A la recherche du réel : l’écriture de la contradiction dans «El lado frío de la almohada» de Belén Gopegui
En este momento creo que las novelas deben concentrarse en buscar aquellos proyectos que desplazan los límites de lo real, en vez de intentar desplazar esos límites a través de la imaginación.[1]
Ainsi que l'évoquait en 1967 Guy Debord dans La Société du Spectacle, et à sa suite le narrateur du troisième roman de Belén Gopegui, La conquista del aire, l'aveuglante société de communication ne saurait être confondue avec la réalité en son entier, et l'abîme qui en est la doublure, le négatif, est présent en son sein même[2]. Pour Belén Gopegui, c'est précisément dans les brèches que l'abîme partout ouvre que la fiction réaliste doit s'engouffrer, afin de faire advenir à la réalité l'envers occulte du spectacle. L'écriture s'engage alors à combler les lacunes du discours dominant, à en explorer l'entour et l'ombre, pour faire apparaître la réalité totale, éminemment contradictoire. Dans El lado frío de la almohada, de nombreux procédés permettent de faire advenir ce réel contradictoire et conflictuel. Par des procédés d'actualisation et le choix de thématiques urgentes, la réalité élargie nous saute littéralement aux yeux. Il est intéressant de nous pencher sur ce que l'on peut appeler une poétique gopéguienne du dissensus, qui induit une contemporanéité et une spécificité à la fois thématiques et scripturales, et dont le déploiement permet un élargissement du réel. Malgré le pessimisme déclaré de l'auteure à l'endroit du pouvoir de la fiction en ces temps de capitalisme tardif, il en va pourtant d'une véritable réaffirmation du pouvoir d'engendrement du roman, aux plans poétique, sémantique et politique.
Écrire la contradiction : la mise en texte dialogique de la révolution cubaine
El lado frío de la almohada est le cinquième roman de Belén Gopegui, et suscita à sa sortie en 2004 une importante polémique, d'aucuns n'y voyant qu'un simple plaidoyer en faveur du régime castriste. Un tel débat mobilisa spontanément écrivains et artistes de la communauté cubaine en exil : le livre fut notamment l'objet d'un célèbre article de l'écrivaine Zoe Valdes[4] qui accuse Belén Gopegui de conformisme et de diffamation, accusation à laquelle se mêle une attaque véhémente d'ordre privé. Il est intéressant de remarquer que Zoe Valdes avoue n'avoir pas lu le livre au moment où elle écrit à son encontre un article au vitriol, ce qui témoigne du caractère extrêmement « sensible » a priori du sujet choisi par Belén Gopegui. Nous citons ici à titre indicatif un extrait des propos de l'auteure cubaine :
Aún no he leído la novela de Belén Gopegui, El lado frío de la almohada, pero sí he leído sus conclusiones en las múltiples y jugosas entrevistas que los medios de prensa le han dedicado. Belén Gopegui es una correcta novelista. Al contrario de lo que ella expresa, todas sus novelas han sido políticamente correctas, más ahora, con un Gobierno socialista en el poder que ambiciona reanudar relaciones cordiales con Castro. Sin embargo, esto no constituye una excepción socialista. Hablar bien de Castro desde hace 45 años, sea quien sea quien gobierne, ocurre con frecuencia en la mayoría del planeta, se ha convertido en la carta de presentación para ser aceptado en el olimpo de los izquierdistas, los dueños de la cultura [...].[5]
Il ne s'agit ici que d'un exemple hautement emblématique des réactions que le roman a pu susciter, dans le monde intellectuel notamment, mais pas exclusivement. Du sein même du lectorat émanèrent ainsi de nombreuses attaques dont un « encuentro digital » dans le journal El Mundo fait état[6]. Ainsi, les réactions épidermiques ont souvent précédé la lecture approfondie et la critique véritable du roman. Il semble que l'auteure ait touché là un point sensible du réel, et que le simple choix thématique[7], accompagné de quelques déclarations de Belén Gopegui, ouvre déjà cette brèche que le réalisme gopéguien cherche à explorer : « Me he acercado a rozar las fracturas, los golpes de rencor, de tristeza o de rabia que pueden abrir una brecha en una realidad aparentemente cerrada[8] ». Toutefois, malgré ce retentissement immédiat, le texte (comme d'ailleurs tous les romans antérieurs de l'auteure) a rarement fait l'objet d'une réelle lecture politique ; lorsqu'il fut valorisé dans les grands médias, ce fut d'un point de vue exclusivement littéraire. C'est ce que déplore d'ailleurs Belén Gopegui :
Si tuviera que elegir, preferiría que la novela se leyera desde la perspectiva política antes que literaria. [...] Todas las novelas se leen políticamente. Otras novelas mías también eran políticas y han tenido lecturas exclusivamente literarias, lo que no era sino una forma política de condicionar la lectura. Con esta declaración, pido que no se mutile la lectura. Sobre esta novela apareció, por ejemplo, un artículo de Francisco Umbral, dos columnas enteras hablando de la novela sin nombrar a Cuba ni a la revolución. [...] Yo pedía que no se hablara, por ejemplo, de la historia de amor que hay en la novela en abstracto, sino de cómo esa historia de amor supone que una persona tenga que morir para que otra pueda seguir en el limbo nada inocente de los sueños de progreso individual.[9]
Belén Gopegui formule ici son désir d'une lecture globale, littéraire et politique, qui n'occulte pas le caractère organique et métaphorique de la poétique du roman. Bien que les dires de l'auteure ne doivent nullement orienter de façon rigide la lecture et la critique de son roman, il nous semble fondamental de ne pas souscrire à une analyse mutilante et superficielle, qui ne verrait dans El lado frío de la almohada qu'un roman manichéen d'amour et d'espionnage, et entraînerait bien des contresens. D'autant que l'auteure avoue utiliser les codes du genre du roman d'espionnage comme un camouflage, et l'histoire d'amour entre les deux espions comme une métaphore. Il en va ici au fond de l'affirmation d'une téléologie de la fiction, qui utilise certains codes ou topoï génériques en vue de la saisie synthétique du réel :
La protagonista es una espía, porque este oficio me permite tratar la fantasía de la doble vida, un tema que me he planteado en obras anteriores. Ahí, en el lado frío de la almohada, habitan los sueños que nos acordaban y sus contrarios, aquellos que te dan valor para llevarte al débil por delante. Parece que aceptamos que los cambios no son posibles, al pensar que siempre dominará la ley del más fuerte.[10]
Le personnage de l'espion est donc à considérer non pas comme un simple moyen, ni comme un transfuge générique ludique et vendeur, mais comme la synthèse métaphorique de la texture contradictoire de la vie, faite de réel et d'irréel. Il est aussi l'occasion de mettre à l'épreuve la conception bourgeoise du rêve, selon laquelle « la vie est ailleurs »[11], du rêve conçu comme fuite, refuge ou douce échappatoire :
Desde hace tiempo me interesa la fantasía de la doble vida. Zapatero la resumía en una entrevista con estas palabras: « en la trastienda de mí mismo yo siempre he creído que mi biografía era lo que estaba por llegar ». Dicho de otro modo: lo que nos pasa no es del todo lo que nos pasa, la vida no es esto sino algo tembloroso y bello y magnífico que ocurrirá un día. Es una fantasía-trampa[12] mediante la cual nos consolamos de la impotencia ante todo aquello que nos vence o que se nos impone. El espía la encarna bien, su biografía no es su biografía, su biografía « verdadera » está en otra parte. Yo quería trabajar con esta fantasía, quería enfrentarla a los actos reales de los personajes.[13]
L'espion est donc l'objet privilégié d'une description dialectique, mais aussi le lieu même de la duplicité, et le prétexte à la construction de la contradiction[14], qui est l'isotopie fondatrice du roman. L'isotopie est à entendre dans son sens structural et structurant, elle est définie par Greimas comme un « ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit, telle qu'elle résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche de la lecture unique[15] ». Cette lecture unique n'est pas univoque : l'isotopie qui informe le roman n'est pas monolithe, c'est précisément autour de l'axe de la contradiction et du dissensus que tourne la poétique du roman, dans sa composition d'ensemble comme au niveau micro-structurel. Cette isotopie de la contradiction constitue une rupture avec le roman à thèse, dont le contrat est fondé sur une écriture autoritaire et monologique, qui cherche constamment à éviter les phénomènes générateurs d'ambiguïté ou de brouillage, au profit de la transmission sans équivoque d'un message, d'où une tendance à l'éviction de la contradiction (ou à sa représentation grossière dans une construction manichéenne). L'originalité et le caractère novateur de l'écriture gopéguienne résident précisément dans une poétique de la contradiction -que sous-tend une redéfinition de cette dernière. Le fait que le réalisme de El lado frío de la almohada se déploie à partir d'une réutilisation transgressive du roman d'espionnage illustre cette redéfinition : il ne s'agit pas de cultiver la contradiction et l'ambiguïté en tant que moteurs dramatiques, ni de cautionner moralement et de normaliser la duplicité et la corruption au nom du pragmatisme, ni même de diaboliser l'ennemi dans une construction excessivement polarisée, sinon de montrer le caractère nécessaire et vital de la contradiction, et d'ainsi la réhabiliter dans l'espace public (du roman et de la société) contre l'imposition univoque du consensus. Lorsque le Cubain Pedro de la Hoz interroge Belén Gopegui sur le choix singulier du roman d'espionnage, l'auteure parle d'un « contre-hommage » qu'elle entend rendre aux maîtres du genre, et explique cette nécessité de rétablissement de la contradiction :
- Es curioso para mí que usted haya hecho una elección que emparienta con el thriller y, en otro orden de cosas, con la novelística de Graham Greene. ¿Le parece pertinente o no esta observación? ¿Qué me diría?
