Le sort des enfants des opposants sous la dictature en Argentine
La dictature militaire argentine, de 1976 à 1983, est tristement célèbre pour l’énorme répression qui a été mise en place durant cette période, dans l’objectif d’une « réorganisation nationale » qui ne peut se faire qu’en luttant « contre la subversion ». Des milliers de personnes en ont été les victimes : la torture, les exécutions et les disparitions deviennent quelque chose de quotidien dans le pays. De nombreux centres clandestins de détention et de torture sont ouverts et une grande partie des prisonniers n’en est jamais revenue. Parmi ces personnes, il y avait des femmes avec des enfants ou des femmes enceintes. C’est au sort réservé à ces enfants que nous allons nous intéresser dans ce dossier, en nous appuyant sur des témoignages traitant de ce sujet, notamment Les folles de la place de Mai de Jean-Pierre Bousquet et Moi, Victoria, enfant volée de la dictature argentine de Victoria Donda. Mais auparavant nous allons un peu plus détailler le contexte historique.
Le contexte historique
Lorsque les militaires prennent le pouvoir en 1976, ce n’est pas la première fois que l’armée se retrouve à la tête du pays. De 1946 à 1955, l’Argentine a pour Président Juan Domingo Perón, un colonel de l’armée, qui a alors un énorme soutien populaire ; sa politique dite « justicialiste » appuie les revendications sociales et ouvrières et recherche une certaine modernisation pour le pays. Perón avait une certaine admiration pour Mussolini et Franco, et son mode de gouvernement a été rapproché à celui du fascisme, notamment pour le culte de la personnalité. Le régime tendait vers l’autoritarisme et a été particulièrement dur avec l’opposition politique mais les trois pouvoirs, exécutif, judiciaire et législatif sont toujours restés séparés et la Constitution respectée. Cependant, l’économie du pays s’est dégradée, l’opposition de l’Église est devenue plus forte – notamment à cause de la suppression de l’enseignement religieux obligatoire et de la légalisation du divorce civil qui ont amené Perón à être excommunié – et il existait une hostilité des États-Unis à l’égard du régime argentin, ce qui va miner le gouvernement. En 1955, un coup d’État militaire a lieu et Perón se voit dans l’obligation de s’exiler. Jusqu’en 1973 se succèdent alors au pouvoir des dictatures militaires et des gouvernements civils. Mais ce sont les militaires qui sont vus comme un recours pour sortir de la crise économique et politique. Le péronisme qui avait une grande importance dans le pays et qui réunissait des mouvements politiques pas forcément homogènes se voit interdit de participer aux élections. À la fin des années 60, sous la dictature militaire du général Juan Carlos Onganía, une révolte populaire éclate qui entraîne par la suite une radicalisation de la politique avec un développement de plusieurs groupes de gauche révolutionnaires (péronistes, guévoristes, maoïstes, etc.) dont l’un des plus connus est les Montoneros (issu du péronisme). Face à la pression populaire, des élections libres sont à nouveaux organisées. En 1973, Perón est à nouveau élu président, ce qui lui permet de revenir de son exil. Sa femme devient alors la vice-présidente. Cependant, des différends apparaissent dans le groupe péroniste et la guérilla reprend. À la mort de Perón, en 1974, c’est sa femme qui lui succède, mais elle ne parvient pas à faire face à la pression entre les groupes de guérilla et les forces armées, sans compter que la crise économique ne s’arrange pas. En 1976 a alors lieu un coup d’État militaire la renversant et amenant au pouvoir la dernière dictature militaire en Argentine.
