Représentations, mythes et didactique: enseigner l’espagnol aux futurs ingénieurs
A quoi servent les langues dans une école d’ingénieurs ? Ne suffit-il pas d’un échange académique ou d’un stage en entreprise à l’étranger pour acquérir toutes les compétences visées par le cadre européen de référence ou par la commission du titre d’ingénieur ? Ces questions que d’aucuns pourraient encore trouver saugrenues ne cessent d’être tambourinées pourtant dans les couloirs et les commissions des grandes écoles françaises. S’agit-il de revoir les fonctions et les compétences des enseignants de langue recrutés dans l’enseignement supérieur ? Faut-il remettre en cause des finalités ou des moyens pédagogiques inadaptés aux profils des étudiants ? Doit-on se tourner davantage vers des enseignements transversaux plus conformes à la dimension professionnelle recherchée ?
Restons sur nos gardes et méfions-nous des envolées faciles ! Montaigne nous enseigne depuis des siècles que “la parole est moitié à celui qui parle et moitié à celui qui écoute”. Cette observation prend tout son sens dans nos cours de langue, lieux d’échange de paroles par essence. Face à l’internationalisation croissante de nos établissements et aux gageures de la société de l’information et de la communication, il faut cependant reprendre de temps en temps de la distance et revenir aux sources, à Descartes, par exemple, ou à Camponanes, pour comprendre le rôle et les besoins des ingénieurs dans la société, à Nebrija ou à Andrés Bello, pour restituer à la langue espagnole ses multiples dimensions historiques, affectives ou culturelles.
Au-delà des acquisitions linguistiques fondamentales et du nécessaire dialogue interdisciplinaire, l’histoire et la culture constituent plus que jamais aujourd’hui des points d’ancrage ou des boussoles didactiques pour aborder ce monde de complexité croissante de plus en plus incertain dans lequel sont appelés à naviguer les futurs ingénieurs. C’est ce que nous essaierons de démontrer dans cette communication en nous appuyant à la fois sur une démarche historique et anthropologique basée sur l’expérience des filières françaises de formations d’ingénieur.
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“¿Quiere que nos casemos?”
Extrait d’une séquence du film María llena eres de gracia
Joshua Marston ((María llena eres de Gracia (Maria full of grace) de Joshua Marston, Colombie et USA, 2004, 110 min. Extrait de 00:15:18 à 00:18:55 http://www.mariallenaeresdegracia.com/))
C’est d’une grande capacité d’invention dont le monde contemporain a besoin… Il faut donc fournir à
l’individu les outils nécessaires pour qu’il développe son imagination et son sens concret
face à l’irruption de plus en plus fréquente de l’imprévu.
Federico Mayor Zaragoza ((Federico MAYOR ZARAGOZA, Vouloir l’impossible, préface du livre de Fernando AINSA, La reconstruction de l’utopie, Paris : Arcantères, Editions Unesco, 1997, p. 7-15.))
A partir d’un dialogue de trois minutes on peut parfois dire et penser le monde. Tout est dans l’échange de paroles, un acte social complexe qui met en jeu un réseau de correspondances infinies. Je parle, donc je suis ((Claude Hagège, utilise la formule homo loquens, c’est-à-dire homme de paroles, pour se référer à l’espèce humaine. Cf. Claude HAGEGE, L’homme de paroles, Paris : Fayard, 1982.)), moi et mon environnement, le contexte biologique, biographique et historique dans lequel je m’exprime. C’est ce que nous montre l’héroïne du film María llena eres de gracia de Joshua Marston, lors d’une brève séquence au cours de laquelle elle avoue à son petit ami, Juan, qu’elle attend un enfant de lui. Toute l’histoire du monde mais aussi celle de la langue castillane, voire de l’Amérique hispanique, tiennent dans ces quelques phrases que les personnages échangent entre eux : la naissance, la vie, l’amour, les préjugés, les conventions, le métissage, l’héritage colonial, les dépendances économiques et sociales. L’application des nouvelles technologies à l’enseignement des langues vivantes permet parfois ce petit miracle de nous plonger en quelques secondes dans le vif du sujet, d’immerger nos sens dans une réalité lointaine où les mots, les couleurs et les sons se répondent. Nous découvrons le réel grâce au virtuel.
Méfions-nous tout de même car le virtuel est aussi, comme tout langage, équivoque. C’est ce que saisissent tout de suite les élèves lorsqu’ils découvrent en classe cette jeune femme colombienne de milieu modeste qui affronte à l’écran les défis de son existence. Même si l’espagnol authentique des comédiens est pour eux déconcertant, ils comprennent aisément que la réponse de Juan en forme de question, est une non-réponse : « ¿Quiere que nos casemos ? » dictée par le poids des traditions (« ¡un hombre viviendo en la casa de su novia! No, eso no María») et qui condamne la relation amoureuse à l’échec: « ¿Cuántos meses, cuántos días pasarían... antes de que se acostara con otra vieja? ». L’enseignant peut s’appuyer sur les référents visuels pour qu’émerge une première compréhension de l’histoire mais la langue avec ses rouages n’est-elle pas elle-même la première explication plausible ? Une légère modification syntaxique dans la réponse de Juan aurait pu donner, par exemple, un tout autre sens à son engagement : « ¿Quiere casarse conmigo ? ». L’utilisation du vouvoiement (usted) et le glissement progressif de la conversation vers une forme de tutoiement caractéristique de cette région d’Amérique Latine (vos) sont des informations à elles seules riches d’enseignement sur le contexte socioculturel dans lequel s’inscrit la conversation. L’emploi de structures grammaticales contraires aux règles d’usage formelles (« usted es mucho estúpido») ne constituent pas seulement une aubaine pour le professeur qui saura en tirer un profit pédagogique immédiat, mais elles peuvent aussi lui servir, de même que l’exploration du champ sémantique de certains mots employés par les personnages (« chino, indio, guache, vieja »…) à appréhender avec ses étudiants le dynamisme de la langue espagnole, son ancrage dans une société et dans une histoire qu’on ne peut jamais éluder sans priver l’échange linguistique de sa fonction communicative et de son but essentiel, la compréhension humaine. Car si la langue n’existe pas en dehors de son usage, c’est elle qui permet aussi de dire, donc de faire exister le monde. C’est une idée qui vaut pour toutes les langues et toutes les pratiques qu’elles engendrent, aussi bien dans le monde réel qu’en contexte d’apprentissage.