- Ambas observaciones me parecen pertinentes. En cuanto a Graham Greene, alguna vez he dicho que mi intención era hacerle un homenaje a todo lo que había aprendido de él, pero también, desde mi pequeño lugar, una refutación. Porque creo que hay en algunos libros de Greene una cierta complacencia en la ambigüedad, en la contradicción no como algo que se vive, sino casi como algo que se cultiva, se cultiva hasta un punto en donde parece posible, y no sólo posible, casi deseable, ser honesto y corrupto al mismo tiempo, o cualquier otro par de valores opuestos. En mi novela quería contar que este estado de indefinición no existe en realidad. Y que precisamente porque no existe, es preciso oponer a los valores aún cristianos y aún individualistas de la cultura europea los valores de un proyecto revolucionario. En cuanto al thriller, José Antonio Fortes, teórico marxista de la literatura, ha escrito que El lado frío de la almohada es la novela de un crimen de Estado, de un asesinato político de clase capitalista.[16]
Ainsi Belén Gopegui semble indiquer la nécessité d'une lecture métaphorique du roman comme un ensemble organique que structure l'isotopie de la contradiction : les ingrédients du roman d'espionnage et du roman policier sont conçus par l'auteure comme la matière même du « camouflage littéraire du roman[17] », la condition sine qua non de sa parution et de son acceptation par la critique et les médias. Or, ils ont aussi des implications symboliques dont une lecture avisée ne peut faire l'économie. La structure et les emprunts transgénériques qui la composent ne sauraient se résumer à moyen d'entrisme, ils sont au contraire pleinement signifiants. La structure d'ensemble du roman, que Vincent Jouve[18] appelle « niveau narratif », est toujours en effet une forme-sens. Contradiction, envers, duplicité sont suggérés dès le titre et orientent donc l'horizon d'attente du lecteur[19]. El lado frío de la almohada, le côté froid de l'oreiller, est en effet l'espace occulte où se déploie l'envers de l'être humain, l'espace du dedans où habite le rêve que l'homme doit confronter à la réalité matérielle. Les lettres de Laura Bahía, qui interrompent à neuf reprises le déroulement du récit et dont nous étudierons par la suite la fonction poétique, apparaissent comme une glose du titre et une tentative d'approfondissement de cette dimension onirique constitutive. La froideur qui semble régner dans cet espace accompagne le triste constat de la mort des idéaux et des rêves, dont la dépouille fait pourtant retour et nous constitue. De cet envers de nous-mêmes, tissé de potentiel, de tout ce que nous n'avons pas fait, Laura Bahía fait état dès la première lettre :
En la noche apoyamos la cabeza en la almohada; como todo lo blando, la almohada cede a la presión. Se hunde, se calienta. Buscamos entonces su lado más fresco y mullido y ¿qué es lo que empieza? ¿Qué nos aguarda ahí o quiénes nos aguardan? Se trata de hacer un poco más preciso lo impreciso, porque lo impreciso, lo confuso, lo desdibujado también nos constituye. En el lado frío de la almohada están los muertos. [...] De nuevo hemos cerrado los ojos y allí están los muertos, los muertos que tuvimos, como esperando. [...] Los muertos guardan, sin haberlo pedido, sin haberlo querido jamás, nuestra impotencia. La palabra que no debimos decir pero dijimos, la resolución que nos faltó, esta vaga conciencia de que habría que derribarlo todo y con las piezas por el suelo, muy despacio, volver a empezar. (ELFA, p. 38-39)
Par la réintroduction du rêve, du désir et de l'irréel (du non concret) entendus comme moteurs de l'action et partie intégrante de la réalité, Belén Gopegui entend réintroduire par et dans la littérature un espace de dissensus politique vital que la « démocratie apaisée » semble échouer à incarner. En outre, la contradiction est au principe de la poiesis du roman, elle est le principe structurant qui met en tension le niveau narratif et le niveau stylistique. En effet, comme l'indique María Toledano, le choix d'une trame spectaculaire et les possibles excès dramatiques qu'un tel choix induit se voient nettement contrebalancés par un style sobre et précis, que la professeure ira même jusqu'à qualifier de « puritain » :
El texto -medido y preciso- contiene una severa elegancia formal que impide y limita el sobresalto espectacular de la trama en el que la autora podría haber caído -el efectismo y la ausencia de contenido son dos de los males de la literatura contemporánea [...]- de no ser por su sobria contención, por su rigurosa ética de escritura : el puritanismo -al límite de la frialdad- de la izquierda.[20]
La mise en sourdine des excès de l'intrigue que recherchaient déjà les romanciers réalistes du XIXème naît ici de la contraposition d'une réutilisation parodique des codes littéraires et d'un style limpide, voire chirurgical, qui vient neutraliser le spectaculaire. Le niveau stylistique vient en quelque sorte contredire le niveau narratif. Il nous faut également souligner l'importante part en volume des dialogues, qui alternent avec des passages descriptifs, et sont en général le lieu de l'affrontement et du conflit, notamment entre Philip Hull et Laura Bahía, mais aussi à l'intérieur d'un même « camp » (entre les Nord-Américains Philip Hull et Marian Wilson ; entre les Cubains Laura et Agustín Sedal etc.). Cette composition dialogique est particulièrement adaptée au déploiement de la polyphonie et permet la construction d'un méta-regard sur le réel. S'affrontent en effet dans le roman plusieurs visions de la révolution cubaine, et les discussions entre Laura et son ex-compagnon Eduardo à propos de leur récente rupture ne sont par exemple que le prétexte à l'éclatement du conflit et à la réintroduction de la dimension profondément politique du réel. Ainsi por María Toledano, « la ficción [...] alterna la descripción mesurada con unos diálogos entrecortados, ásperos en ocasiones, propios de la situación, violentos[21] ». Nous citerons ici un exemple de cette trouée dialogale qui violemment s'ouvre dans la description réaliste minutieuse (précisions temporelles et spatiales, visualisation détaillée, phrases courtes, attitudes et mouvements des interlocuteurs etc.) :
Laura empezó a mirar los títulos. Cuando terminó, se acercó a Eduardo, quien se había acodado en la ventana. El viento de marzo se estrelló contra una puerta abierta. -Laura, yo he tenido que explicar varias veces por qué lo dejamos. Y lo he hecho. Pero sé que hay una que me falta, que nunca digo. -La política, dijo Laura. Un camión de la basura inició su ascenso por la calle. [...] -No, Laura. Tú has vivido en Cuba y yo no. Eres un poco radical y a veces hemos discutido. Pero no pensaba que fueras tan poco razonable. -Eduardo se sentó en una silla baja que había junto al sofá. Con cierta amargura, prosiguió-: Aunque si de verdad lo eres, si piensas que hay que volver a los tiempos en que un protestante no podía enamorarse de una católica o, todavía peor, a los tiempos en que un trotskista y un leninista debían ser enemigos mortales, entonces...No, ni siquiera así. Si piensas eso, entonces no lo habríamos dejado por la política, sino porque después de tres años no conozco tu carácter. -¿Por qué tienes que llamar a la política un problema de carácter? -Siempre estabas en otro sitio -dijo Eduardo-. [...] -Casi todas las parejas que conozco que se han separado lo han hecho porque piensan de forma diferente de sus carreras profesionales, de los hijos, del dinero, de la alegría, de la guerra de los sexos. -Bueno, pero esas cosas forman parte de la vida directamente. Dejar a alguien por política es como hacerlo porque prefiere los libros de aventuras o las películas del Oeste. -Eso también es la vida, directamente. Lo que quieres decir es que algunas cosas de la vida no son tan importantes. (ELFA, p. 33-34)
Le narrateur s'efface et assume alors le rôle d'un discret metteur en scène, pour laisser s'affronter dans l'espace du dialogue deux systèmes normatifs incompatibles, ou du moins fortement antagoniques. La tendance quelque peu sentencieuse des personnages n'ôte rien à l'efficacité de cette construction alternée, elle permet d'identifier dans les voix en lice les discours qui traversent (devraient tarverser) l'espace public : Eduardo porte le discours dominant qui avalise la séparation de la politique et de la vie, Laura porte le discours marxiste pour qui les deux sont indissociables et nécessairement conjointes. Cette exploitation de la dimension agonistique du dialogue n'est pas proprement originale, dans la mesure où c'est par exemple un procédé classique du réalisme critique. Toutefois, chez Belén Gopegui, le texte ne se cantonne jamais à une simple poétique de mise en conflit des programmes narratifs dont les personnages sont porteurs, et l'on peut souligner qu'aujourd'hui le simple fait d'introduire la voix discordante de Laura Bahía dans un roman espagnol sur la révolution cubaine constitue une rupture avec le réalisme spéculaire[22] dominant. Lorsque María Toledano interroge l'auteure sur son choix thématique (« ¿Por qué Cuba? »), celle-ci invoque l'urgence de la réintroduction, de la resémantisation de la discorde :