Cette dictature est la plus meurtrière. Tous les opposants au régime sont désignés comme étant des « subversifs » contre lesquels il faut lutter pour le bien de la nation. Les personnes sont arrêtées, que cela se fasse en plein jour ou durant la nuit, à leur domicile (généralement alors pillé) ou n’importe où dans la rue, ou encore sur leur lieu de travail et elles sont emmenées dans des camps clandestins de détention. L’un des plus tristement célèbre est celui de l’ESMA (Escuela Superior de Mecánica de la Armada) à Buenos Aires. Sur les 500 centres, il était l’un des plus importants et de nombreux opposants ont « disparu » dans son enceinte. Dans les centres de détention, les prisonniers vivaient, ou plutôt survivaient, dans des conditions horribles. Généralement, à peine arrivés aux centres, ils subissaient une séance de torture, pour tenter de les briser et de leur arracher les informations voulues sur les agissements et les autres membres de leurs groupes. Les militaires savaient que c’était dans les premiers moments de l’arrestation qu’il fallait le plus tenter de soutirer des renseignements, car plus le temps passait plus leurs opposants avaient le temps de se rendre compte que quelques-uns des leurs manquaient et qu’il fallait qu’ils se cachent et changent de repaires. Dans la plupart des centres, les détenus avaient la tête enveloppée dans un sac ou une cagoule qu’ils devaient garder nuit et jour. En plus de fortement les perturber, cela permettait de les déshumaniser, et devait faciliter la tâche aux tortionnaires qui ne voyaient pas le visage de leurs victimes lorsqu’ils les torturaient. Les prisonniers étaient aussi attachés, ce qui parfois les faisait se tenir des heures durant dans une position inconfortable. Ils n’avaient pas beaucoup de place, n’avaient pas le droit de bouger et pas le droit de parler entre eux. Lorsqu’ils arrivaient au camp, on leur attribuait un numéro par lequel ils devaient dorénavant répondre plutôt que par leur véritable nom, autre tactique pour les déshumaniser. La torture dans ces centres étaient autant physique que psychologique. On faisait croire aux prisonniers que certains des leurs collaboraient avec l’armée (ce qui parfois était vrai…) ce qui les incitait à céder sous la torture. En terme de torture physique, la gégène était très utilisée, mais les détenus étaient aussi roués de coups, subissaient des techniques d’asphyxie, étaient abusés sexuellement, brûlés ou écorchés vifs, on les obligeait à assister à la torture de l’un des leurs… Un vocabulaire bien particulier s’était développé chez les militaires pour parler de ce qui se passait dans ces camps : on ne torture pas, on « interroge », on ne tue pas, on « expédie », les prisonniers ne sont pas des hommes mais des « colis », des « paquets », il n’y avait pas d'exterminations de masse mais des « transferts ». Les transferts pour certains étaient en réalité des fusillades mais plus souvent ce terme correspondait à l’injection d’un anesthésique (du Pentothal), puis les prisonniers étaient amenés dans un avion qui les jetaient à la mer en plein vol, drogués mais encore vivants.
Par rapport aux autres centres de détention et d’extermination, celui de l’ESMA avait la particularité d’avoir une « maternité » ou plus exactement une petite pièce où les femmes enceintes étaient installées pour accoucher. On faisait croire aux femmes que leur enfant serait rendu à leur famille et on leur demandait donc d’écrire une lettre pour leur demander d’en prendre soin. Ces lettres n’étaient jamais données aux familles, qui ignoraient où se trouvaient les disparus, s'ils étaient encore en vie ou non et si les bébés attendus avaient vu le jour ou non. Les bébés étaient arrachés à leur mère et donnés à des familles proches du régime ne pouvant pas en avoir, pour qu’ils soient élevés sur le « droit chemin ». Les mères étaient souvent tuées peu de temps après. Près de 500 bébés auraient été ainsi arrachés à leur véritable famille et donnés à des partisans du régime.