Alors comment enseigner une langue aussi diverse que l’espagnol, qui traverse les siècles et les frontières en se nourrissant de substrats et de métissages permanents ? Et pourquoi le faire dans une école d’ingénieur ? N’est-ce pas l’apanage des centres ou instituts de langue ou celui des établissements spécialisés dans les études philologiques, les facultés de lettres ou des sciences du langage ? Ne suffit-il pas d’un échange académique prolongé ou d’un stage en entreprise en Espagne ou en Amérique latine pour acquérir toutes les compétences visées par le cadre européen de référence (CECR) ou par la commission française du titre d’ingénieur (CTI) ? Faut-il enseigner aux étudiants une langue technique, utile à leurs spécialisations futures ou bien une langue généraliste ? Les élèves ne pourraient-il pas apprendre l’espagnol seuls, en autonomie, dans un centre de ressources linguistiques équipé en nouvelles technologies ou bien directement sur Internet, grâce à une méthode en ligne reconnue et certifiée par des organismes officiels ?
Ces questions que d’aucuns pourraient encore trouver saugrenues ne cessent d’être tambourinées pourtant dans les couloirs et les commissions des grandes écoles françaises. Elles concernent également le profil et la formation, les compétences et les statuts des personnels recrutés. Peut-on qualifier et titulariser ces enseignants au même titre que leurs homologues des sciences exactes ou des sciences de l’ingénieur ? Ne serait-il pas plus judicieux de faire appel systématiquement à des locuteurs natifs, seuls capables de susciter un contact direct et authentique avec la langue cible des communautés linguistiques visées.
Restons sur nos gardes et méfions-nous des envolées faciles ! Montaigne nous enseigne depuis des siècles que “la parole est moitié à celui qui parle et moitié à celui qui écoute” ((Michel de MONTAIGNE, Les essais, III.13, De l’expérience, Paris : P.U.F., 2004, p. 1088.)). Cette observation prend tout son sens dans les cours de langue, lieux d’échange de paroles par essence. Face à l’internationalisation croissante des établissements et aux gageures de la société de l’information et de la communication, il faut cependant reprendre de temps en temps de la distance et revenir aux sources, à Descartes, par exemple, ou à Jovellanos, pour comprendre le rôle et les besoins des ingénieurs dans la société, à Nebrija ou à Andrés Bello, pour restituer à la langue espagnole ses multiples dimensions historiques, affectives ou culturelles. Au-delà des acquisitions linguistiques fondamentales et du nécessaire dialogue interdisciplinaire, l’histoire et la culture ne constituent-elles pas, plus que jamais aujourd’hui des points d’ancrage ou des boussoles didactiques pour aborder ce monde de complexité croissante de plus en plus incertain dans lequel sont appelés à naviguer les futurs ingénieurs ?
Les finalités de l’enseignement des langues dans les écoles d’ingénieurs
Tout porterait à croire que l’enseignement des langues est une pratique récente dans les écoles d’ingénieurs ((On parle ici d’environ 220 établissements, publics et privés, habilités à délivrer le diplôme en France.)), qu’elle est une conséquence directe de l’internationalisation des techniques et des enjeux de l’économie globale qui mène le monde d’aujourd’hui. Détrompons-nous, la langue a toujours été, comme le disait Antonio de Nebrija (1444-1522), auteur de la première grammaire (1492) et du premier dictionnaire (1495) de la langue castillane, la compagne inséparable de l’empire ((« Saco por conclusión mui cierta: que siempre la lengua fue compañera del imperio: y de tal manera lo siguió: que junta mente començaron. crecieron. y florecieron” - Elio Antonio de NEBRIJA, Prólogo, Gramática de la lengua castellana, Estudio y edición Antonio Quilis, Madrid: Centro de Estudios Ramón Areces, 1989. Version numérique : http://www.antoniodenebrija.org/prologo.html)). C’est pourquoi, lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle, la monarchie espagnole confia à Gaspar Melchor de Jovellanos (1744-1811) la création d’un établissement destiné à former les élites dans les sciences utiles au progrès industriel et à la transformation économique du pays, ce penseur éclairé conçut tout naturellement un programme de formation qui incluait les mathématiques et la physique en sus des enseignements techniques, certes, mais aussi le commerce, l’histoire, la géographie, la musique et les langues vivantes. C’est ainsi que vit le jour, en janvier 1794, le Real Instituto Asturiano de Náutica y Mineralogía, une école d’ingénieurs contemporaine de l’Ecole Polytechnique de Paris et fidèle dans ses objectifs aux préceptes économiques et pédagogiques de l’époque : promouvoir des connaissances utiles pour le perfectionnement des arts lucratifs, favoriser le développement du travail honnête, perfectionner le commerce et la navigation, augmenter la population et susciter l’abondance pour construire une société sûre et heureuse ((« Promover los conocimientos útiles para perfeccionar las artes lucrativas, para presentar nuevos objetos al honesto trabajo, para dar nueva materia al comercio y a la navegación, para aumentar la población y la abundancia, para fundar sobre una misma base la seguridad del estado y la dicha de sus miembros ». Gaspar Melchor de JOVELLANOS, (1858), Obras publicadas e inéditas de D. Gaspar Melchor de Jovellanos [Texto impreso] / colección hecha e ilustrada por Cándido NOCEDAL, Biblioteca de Autores Españoles -50, Madrid : Hernando y compañía, 1898, p.320 cité par Carmen ROIG, Le rôle du français dans l'esprit de quelques " Ilustrados " espagnols : Feijoo, Jovellanos et Capmany dans Regards sur l'histoire de l'enseignement des langues étrangères: actes de la Section 8 du Romanistentag de Potsdam du 27 au 30 septembre 1993, Edités par Herbert CHRIST et Gerda HASSLER, Gunter NARR VERLAG, 1993, p. 35-44.)).
