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Entre parole(s) et plume : l’insaisissable «praxis» diplomatique du XVIIIème siècle

Par Aurélien Allaire : Master Études hispanophones - ENS de Lyon
Publié par Elodie Pietriga le 09/10/2024

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Cet article s’attache à présenter les modalités de l’action diplomatique française en Espagne dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, en s’appuyant sur l’étude de la correspondance du comte de Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, de 1777 à 1783. Il vise à renseigner sur l’exercice du métier de diplomate dans le cadre spécifique de la cour d’Espagne d’alors, marquée par l’engagement conjoint des deux royaumes aux côtés des Colonies américaines dans leur guerre d’Indépendance contre l’Angleterre. Ce travail se déploie autour de trois axes qui constituent autant d’instruments aux mains de l’ambassadeur pour exercer sa mission : la plume, la parole et l’action.

 

Armand-Marc Comte de Montmorin Saint-Hérem

Armand Marc Comte de Montmorin Saint-Hérem.
Peinture du XVIIIè siècle, auteur inconnu.
Source : Wikimedia, domaine public.

Introduction

Ce travail s’attache à définir la fonction d’ambassadeur de France au XVIIIème siècle, à partir de l’exemple du comte de Montmorin, ambassadeur à Madrid pendant la guerre d’Indépendance des États-Unis. Les royaumes de France et d’Espagne sont alors unis par le sang et par le droit, puisque, outre le lien de parenté entre les deux souverains, Charles III et Louis XVI, tous deux descendants du roi Louis XIV, trois traités dits « Pactes de famille » sont signés au cours du siècle (1733, 1743, 1761) pour resserrer plus étroitement les liens entre les deux Couronnes.

Davantage connu pour ses années en tant que ministre des Affaires étrangères durant la Révolution que pour ses ambassades, le comte de Montmorin est une figure peu étudiée par les historiens, sur la personnalité duquel nous tâcherons d’apporter des éléments d’information nouveaux. Membre de la haute noblesse, il passe ses premières années aux côtés de la famille royale, son père étant l’un des menins ((En France, le menin est un jeune noble attaché au service du Dauphin. Plus généralement, il désigne une jeune personne noble attachée au service d’un membre d’une famille royale.)) du Dauphin, fils de Louis XV. Servant ensuite dans l’armée, comme la plupart des grands courtisans, il entre dans la diplomatie du Roi en 1774, en tant que ministre plénipotentiaire auprès de l’Électeur de Trèves. Le roi le nomme en 1777 au poste d’ambassadeur à Madrid, où il succède au marquis d’Ossun. Il y demeure cinq ans, soit toute la durée de la guerre d’Indépendance des États-Unis. Peu après son retour en France il est nommé commandant en Bretagne, où il reste jusqu’à sa nomination en tant que ministre des Affaires étrangères en 1787. Son intimité notoire avec la famille royale lui vaut l’emprisonnement après la journée du 10 août 1792, et il est exécuté lors des massacres de Septembre, le 2 du mois, à la prison de l’Abbaye.

À partir de la correspondance de Montmorin, cette étude a pour vocation première d’éclairer le lecteur sur le « comment » de la diplomatie : en quoi consiste concrètement la fonction d’ambassadeur, quel est son rôle, quelle est sa place au sein de sa cour de résidence, quels sont ses interlocuteurs, comment satisfait-il aux demandes de Versailles, quelles sont ses missions ; en bref, comment l’ambassadeur exerce-t-il son métier ?

Cet article s’attachant à cibler en priorité les modalités d’exercice du métier diplomatique, et non à développer une histoire politique et évènementielle de la guerre d’Indépendance américaine, nous n’avons pas voulu délayer le propos en ajoutant des considérations historiques qui se seraient avérées inopportunes. Ainsi, nous ne traitons pas des agissements français en Amérique, mais rappelons simplement ci-après le cadre historique dans lequel s’inscrit notre propos.

Le travail repose sur des éléments tirés des volumes 587 à 609 de la correspondance politique d’Espagne disponible aux Archives diplomatiques à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Ces volumes couvrent l’entièreté de la période de l’ambassade de Montmorin (1777-1783). Des éléments plus généraux, tirés d’ouvrages secondaires cités, donnent vie à cette matière brute et en ont permis l’exploitation. Outre les documents relevant de la diplomatie dite officielle, tels que les instructions, les dépêches, les mémoires, les traités, les rapports, etc., nous nous sommes montrés particulièrement attentifs aux documents relevant de la diplomatie dite personnelle : correspondance particulière, annotations afférentes à la vie privée, sollicitations personnelles, etc.