En plus de cette politique de répression, qui entraîne la colère des groupes de défense des droits de l’homme, la dictature ne parvient pas à endiguer la crise économique et une grande partie de la population s’appauvrit. Pour essayer de regagner du crédit et d’unifier l’Argentine, le régime s’engage alors en 1982 dans la guerre des Malouines contre le Royaume-Uni. Cependant, le pays va subir une rapide défaite, ce qui va achever de discréditer la dictature. En 1983 revient alors au pouvoir un régime démocratique, avec le président Alfonsín. Les familles de ceux que l’on appelle les « disparus » – disparus qui, pour la plupart, étaient des opposants politiques, mais aussi des victimes « collatérales » (un témoin gênant, un parent de la victime qui pourrait être utile, etc.) – ont demandé à ce que justice soit faite et que soient punis tous ceux qui avaient participé à la disparition des membres de leur famille. En 1985, neuf officiers ont été jugés pour violation des droits de l’homme et condamnés à des peines plus ou moins lourdes allant de quelques années d’emprisonnement à la prison à perpétuité. Mais il y a de nombreux autres responsables et les familles veulent également qu’ils soient jugés. Mais, sous la pression des militaires qui avaient et ont toujours un certain poids et dans le but de vouloir rapprocher les Argentins entre eux, une première loi est adoptée, en 1986, la loi du Point Final (ley del Punto Final), qui laissait seulement un délai de 60 jours pour avoir droit de réclamer justice. La loi qui va cependant définitivement asseoir l’impunité des militaires concernés est la loi dite « d’Obéissance due » (ley de Obediencia Debida), approuvée en 1987, et qui laisse entendre que les militaires n’ont fait qu’obéir aux ordres et ne sont donc pas responsables. Ainsi, la torture, l’homicide et la disparition de personnes sont protégés par la législation argentine.
Viendra ensuite la présidence de Carlos Saúl Menem qui malgré quelques scandales tels que la corruption, des affaires frauduleuses etc., fera deux mandats. Il parviendra à consolider les bases démocratiques, à ramener l’Argentine sur la scène internationale et aura une certaine réussite au niveau économique mais le chômage sera plus fort que jamais avec de nombreux citoyens de plus en plus pauvres. Aux élections de 1999, c’est Fernando de la Rúa qui devient président de la République. Sous son gouvernement, l’Argentine va se retrouver en faillite et il fuira le pays en 2001. Eduardo Duhalde devient président intérimaire, jusqu’en 2003, puis lui succède Néstor Kirchner, ce qui marque le retour du péronisme au pouvoir. Ce n’est qu’à son arrivée à la tête du gouvernement, en 2003, que sont enfin pris en compte les droits de l’homme et que la politique d’impunité est levée. Les lois de 1986 et 1987 sont abrogées et les procès reprennent. Il parvient également à redresser le pays, économiquement parlant. En 2007 puis en 2011, c’est l’épouse de Néstor Kirchner, Cristina de Kirchner, qui sera élue présidente de la République. Elle poursuit la lutte contre l’impunité, d’autres procès ont eu lieu et il y a encore des inculpés en attente de jugement.
Les Folles de la Place de Mai
Des associations ont vu le jour pour lutter contre les violations faites aux droits de l’homme durant la dictature. On peut citer parmi elles HIJOS (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) qui s’est formée en 1995 et qui regroupe autant des personnes dont des membres de la famille ont disparus dans les camps de détention que des personnes qui ont décidé de lutter à leur côté pour que justice soit faite. Mais la première à s’être élevée contre l’autorité est celle des Mères de la place de Mai dont un journaliste, Jean-Pierre Bousquet a suivi le combat pour essayer de retrouver leurs enfants. Il raconte leur histoire dans le livre Les folles de la place de Mai, publié en 1982 aux éditions Stock. Tout commence quand « un jeudi d’avril 1977, 17h, quatorze femmes de 40 à 60 ans, mères de disparus, bravent l’interdit de réunion édicté par la toute-puissante junte militaire et manifestent place de Mai leur douleur et leur refus d’être renvoyées sans réponse de tribunal en ministère » (p.53) faisant perdre ainsi leur première bataille aux généraux. Les femmes ne