L’apprentissage des langues étrangères n’était pas du tout envisagé comme un simple accessoire de la formation technique. C’était pour Jovellanos la condition sine qua non d’accès au savoir universel :
Estudiemos las lenguas de las naciones cultas : estudiemos por lo menos aquellas que atesoran las riquezas de la antigua y moderna sabiduría y adquiriendo las que hablaron Newton y Priestley, Buffon y Lavoisier, traslademos a nuestra patria los grandes monumentos de la razón humana ((Ibid. Pour René DESCARTES, dans le Discours de la Méthode (Première Partie), les langues aussi « sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens ».)).
Aujourd’hui, le monde semble avoir d’autres inquiétudes. Mais celles-ci sont-elles vraiment si éloignées des idées ilustradas du XVIIIe siècle ? La mathématicienne Christiane Dujet, qui s’intéresse aux liens entre les mathématiques, l’ingénierie et la société, observe une propagation inédite de comités qui s’interrogent sur la pertinence du développement scientifique et technologique de l’ère postindustrielle, face aux problèmes d’éthique, de morale, de santé, de développement durable, de pouvoir et de démocratie. L’individu et la société civile semblent se réapproprier ainsi le débat qui leur avait été confisqué jusqu’à présent par les technocrates, œuvrant un peu à la manière des Sociedades Económicas de Amigos del País, sortes d’organisations non gouvernementales de l’Espagne des Lumières ((Christiane DUJET-SAYYED, Les mathématiques pour l’ingénieur : un dialogue à nouer ou renouer ? Conférence prononcée à la PUC du Paraná, à Curitiba au Brésil le 28 avril 2008.)).
Dans ce contexte de remise en cause, de complexité et d’incertitudes, qui s’accompagne en Europe d’une certaine désaffection des jeunes pour les études techniques et scientifiques supérieures, quel rôle peut encore jouer aujourd’hui l’enseignement des langues étrangères? Le même sans doute qu’il joue depuis toujours : participer au développement de la personne, au développement de la connaissance et au développement de la relation ((Alain VERREMAN, Les finalités de l'enseignement des langues: une évolution durable? 2ème partie. APLV, Bulletin régional, nouvelle série, Strasbourg : n° 52, mai 1996. –Disponible sur : http://bulletinaplvregiostrbg.ifrance.com/num52-frames.htm)).
D’après le philologue et philosophe Heinz Wismann, les langues dites naturelles sont avant tout des langues de culture, au sens le plus large du terme :
Ce sont elles qui permettent à la culture présente aussi bien que passée de se dire, de se penser dans toute sa diversité, dans toutes ses ramifications, non seulement la culture littéraire, mais la totalité des activités collectives qui ont débouché sur la formation des univers qui structurent notre existence ((Heinz WISMANN, Le paradoxe de Babel : le rôle des langues dans l’épanouissement personnel, Actes du 36ème Congrès de l’UPLEGGESS, Ecole des Mines de Paris, 28-30 mai 2008, p.10.))
L’enseignement d’une langue étrangère peut donc être abordé de ce point de vue comme un acte de transmission ou d’échange culturel ((« Les enseignants de langue sont des éducateurs et doivent à tout prix rester des passeurs de cultures et d’idées », Pierre MARTINEZ, La Dictactique des Langues étrangères, Paris : PUF, 1996 (2008) p. 123)). Certains linguistes aujourd’hui ont fait de l’étude des langues une véritable science axiomatique construite à partir d’une vision hypothético-déductive tandis que d’autres spécialistes considèrent les langues d’abord comme des constructions humaines, inscrivant leur recherche dans une démarche inductive et dans le champ des sciences sociales ((Claude HAGEGE, Les langues comme constructions humaines et la polarité verbo-nominale, cours 2004-2005 au Collège de France. http://www.college-de-france.fr)). Dans son célèbre Cours de linguistique générale ((Ferdinand de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, éd. Payot, (1913) 1995)) Ferdinand de Saussure (1857-1913) définissait déjà la langue au début du XXe siècle comme « un ensemble de conventions adoptées par le corps social pour permettre l’usage de la faculté du langage » chez les individus. En d’autres termes la langue est à la fois faculté biologique, c'est-à-dire capacité cognitive propre au patrimoine génétique de l’espèce, et objet social ou culturel ((Luigi RIZZI, Diversité des langues, unité du langage, Conférence de rentrée du 12 septembre 2003 à l’Ecole Normale Supérieur de Paris, Documents audio ou vidéo disponibles sur : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=116)). Cette dualité constitutive, ignorée par la terminologie anglaise qui parle indifféremment de language tant pour l’aspect social que pour l’aspect biologique, est bien présente dans les distinctions qu’établit le français entre langue et langage, l’espagnol allant même peut être plus loin encore en ajoutant fréquemment aux notions de lengua y lenguaje, celles de idioma ou habla, qui insistent davantage sur les manifestations concrètes, géographiques, sociales et historiques de la langue.
Une autre question importante, notamment dans l’enseignement supérieur confronté aujourd’hui à une internationalisation croissante de sa population étudiante et enseignante est celle du statut des langues chez les locuteurs. On a l’habitude de considérer au moins trois types de langues. Il y a d’abord la langue première ou langue maternelle ou encore vernaculaire, c'est-à-dire celle qu’on apprend tout au début, au moment du développement de la capacité de langage chez l’individu. On parle ensuite de langue seconde, ou bien de langue véhiculaire, lorsqu’on se réfère à la langue apprise à l’école, en dehors de la sphère familiale ou intime. Il peut s’agir parfois d’une langue officielle, comme le castillan par exemple dans les diverses régions d’Espagne où il existe d’autres langues maternelles. C’est le statut également qu’adopte la langue apprise par l’immigrant ou l’étudiant d’échange dans une école d’ingénieur qui se retrouve plongé dans un milieu allophone pendant une période relativement longue. On donne enfin le statut de langue étrangère à celle qui est apprise après la première langue et « sans qu’un contexte de pratique sociale, quotidienne ou fréquente en accompagne l’apprentissage » ((Pierre MARTINEZ, op. cit., p. 20-22)).