Concernant la typographie, nous avons transcrit autant que possible le texte tel qu’il est rédigé, avec son accentuation aléatoire et son orthographe parfois erronée, souvent changeante. Les uniques modifications auxquelles nous avons procédé relèvent des signes de ponctuation, que nous avons ajoutés là où leur absence obscurcit la compréhension.

Après une contextualisation historique, notre étude se déploie autour de trois axes qui constituent autant d’instruments aux mains de l’ambassadeur pour exercer sa mission : la plume, la parole et l’action.

Contextualisation historique

Les « évènements d’Amérique », comme on les appelle alors dans les cabinets européens, attirent l’attention particulière des Bourbons, et notamment à Versailles, où Louis XVI, tout juste couronné, s’affaire avec Charles Gravier, comte de Vergennes, son ministre des Affaires étrangères, pour déterminer la gravité et la portée des troubles en Amérique septentrionale. L’idée d’appuyer la révolte américaine pour affaiblir l’Angleterre, ennemi naturel, surgit naturellement à Versailles comme à Madrid, bien que le cabinet de Charles III craigne qu’apporter une aide à des colons en quête d’émancipation ne mène à une rébellion généralisée dans toutes les colonies européennes, et en particulier dans les Indes espagnoles, l’Espagne est présente du nord au sud de l’Amérique méridionale, en dehors de la colonie portugaise du Brésil. Si la France s’engage aux côtés des États-Unis dès 1778, elle n’est rejointe par l’Espagne qu’en 1779, après d’âpres négociations menées par l’ambassadeur Montmorin pour parvenir à la signature d’une convention d’alliance entre les deux Couronnes.

L’aide matérielle, financière et militaire des Bourbons de France et d’Espagne contribue à la victoire des États-Unis, consacrée par le traité de Paris en 1783. Si la diplomatie espagnole échoue à atteindre son principal objectif, ce pour quoi elle s’était engagée dans l’arène en premier lieu, c'est-à-dire la conquête des Florides orientale et occidentale et la récupération de Minorque, la France se voit garantir un prestige international lié aux succès navals de sa marine, tandis que la réduction relative de l’empire colonial britannique satisfait l’opinion publique et permet de retrouver un équilibre des puissances au cœur des préoccupations d’une diplomatie française dont il convient désormais d’étudier plus précisément les pratiques.

I. La plume

1. La correspondance : formats et usages

L’écrit fait vivre la diplomatie. Pour l’ambassadeur dont nous avons consulté la correspondance, la rédaction, quel que soit le but poursuivi, demeure une pratique diplomatique incontournable. Le diplomate passe le plus clair de son temps à rédiger : comptes-rendus, réponses formelles, dépêches expresses, lettres de protestation ou de félicitations, lettres confidentielles, rapports descriptifs et autres mémoires analytiques, agrémentés de commentaires personnels et d’informations confidentielles glanées  auprès de ses interlocuteurs, constituent le cœur de la correspondance diplomatique de l’ambassadeur. Celle-ci, au sens large, désigne un ensemble de formats de documents écrits auxquels l’ambassadeur a recours pour échanger avec le cabinet de Versailles, c’est-à-dire le ministre des Affaires étrangères et ses proches collaborateurs, les premiers-commis. À chaque format  correspond habituellement, sans que cela soit codifié, un usage spécifique.

L’on distingue principalement deux catégories de lettres envoyées ou reçues par l’ambassadeur de France au XVIIIème siècle, quel que soit son pays de résidence : les dépêches ministérielles et les lettres particulières. Les premières forment la correspondance officielle, dans laquelle l’ambassadeur relate, décrit et explique les récents événements marquants qui se sont déroulés à sa Cour de résidence. Elles sont adressées au ministre ou aux premiers-commis. Les secondes, de nature plus confidentielle, renseignent davantage sur le quotidien du diplomate, sur ses conditions d’exercice, et fournissent généralement des éléments plus insolites sur la cour de résidence de l’ambassadeur. Outils précieux pour adresser un message dans le secret, elles sont majoritairement destinées au ministre des Affaires étrangères.