voulaient pas que les hommes les accompagnent, non pas parce que la cause leur tenait moins à cœur, loin de là, mais parce qu’elles pensaient à juste titre que les soldats ou policiers oseraient moins s’en prendre à elles s’il n’y avait pas d’hommes dans les rangs. Tous les jeudis, et cela continue de nos jours, elles vont venir au rendez-vous sur cette place de Mai, lieu important pour les Argentins puisqu’il célèbre l’indépendance de l’Argentine vis-à-vis de l’Espagne. Pendant trente minutes, un foulard blanc sur la tête, les mères viennent tourner en rond à l’inverse des aiguilles d’une montre pour manifester et faire entendre leurs voix afin qu’on leur rende leurs enfants. Elles seront toujours surveillées par les policiers lors de ces marches. Au bout de trois mois de manifestations, il y a plus d’une centaine de femmes qui marchent ainsi, réclamant des nouvelles de leurs enfants. Jean-Pierre Bousquet raconte ce qu’il a vu et vécu, ce que les femmes lui disaient. Elles avaient peur mais voulaient la vérité. Lorsqu’elles parvenaient à être reçues pour pouvoir porter plainte à propos de la disparition de leurs enfants, tout ce qu’elles recevaient comme réponse était une accusation de les avoir mal éduqués et étaient traitées de folles car à l’époque, les militaires niaient qu’il y ait tant de disparus. Ils répondaient que tout n’était que mensonges, que ce n’étaient simplement que des fugueurs ou qu’ils étaient partis s’exiler dans un autre pays sous un faux nom. Ou sinon, que c’étaient des victimes de la guerre « qu’ils ont déclenchée et que l’armée a dû affronter et gagner pour sauver les valeurs de la « civilisation occidentale et chrétienne » » (p.26).
Le journaliste Jean-Pierre Bousquet était assez proches de certaines des mères qui organisèrent les marchent sur la Place de Mai, ce qui lui permet de raconter comment elles vivaient ces moments. Il fallait qu’elles fassent front malgré la peur qu’elles avaient du régime et des militaires, malgré le désespoir qui les atteignait lorsqu’elles ne parvenaient pas à avoir de réponse décente, lorsque toutes leurs dépositions d’habeas corpus ne menaient à rien, lorsqu’elles se faisaient reprocher leur comportement. Non seulement de la part des militaires mais parfois aussi tout simplement de la part d’autres citoyens argentins qui les accusaient de donner une mauvaise image du pays aux autres nations ou encore de la part d’autres parents de disparus qui ne voulaient pas se mélanger à elles car selon eux, leurs enfants n’avaient « rien fait », ils ne faisaient pas partie d’un mouvement politique et n’avaient pas à être enlevés. Les gens ne comprenaient pas qu’il n’y avait pas de bons ou de mauvais disparus. Les mères s’affichaient ouvertement contre le régime en place, elles se réunissaient alors que les lois du gouvernement l’interdisaient, elles n’hésitaient pas à s’adresser aux visiteurs importants qui venaient en Argentine pour les mettre au courant de ce qui se passait vraiment dans le pays. Tout ceci a fait qu’elles devenaient gênantes. Dès 1977, les militaires ont commencé à repérer les meneuses, à infiltrer leurs rangs, à en interpeller quelques-unes. Ils s’en sont pris aux journalistes présents sur les lieux, abîmaient les pellicules, interdisaient de prendre des témoignages, ils ne voulaient pas que cette situation devienne trop publique et voulaient empêcher les journaux nationaux et internationaux de parler de cela. Ils vont notamment tout faire pour les empêcher de manifester correctement le jour de l’ouverture du Mundial, la Coupe du monde de football de 1978 qui s’est déroulée en Argentine. Certaines mères et certains militants pour leur cause vont à leur tour disparaître…
C’est en 1979 que le groupe des Mères de la place de Mai va voir apparaître un sous-groupe en son sein, avec les Grands-mères de la place de Mai. Celles-ci continuent bien évidemment la lutte pour retrouver leurs enfants disparus mais également leurs petits-enfants, nés en captivité et donnés à d’autres familles. Elles soupçonnent le trafic d’enfants quand en 1979 deux enfants, Anatole Boris et Victoria Eva Julien Grisona, qui avaient disparu en 1976 avec leurs parents, sont retrouvés au Chili où ils vivaient depuis plus de deux ans, chez un dentiste qui les avait adoptés.