Es una larga historia. ¿Dé qué podemos hablar sin reproducir la ideología dominante? Durante mucho tiempo el artista creyó que era un ser especial y que su especialidad iba a permitirle encontrar un punto de vista en conflicto con esa ideología. Es posible, pero también cabe mantener una duda razonable sobre esta posibilidad. Hablar de Cuba hoy es no esperar a tener la suerte de que ese punto de vista aparezca, sino apoyarse en una realidad concreta para que así ocurra. Porque en Cuba se han puesto en cuestión los tres pilares del sistema capitalista: la economía de mercado, la sociedad de clases y la propiedad privada de los medios de producción.[23]
La discordance n'est plus comme au temps des avant-gardes le fruit de la génialité de l'artiste inspiré et supérieur, mais provient de l'immixtion dans la fiction de l'expérience réelle et résiduelle du Socialisme. Le consensus contre lequel Belén Gopegui se bat[24], et que la construction dialogique peut pourfendre ou reproduire ironiquement[25], est une idéologie mortifère qui se manifeste en littérature comme en société et nie l'essence même de la démocratie, comme l'explique André Bellon :
« La mort, c'est la tranquillité absolue », se murmurait le prince Salina [personnage principal du Guépard, de Guiseppe Tomasi de Lampedusa] au crépuscule de son existence. Cette recherche de la paix hors des vicissitudes du temps, faisant fi des péripéties de l'histoire, n'est pas marginale dans la littérature. Qu'il s'agisse du prince Salina ou du capitaine Némo, l'accomplissement personnel dans l'éloignement des autres, par l'ignorance de la vie sociale, se retrouve souvent dans une littérature pessimiste vis-à-vis de l'humanité. La seule tranquillité absolue, cela étant, est bien la mort. Et ceux qui aspirent à la disparition des conflits dans la société ne savent pas qu'ils s'opposent à la vie. Le sort qu'ils réservent à la démocratie en est l'illustration criante.[26]
Il est intéressant à ce propos d'évoquer la thèse de l'existence d'une analogie structurale entre l'espace de la démocratie -entendu comme espace traversé de tensions et de conflits- et celui du roman, qu'évoque Nelly Wolf dans son ouvrage Le Roman de la démocratie[27]. Une telle thèse avalise d'emblée l'énorme pouvoir d'intervention du roman, dans la mesure où, comme le mentionne la quatrième de couverture, la lecture serait une forme d'expérience condensée de la démocratie :
Le Roman de la démocratie repose sur l'hypothèse qu'il existe une démocratie interne au roman et que celle-ci fournit un équivalent des expériences fondatrices de la démocratie : en témoignent les fictions de socialisation, la recherche d'un contrat égalitaire avec le lecteur, la promotion d'une langue commune [...]
La base de cette démocratie interne au roman est le pacte de lecture qui reproduit le contrat social fondateur de la démocratie ; ce qui est pour Nelly Wolf le fondement politique de l'écriture romanesque :
Mon modèle n'est pas le contrat en général mais le contrat politique, celui qui est théorisé par la pensée politique, où il est censé définir la transformation du corps social en corps politique. J'ai été frappée par la récurrence de l'utilisation du terme de contrat dans la théorie littéraire depuis Le pacte autobiographique de Philippe Lejeune. J'avais l'impression que cette multiplication des pactes et contrats renvoyait en fait à la question du lien politique en littérature. De là est partie l'hypothèse du Roman de la démocratie : le roman moderne offre une mimésis du nouveau contrat social, celui qui fonde la démocratie moderne, qu'on trouve explicité dans le Contrat social de Rousseau, dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen ou dans le préambule de la constitution américaine. La principale analogie réside à mon sens dans le fait que le contrat romanesque, comme le contrat social, convoque des partenaires juridiques abstraits. La narratologie a suffisamment insisté sur l'abstraction du narrataire et du narrateur pour autoriser la comparaison avec les partenaires juridiques du contrat social. On peut évoquer aussi le fait que le pacte romanesque est un acte créateur d'une société fictive auquel le lecteur adhère et s'agrège par sa décision de lire. Il y a là une mimésis de l'acte de socialisation volontaire requis par le contrat social.[28]
Seulement, que se passe-t-il lorsque la démocratie s'apaise et que sa dimension conflictuelle s'efface, à force de promotion du consensus par exemple ? Le roman peut soit entrer en crise, se replier dans l'expérimentation, renoncer à tout pouvoir d'intervention, privilégiant le divertissement ou l'évasion (changer de monde), soit s'affirmer comme espace palliatif de déploiement de la contradiction (changer le monde). Le roman gopéguien, et en particulier El lado frío de la almohada, s'affirme justement contre un moyen supplétif d'apporter la contradiction au sein d'une démocratie devenue consensuelle et tranquille, dans la mesure où il est un logos capable d'entrer en concurrence avec le discours de ce que l'auteure et le collectif Cádiz Rebelde dont elle fait partie appellent la Falsimedia[29]. Il n'en va pas dans cette écriture engagée d'une suspension dégradante de l'autonomie de la littérature par la vile instrumentalisation du roman, mais tout au contraire de l'affirmation du pouvoir de celui-ci en tant qu'espace résiduel de débat et de combat. Comme l'écrit le poète Enrique Falcón,
La literatura no es más que un acto de ocupación. La nuestra ha querido intervenir en un territorio cada vez más marcado por el signo social de una tranquilización, y ésta ha quedado totalmente desbordada por el miedo.[30]
C'est bel et bien cet acte d'occupation que l'écriture gopéguienne effectue par et dans la construction d'une poétique de la contradiction. De plus, il ne s'agit pas seulement d'apporter la contradiction au sujet de Cuba, mais de dénoncer la mollesse d'une partie de la gauche actuelle, qui a perdu selon Gopegui sa nature combative et révolutionnaire, et qui n'est justement plus à même de porter la contradiction dans le débat public :
Me gustaría que con [El lado frío de la almohada] surgiera algún debate sobre lo que le ha pasado a parte de la izquierda española para dejar de defender Cuba. Y me gustaría que surgiera sobre lo que le ha pasado a la izquierda, no sobre lo que le ha pasado a Cuba, que es un debate que se ha tenido constantemente.[31]
Présente sous d'autres modalités dans La conquista del aire -dans la construction notamment d'une polyphonie du consensus-, la critique de la « fausse gauche » traverse également El lado frío de la almohada. Il s'agit au fond moins d'interroger l'objet du débat (la révolution cubaine) que de dévoiler la nature du regard dominant porté en Espagne sur cet objet, tout en proposant sur ce dernier un autre regard distinct (méta-regard dont le personnage de Laura est porteur). Un tel dispositif est à même d'établir une approche perspectiviste et élargie, réaliste car contradictoire, de l'objet. La mise en texte polyphonique (dialogique) de la révolution permet par ricochet d'aborder un autre thème d'actualité « risqué », celui du renoncement d'une partie de la gauche espagnole, dont les positions actuelles sont analysées par rapport au repère cubain :
La novela lleva a cabo un ejercicio que para mí fue difícil y que consiste en de algún modo contemplar la hipótesis acerca de lo que ocurriría [...] si la revolución cubana dejara, aun temporalmente, de existir. Intenta poner sobre la mesa con qué está jugando esa falsa izquierda de El país, de gran parte del PSOE, de gran parte del mundo de la literatura, contar qué gran error puede suponer seguirles el juego, qué tipo de arrepentimiento suscitaría después en quienes lo hubieran hecho. Porque sin duda si algo le ocurriera a la revolución cubana la derecha sentiría alivio (alivio sucio, me dijo un amigo escritor) es en cierto modo la piedra de toque, la prueba más clara que tenemos en este momento para saber en donde están colocadas esas personas, por qué luchan, qué quieren en realidad.[32]
L'écriture réussit par cette saisie synthétique de l'objet un mouvement sortant salutaire : la critique gopéguienne ne reste nullement prisonnière du méta-regard qu'elle construit (critique de la gauche par sa gauche), la composition dialectique de l'œuvre que nous allons étudier à présent permettant le dépassement et la sursomption de la dichotomie initiale.