2. L’ambassadeur ou l’observateur-littérateur

Le diplomate français au XVIIIème siècle est donc avant tout un rédacteur. Cette fonction principale s’accompagne de la nécessité évidente de savoir écrire, idéalement dans un style mêlant clarté et élégance, ce que les documents que nous avons consultés illustrent incontestablement. La dépêche la plus insignifiante sur le plan politique suffirait à prouver la valeur littéraire du style d’un ambassadeur de France. Les représentants du roi semblent tous avoir une plume à même non seulement de rendre compte avec précision et netteté des événements auxquels ils assistent mais également de décrire presque à la manière d’un écrivain romantique avant l’heure, les sentiments et affects de leurs interlocuteurs. La correspondance diplomatique est sous-tendue par la nécessité de « faire vivre » à son destinataire l’entretien passé avec le premier ministre et l’humeur qu’il y a montrée, les détails du voyage passé en compagnie de la suite du roi, la cour et ses habitudes, etc. D’après les documents que nous avons pu consulter, loin de s’en tenir à un simple compte-rendu administratif, l’ambassadeur français du XVIIIème siècle laisse toute sa  verve s’exprimer dans la correspondance, où transparaissent également toutes ses qualités d’observateur. En effet, la faculté d’observation du diplomate ressort avec éclat dans les dépêches, lettres et autres rapports circonstanciés avec un tel degré de détail qu’ils semblent brosser un portrait vivant de l’individu, de l’objet ou de la situation décrits. Naturellement soutenue, la langue employée tient souvent de l’affectif et du passionnel, modes sur lesquels les relations internationales sont ordinairement dépeintes au XVIIIème siècle. La société de cour devient alors un véritable observatoire pour le diplomate, terrain propice à l’exercice de son infatigable plume, parfois acérée, souvent ampoulée, mais toujours raffinée. Voyons ces deux extraits, où indications cliniques et remarques psychologiques achèvent de brosser un rutilant portrait de Floridablanca, premier ministre de Charles III :

Discret, dissimulé même, il a le talent rare de bien cacher quand il veut ce qu’il sait et ce qu’il sent ; mais sa duplicité, qui sait feindre ce qu’on ne sent pas sans un intérêt politique bien pressant, paroit fort éloignée de son caractère et de la réputation qu’il a en Espagne comme de celle qu’il a laissée en Italie. […]

Ce ministre semble empirer tous les jours ; quelquefois à sa table on le voit palir, se troubler et prêt à se trouver mal, souvent les vapeurs lui chargent la tête au point qu’il est dans l’impossibilité physique de s’appliquer : d’autres fois il a la plus grande difficulté non seulement de concevoir des idées, mais même de proférer des paroles. Sa langue s’épaissit, le sang lui monte au visage, et dans ces moments, qui sont souvent ceux où l’on va lui parler d’affaires, ou on n’en peut rien tirer, ou l’on a à redouter quelque explosion de son humeur irascible. (Comte de Montmorin, Archives diplomatiques. Correspondance politique d’Espagne. T. 589, n°93, 25 mai 1778)

3. Le flatteur

Si la flatterie ne s’inscrit pas dans la praxis codifiée de l’ambassadeur, celui-ci parvient, quelle que soit l’occasion, à trouver le moyen de complimenter, féliciter, louer ses supérieurs pour leurs actions ou leurs qualités. L’envoyé du roi se répand en formules larmoyantes – souvent adressées à son ministre –, parfois à des fins intéressées (demande de récompense, de faveurs), parfois dans un simple élan d’affection dénué d’arrière-pensées, du moins en apparence. La lecture de quelques extraits, tous tirés de lettres particulières – plus appropriées au traitement d’affaires personnelles, n’étant destinées qu’au seul ministre –, suffira à rendre compte de cette pratique encore peu traitée en détail par l’historiographie spécialisée, n’étant peut-être pas le plus flatteur des aspects du métier diplomatique.