En 1980, l’armée se sent encore toute puissante et n’accepte pas que l’on puisse lui demander des comptes puisqu’elle est victorieuse et que soi-disant elle combat pour rendre la paix aux Argentins. Cependant, cette même année, le Prix Nobel de la Paix est décerné à l’Argentin Adolfo Perez Esquivel, le fondateur du mouvement SERPAJ (Servicio Paz y Justicia) et membre du Tribunal permanent des peuples, ce que les Mères et Grands-mères de la place de Mai vivent comme une victoire pour elles car c’est un homme qui lutte pour les mêmes idées qu’elles et qui demande lui aussi la vérité afin de pouvoir réconcilier les Argentins. C’est sur cet espoir que ce livre, Les folles de mai de Jean-Pierre Bousquet, se termine puisqu’il est paru en France en 1982, un an avant que la dictature ne cesse. Il ne présente que le début de la lutte des Mères et Grands-mères de la place de Mai, qui plus de trente ans plus tard, même si elles ont connu de grandes avancées dans leur bataille, n’ont pas fini de réclamer justice et vérité sur les 30 000 disparus et les 500 bébés volés.
Identité et vérité
Moi, Victoria, enfant volée de la dictature argentine, Victoria Donda, traductrice Isabelle Gugnon, Éditions Robert Laffont, Paris, 2010.
La vérité. C’est ce pourquoi se battent les Grands-mères de la place de Mai. Qu’on leur dise où sont passés tous les enfants nés dans les centres de détention. Ce qu’il est advenu d’eux et de leurs parents. À ce jour, sur les 500 enfants disparus, 113 ont été retrouvés. 113 personnes qui, selon les cas, ont appris plus ou moins jeune que la vie qu’elles avaient vécue jusqu’à présent était basée sur un mensonge. C’est toute une reconstruction et une découverte d’eux-mêmes qui leur sont alors nécessaires. Certains ont ressenti le besoin d’écrire sur cet épisode de leur vie, comme c’est le cas pour Victoria Donda, le 78e enfant retrouvé, qui a fait paraître en 2010 son autobiographie Moi, Victoria, enfant volée de la dictature argentine (titre original : Mi nombre es Victoria). Très engagée politiquement, elle est actuellement la plus jeune députée argentine.
Victoria Donda n’apprend qu’à l’âge de 27 ans, en 2004, qu’elle est une enfant de disparus. Ses parents étaient très engagés politiquement eux aussi, opposés au régime en place, ils étaient montoneros. Elle apprendra que c’est son oncle, le frère aîné de son père, un officier haut placé à l’ESMA, qui a dénoncé ses parents. Sa mère, Cori, était enceinte d’elle à l’époque. Quand elle a accouché, sûrement entre juillet et septembre 1977, aidée par une autre prisonnière, et ne sachant pas ce qu’il adviendrait de son bébé, elle a cousu du fil bleu aux lobes des oreilles de sa fille pour que l’on puisse la reconnaître. 15 jours plus tard, on lui prenait la petite Victoria, appelée ainsi car Cori ne doutait pas de leur prochaine victoire sur le régime. Et alors que la mère était « transférée », Victoria était placée chez un couple dont le mari était aussi un officier travaillant à l’ESMA, couple qui ne pouvait pas avoir d’enfants. On lui avait donné un faux nom, celui d’Analía, et une fausse date de naissance, celle du 17 septembre 1979, effaçant ainsi tout ce qui la rattachait à ses parents. C’est le témoignage anonyme d’une femme auprès des Grands-mères de la place de Mai qui a permis de savoir que l’homme qui s’occupait de la maternité de l’ESMA, Hector Febrés, avait un soir déposé chez une famille un bébé avec du fil bleu aux oreilles. En apprenant l’existence de sa famille d’origine, elle apprendra également l’existence de sa sœur aînée, élevée par son oncle qui aura tout fait pour l’avoir sous sa responsabilité, lui enlevant également le prénom que ses parents lui avaient donné et qui avait une importante signification pour eux, ne l’appelant plus que par son deuxième prénom. « Une fois encore, le mensonge triomphait et la vérité semblait à jamais occultée. » (p.80)