Las cartas al director ou la texture onirique du réel
La structure alternée et dialogique de El lado frío de la almohada est éminemment signifiante : la violence des dialogues tranche sur la placidité de la description, la sobriété du style compense le caractère spectaculaire de la trame, le caractère conflictuel du schéma dialogal est réaffirmé... Ces contrapositions contrastives permettent, nous l'avons vu, de réintroduire la dissension tout en s'éloignant de l'univocité et du manichéisme du roman à thèse. Il est en outre un élément poétique majeur et extrêmement novateur qui va dans le sens du nécessaire élargissement du réel que nous avons évoqué auparavant : l'immixtion, dans la trame du récit, de neuf lettres écrites par Laura Bahía, placées après chaque chapitre, eux-mêmes au nombre de neuf[33]. De même que la préface de La conquista del aire représentait un élément de rupture par rapport au réalisme humaniste décrit par Constantino Bértolo[34], les lettres de Laura Bahía constituent un espace de déploiement de « l'irréel non fantastique[35] » qui tranche avec le dogme de la transparence de l'acte narratif qui sous-tend le pacte de lecture du réalisme classique. De même que l'intervention répétée d'un chœur venait interrompre la narration de Lo Real, quatrième roman de l'auteure, l'introduction de l'élément discursif que sont les lettres semble constituer une pause neuf fois répétée dans le récit. Toutefois, comme la préface de La conquista del aire, ces lettres se voient investies d'une fonction méta-narrative, puisqu'elles mettent en abyme, par la rupture de ton qu'elles apportent, le caractère nécessairement médiat et orienté de toute narration. Pour l'auteure, l'élément épistolaire
es un elemento que cuestiona la propia narración, que normalemente se presenta como transparente, como una mirada que ve algo y lo cuenta. Como si no hubiera mediación. Pero narrar no es un acto neutral. Yo creo que siempre hay una mediación orientada a un fin. Cada vez que describes una casa muy amplia en la que vive un personaje y no te preguntas de dónde ha salido esa casa estás haciendo ideología de forma explícita.[36]
Ces lettres peuvent également être interprétées comme un élément d'expérimentation, une réponse apportée aux doutes de l'auteure sur l'opportunité de continuer à écrire des romans : par la rupture qu'elles instaurent à neuf reprises, elles placent le texte aux antipodes du roman à thèse explicatif, chapeauté par une voix narrative autoritaire et surplombante, et basé sur la conception sartrienne de la transparence du langage, conçu comme véhiculaire et instrumental. Les lettres sont peut-être la manifestation textuelle de l'humilité de l'auteure, et de son scepticisme par rapport aux potentialités totalisantes du roman :
En este momento no entiendo que se pueda escribir una novela sin romperla. A no ser, a lo mejor, una novela de mil páginas absolutamente precisa que dé cuenta de cómo el movimiento de cada personaje es condicionado por la historia. Pero quizá no me siento capaz de hacer eso.[37]
Il semble que Belén Gopegui pallie l'impossible exhaustivité de la narration (El lado frío de la almohada, loin d'être une somme de mille pages, est un roman court) par cet espace à la fois discursif, critique et méta-narratif, qui constitue une double remise en question. Il en va d'abord d'une dénonciation des médias et du simulacre de démocratie qu'ils produisent. Laura écrit en effet ses lettres à un destinataire fictif, le directeur d'un grand journal espagnol qui apparaît au travers de l'adresse répétée de son statut, sans cesse apostrophé en tant que « Señor director ». Dans les lettres se déploie le monde intérieur de Laura, en même temps que s'ouvre « un espacio especular acerca de la identidad ideológica del destinatario[38] ». L'évocation nostalgique des rêves enfuis du renoncement à l'amour notamment vient se heurter au cynisme du discours dominant que le propos de Laura reproduit en creux, et le « courrier des lecteurs » où ces lettres échouent n'est pas un réel espace de débat apte à fournir une quelconque consolation :
En primer lugar me interesaba el artificio de las cartas al director, porque si estas secciones existen dentro de los periódicos en España es sólo porque la libertad de expresión se confunde con la libertad del empresario que puede tener un medio de comunicación. Existen porque los lectores no tienen libertad real de expresión para usar esos medios y como no pueden usarlos ni de forma democrática ni de forma representativa, se acude a ese falso consuelo que es la carta al director.
Il s'agit plutôt d'un simulacre d'espace de débat, excessivement réduit et codifié, dont l'existence précisément indique le caractère intouchable du média dans lequel il a cours :
No es que confíe en el periodismo. Todos saben, sabemos, que la sección, la media página de desahogos individuales, precisamente certifica que el periódico está fuera de nuestro alcance. De modo que usted no iba a publicarlas [las cartas], pero yo acaso tenía alguien a quien dirigirme. Tinta para sus ojos y tinta para, a través de sus ojos, poder hablar de lo que no se habla. Hablar no de lo que estas cartas dicen, sino de lo que no saben decir. (ELFA, novena carta, p. 233)
Les lettres adressées au directeur sont donc une forme de mimésis des possibilités d'expression de l'opinion publique par temps néo-libéral, ce qui vérifie d'une manière originale la thèse de Nelly Wolf selon laquelle « le roman propose une expérimentation fictive du débat d'idées en démocratie[39] ». Les lettres ont notamment pour fonction de souligner les prétéritions du discours officiel (poder hablar de lo que no se habla), l'écriture permettant alors de donner un lieu au non-lieu, de combler les lacunes du réel, d'injecter du sens dans ses vides et ses silences. L'inclusion des lettres propose en effet une dialectique de l'opinion et de l'autorité semblable à celle qui devrait traverser l'espace démocratique public. L'écriture spéculaire de l'identité idéologique du destinataire se fait par l'exposition dans le discours de Laura Bahía de procédures d'intériorisation ou d'anticipation de l'idéologie dominante (discours des médias dominants). Comme l'évoque Nelly Wolf,
Tout ce qui ressortit au prescriptif (consensus, opinion majoritaire, bien entendu, idéologie dominante) met un terme provisoire à l'embarras du choix démocratique. La fiction romanesque configure cette dialectique de la liberté de pensée et de l'idéologie dominante.[40]
C'est justement cette dialectique qui est textuellement reconfigurée par l'écriture de l'intériorisation et de la mise à distance du prescriptif, lorsque Laura anticipe les paroles du directeur ou imagine ses attitudes, faisant ainsi de son monologue initial un dialogue plein de tension qui inclut et reconstruit la voix du destinataire :
¿Qué ha pasado conmigo?, le escucho preguntar. ¿Qué me hicieron los sueños para que ahora me lance contra ellos y quiera combatirlos, refutarlos, dejar constancia de su inexactitud? ¿Qué trampa me han tendido o -vaya, no sé por qué percibo en sus ojillos un aire paternal- tal vez no han sido ellos, tal vez yo sola he ido cayendo? (ELFA, tercera carta, p. 102)
À ce destinataire emblématique, Laura adresse aussi des questions rhétoriques, interrogations qui sont également destinées au lecteur, qui sans cesse l'interpellent et l'enjoignent à la réflexion. Le destinataire des lettres apparaît par ce procédé comme le double possible du lecteur, le public effectif de Belén Gopegui partageant sans nul doute les contradictions et les impasses de celui que le texte présente pourtant sous un jour peu favorable... Ce dispositif nous force ainsi à nous identifier à celui que dans le même temps nous condamnons, et nous fait faire par là même l'expérience réelle de l'intenable. Laura dresse également un portrait relativement éclairant de son destinataire, et l'on peut voir sans extrapoler en ce directeur fictif le représentant de la « falsa izquierda » et de la « Falsimedia », bien que ni le nom du PSOE ni celui du País n'apparaissent explicitement.[41]
Pero voy a devolverle la pregunta, en realidad voy a cambiarla: ¿Qué me han hecho a mí sus sueños? Los suyos, sí. Usted ya está en su sitio. Ha acedido al lugar de las casas con servicio doméstico, las dobles residencias, los viajes, la tranquilidad del dinero que siempre llega. Usted dirige un periódico y no es y no es ese periódico de incumplimientos que cada hombre y cada mujer podría llevar debajo del brazo, en donde constaría todo cuanto quiso hacer y mereció pero no hizo. No. Usted dirige un periódico nacional, de gran tirada, muchos dirían que es el más importante. Ahora yo le pregunto: ¿qué me han hecho a mí sus sueños, señor director? (ELFA, tercera carta, p. 102).
Le directeur du journal fonctionne ainsi comme un « vocero de la clase dominante », comme l'indique l'accumulation des richesses matérielles qui lui tient lieu de portrait, et les lettres qui lui sont destinées entendent montrer « cómo funcionan las formas de dominio[42] ». L'espace prétendûment démocratique dévolu dans les journaux à l'opinion du public se confond métaphoriquement avec l'espace défaillant de la démocratie tout entière, un espace éteint et brisé qui ne fonctionne plus, malgré les invites désespérées (ou ironiques ?) au rêve qui closent la troisième lettre :
Es en el túnel aún, en el camino paralelo de estas cartas. Porque son un lugar, son nuestro lugar y creo que sí, que usted también lo afirmaría. Un lugar por ahora, lugar reemplazable y transitorio pero que dura, como dura la potencia en el motor apagado hasta que lo encendemos y vemos que no se pone en marcha, que está roto. Aunque ¿y si no lo está? Sueñe, señor director. Sueñe un rato conmigo. (ELFA, tercera carta, p. 104-105)
Le directeur n'est autre qu'un personnage collectif, et le portrait idéologique qu'en dresse Laura est en réalité celui d'une bonne part de la gauche institutionnelle. Dans le passage suivant, il est intéressant de remarquer comment s'articule le récit par Laura de ses propres échecs ou sacrifices et celui du renoncement de cette gauche à ses utopies fondatrices. Notons que l'usage de la première personne du pluriel permet d'éviter le manichéisme idéologique, alors que les formules de politesse ou la pratique de la réticence montrent en filigrane la dialectique de l'autorité et de l'opinion, l'intériorisation de la domination, bien que celle-ci soit ironiquement[43] mise à distance (« si me lo permite »). Les formules de politesse sont en effet la marque d'une déférence feinte, qui souligne en creux la violence symbolique que les médias exercent :
Yo podría haber vivido con Eduardo comprando deuvedés si la revolución cubana no existiera. Y en los momentos del absurdo, al exprimir al imigrante, al consolar al despedido, al sonreír al poderoso, al acumular y al temer, me calmarían los sueños, los suyos y los míos, señor director. Porque usted también fue de izquierdas, dicen, y quiso no vivir a costa de otros. Pero es así como vivimos. Nosotros a costa de otros, y otros a nuestra costa, más a la mía que a la suya, si me lo permite. Fuimos de izquierdas y vivimos para siempre como si fuéramos de derechas, qué importa a quién votemos si el criterio sigue siendo que algunos hombres y algunas mujeres vayan a caballo de otros hombres y otras mujeres. No es romántico, no. Es más bien vergonzante y puede hacernos tener mala conciencia. Claro que a lo mejor usted ya es de derechas y yo no logro imaginar bien la cabeza de un hombre de derechas. (ELFA, cuarta carta, p. 134).