Par exemple, lorsque Vergennes, supérieur de Montmorin en tant que secrétaire d’État aux Affaires étrangères (équivalent du ministre des Affaires étrangères), à la fin d’une dépêche particulièrement longue, s’excuse de sa prolixité, Montmorin s’indigne et, en admirable courtisan, réplique ainsi :

Vous etes trop bon, Monsieur le Comte, d’avoir seulement songé à la longueur de votre dernière expédition. Il serait assés plaisant que vous voulussiez me ménager à cet égard. J’espere que ce n’est pas sérieusement que vous avez eu cette idée. En tout cas je vous supplie de vouloir bien vous rassurer : il faudrait être difficile pour ne pas lire vos dépêches avec le plus grand plaisir quand même les affaires que vous y traités seraient moins intéressantes. Je suis inquiet avec bien plus de fondement de l’effroi que vous causera mon expédition d’aujourd’hui et de ce que vous en penserez après l’avoir lue. (T. 595, n°424, Montmorin à Vergennes)

L’ambassadeur se montre parfois plus direct ; lorsqu’il apprend la nomination à Hambourg de Constantin Duvivier, fils du ministre, il ne manque pas d’en féliciter Vergennes, dans un message plein d’emphase qui résume sa phraséologie toute diplomatique :

Je viens de voir dans la gazette, Monsieur le comte, la nomination de M. Duvivier en la  place de Hambourg. Recevés en je vous supplie mon sincére compliment, et permettés mois d’en féliciter Md la comtesse de Vergennes. J’espère que vous ne doutés pas de toute la part que je prendrai toute ma vie à ce qui vous intéresse. Quand ce sentiment ne serait pas une suite de mon tendre attachement, il le serait de la reconnaissance que je vous dois en tout et que je conserverai autant que je vivrai. (T. 595, n°98, Montmorin à Vergennes).

II. La parole

1. L’art de la parole

a. Le poids du négociateur

La plume ne serait rien sans la parole du diplomate, pour qui l’échange verbal constitue une modalité de communication privilégiée. C’est précisément pour pouvoir s’entretenir de vive voix avec ses interlocuteurs que l’on envoie un ambassadeur en mission, et ainsi espérer établir une relation plus intime avec le souverain et la Cour du pays de résidence. Publiques ou secrètes, les conversations de l’ambassadeur visent généralement à maintenir les contacts sociaux, à délivrer un message, à collecter des nouvelles, à rechercher un accord ou parfois à exprimer un mécontentement. L’on peut désigner comme entretien diplomatique toute interaction verbale engagée entre l’ambassadeur et ses vis-à-vis, et ainsi recouvrir un large champ de circonstances : de l’audience solennelle avec le monarque, empreinte d’un cérémonial plus ou moins exigeant, aux discussions informelles au cours d’un dîner ou d’une fête, en passant par les conversations régulières avec les ministres, interlocuteurs principaux des ambassadeurs, les occasions d’exercer son verbe ne manquent pas et le dialogue représente une pratique diplomatique centrale, celle qui réunit à elle seule, et presque toujours simultanément, les trois fonctions du diplomate : la représentation, l’information et la négociation. La variété des modalités du dialogue s’accompagne souvent d’une variété de ton : l’on a davantage recours à l’argumentation dans des cadres plus solennels, tandis que l’on cherche à cibler les émotions de l’interlocuteur lorsque la conversation se tient dans un cadre informel par exemple.

Il revient parfois à l’ambassadeur, au cours de ses entretiens diplomatiques, de prendre des décisions qui modifient immédiatement le cours de la négociation et ébranlent les rapports de force entre les deux Couronnes. Éloigné de sa Cour, il doit souvent agir suivant ses propres lumières et bénéficie pour cette raison de la confiance de son souverain et de son ministre, confiance régulièrement réitérée par le ministre dans sa correspondance à Montmorin. Illustration de cette marge de manœuvre importante laissée au diplomate, la signature de la convention d’alliance entre les deux Couronnes est le fruit d’une longue session de négociations entre Montmorin et Floridablanca, que l’ambassadeur retranscrit après-coup dans une longue dépêche ministérielle dans laquelle il détaille les motifs qui l’ont conduit à prendre une telle décision. Les différents volets de la convention sont passés au crible par les deux négociateurs ; ainsi de « l’article qui concerne les Américains », qui « fut la matière d’une assés longue discussion », ou des prétentions territoriales de l’une et de l’autre Couronne au terme de la guerre :

Nous parlâmés après cela des objets que les deux Puissances se proposent d’aquérir ou de recouvrer par le traité de paix. […] Je m’arrêtai en particulier à celui qui regarde la côte de la Floride située le long du canal de Bahama. Je lui rappellai que précédemment  il avoit énoncé cette prétention avec moins d’étendue. Il me répondit que ce point lui paroissoit très-essentiel pour assurer la navigation espagnole dans le golfe du Mexique.