Les langues vivantes et leur acquisition, on le voit d’emblée, constituent des réalités complexes, tout comme l’être humain qui est à la fois physique, biologique, psychique, culturel, social et historique, comme s’emploie à nous le répéter inlassablement Edgar Morin ((Edgar MORIN, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris : Seuil, 2000.)) qui déplore le cloisonnement disciplinaire à travers lequel s’organise encore aujourd’hui l’enseignement dans la plupart des contextes éducatifs. Tout à la fois expression, produit et transmission de la culture humaine, la langue est aussi ce qui permet de connecter les personnes entre elles, car il n’y pas de langue sans usage, sans interactions entre les locuteurs. La langue nous dit Anne Guibert-Lassale, est au sens étymologique intel- ligence/inter-relations ((Anne GUIBERT-LASSALLE, Compétence linguistique et intelligence, Actes du 36ème Congrès de l’UPLEGGESS, Ecole des Mines de Paris, 28-30 mai 2008, p.19.)). Tout en étant elle-même complexe, la langue est donc aussi un outil formidable qui permet de relier les connaissances, les cultures et les individus entre eux, un moyen, par conséquent, d’appréhender, dans le temps et dans l’espace, les incertitudes et la complexité du monde.
Or, si l’on en croit la Commission du titre d’ingénieur (CTI), organisme officiel d’évaluation et d’habilitation des diplômes et des écoles d’ingénieurs en France, le métier de base de l’ingénieur consiste précisément aujourd’hui à résoudre et à poser des problèmes souvent complexes dans un contexte fréquemment international et qui nécessite la prise en compte des préoccupations de protection de l’homme, de la vie, de l’environnement et plus généralement du bien-être collectif ((Références et orientations de la CTI, 13 juin 2006 : http://www.cti-commission.fr/IMG/pdf/orientations.pdf)). Au XVIIIe siècle on recherchait « l’abondance » et on parlait des « arts lucratifs » et du « travail honnête », aujourd’hui ce sont les notions de compétitivité, de qualité et de rentabilité qui sont mises en avant tandis que de nouvelles préoccupations éthiques interviennent dans la définition du travail de l’ingénieur. Le progrès est en crise, il ne fait plus rêver. Notre postmodernité semble avoir consacré l'incapacité des hommes à fabriquer un avenir meilleur. Et désormais on ne demande plus seulement à l’ingénieur d’appliquer des techniques, de perfectionner, de construire, on lui demande tout simplement la lune. Il faudrait qu’il brise les engrenages développés par ses prédécesseurs, il doit innover, concevoir un autre monde.
Dans ce contexte, l’apprentissage des langues étrangères ne peut que lui être d’un très grand secours. Il ne s’agit pas seulement d’accéder par ce biais au savoir universel, comme le recommandait Jovellanos, mais de redonner du sens au non-sens et à l’incertitude, de relier les lointains et les divers, de retrouver de la lisibilité, de la compréhension. La contribution de l'apprentissage d'une nouvelle langue à son développement personnel et professionnel réside peut-être dans la reconquête d’une ignorance féconde, comme l’observe Anne Guibert- Lassale :
Acquérir une autre langue, c’est en quelque sorte faire intelligemment le pari de la sottise. […] L’apprentissage d’une langue consiste à s’émerveiller à nouveau devant l’épaisseur du monde social, à redevenir enfant. On se souvient que l’enfant, au sens étymologique, est celui qui ne parle pas encore. Apprendre une nouvelle langue, c’est accepter de renaître, de balbutier, de se réinventer, bref d’innover. Si la qualité consiste à faire toujours mieux ce que nous savons faire, l'innovation, c'est apprendre à faire ce que nous n'avons jamais fait ((Anne GUIBERT-LASSALLE, op. cit, p.20.))
L’apprentissage des langues vivantes apparaît donc aujourd’hui et certainement davantage qu’hier comme un élément clef de la formation de l’ingénieur de type napoléonien, dont le modèle s’est étendu depuis longtemps en France, de même que dans divers pays d’Europe et qui concerne en Espagne celui qu’on a pris l’habitude d’appeler « ingeniero superior » en raison de sa formation de type plus conceptuelle et généraliste que celle des « ingenieros técnicos ». L’enseignement des langues étrangères, comme le soulignent les thèmes révélateurs des derniers congrès de l’Union des Professeurs de Langues des Grandes Ecoles françaises (UPLEGESS), favorise l’émergence d’un nouveau type d’ingénieur- manager dans l’espace européen en construction (2005), accompagne le développement international des établissements (2006), aide à répondre aux défis de la complexité (2007) et constitue enfin un important vecteur du développement personnel des futurs ingénieurs (2008) ((http://www.uplegess.org)).
Mais ne sommes-nous pas en train d’enfoncer des portes ouvertes ? Qui doute aujourd’hui du bien-fondé de l’apprentissage des langues dans les écoles d’ingénieurs ? Certainement pas la CTI qui prône l’ouverture internationale des établissements et des formations et recommande aux écoles françaises de développer une véritable stratégie en la matière basée sur des exigences de niveaux élaborées à partir du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues et sur les compétences attendues des futurs ingénieurs en situation professionnelle ((Références et orientations de la CTI, op. cit, p.20.)). Non plus les Ecoles, qui se targuent toutes ou presque toutes sur leurs sites Internet de promouvoir une bonne préparation de leurs étudiants en langues vivantes. Encore moins les élèves-ingénieurs qui considèrent que la pratique de plusieurs langues étrangères constitue un critère primordial pour leur futur recrutement ((Bureau National des Elèves Ingénieurs, Enquête sur l’Apprentissage des langues dans les écoles d’ingénieurs, Disponible sur http://www.bnei.org/spip.php?article186)).
La réalité quotidienne nous donne cependant le sentiment du contraire. Derrière les bonnes intentions et les grands discours, les ressources et les pratiques mises en place semblent très éloignées encore des ambitions qu’on affiche. Si la formation des ingénieurs est par définition complexe et par nécessité pluridisciplinaire, toutes les disciplines ne sont pas sur un même pied d’égalité. Et il ne s’agit pas seulement du temps ou des moyens pédagogiques qui sont mis à disposition des élèves. Il existe de fait une inégalité flagrante des représentations et des statuts des enseignements qui reflète un véritable manque de stratégie en la matière. Pourtant la prise en compte réelle des enjeux urgents et globaux du monde actuel ne devrait-elle pas faire pencher la balance vers une interdisciplinarité effective des formations ?