Outre la mimésis critique d'un espace faussement démocratique et le démontage de la domination qui s'y exerce par l'inscription textuelle du discours dominant, objet de la réfutation de Laura dans un dialogue imaginaire[44] (réfutation du prescriptif qu'indique le procédé fréquent de l'épanadiplose du « no », d'ailleurs présent ici : « No es romántico, no »), l'élément épistolaire permet une mise en cause d'un autre ordre. En effet, l'intromission dans la trame d'un discours énoncé à la première personne aux accents parfois lyriques constitue une rupture majeure par rapport au réalisme en général. Pour Susan Suleiman[45], le roman à thèse se caractérise par une radicalisation de la voix narrative (ou auctoriale) qui construit son roman comme un logos clair et transparent, et met au ban tout espace de pathos, défini par Aristote comme une méthode de persuasion qui repose sur l'appel à l'émotion, et non à la raison. Les lettres peuvent être considérées comme un espace de déploiement du pathos, non pas au sens d'un sentimentalisme complaisant par ailleurs tant abhorré par Gopegui, mais d'une manifestation de la dimension irréelle de la réalité, dont les affects, les songes, les idéaux, les désirs, sont la matière première. L'introduction de cet irréel non fantastique est paradoxalement au service du renouvellement du réalisme, puisqu'il en élargit la base -le réel. Il y a dans les lettres une prise en compte et une redéfinition du rêve comme matière primordiale et pourtant bannie d'une réalité qui se donne dans une évidence pragmatique mensongère. L'évocation par Laura de sa solitude politique et émotionnelle ne donne pas lieu à un monologue nombriliste ou à un désir d'évasion. Au début de la première lettre, il s'agit par exemple implicitement de faire réfléchir le triple destinataire (le directeur, le lectorat du journal et celui du roman) sur la pertinence de nos rêves individualistes, qui immanquablement entrent en conflit avec un projet politique collectif, comme l'indique le martèlement de la tournure oxymorique « Soñamos soledad » :
Soñamos soledad y la soñamos siempre contra alguien, para demostrar algo. Distinto es dar los pasos hacia la soledad al final de una vida. Entonces no es el sueño, entonces es ir apagando las luces de las habitaciones hasta que quede una y nada más. Distintos, sí, los pasos y los actos de los sueños. Soñamos soledad. Tendidos en la cama convocamos a nuestras huestes para el regrupamiento. Soñamos soledad igual que un desafío. (ELFA, segunda carta, p. 71)
Comme l'indique Vincent Jouve dans Poétique des valeurs, la redondance est un des procédés privilégiés de mise en écriture de la « valeur des valeurs », c'est-à-dire de l'idéologie -lato sensu- globale du texte. La redondance est d'abord présente au niveau micro-textuel, et l'isotopie du rêve est sur-représentée en fréquence : toutes les lettres en font état de façon quasi obsessionnelle, et la narration que les lettres flanquent semble justement n'être que l'illustration de la confrontation du rêve et de l'idéal à la réalité entendue en son sens pragmatique, âpre et conflictuel. La redondance intervient donc également entre le niveau narratif et le niveau discursif : les fragments narratifs et les moments épistolaires sont en général reliés entre eux par cette même thématique (difficile coïncidence rêve/action)[46]. Par exemple, à la conversation entre Miguel Arrieta et Philip Hull, au cours de laquelle ce dernier regrette de ne pas « haber hecho algo. Haber vivido algo en vez de haberme dejado vivir » (ELFA, p. 37), fait suite une réflexion de Laura sur notre irréalité constituante, sur nos « morts », qui sont les gardiens de notre impuissance : « Porque los muertos son lo que no hicieron. Lo que hicieron es de todos, pero lo que no hicieron es sólo suyo y nos estremece » (ELFA, p. 38-39). Ainsi, on remarque toujours une continuité thématique entre la narration et le discours épistolaire, comme ci celui-ci cherchait à explorer l'envers ou l'entour de celui-là, comme si le pathos constituait une variation du logos, son approfondissement, son élargissement. Le dispositif épistolaire donne à la fois une place au conflit (introduction d'une voix discordante) et à l'irréel (le réel tu et occulté de nos renoncements et de nos désirs). L'écriture de Belén Gopegui résiste par ce biais à l'imposture du « trop de réalité » qui a provoqué la disparition du rêve, qui pourtant nous unit au monde et à ce que nous pouvons être, ainsi que l'évoque Annie Lebrun :
Il est remarquable que le noir qui nous habite s'est évanoui sous la palette, comme si nous avions oublié qui nous sommes et que nos ténèbres intérieures ne sont pas si étrangères aux malheurs qui nous rejoignent. Ainsi le rêve a-t-il purement et simplement disparu de notre horizon. [...] Il s'agit en fait d'une amputation qui nous prive de tout ce par quoi, du plus loin de notre solitude, nous pouvions retrouver le monde. La preuve en est qu'il n'aura été personne pour s'inquiéter de voir ainsi disparaître à la lisière de l'époque le « rêveur définitif » que nous n'avons peut-être pas cessé d'être. Je ne suis même pas loin de croire que certains s'en réjouissent, s'ils n'ont pas travaillé, consciemment ou non, à amener ce désastre.[47]
À cette disparition concertée s'opposent les lettres de Laura qui réhabilitent la réalité du rêve. Cette incarnation au sens strict apparaît notamment dans les modalités d'écriture de la révolution cubaine. Celle-ci est en effet évoquée à travers de nombreuses références matérielles[48] qui la retranchent à l'utopie, à l'épique, à l'irréel, et ainsi la concrétisent. Le rêve est également le moteur et l'essence de la contradiction, et dans la quatrième lettre, Laura construit une géopolitique onirique qui n'a rien d'irréaliste, les rêves bruyants et spectaculaires s'imposant au détriment des rêves matérialistes (au sens marxiste du terme), concrets, modestes ou collectifs :
¿Sabe por qué llamo fragorosos a los sueños, a los suyos y a los míos, señor director? Por el estrépito, sí, por el estruendo, porque no dejan oír, así el mal tiempo en los acantilados, y son confusos, así el fragor de la batalla. Los sueños fragorosos no son los sueños de quien aspira a comprarse tres vacas, a tener una tienda o un hijo futbolista. No consisten jamás en lo concreto [...]. Ni son tampoco, los sueños colectivos, el sueño de un país que en el año 1992 estaba en quiebra y soñó con salir adelante y avanzó hacia el lugar marcado por el sueño. Los sueños fragorosos en cambio dicen: cuando se haga la transición en Cuba yo..., y se abren los puntos suspensivos y resuena el fragor de lo impreciso porque los sueños fragorosos son iguales en Madrid y en La Habana, en Copenhague y en Montevideo, dibujan el contorno evanescente de una vida sin trabas, lejana, extraordinaria, donde hacer daño a otro y darse cuenta no fuera posible. Dibujan en su caso, señor director, tal vez, borrosos horizontes de reconocimiento sin las servidumbres del reconocimiento, o un confuso periódico en verdad independiente, valeroso, fiel a la verdad y al mismo tiempo célebre, influyente, deseado; dibujan la contradicción sin que se vea. (ELFA, p. 41)
Dans ce passage, le champ lexical du bruit , de l'explosion, ainsi que la métaphore belliqueuse (« el fragor de la batalla ») indiquent le caractère à la fois chimérique, expansionniste et démesuré du rêve dominant, de l'idéologie capitaliste dont ladite base pragmatique est sapée, par un ton faussement naïf et une gradation dans l'adjectivation déréalisante (« una vida sin trabas, lejana, extraordinaria, donde hacer daño a otro y darse cuenta no fuera posible ») : le propos dessine un monde merveilleux ou l'idéal du confort individuel a évincé toute conscience et toute responsabilité. S'opère alors un renversement des catégories du réel et de l'irréel : Cuba apparaît plus comme une expérience réelle et pleine de sens, un projet en marche vers le rêve (comme l'indique l'allusion réaliste au dépassement de la Période Spéciale) que comme une utopie, alors que l'expansionnisme retentissant du capital est présenté comme impossible, miné par d'indépassables contradictions qu'indiquent les tournures oxymoriques finales. La protagoniste fait justement au début du roman le choix du réel sur celui du rêve bourgeois[49] :
Yo tuve un novio, o algo parecido. Podría haber olvidado Cuba y vivir ahora con él, ir ascendiendo un poco en la asesoría fiscal, disfrutar comprando muebles y viendo el vídeo o la televisión cuando cae la noche. Si Cuba no existiera yo podría haber vivido con Eduardo comprando deuvedés y con los sueños. Pero existe Cuba, que es como decir que existe la posibilidad de actuar. La posibilidad de un sitio no sometido a la lógica del beneficio que siempre lleva aparejada la lógica de la beneficiencia[50]. (ELFA, cuarta carta, p. 133-134)
Tout en redessinant subversivement les contours de la réalité et de l'utopie, le dispositif épistolaire élargit le réel sous les yeux du lecteur, en laissant s'élever la voix poétique et transgressive de Laura Bahía. Dans les lettres comme dans les dialogues, la lecture (entendue au sens de Bértolo, comme un « constructo de realidad ») que Laura fait de la réalité cubaine rajoute au réel déjà connu (la condamnation sans appel de la dictature castriste) une facette fondamentale.