Je ne crus pas devoir pousser plus loin mes représentations sur cet objet craignant de paroître vouloir trop circonscrire les avantages que l’Espagne desiroit se procurer. (T.593 n°112, Montmorin à Vergennes, 13 avril 1779)

L’on s’aperçoit ainsi en lisant ces quelques lignes du fonctionnement de la négociation : les deux interlocuteurs échangent leurs points de vue à propos des différentes dispositions de la convention, et tâchent d’y inscrire leurs volontés. La discussion se prolonge tant que les deux parties ne trouvent pas un accord : « il seroit [Sic] inutile de vous répéter ici tous les raisonnements qui furent faits de part et d’autre », précise Montmorin plus loin dans la dépêche. Le dernier paragraphe constitue un exemple édifiant de l’esprit de compromis qui règne dans le processus de négociation diplomatique et qui seul en permet la résolution : Montmorin, « craignant de paroître vouloir trop circonscrire les avantages que l’Espagne desiroit se procurer », accepte les revendications territoriales exprimées par Floridablanca.

La dépêche s’achève sur le dénouement de cette âpre négociation, dont la résolution met en évidence l’autonomie de l’ambassadeur. Devant la possibilité de signer immédiatement la convention que lui propose Floridablanca, sans consultation préalable avec Versailles, Montmorin vit un moment unique dans la carrière d’un ambassadeur : entre ses mains reposent, entre autres, la suite du cours des événements de la guerre d’Amérique et la réputation de l’alliance diplomatique formée par la France et l’Espagne. S’il signe, il met fin à plusieurs mois de négociation acharnée de la part de la France auprès de l’Espagne pour obtenir son concours, sans toutefois s’assurer de la conformité des dispositions de la convention signée aux vues de Versailles, risquant ainsi sur le plan personnel au mieux, des remontrances appuyées, au pire un renvoi de la part du roi, et, sur le plan géopolitique, un déséquilibre du rapport de force entre la France et l’Espagne, potentielle source de conflits dans l’avenir, et fragilisant dans l’immédiat l’unité bourbonienne face à l’Angleterre. S’il ne signe pas, il retarde la formation de l’alliance entre les armées (navales et terrestres) des deux Couronnes, réduit les possibilités de victoire pour les Américains et nuit à la relation franco-espagnole en se défiant de Floridablanca et de sa proposition. Cet épisode permet de comprendre le comportement d’un ambassadeur lorsqu’il est amené à se prononcer sur des affaires stratégiques pour l’intérêt de l’État qu’il représente. Lors de moments-clés comme celui-ci, les réflexions du négociateur revêtent une dimension prospective, comparant ce qui pourrait survenir s’il prenait la mauvaise décision à ce qui aurait pu survenir s’il s’était engagé sur la voie alternative. L’impatience d’en finir, explique-t-il, a été le principal motif derrière sa décision. Laissons le négociateur nous confier ses tourments :

Après avoir ainsi passé en revue tous les articles de la convention qui pouvoient souffrir quelque difficulté, M. de Floride Blanche me proposa de la mettre au net et de la signer. […] Je n’étois pas précisément assuré que M. de Floride Blanche me proposerait cette signature aussi brusquement ; mais je m’en doutois d’après plusieurs propos que m’avoit tenus Sa Majesté Catholique. Je m’étois donc préparé à cet incident par toutes les réflexions possibles. Il m’avoit paru qu’un refus de ma part devoit r’ouvrir la source des méfiances et des soupçons ou du moins y fourniroit de nouveaux prétextes. Il me paroissoit aussi que la convention, telle qu’elle étoit rédigée, remplissoit formellement le principal objet ; celui de mettre fin à toute tergiversation, à toute lenteur de la part de cette Puissance. […] J’ai donc pris mon parti, et sans montrer le moindre doute à M. de Floride Blanche je lui ai dit que j’étois si certain des intentions du Roi que, sans m’arrêter à la différence qui existoit entre le projet que je lui avois remis et la convention qu’il me proposoit de signer, je ne balançois pas et que je serois prêt à signer. (T.593 n°112, Montmorin à Vergennes, 13 avril 1779)