Les langues vivantes dans l’environnement pédagogique des futurs ingénieurs
Si l’on en croit le Bureau National des Elèves Ingénieurs (BNEI), qui a mené en France une enquête auprès de 35 écoles différentes, un étudiant sur trois considère aujourd’hui qu’il n’a pas un niveau suffisant en langues étrangères pour entrer dans la vie active et trois élèves sur cinq estiment qu’ils ne sont pas prêts pour un emploi à l’international alors que curieusement 67% d’entre eux envisagent justement d’avoir une carrière internationale.
Les étudiants interrogés suggèrent qu’on augmente les volumes horaires et qu’on maintienne, comme au lycée, des cours dans deux langues vivantes dès le début des études supérieures ((Ibid. On peut citer également une enquête menée à l’INSA de Lyon en avril-mai 2006 auprès de 1871 étudiants : 68% des élèves sondés jugent le volume horaire insuffisant tandis que les jeunes diplômés ne comprennent pas que d’un côté l’Ecole ait une politique de formation tournée vers l’international tandis qu’elle ne permet pas l’apprentissage de 2 langues vivantes lors du premier cycle (filière classique) dans la continuité des études secondaires. Alain LEVY, Enquête de perception de la formation en langues, Centre des Humanités, INSA de Lyon, juillet 2006.)). En effet, le système français instaure, entre le baccalauréat et la troisième année des formations d’ingénieurs, une rupture de deux ans au niveau des langues étrangères fortement préjudiciable à l’apprentissage de la seconde langue vivante (LV2) ((A la fin des études secondaires, les étudiants qui s’orientent vers des filières d’ingénieurs ont soit la possibilité d’entrer dans une classe préparatoire scientifique ou technologique pour préparer pendant deux ans les concours aux Grandes écoles qui se déroulent ensuite sur trois ans, soit d’entrer dans un premier cycle ingénieur intégré dans une école d’ingénieur ou à l’université. Dans tous les cas, l’apprentissage de la LV2 est reporté pendant les deux premières années d’enseignement supérieur.)).
Paradoxalement, et malgré cette coupure, ce sont très souvent des professeurs issus de l’enseignement secondaire qui assurent ensuite les cours de langues dispensés dans les écoles. Il peut s’agir de professeurs certifiés (PRCE) ou de professeurs agrégés (PRAG) titularisés dans l’enseignement supérieur ((En effet de nombreux emplois ouverts à l'affectation dans l'enseignement supérieur sont pourvus par des professeurs agrégés (PRAG), ou des professeurs titulaires du CAPES, du CAPET (PRCE) ou du CAPLP de l'enseignement public secondaire. Cf. : http://www.education.gouv.fr/personnel/enseignant_superieur/prag_prce/default.htm)), mais aussi d’enseignants vacataires qui exercent leur activité principale dans un lycée ou un collège et viennent effectuer quelques heures complémentaires en école d’ingénieur. Il n’est donc pas étonnant de constater dans l’enquête du BNEI que certains étudiants réclament que leur soient proposés des cours d’un niveau adapté à leurs études et « non des cours pour des lycéens ». La perception de ces élèves est doublement intéressante : d’une part ils ont conscience que le volume de la formation en langue est insuffisant par rapport aux objectifs de formation qui sont les leurs, d’autre part ils considèrent que leurs professeurs n’appliquent pas toujours des méthodes adaptées à l’enseignement supérieur et aux compétences professionnelles attendues à la fin des études. Ils suggèrent, par exemple, qu’on leur propose davantage de jeux de rôles, des simulations d’entretiens d’embauche, du vocabulaire ou des lectures de publications scientifiques, des débats, de l’entrainement à la traduction simultanée, à l’élaboration de rapports, des modules spécifiques de business, de communication ou de conversation.
L’enquête du BNEI met donc en évidence un double problème de statut des langues vivantes dans les écoles d’ingénieur : problème de statut des enseignements et problème de statuts des enseignants par rapport aux disciplines techniques et scientifiques. Dans une Grande École à vocation nettement internationale telle que l’Institut National des Sciences Appliquées (INSA) de Lyon ((L’établissement compte près de 200 accords de mobilité académique avec des pays du monde entier, 28% d’étudiants étrangers en formation sur son campus, dix langues vivantes enseignées et un niveau minimal exigé dans deux langues pour l’obtention du diplôme d’ingénieur)), à peine plus de 1% des enseignants-chercheurs sont des professeurs de langue, la formation dans ce domaine étant prise en charge à 36% par des titulaires du second degré, aidés de quelques contractuels (10%) et 54% de vacataires ((On compte en 2008-2009, 71 enseignants de langue pour 5000 élèves dont 32 permanents (25 titulaires second-degré + 7 contractuels) et 39 vacataires. Sur 448 enseignant-chercheurs on dénombre à peine 6 professeurs de langue dont 5 « lecteurs historiques », c'est-à-dire des anciens lecteurs étrangers intégrés depuis quelques années comme personnels « assimilés enseignants-chercheurs » mais qui ne font pas de recherche en réalité.)). Plus de la moitié des enseignements sont donc effectués par des personnels non titulaires et non permanents ((À l’Ecole Nationale Supérieure de Chimie de Rennes (ENSCR) qui pilote le premier cycle international CHEM.IS.T de la Fédération Gay Lussac, les 4/5 des enseignants sont vacataires et les quelques titulaires relèvent tous du second degré.)). Comment ces enseignants peuvent-ils, dans ces conditions, s’insérer équitablement au sein des dispositifs de formation et jouir d’une véritable reconnaissance de la part de leurs collègues, maîtres de conférences ou professeurs, chimistes, mécaniciens, physiciens ou informaticiens, seuls spécialistes habilités à mener ou diriger des recherches mais aussi seuls autorisés à piloter des structures, animer ou présider des jurys de recrutement ou d’évaluation d’étudiants ? Dans de nombreuses institutions il n’existe même pas de professeurs de langue permanents. Ainsi la prestigieuse Ecole des Mines de Paris qui veille, nous dit-on, à ce que ses diplômés soient aptes à travailler au sein d'équipes internationales et capables de manier avec aisance les langues ((http://www.ensmp.fr/ingenieurcivil/Intro/pedagogie_IC.html)), confie l’organisation complète et la responsabilité de tous ses cours de langues à une enseignante vacataire ((Responsable de l'enseignement des langues à Mines Paris Tech, c’est une enseignante vacataire (MCF à Paris 6) très dynamique qui a organisé dans cette école le Congrès 2008 de l’UPLEGESS. http://sgs.ensmp.fr/prod/sgs/ensmp/catalog/course/detail.php?code=LV2A&lang=FR&year=2A)).