Pour terminer, il nous faut analyser les implications méta-narratives d'un tel dispositif, qui non seulement ouvre une brèche dans la narration et par ricochet dans le réel, mais comporte une réflexion sur la littérature elle-même. Outre qu'elles constituent en soi une remise en cause de la transparence du récit réaliste, les lettres de Laura comportent des considérations sur la fonction et le rôle de la littérature, que l'on peut sans risque attribuer à la voix auctoriale. C'est à partir de la sixième lettre que la réflexion méta-littéraire se fait plus intense, et passe notamment par la mobilisation d'un intertexte où se mêlent de nombreux romanciers et poètes que Belén Gopegui admire (Lezama Lima, Onetti, Hernández, Cortázar etc.). Mais il ne s'agit nullement de placer sous la plume de Laura un excès de citations érudites qui nuirait au réalisme, la protagoniste évoque plutôt la Cuba de son enfance au travers de cet intertexte[51]. Un poème de Lezama Lima est notamment reproduit dans le corps de la lettre, une prière à l'ange de la Jiribilla, symbole de l'intranquillité révolutionnaire et de l'insoumission, dont Laura glose un vers en particulier : « Lo imposible al actuar sobre lo posible engendra un posible en la infinidad ». Et Laura d'ajouter :
Por eso amamos la literatura, por lo que engendra. Ésa es la última razón. Las demás razones tal vez sean complejas, amplias y personales, pero no son la última, la necesaria, la imprescindible. (ELFA, p. 189)
Dans cette affirmation du magnifique pouvoir d'engendrement de la littérature, Javier Rodríguez Marcos, interrogeant Belén Gopegui sur ses doutes quant aux potentialités du roman, voit une lueur d'espoir, un optimisme, que l'auteure a tôt fait de nuancer :
-Sin embargo, en las cartas de la protagonista hay algo de esperanza. « Amamos la literatura por lo que engendra », dice.-Pero se acaba desmintiendo, porque en general lo que engendra la literatura es un excedente. [...] Un excedente económico. Al final, ¿qué estamos produciendo todos los que estamos trabajando, por así decir, en la semántica? Según Pierre Bourdieu, capital simbólico. [...] Quizá también un excedente ideológico. Aunque tengo dudas de que la literatura sea hoy capaz de poner en circulación ideas que entren en conflicto con el discurso dominante.[52]
Malgré le pessimisme de l'auteure, la sixième lettre de Laura Bahía est bel et bien une ode à la littérature et à l'excédent de beauté et de sens qu'elle apporte, comme l'indique ici le champ lexical du surplus, de la plus-value que permet le dire poétique :
Por eso leemos, por eso amamos la literatura. Por lo que nos rebasa. Un beso son dos lenguas que se frotan y recorren la boca ajena, pero la literatura dice: boca que vienes de lejos a iluminarte de rayos. Cito a Miguel Hernández y no importa sobre todo en poeta, el poema, la historia, el personaje. Importa el incremento. Usted lee y adquiere un extraño dominio sobre el mundo real. [...] La vida no es la vida, señor director: es la vida con el incremento. Allí donde algunos dirían que se acaba la realidad, usted y yo sabemos que continúa, que detrás del follaje da comienzo una región nueva y nuestra. (ELFA, p. 190)
Cette affirmation de l'excédent que la littérature engendre n'est pas que le résultat d'un égarement lyrique de la protagoniste, mais une synthèse de tout le projet gopéguien : rendre visible un réel savamment relégué au rang d'utopie poussiéreuse, en neutralisant, par l'itération de la durée et de l'effort (« Cuarenta y cinco años »), les dérives mythifiantes et mystifiantes qui font parfois de la révolution cubaine un repère irréel et épique :
La revolución cubana ha dejado de ser heroica. Cinco minutos, acaso cinco años para cambiar el mundo y volver a dejarlo igual aunque con canciones y fotografías, eso habría sido heroico. Cuarenta y cinco años de insistir y de errar y de rectificar y persistir para dar cuenta de una verdad tan simple como que el máximo beneficio de los accionistas no es compatible con el bien de la comunidad [...]. Cuarenta y cinco años ensayando no son jamás heroicos, ni literarios. (ELFA, sexta carta, p. 192).
Le personnage de Laura Bahía, lectrice et écrivaine, peut ainsi être entendu comme la métaphore ou la figure métaleptique de l'auteure[53], qui s'efface pour n'être plus que compositrice, mais prête à Laura-écrivaine des propos qui semblent relativement personnels. Cependant, la métalepse n'est pas au service de la simple transmission d'un message que l'auteure voudrait marteler, elle permet de compenser par une mise à distance, selon le principe de composition contradictoire que nous avons évoqué supra, les excès de la trame, en l'occurrence le suicide prémédité de Laura.
Hace tiempo que vengo observándolo en los escritores, pero también en las personas que no escriben. Cuando se quiere dar relevancia, interés, profundidad a un personaje, se le adjudica algún sufrimiento [...]. Yo no tengo tragedia que ma avale, señor director. [...] Esa literatura que aclama el sufrimiento como lo que es capaz de conferir a la vida el interés, el fin, el incremento, me recuerda a quienes en la venta creciente de agua embotellada no ven la prueba de un fracaso sino territorios nuevos para el negocio y para el sentido del gusto. (ELFA, octava carta, p. 222-223)
Comme il est apparu, la composition alternée du roman est extrêmement originale. Il ne s'agit pas d'une simple narration croisée, structure plus en vogue, mais d'un entremêlement conflictuel de l'action et du désir, du dehors et du dedans, des rêves collectifs et des rêves individuels. Le passage à la première personne constitue une rupture considérable par rapport à la généralisation du narrateur omniscient du réalisme humaniste, alors que le dispositif épistolaire possède des enjeux critiques, poétiques et méta-littéraires. L'inclusion des lettres permet à la fois une mimésis du débat démocratique et de ses failles, une mimésis du contrat de lecture (Laura comme double de l'auteur s'adressant à la fois au « Señor director » et au « Señor lector »), et éloigne définitivement le roman du dogmatisme qu'on a pu lui reprocher a priori. L'auteure, la voix auctoriale surplombante caractéristique du roman à thèse qu'un tel thème aurait pu favoriser, disparaît en effet et devient « compositrice », terme que nous empruntons à Constantino Bértolo :
Usamos el concepto de componedor, pues entendemos que en esta clase de textos narrativos [los de Belén Gopegui] ni el concepto de autor, autor implícito o narrador, caracterizan de forma suficiente, la forma de la figura que organiza la presentación textual.[54]
La voix qui coiffe l'ensemble du récit n'est pas en effet réductible au narrateur[55] qui ne prend en charge que les chapitres, et non les lettres. La composition du texte, contrastive et contradictoire, permet de créer cet excédent poétique et sémantique qui rétribue à l'expérience cubaine son sens et sa réalité et en retranche autant au rêve capitaliste. C'est dans cet excédent engendré par le roman que la dichotomie entre le désir et le réel matériel se résout et se subsume, dans la production d'un réel élargi qui nous indique la possibilité d'une île.
Une telle mise en texte du réel est donc novatrice, dans la mesure où la réalité n'est plus comme au XIXème siècle un principe suffisant de la parole, mais la matière que le roman se permet d'élucider stricto sensu en le plaçant face à une conscience, dans une lutte dont seule l'écriture permet le dépassement dialectique :
Tout cela dit que le « réel » est réputé se suffire à lui-même, qu'il est assez fort pour démentir toute idée de « fonction », que son énumération n'a nul besoin d'être intégrée dans une structure et que l'avoir-été-là des choses est un principe suffisant de la parole.[56]
Rien de tel chez Belén Gopegui, qui propose une réactualisation inversée de la célèbre phrase de Paul Klee selon laquelle la fonction de l'art est de « rendre visible l'invisible ». Contre ce qui est pour l'auteure une tendance actuelle du roman à l'escamotage et au camouflage, le réalisme de Belén Gopegui cherche justement à rendre visible le visible, et à produire ainsi l'indignation capable de briser le consensus délétère qui règne sur nos sociétés :
La tarea del arte, si hubiera una tarea específica, si no fuera la misma tarea del político y del ensayista y del revolucionario, es hacer visible lo visible. No es preciso hablar de poderes ocultos ni de un inconsciente turbio. Basta con hablar del poder visible y de los nombres que lo ostentan y de los medios para arrebatárselo. [...] La opresión es absolutamente visible.[57]
Notes
[1] « Cuba es real, es un proyecto revolucionario real », Entrevista con Belén Gopegui, 24/10/2004, www.lajiribilla.cu, consulté le 13/02/2009.