b. La plasticité de l’ambassadeur

La parole du diplomate représente un atout majeur pour la négociation entre deux puissances, davantage que la plume, qui grave sur un manuscrit une position de manière définitive, ledit document pouvant être allégué par l’autre partie pour dénoncer un revirement de position. L’entretien diplomatique s’avère une modalité de négociation plus flexible, au cours duquel l’on peut affiner et nuancer une posture qui serait perçue comme immuable dans le format écrit. De manière générale, le dialogue donne l’occasion au diplomate d’exprimer son opinion à travers tout un nuancier de tons et d’expressions qui constituent l’essence – et la difficulté – de la praxis diplomatique. Par le canal oral, l’ambassadeur peut également se permettre de réitérer ses demandes, en jouant sur le degré d’insistance selon la priorité donnée à la question. Conscient de ces spécificités, Vergennes, dans une dépêche du 19 juin 1778, partage ses réflexions à Montmorin à propos du meilleur moyen de parvenir à convaincre Floridablanca de se joindre à la France dans le conflit anglo-américain. Deux options s’offrent à lui : transmettre au premier ministre espagnol un document circonstancié, écrit de sa main, détaillant les avantages que présenteraient une alliance immédiate entre les deux Couronnes, ou laisser à Montmorin le soin d’aborder le sujet, autant que nécessaire, avec Floridablanca. Expliquant son choix, il brosse un portrait du métier d’ambassadeur en s’appuyant sur une analogie pour le moins originale :

J'ai bien délibéré, Monsieur le Comte, si déférant à votre conseil, j’écrirois avec détail à M. le comte de Floride Blanche. Toute réflexion faite, il m’a paru que ce parti, quoique avantageux à plusieurs égards, pouvoit avoir de grands inconvénients. […] Une lettre ne donne lieu à la discussion, qu’autant qu’on veut bien s’y livrer, on en prend ce que l’on veut, et on laisse le reste. D’ailleurs votre ami est tranchant, peut-être même un peu humoriste, il pourroit donner telles solutions, contre lesquelles il seroit embarrassant de revenir. Il n’en est pas de même pour un ambassadeur. Semblable à un canard (pardonnez-moi cette comparaison peu noble), qui se met à l’eau après s’être secoué, il peut revenir cent et cent fois sur le même objet, sans qu’on s’en formalise, parce qu’on sait bien que c’est son devoir. (T.589, n°124, Vergennes à Montmorin, 19 juin 1778)

2. La parole par la plume

La pratique diplomatique ne peut cependant se résumer à une distinction entre oral et écrit. Quasi systématiquement, la parole innerve les écrits de l’ambassadeur, lesquels sont pour certains de véritables verbatim, ou tâchent de l’être, des entretiens qui se sont tenus de vive voix. L’ambassadeur partage son temps entre audiences (avec le souverain, le premier ministre, les ministres, les grands personnages de la Cour, les autres ambassadeurs, etc.) et rédaction des comptes-rendus de ces échanges, certes accompagnés de réflexions personnelles et d’éléments d’information accessoires. Ces dépêches de compte-rendu peuvent se teinter d’une subjectivité qui s’explique par des raisons matérielles et/ou physiques (lorsque l’ambassadeur n’est pas en mesure de transposer immédiatement par écrit son entretien, ou lorsque sa mémoire lui fait défaut). La plume de l’ambassadeur, faute de pouvoir retranscrire à l’identique les propos tenus, s’emploie ainsi à « mettre en récit » les mots de son interlocuteur.