La vérité est ce après quoi court Victoria tout le long du livre. La vérité sur ses véritables parents et sa véritable famille, mais aussi sur son enfance et la famille qu’elle croyait être la sienne. Beaucoup de choses ont trouvé leur explication grâce à cette nouvelle, tout ce qui la faisait se sentir différente. Par exemple, quand elle est passée de l’enfance à l’adolescence, elle a connue un énorme déséquilibre qu’elle ne comprenait pas. Elle ne savait pas qu’elle avait deux ans de plus que ses camarades mais son corps se développait bien plus vite que les leurs, elle devenait femme physiquement avant d’être prête mentalement. « Le plus douloureux, c’est de me dire qu’il m’a fallu perdre en chemin deux années que personne ne me rendra jamais. Et j’ai l’impression de sortir d’un coma virtuel qui aurait laissé deux années de ma vie dans les limbes » (p.92) . Ses croyances politiques étaient bien différentes de celles de celui qu’elle pensait être son père ; sans le savoir, elle suivait le même combat que ses parents biologiques.
C’est Victoria qui a dû décider si oui ou non elle voulait apprendre la vérité sur ses origines. Lorsqu’elle a été mise au courant des soupçons des Grand-mères de la place de Mai quant à sa véritable identité, c’était à elle, à l’enfant, de décider si elle voulait faire des tests ADN pour vérifier si les « disparus » étaient bel et bien ses parents. Si les tests se révèlaient positifs alors les Grands-mères apprennaient à l’enfant qui étaient ses véritables parents. Choisir ou non de faire les tests ADN est une décision lourde à porter et qui faisait peur, car d’une manière ou d’une autre, quel que soit le résultat, cela allait blesser la famille avec qui l’enfant avait toujours vécu. Et quand la vérité éclate, les liens ne sont plus les mêmes. Les liens affectifs qui unissent Victoria aux parents aux côtés de qui elle a grandi ne peuvent être effacés et si pour elle il est normal que quiconque ayant commis un crime soit puni, elle avoue : « il m’a été difficile de jeter la pierre à ceux qui m’ont élevée, quel que soit le rôle qu’ils ont pu jouer dans l’histoire argentine et dans la mienne » (p.142). Il lui faut réussir à accepter sa nouvelle vie, à faire en sorte que ses deux identités, Analía et Victoria, puissent cohabiter. C’est un « processus long et douloureux, dont le principal obstacle ne consiste pas à accepter la vérité, mais à découvrir une autre façon d’aimer les autres. Pour moi, la famille est désormais double, divisée, avec d’un côté celle du sang et, de l’autre, la famille que j’ai toujours considérée comme la mienne et qui le restera en toutes circonstances » (p.221).
Victoria parle car elle se rend compte que cela la « libère de ses fantômes » mais cela n’a pas été facile au début et nombreuses sont les personnes qui ne se sentent pas forcément capables de parler de ce qui leur est arrivé, notamment ceux qui ont connu la torture. C’est généralement par les survivants que l’on peut apprendre des nouvelles de ceux qui sont encore disparus mais pour soigner les blessures, cela prend du temps, et trente ans plus tard toute la vérité n’a pas encore été faite. Par exemple, Victoria ne sait pas exactement ce qui est arrivé à son père. Et son oncle, le frère de son père, qui était très bien placé pour savoir tout ce qui se passait à l’ESMA, refuse formellement de dire quoi que ce soit. Mais les histoires comme celle de Victoria sont utiles car elles donnent de l’espoir, l’espoir qu’un jour toute la vérité éclatera, et elles permettent de ne pas oublier ce qui s’est passé, pour que cela ne recommence jamais. Selon Victoria, son histoire est bien plus que son histoire personnelle car elle « résonne avec l’histoire même de l’Argentine et ses blessures » : « Je m’appelais encore Analía, mon père était retraité de la préfecture navale argentine, j’avais vu le jour en 1979…et pourtant j’ai toujours été Victoria, fille de Cori et du Cabo, née en 1977 dans un camp de concentration au cœur de Buenos Aires. Ma vraie vie ne commence pas à vingt-sept ans, et tout ce que j’ai vécu avant ne peut être simplement qualifié de mensonge. Voilà pourquoi mon histoire, celle que je relate au fil de ces pages, n’est pas uniquement celle de Victoria ou d’Analía, mais celle de l’Argentine, une histoire d’intolérance, de violence et de leurres encore lourde de conséquences aujourd’hui. Elle ne sera pas complète tant que le dernier des bébés volés sous la dictature n’aura pas retrouvé sa véritable identité, tant que le dernier responsable de cette barbarie n’aura pas été jugé pour ses crimes et que le dernier des trente mille disparus n’aura pas retrouvé son nom, tant qu’on n’aura pas élucidé les circonstances précises de sa mort. Elle ne s’achèvera qu’à partir du moment où chaque personne ayant perdu un être cher pourra enfin faire son deuil. » (p.114).