Quant aux langues elles-mêmes, on observe de grandes disparités selon des écoles, aussi bien en ce qui concerne les compétences attendues que les volumes horaires affectés aux enseignements. Si l’apprentissage de l’anglais est considéré désormais comme une obligation ((Il ne s’agit plus vraiment d’après la CTI d’une langue comme les autres, mais d’une langue de communication internationale indispensable. Groupe de travail CTI« Formation » : Enseignement des langues vivantes – 12 mars 2007 – Disponible sur http://www.bnei.org/spip.php?article 224)) et si de plus en plus d’écoles proposent l’étude d’une seconde langue vivante ((Certaines institutions comme l’École Nationale Supérieure d'Arts et Métiers (ENSAM) de Cluny ou l’École Polytechnique de l'Université de Tours n’exigent encore de leurs élèves que l’apprentissage d’une seule langue étrangère.)), il est encore très rare pour celle-ci, malgré les recommandations officielles, qu’on impose un niveau précis en fin de formation ou une certification externe ((Groupe de travail CTI« Formation », op. cit.)). De même que les faibles coefficients et les crédits ECTS ((Système européen de transfert de crédits : http://ec.europa.eu/education/lifelong-learning-policy/doc48_en.htm)) (entre 1,6 et 10% ((http://www.bnei.org/spip.php?article186)) des crédits annuels de formation), les locaux et les plages horaires qui sont affectés reflètent la petite place qui est accordée généralement à ces enseignements dans des cursus ingénieurs où une vision souvent utilitaire des langues étrangères semble présider à l’élaboration des programmes de scolarité.
Il est très intéressant de noter, en revanche, que les langues constituent depuis peu, aux côtés des mathématiques et de la physique, un nouveau critère de sélection à l’entrée des Grandes Écoles, notamment l’anglais, mais aussi d’autres langues vivantes pour lesquelles les candidats aux Écoles Centrales ou au concours des Mines et Ponts et Chaussées sont soumis désormais à des épreuves écrites et orales ((L’allemand, l’arabe, le chinois, l’espagnol, l’italien, le portugais et le russe, Cf. Modalités du Concours Centrale-Supelec et Mines-Pont disponibles sur http://centrale-supelec.scei-concours.org/ et http://minesponts.enst.fr/)). Il n’en demeure pas moins qu’il existe ensuite un décalage significatif entre les aspirations des institutions en matière de compétences en langues et les moyens mis en œuvre dans les formations.
Depuis quelques années, un effort semble avoir été fait en termes d’équipements multimédia et informatiques, pour renforcer l’usage des technologies de l'information et de la communication (TIC) dans les cours (installations de lecteurs vidéo, de caméras et de vidéoprojecteurs, développement de réseaux wifi, mise à disposition d’ordinateurs portables, création et développement de centre de ressources). Mais cela ne concerne pas uniquement les langues dont les professeurs, d’ailleurs, ne bénéficient que très rarement de formations continues adaptées à leurs besoins, notamment en matière de didactique des langues. Leur participation à des congrès professionnels, tels que celui de l’UPLEGESS, est très rare car pour les vacataires, les contractuels et même pour les titulaires du second degré il est difficile d’obtenir de la part des écoles des financements pour ce type d’activités. Le développement de stratégies pédagogiques individuelles et collectives au sein des institutions est donc fortement compromis dans la plupart des cas et les professeurs naviguent au gré de leurs moyens individuels, avec pour unique boussole aujourd’hui les recommandations du CECR et, en espagnol, celles de l’Institut Cervantès qui sert souvent de modèle à travers ses examens officiels, los Diplomas de Español como Lengua Extranjera (DELE).
Quels modèles didactiques pour l’enseignement de l’espagnol ?
L’espagnol, parlé par près de 500 millions de personnes, est aujourd’hui la troisième langue la plus utilisée dans le monde. Dans les écoles d’ingénieurs françaises elle occupe en général la deuxième ou la troisième place en concurrence avec l’allemand. L’augmentation des échanges d’étudiants avec les universités de la Péninsule ibérique depuis l’instauration des programmes ERASMUS renforcés par le processus de Bologne et la mise en place systématique de stages à l’étranger et de doubles diplômes, mais aussi les relations avec l’Amérique latine qui s’appuient désormais sur des programmes et des financements bilatéraux ((Tels que ARFITEC, CHILFITEC ou MEXFITEC Cf. Les programmes internationaux de la CDEFI : Disponible sur : http://www.cdefi.fr/)), sont autant d’encouragements pour les élèves qui souhaitent apprendre l’espagnol.
Cependant il n’existe pas encore de références didactiques pour encadrer l’enseignement de cette langue dans les établissements de formation d’ingénieurs. Les orientations de la CTI sont très floues en la matière et en dehors du Code de l’éducation ((Article L121-3 : La maîtrise de la langue française et la connaissance de deux autres langues font partie des objectifs fondamentaux de l'enseignement. Disponible sur http://www.legifrance.gouv.fr)) il n’y pas d’autres directives ministérielles. Une fois recrutés, les enseignants sont livrés à eux- mêmes et à leur public, étudiants et collègues souvent curieux vis-à-vis de la langue et des cultures ibériques et latino-américaines mais qui ne conçoivent que très rarement que l’enseignement de l’espagnol est une activité pédagogique qui mérite d’être pensée et intégrée, au même titre que toutes les autres, dans le contexte particulier de la formation de l’ingénieur.