[2] L'abîme est pour le narrateur de La conquista del aire la part d'ombre de l'aveuglant spectacle d'une hyper-réalité mensongère qui masque la nature hautement âpre et conflictuelle du réel. L'écriture permet de pallier cet aveuglement par la connaissance de l'abîme qu'elle peut apporter, comme semble l'indiquer l'avant-dernière phrase du roman : « Pareciera que se puede ver que no se ve lo que no se ve, mas sólo puede saberse », La conquista del aire, Barcelone, Anagrama, 1998, p. 341.
[3] « Cuba es real, es un proyecto revolucionario real », Entrevista con Belén Gopegui, 24/10/2004, www.lajiribilla.cu, consulté le 13/02/2009.
[4] VALDES, Zoe, « A la loma de Belén », El Mundo, 02/10/2004.
[5] Belén Gopegui refusera de répondre à un tel article : « Creo que su artículo no tiene la suficiente altura como para responderle con otro artículo. Puedo responder aquí que los datos que da (desde el inexistente encarcelamiento de Antonio Machado a las cifras sobre Cuba) son falsos, que el pretexto que copia de Rosa Montero para hacer el artículo también lo es puesto que yo nunca he hablado de corrección política, eso lo han dicho otros. Y lamentar también su catadura machista, al introducir ataques privados y dar por supuesto que en una pareja las ideas fluyen del hombre hacia la mujer, sin considerar siquiera la posibilidad de que sea al contrario o sean fruto de un aprendisaje junto », El Mundo, « Encuentro digital con Belén Gopegui », 04/10/2004, consulté le 10/01/2009.
[6] Voici quelques exemples de questions posées à Belén Gopegui par les internautes : « ¿Hay un lado frío en Belén Gopegui que le impide ver, sentir, lamentar las violaciones de derechos humanos en Cuba? » ; « ¿Quién quiere vivir bajo la tiranía de un anormal como Castro? », etc., Idem.
[7] Le traitement thématique, l'angle sous lequel est abordé le sujet, sont également en cause : « Éste no es un libro que mezcle sexo y anticastrismo, un généro muy de moda en los últimos tiempos. La revolución cubana aparece retratada como un experimento que tiene sentido a pesar de las muchas dificultades con las que se enfrenta [...] ». L'écriture fuit en effet le manichéisme a priori au profit de la quête du sens. PUNZANO, Isabel, « Belén Gopegui se adentra en las utopías de la revolución cubana », 14/09/2004, www.elpais.com, consulté le 24/02/2009.
[8] « Todas las novelas manifiestan una preocupación ideológica », entrevue avec Javier Rodríguez Marcos, Babelia, 18/09/2004, www.elpais.es, consulté le 13/03/2009.
[9] GOPEGUI, Belén, « Tengo una posición rara en la literatura española », entrevue de Rosa Miriam Elizalde et M.H. Lagarde, 09/2004, www.rebelion.org, consulté le 10/01/2009. Pour Belén Gopegui, la généralisation de cette lecture tronquée traduit le confinement de la critique institutionnelle à une idéologie réactionnaire : « Considerando que en otras ocasiones había tentado escribir novela política y el mundo cultural siempre se había empeñado en circunscribirla a los límites estrictamente literarios, imaginaba que ese mundo acogería la novela como si de nuevo se tratara sólo de un proyecto literario, como si los proyectos sólo literarios pudieran existir », « Novela en retaguardia », conférenence présentée aux journées « Cultura y libertad en Cuba », Cadix, 28/10/2004, www.rebelion.org, consulté le 15/01/2009.
[10] GOPEGUI, Belén, « Belén Gopegui se adentra en las utopías de la revolución cubana », 14/09/2004, www.elpais.es, consulté le 24/02/2009.
[11] Nous reprenons ici le titre du roman de Milan Kundera, La vie est ailleurs, Paris, Gallimard, 2001.
[12] Dans La conquista del aire, le personnage de Carlos, alors désespéré, désignait déjà le mythe de la double vie comme un piège -déjà incarné par le motif de l'espion-, la promesse mensongère d'une impossible évasion : « Ella no era la adolescencia, no era siquiera la juventud, no era lo clandestino, lo irreal. Ainhoa era los otros, lo razonable, luz dentro de su cuerpo, vida, los espías sólo tienen una vida, los adúlteros sólo tienen una vida, Ainhoa, te lo juro », La conquista del aire, op.cit., p. 91.
[13] « Decir que existe la revolución cubana hoy es decir que existe la posibilidad de actuar », entrevue de María Toledano à BelénGopegui, www.rebelion.org, consulté le 13/05/2009.
[14] La conception de la vie réelle, de la « biografía verdadera » de l'espion entre en contradiction avec le réel tel que le conçoit Gopegui. Belén Gopegui entend d'ailleurs construire des fictions « que se organizan de acuerdo con un fin al modo en que también se construyen y se organizan los sueños de que hablaba Lenin citando a Pisarev: El desacuerdo entre los sueños y la realidad no produce daño alguno siempre que la persona que sueña crea seriamente en su sueño, se fije atentamente en la vida, compare sus observaciones con sus castillos en el aire y, en general, trabaje escrupulosamente en la realización de sus fantasías », « Novela en retaguardia », op. cit. C'est justement ce que tente de faire l'espionne Laura Bahía.
[15] GREIMAS, Algirdas-Julien, « Pour une théorie de l'interprétation du récit mythique » dans Communications, t. 8, 1966, p. 30, définition citée par le Trésor de la Langue Française Informatisé, article « isotopie ».
[16] « Cuba es real, es un proyecto revolucionario real », op. cit
[17] C'est ce camouflage qui permit à Belén Gopegui de pratiquer une forme d'entrisme et d'ouvrir une brèche dans l'univocité dominante, le roman servant en quelque sorte de cheval de Troie porteur de contradiction : « Han sido un conjunto de circunstancias, la ausencia de encargo y el despiste reinante y el camuflaje literario de la novela, las que han permitido que, en un espacio mediático donde los intelectuales apenas nunca pueden hablar de Cuba si no es para cuestionar su proyecto político, se haya abierto un poco de paso para un discurso diferente », « Novela en retaguardia », op. cit.
[18] JOUVE, Vincent, Poétique des valeurs, Paris, PUF, 2001.
[19] Sur la couverture du roman, la combinaison paratextuelle du titre et de la photographie du malecón sous la tempête dessine en effet un horizon d'attente relativement clair. Il semble qu'il s'agisse en effet d'une exploration de l'envers du confort chaleureux du capital, d'autant que les deux voitures qui se croisent sur la jetée, chacune allant dans une direction opposée (l'une va vers la Havane, épicentre de la révolution, l'autre s'en éloigne), peuvent figurer métaphoriquement la dynamique de contradiction qui sous-tend le projet romanesque.
[20] TOLEDANO, María, « Una elegía revolucionaria. Sobre El lado frío de la almohada de Belén Gopegui », 24/09/2004, www.rebelion.org, consulté le 12/05/2009.
[21] Idem.
[22] Nous faisons ici allusion à un certain réalisme postmoderne, tel qu'a pu le définir par exemple Pilar Lozano Mijares : « La narrativa posmoderna [...] es « realista » desde el momento en que mimetiza el paisaje ontológico posmoderno [...] Al cambiar el concepto de la realidad, cambia el resultado de la mímesis, pero el procedimiento inicial es el mismo que el utilizado por la narrativa realista: el espejo », LOZANO MIJARES, Pilar, La narrativa española posmoderna, Madrid, Arco/Libros, 2007, p. 159. Pour Belén Gopegui, une telle esthétique normalise une réalité à bien des égards insoutenable et participe de la fabrique de l'impuissance généralisée orchestrée par les puissants.
[23] « Decir que existe la revolución cubana hoy es decir que existe la posibilidad de actuar », entrevue de María Toledano, www.rebelion.org, consulté le 13/03/2009.
[24] Voilà l'objectif principal que l'auteure assigne à son roman : « Si tuviera que elegir un sólo objetivo para conseguir con esta novela sería que las personas interesadas por lo que ocurre en Cuba dejaran de conformarse con lo que dicen los medios de comunicación de masas y buscaran sus propias fuentes de documentación », « Todas las novelas manifiestan una preocupación ideológica », op. cit. Il s'agit bien de réintroduire le débat et la dissension dans une réalité dont on ne nous présente infatigablement qu'un seul et même visage.
[25] Dans La conquista del aire, la construction d'une polyphonie consensuelle, reproduit le simulacre de débat qui traverse notre actuelle « démocratie apaisée ».
[26] BELLON, André, « Mouvements contestataires et suffrage universel. Pas de démocratie sans conflit », Le monde diplomatique, juin 2009, n° 663, p. 3.
[27] WOLF, Nelly, Le Roman de la démocratie, Presses Universitaires de Vincennes, 2003.
[28] « Roman, contrat et idéologie », entretien avec Nelly Wolf, par Alexandre Prstojevic, www.vox-poetica.org, consulté le 30/02/2009.