La dictature a cessé en 1983, mais elle continue de faire souffrir des victimes encore à ce jour, en 2014, car le combat pour savoir ce qu’il est advenu des disparus ainsi que des petits-enfants nés en captivité est loin d’être terminé. Et tous les responsables n’ont pas encore été jugés. De plus, les personnes qui apprennent que leur vie s’est construite sur un mensonge vont être hantées toute leur vie par cette révélation, et il y a toute une réadaptation a effectuer, vis-à-vis de ceux qu’ils ont toujours vus comme leur famille mais également pour approcher leur famille d’origine. Cependant, que cela soit pour les Grands-mères de la place de Mai ou pour les enfants de disparus, tous sont mus par l’espoir qu’un jour toute la vérité sera révélée.
Bibliographie et liens
Les folles de la place de Mai, Jean-Pierre Bousquet, Stock, Paris, 1982, 258 p.
Los derechos humanos y la impunidad en la Argentina (1974-1999), De López Rega a Alfonsín y Menem, Salvador María Lozada, Nuevohacer Grupo Editor Latinoamericano, Buenos Aires, 1999, 339 p.
Moi, Victoria, enfant volée de la dictature argentine, Victoria Donda, traductrice Isabelle Gugnon, Éditions Robert Laffont, Paris, 2010, 266 p.
Pouvoir et disparition : les camps de concentration en Argentine, Pilar Calveiro, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Taudière, Le fabrique éditions, Paris, 2006, 221 p.
Abuelas de plaza de Mayo (en ligne) http://www.abuelas.org.ar/ (consulté le 19/05/2014)
Argentine : vie politique depuis 1945 (en ligne) http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Argentine_vie_politique_depuis_1945/187451 (consulté le 19/05/2014)
Barrio de Tango_ articles français et/ou espagnols concernant les Grands-mères de la place de Mai (en ligne) http://barrio-de-tango.blogspot.fr/search/label/Abuelas (consulté le 19/05/2014)
HIJOS (en ligne) http://www.hijos-capital.org.ar/ (consulté le 19/05/2014)
Robos de niños en Argentina, de la condena social a la de los tribunales (vidéo en ligne) http://www.youtube.com/watch?v=dY20Lh68FfI (consultée le 19/05/2014)
El ex dictador argentino Jorge Rafael Videla ha sido condenado a 50 años más de prisión (article + vidéo en lignes) http://actualidad.rt.com/actualidad/view/48578-El-ex-dictador-argentino-Jorge-Rafael-Videla-ha-sido-condenado-a-50-a%C3%B1os-mas-de-prisi%C3%B3n (consulté le 19/05/2014)
Pour citer cette ressource :
Viviane Petit, Le sort des enfants des opposants sous la dictature en Argentine, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2014. Consulté le 28/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-latino-americaine/argentine-et-uruguay/le-sort-des-enfants-des-opposants-sous-la-dictature-en-argentine