Avec une charge d’enseignement en général deux fois plus importante (statuts second degré) que celles des enseignants-chercheurs des disciplines techniques et scientifiques et souvent de lourdes tâches administratives, dues aussi à leur implication dans le développement des échanges internationaux, les professeurs d’espagnol même permanents, n’ont pas toujours les moyens de réfléchir sereinement sur leur activité d’enseignement, son rôle et sa place dans la formation des ingénieurs. Les étudiants de leur côté demandent toujours davantage de soutien pour améliorer leurs niveaux. Conscients que la langue et son enseignement requièrent une véritable spécialisation, ils réclament, à travers l’enquête du BNEI, de vrais professeurs de langue, c'est-à-dire des pédagogues et pas seulement des locuteurs natifs, mais aussi des devoirs, des corrections, des stages intensifs, bref un encadrement plus fort de leur apprentissage ((BNEI, op. cit.)). Les directions des écoles, quant à elles, sont souvent tentées, au contraire, par des solutions « économiques » qui, sous prétexte de favoriser le développement de l’autonomie des apprenants, tendent à réduire le face à face pédagogique et accordent une confiance souvent excessive aux nouveaux supports d’apprentissage virtuels.
Pourtant les enjeux sont énormes et comme le disait déjà René Descartes « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien » ((41 René DESCARTES, Discours de la Méthode (1637), Première partie – Disponible sur : http://fr.wikisource.org/)). Nos sociétés sont assez contradictoires : tout en suscitant aujourd’hui l’émergence d’une nouvelle ère dominée par l’économie du savoir, elles accordent souvent bien peu d’intérêt aux conditions de production et de transmission des connaissances. En ce qui concerne la didactique des langues, elle a connu une formidable évolution depuis quelques décennies. Après avoir réussi à se dégager de l’emprise de la linguistique, sa discipline de référence primordiale, elle a su emprunter à d’autres sciences (sociologie, biologie, psychologie, sciences cognitives…) les moyens d’un déplacement de son centre de gravité de la langue ou du langage (objet et faculté) vers l’apprenant (sujet et acteur de son apprentissage) ((Pierre MARTINEZ, op. cit., pp. 25-26.)). Si l’importance de la recherche théorique pour l’amélioration des didactiques et des pratiques pédagogiques n’est plus à démontrer aujourd’hui ((Ernesto MARTÍN PERIS, “Relevancia de la investigación teórica para la práctica didáctica” in Las activida-des de aprendizaje en los manuales de ELE, http://www.mepsyd.es/redele/biblioteca/martin.shtml)), elle a aidé aussi la langue espagnole à se construire ses propres références dans ce qui constitue à présent la communauté internationale du ELE (Español como Lengua Extranjera). Le développement d’Internet et l’émergence plus récente du Web 2.0 ((L'expression Web 2.0 désigne un renouveau du World Wide Web qui concerne aussi bien les technologies employées que les usages. Elle se réfère notamment aux interfaces permettant aux internautes d'interagir à la fois avec le contenu des pages mais aussi entre eux. Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Web_2.0)) ont donné ensuite une plus grande visibilité à l’espagnol dans la sphère numérique tout en permettant à des réseaux pédagogiques de plus en plus nombreux et innovateurs de développer entre eux des interactions fructueuses. Il ne s’agit plus aujourd’hui seulement d’énumérer les ressources disponibles (journaux, anthologies, dictionnaires, encyclopédies, documents audiovisuels, grammaires et exercices en ligne, chats, forums, tandems, plateformes pédagogiques…) mais de les intégrer en cours dans le cadre de nouvelles stratégies pédagogiques.
Tous les éléments semblent donc réunis pour favoriser un apprentissage efficace de l’espagnol dans le contexte des écoles d’ingénieur, il ne reste plus qu’à les relier entre eux, une tâche éminemment complexe dont, malheureusement, on sous-estime souvent l’importance. Il s’agit d’abord d’accorder entre elles les compétences, celles qui concernent la maîtrise de la langue et celles qui se réfèrent aux pratiques professionnelles de l’ingénieur (CTI et CERL). Il faut s’intéresser de près aux contextes d’apprentissage, tout en tirant parti de la diversité des parcours et des formations : formations classiques, par projets, par apprentissage, stages à l’étranger, années de césure, travaux pratiques, recherches scientifique, rapports et travaux de fin d’étude. On ne peut mettre en place, ensuite, des pédagogies actives sans se soucier de l’apprenant lui-même, de sa singularité, de sa motivation, de son milieu, de son histoire. Il faudrait toujours pouvoir considérer au moins ces quatre paramètres : la dimension biologique, les critères cognitifs et socioculturels, l’élément affectif. Le processus de médiation que constitue l’acte d’enseignement n’est vraiment possible que si l’on prend en compte au départ tous ces différents niveaux de référence comme le démontre André Giordan qui a développé un modèle de réflexion complexe, appelé « allostérique » ((LDES, Apprendre et le modèle allostérique, Laboratoire de Didactique et d'Epistémologie des Sciences de l'Université de Genève : http://www.ldes.unige.ch/rech/allostr/allos.htm)), et à travers lequel il explique aussi que :
L’émergence de nouveaux savoirs n’est possible que si l’apprenant saisit ce qu’il peut en faire (intentionnalité), s’il parvient à modifier sa structure mentale quitte à la reformuler complètement (élaboration) et si ces nouveaux savoirs lui apportent un “plus” dont il peut prendre conscience (métacognition) sur le plan de l’explication, de la prévision ou de l’action. L’affectif, le cognitif et le sens se trouvent ainsi intimement liés, en régulations multiples ((André GIORDAN, Apprendre pour enseigner, 35ème congrès de l’UPLEGESS, Les langues au cœur de la transversalité : comment répondre aux défis de la complexité?, Ecole de Management de Grenoble, 30, 31 mai et 1er juin 2007. Disponible sur http://www.uplegess.org)).