[29] Voici les cibles que se désigne le collectif susmentionné : « Fuimos decidiendo, por ejemplo, que la denuncia del conjunto de los medios de comunicación -al que por su unidad orgánica y funcional dimos en llamar Falsimedia- tenía que ser una parte fundamental de nuestro trabajo. Desde nuestra pequeñez le amenazamos y acosamos con nuestras armas fundamentales: la verdad y la perseverancia », « Encontrar dos veces a Belén Gopegui », Antonio Maira, Cádiz Rebelde, consulté le 12/02/2009.
[30] FALCÓN, Enrique, « El amor, la ira (escritos políticos sobre poesía) », dans ESCALERA CORDERO, Matías (coord.), La (Re)conquista de la realidad: la novela, la poesía y el teatro del siglo presente, Madrid, Tierradenadie, 2007, p. 41.
[31] « Todas las novelas manifiestan una preocupación ideológica », op. cit. Dans la suite de l'entretien, Belén Gopegui tente d'expliquer les raisons de ce changement substantiel de la gauche : « Quizá que ha sido derrotada de una forma brutal, y que en lugar de aceptar esa derrota como tal derrota la ha convertido en equivocación propia. Cuando la derrota es tan fuerte, lo que consigue es que uno ni siquiera se vea como un derrotado, porque un derrotado todavía tiene capacidad de responder, sino que directamente uno pide que por favor le dejen estar en el sitio de los que han ganado. Y, en muchas ocasiones, no por interés o por medrar, sino porque ha interiorizado ciertos límites. Una cosa es no querer algo y otra, no querer quererlo ». Cette position de ce que l'auteure qualifie de « falsa izquierda » est pour Gopegui une imposture, le simulacre de contradiction dont parlait Guy Debord et qui permet pernicieusement le maintien de l'univocité : « La única forma que tiene la izquierda de oponerse al actual sistema de dominio económico es oponiéndose al fundamento de ese dominio. Lo demás, me parece, no es hacer una política de izquierdas sino contribuir a que se haga una política de derechas desde el papel del policía bueno », « Decir que existe la revolución cubana hoy es decir que existe la posibilidad de actuar », op. cit.
[32] « Tengo una posición rara en la literatura española », op. cit.
[33] La narration proprement dite comprend en effet neuf chapitres, mais il existe un « chapitre zéro », dans lequel se met en place un dispositif méta-fictionnel, où l'un des personnages commande à un autre un roman, le roman que justement nous tenons entre nos mains.
[34] Voir BÉRTOLO, Constantino, « Realidad, comunicación y ficción: a propósito de El padre de Blancanieves », La (Re)conquista de la realidad, op. cit., p.129-146
[35] Nous reprenons ici l'expression de Constantino Bértolo, « lo irreal no fantástico », Idem., p. 145.
[36] « Todas las novelas manifiestan una preocupación ideológica », op. cit.
[37] Idem.
[38] « Cuba es real, es un proyecto revolucionario real », op. cit
[39] WOLF, Nelly, « Roman, contrat et idéologie », op. cit.
[40] Idem
[41] L'auteure donne elle-même quelques indications quant à l'identité du destinataire des lettres de Laura : « En cuanto a la clase de director pongamos todos aquellos que se han servido del aura de la izquierda, del atractivo de unos valores ante los que resulta casi imposible no asentir. Se han servido de esos valores, pero después los han arrumbado en el último estante de su estantería y los han traicionado o simplemente los han olvidado, enredados en el peso y el precio de tener una posición dominante en el mercado capitalista », « Cuba es real, es un proyecto revolucionario real », op. cit.
[42] Propos de l'auteure cités par Matías Nespolo, « Belén Gopegui apoya literariamente la Revolución Cubana », El Mundo, 14/09/2004, consulté le 25/01/2009.
[43] Pour Oswald Ducrot, « Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n'en prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la tient pour absurde », Le dire et le dit, Paris, Minuit, 1984. Les marques de politesse dont Laura Bahía fait montre sont une sorte de citation implicite renvoyant au discours révérencieux généralement de mise. Or, les positions politiques ou les propos par ailleurs assumés par Laura indiquent qu'elle n'assume pas l'énonciation. Une telle diffraction énonciative réapparaît tout au long du texte épistolaire.
[44] On peut citer un autre exemple de cette reconstruction anticipée du prescriptif, qui met en lumière les attentes tacites (véritables commandes capitalistes ou encargos) des journaux proposant des espaces réservés à l'opinion : « Usted que lee estas cartas porque se lo han pedido y quizás porque busca el interés humano, usted es el garante de mi acción peligrosa. ¿Pero y si no las lee? No, no debo pensar en eso. Al fin y al cabo tiene el amor, y tiene la promesa de que algo va a pasar. ¿Que no es bastante dice usted, y ríe? ¿Que quiere violaciones y frases sobre el alma y frases sobre los programas de televisión? Lo siento. No tengo tiempo. Me aferro a los detalles y luego a la teoría », ELFA, segunda carta, p. 72.
[45] SULEIMAN, Susan, Le roman à thèse ou l'autorité fictive, Paris, PUF, 1983.
[46] Ces deux niveaux sont articulés de façon extrêmement cohérente : au chapitre 5, la narrateur intervient prudemment, se cachant derrière une naïve polyphonie, pour nous signaler que Laura, aux prises avec un vif désespoir, commence à écrire ses lettres, que le compositeur de l'œuvre aura ensuite soin d'intercaler dans le récit : « Algunos piensan que esa misma tarde, minutos después, llamó Hull. Y que su voz le sonó fría a Laura en el teléfono, y que fue entonces, después del anochecer, cuando Laura escribió la primera carta », ELFA, p. 153. Les lettres auraient donc été écrites bien après le commencement de l'action, sur laquelle elles apportent un éclairage rétrospectif.
[47] LEBRUN, Annie, Du trop de réalité, Paris, Stock, 2000, p. 22.
[48] Citons par exemple ce portrait contrasté de la réalité cubaine, qui n'a ici rien d'une utopie romantique : « No hay mucha carne, hay más justicia que en otros países, hay proyectos en marcha, muchos, faltan casas, muchas parejas jóvenes tienen que vivir con sus padres y con sus cuñados, cada vez se hacen más trampas », ELFA, p. 87. Les références à l'exil, aux problèmes d'approvisionnement et de transports, au blocus etc. sont nombreuses, et Cuba apparaît ainsi comme un lieu réel, problématique et traversé de contradictions, et non comme un paradis mythifié.
[49] Le rêve valorisé par Laura, et avec elle par l'auteure, n'est pas celui-là, entendu comme refuge et palliatif à un réel troué, vide de sens : « se trata de tomar la realidad como un tablero de damas del que se hubieran quitado los cuadrados negros. Y para no ver la ausencia, los agujeros, el cerco que dejó el marco en la pared, para eso están los sueños », ELFA, p. 135.
[50] Notons que la protagoniste, anticipant sans doute les arguments du destinataire-lecteur, reste prudente et son propos fait fi de toute exaltation caricaturale : « Con todas las limitaciones, claro. Con el conflicto y el error que están dentro de la isla y la presión que está fuera. Porque Cuba no es un paraíso y ni podrá serlo nunca. No hay paraísos en la tierra, no hay cielos en la tierra sino tierra en la tierra », ELFA, p. 134.
[51] Laura déplore ne pas pouvoir évoquer ses souvenirs dans leur concrétude matérielle du fait des barrières qu'oppose a priori à une telle évocation le discours dominant : « No puedo hablarle de las cosas concretas porque antes de las cosas concretas usted ya ha decidido que la revolución cubana debe dejar de existir », ELFA, p. 189.
[52] « Todas las novelas manifiestan una preocupación ideológica », op. cit.
[53] Le parallèle est patent lorsque Laura, qui a toujours voulu écrire un livre, comme nous l'apprend la narration, semble amalgamer la somme de ses lettres à un livre « nécessaire » : « Con esos [buenos] sentimientos se hace constantemente literatura. Se lo digo porque me he fijado, porque he leído muchas críticas de libros, porque yo, como usted, a estas alturas ya se habrá dado cuenta, también quise escribir un libro necesario », ELFA, p. 224.
[54] BÉRTOLO, Constantino, « Realidad, comunicación y ficción: a propósito de El padre de Blancanieves », in La (Re)conquista de la realidad, op. cit., p. 139.
[55] D'autant que le roman est une commande, et que son auteur fictif est un personnage, Mateo Orellán, artficice qui a pour effet d'évacuer l'auteure de l'espace romanesque.
[56] BARTHES, Roland, « L'effet de réel », dans Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 87.
[57] GOPEGUI, Belén, « El árbol de los plátanos », www.lajiribilla.cu, consulté le 02/01/2009.
Compléments
Belén GOPEGUI : Articles de presse entretiens analyses universitaires
Pour citer cette ressource :
Anne-Laure Bonvalot, "A la recherche du réel : l’écriture de la contradiction dans «El lado frío de la almohada» de Belén Gopegui", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2010. Consulté le 06/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/auteurs-contemporains/a-la-recherche-du-reel-l-ecriture-de-la-contradiction-dans-el-lado-frio-de-la-almohada-de-belen-gopegui