhi), Pietrangeli s’est affirmé comme un subtil analyste de la condition féminine dans l’Italie d’après-guerre, à travers le portrait d’une jeune provinciale venue s’employer comme domestique à Rome. Cette attention envers l’univers féminin, alors largement inédite dans le paysage cinématographique italien, est le vecteur d’un style singulier, qui a su réélaborer les frontières entre comédie et mélodrame. Ainsi dans La visita (1964), savoureuse comédie matrimoniale, le grotesque de la rencontre ratée se mêle à l’amertume d’une situation de solitude dont Pietrangeli nous fait ressentir toute la difficulté. Inversement, le mélodrame Adua e le compagne (1960), récit de la tentative d’émancipation de quatre prostituées, contrebalance le pathétique d’un destin contrarié par un portrait collectif nuancé, qui célèbre la capacité d’un groupe de femmes à refuser leur statut de victime.
Io la conoscevo bene poursuit cette réélaboration dans une direction plus radicale, préférant aux modules de genres et à une progression dramatique linéaire un portrait morcellé et fragmentaire, dans lequel divers épisodes se succèdent sans qu’aucun effet de causalité ne les relient clairement. Pietrangeli s’ancre ainsi dans une modernité cinématographique qui voisine subtilement avec l’existentialisme antonionien, au profit d’une contemplation qui souligne toute la précarité de l’existence de la jeune femme. Seule chez elle à écouter des chansons de variété sur son tourne disque, ou accompagnée dans des nightclubs où elle s’étourdit de danse et de musique, Adriana reste fondamentalement esseulée, d’après ce que l’on peut comprendre comme une forme d’étrangeté au monde. Aux multiples humiliations subies, elle ne répond jamais que par un visage inexpressif, opposant aux diverses vexations un masque d’indifférence et de passivité. Ainsi se succèdent et se répondent les différents tableaux qui composent le film : dans un effet de mosaïque, ils reflètent chacun les multiples facettes d’une existence non seulement désenchantée, mais désincarnée. C’est ce que semblent suggérer les quelques regards caméra qui ponctuent le film, interrogeant le statut même du personnage, dans un geste métacinématographique qui désigne la vacuité d’une existence manquée. Se rejoignent ainsi le personnage d’Adriana Asterelli et l’actrice Stefania Sandrelli (dans ce qui restera certainement comme le plus grand rôle de sa carrière), dans une adresse ironique où leur visage nous dit qu’il n’existe pas, et n’a jamais existé.
Pour citer cette ressource :
Esther Hallé, Chronique ciné : Io la conoscevo bene, Antonio Pietrangeli (1965), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2018. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/arts/cinema/chronique-cine-io-la-conoscevo-bene-antonio-pietrangeli-1965