Les congrès annuels de l’UPLEGESS permettent de nos jours aux professeurs des différentes langues de confronter leurs expériences en école d’ingénieurs ((L’enseignement de l’espagnol est encore très peu présent bien que le nombre de participants semble augmenter peu à peu (une trentaine de participants en 2008, moins de 10% des écoles françaises représentées).)). Ils prouvent que malgré les problèmes de reconnaissance et de moyens dont ils souffrent, ils essaient bien de s’intégrer, d’adapter leurs cours aux contextes spécifiques de formation et de réfléchir sur l’acte même d’enseignement. Lors des ateliers ((http://www.uplegess.org)) ils s’informent respectivement de leurs pratiques les plus innovantes telles que l’utilisation des plateformes numériques moodle ((http://docs.moodle.org/fr/%C3%80_propos_de_Moodle)) (Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications, ENST Bretagne), la création de sites web (ENPC, INSA de Lyon, ENST Bretagne), la pratique du debating (École de Ponts et Chaussées de Paris, ENPC) ((http://en.wikipedia.org/wiki/Debate)), l’emploi de la vidéo (ENSICAEN), la simulation de soutenances de projets de fin d’études (Universidad Politécnica de Valencia UPV et ENPC), l’utilisation du courrier électronique et de la visioconférence (Ecoles des Mines de Paris et ENST Bretagne), l’organisation de projets interdisciplinaires en mécatronique entre la France et l’Amérique Latine (INSA de Lyon), l’auto-apprentissage en centre de ressources ((Voir également à ce sujet le congrès annuel Ranacles (Rassemblement National des Centres de Langues de l'Enseignement Supérieur) http://joomla.ranacles.org/)) (Ecole des Mines de Nancy, Insa de Lyon) ou par le biais des cours tandem ((http://en.wikipedia.org/wiki/Tandem_language_learning)) (Insa de Lyon, l’autoévaluation à travers le projet européen Lolipop ((http://lolipop-portfolio.eu/)) (ENST Bretagne), l’apprentissage à partir de logiciels spécifiques (UPV + ENST Bretagne) ou l’utilisation du théâtre en cours d’espagnol (Telecom et Management Sud Paris, INSA de Lyon).
L’internationalisation des campus est devenue aussi une réalité dont les enseignants de langues commencent à tirer partie pour l’organisation de leurs cours. Il ne s’agit pas vraiment d’un phénomène récent car au début du XXe siècle les écoles d’ingénieurs françaises accueillaient déjà dans leurs cursus un nombre significatif d’étudiants étrangers ((« Les écoles d’ingénieurs françaises accueillaient un nombre notable d’étudiants étrangers, sans doute sensibles à l’attraction exercée par Paris et la France, mais surtout intéressés à intégrer les institutions qui constituaient alors des modèles de références : “l’ouverture” internationale des formations françaises allait de soi à cette époque, et relevait d’une logique de rayonnement des enseignements techniques français admise comme naturelle par nos compatriotes ». Gloria PAGANINI, Formation initiale et ouverture internationale : le cas des élèves-ingénieurs, Revue Française de pédagogie, n°129, octobre-novembre-décembre 1999, p. 53.)), mais celui- ci prend aujourd’hui une ampleur considérable. L’INSA de Lyon, par exemple, accueille chaque année plus de 200 étudiants hispanophones originaires d’Espagne ou d’Amérique latine. Ils intègrent souvent les groupes d’apprentissage en tandem (français-espagnol), mais également les cours de civilisation trilingues (cours Europe Amérique Latine en français, espagnol et portugais ((55 http://cipcnet.insa-lyon.fr/moodle/course/view.php?id=72))) et les modules de théâtre ou de musique. Ils redonnent du sens à l’apprentissage de la langue seconde, dans la mesure où ils rappellent que toute langue étrangère est aussi la langue maternelle d’un autre, et que pour apprendre une nouvelle langue vivante on part toujours de sa propre langue. Ces étudiants, finalement, confèrent davantage d’authenticité aux activités linguistiques qui deviennent ainsi de véritables échanges interculturels et une incitation permanente pour les élèves-ingénieurs français aux voyages réels, rendus possibles par les stages professionnels ou les échanges académiques qui leurs sont proposés par l’établissement en Espagne ou en Amérique Latine.
La particularité de l’espagnol, comme celle de toute langue vivante, est de constituer un savoir qu’on ne peut pas stocker et qui se construit et évolue chaque jour à travers la pratique et les échanges entre les personnes. La connaissance d’une langue étrangère c’est la connaissance des mots de l’autre, mais aussi la connaissance de l’autre. C’est une démarche toujours imparfaite et perfectible qui concerne pourtant toutes les activités humaines. Car la langue n’est pas réservée à la grammaire ni à la littérature. Elle permet de dire aussi le génie civil ou la mécanique des fluides. Elle est interdisciplinaire par essence. Elle porte en elle comme les individus toute la diversité de sa culture et tous les engrenages de son histoire. C’est pourquoi on ne peut la réduire à une simple question de transmission écrite ou orale. La langue n’est pas un outil de communication, elle est la communication elle-même, elle est moi et l’autre, le message, et son contexte. La présence d’étudiants étrangers dans les écoles françaises aujourd’hui, de même que les séjours des étudiants français en Espagne ou en Amérique latine au cours de leur formation contribuent à renforcer la pertinence de l’approche historique et culturelle qui ne peut être conçue que comme partie intégrante de l’apprentissage de la langue. Cette approche permet aussi l’ancrage du programme scientifique et technologique dispensé par ailleurs aux élèves ingénieurs dans le monde qui les entoure tout en sollicitant des modes de connaissance diversifiés et en préconisant un regard critique sur les questions de société et les comportements humains ((Lorraine GRISON, Ray GENET, Chris MITCHELL, De l’utilité de l’enseignement des sciences humaines en cours d’anglais, Actes du Congrès de l’UPLEGESS 2007, Ecole de Management de Grenoble, 30, 31 mai et 1er juin 2007, p.18.)) face aux défis et aux incertitudes de la postmodernité.
S’il n’existe pas de méthode préétablie en fin de compte pour aborder l’enseignement de l’espagnol aujourd’hui dans les écoles d’ingénieurs françaises, des modèles finiront sans doute par se mettre en place au gré du temps, de l’évolutions des théories, des technologies et des expériences. Il faudra bien cependant qu’un jour ces cours s’intègrent pleinement dans les formations non comme des apprentissages accessoires mais bien comme des composantes fondamentales de la formation interdisciplinaire des ingénieurs, destinée à leur permettre d’acquérir non seulement des spécialisations techniques et scientifiques pour intégrer le monde de l’entreprise, mais également les moyens d’appréhender dans leur métier et leur vie future la complexité du monde.
Notes
Communication issue de la deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) qui s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon.
Pour citer cette ressource :
Enrique Sanchez Albarracin, "Représentations, mythes et didactique: enseigner l’espagnol aux futurs ingénieurs", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/didactique/enseignement-de-lespagnol/representations-mythes-et-didactique-enseigner-l-espagnol-aux-futurs-ingenieurs