Il convient de rappeler que les entretiens se tiennent dans une langue étrangère, Montmorin et ses principaux interlocuteurs (Charles III, Floridablanca, le prince des Asturies) échangeant exclusivement en espagnol. La transposition de l’oral à l’écrit s’accompagne alors nécessairement de modifications liées à l’interprétation linguistique, puisque la correspondance diplomatique entre l’ambassadeur et son ministre est en français. À ces difficultés éventuelles d’interprétation s’ajoute une dimension d’ordre physique non négligeable : l’ambassadeur doit rendre compte d’entretiens longs parfois de plusieurs heures, certains ayant eu lieu deux ou trois jours auparavant, et ce sans prendre de notes. L’on distingue ainsi à quel point la consignation par écrit de l’oralité présente plusieurs difficultés, que l’ambassadeur résout la plupart du temps en recourant à ses aptitudes, déjà évoquées, de littérateur. Comme le souligne avec justesse Mathieu Gellard, « l’écrit et l’oral s’entremêlent […] de façon permanente et complexe dans l’activité diplomatique » (Félicité, 2020, 220). Une dépêche de Montmorin illustre explicitement cette interopérabilité de la plume et de la parole au cœur de la praxis diplomatique. Les formes de discours direct, indirect et indirect libre s’y mêlent indissolublement, constituant une dépêche représentative de l’intimité problématique du couple oral-écrit dans le métier diplomatique. « C’est le résultat de 6 ou 7 conversations », précise-t-il :

Je vous envoye, Monsieur le Comte, une bien longue dépêche ; c’est le résultat de 6 ou 7 conversations au moins que j’ai eues avec M. le Comte de Floride Blanche. […] Il est convenu de la nécessité de prendre un parti dans les circonstances présente ; mais il m’a objecté le caractere du roi son maitre qui, m’a-t-il dit, n’étoit pas connu en France. Il me l’a peint comme rempli de la plus exacte probité, de tendresse pour sa maison, mais défiant, soupçonneux et très attaché à ses opinions. On a offensé son amour-propre, a continué M. de Floride Blanche, il a cru qu’on le considéroit comme un vice-roi d’une province de France qui devoit prendre ou quitter les armes suivant les ordres qu’il recevoit. Cette idée l’a humilié et de ce moment il a concu le projet de prouver qu’il étoit libre ; d’ailleurs, a ajouté le ministre espagnol, le Roi mon maitre n’est plus jeune ; il a été très pieux toute sa vie et à présent ses scrupules viennent l’assaillir. Le souvenir de ses disgraces passées le rend timide ; tout, en un mot, concourt à lui faire désirer d’éviter la guerre. Il faudroit (c’est toujours M. de Floride Blanche qui parle) pour le décider, lui présenter quelque succès brillant qui flattât son amour propre. Je le connois :  quoique devot l’amour de la gloire le touche ; il voudroit illustrer son regne. (T.590, n°265, Montmorin à Vergennes, 18 août 1778)

III. L’action

1. De l’apparat au contentieux

L’action forme le troisième élément de notre triptyque de l’activité diplomatique. Les fêtes, réceptions, bals, théâtres et autres distractions en constituent sans doute le volet le plus connu. Destinées à promouvoir le rayonnement de la France, elles consacrent le rôle de modèle social joué par l’ambassadeur au XVIIIème siècle : ce dernier ne manque pas de ravir ses convives et/ou invités « par le luxe de sa table, par le charme de ses manières, par la somptuosité de ses équipages, par l’éclat de ses fêtes » (Bely, 2007, 603). Ces festivités sont données à l’occasion de la naissance d’un dauphin, de la signature d’un traité ou de l’avènement d’un prince, et sont un véritable outil diplomatique à la disposition de l’ambassadeur pour exercer ses trois fonctions (représentation, information, négociation). La correspondance du prédécesseur de Montmorin, le marquis d’Ossun, renseigne sur la manière dont se déroulent alors ces « fêtes publiques » à Madrid :

On doit premièrement compter sur deux cents dames de qualité, et sur trois cents cavaliers, plus ou moins. La compagnie se rassemble à la nuit fermée. On sert des raffraîchissements de toute espèce ; ensuite on fait représenter, ou une comédie, ou un ballet en musique, ou un concert, le premier divertissement est le plus du goût de la Nation. Après le spectacle, on soupe… Lorsque le souper est fini, on commence le bal qui dure autant qu’il se peut… On observe aussi d’illuminer la façade de la maison avec des lampions. […]

Je passerai à présent, Monsieur, aux préparatifs préalables que je serai indispensablement obligé de faire pour rendre l’hôtel que j’habite susceptible d’y donner une fête dans le goût que je viens de la dépeindre […]. Je ne pourrai pas me dispenser de faire construire un théâtre dans mon jardin, et une salle de bal qui servirait aussi de salle à manger, dans une cour intérieure autour de laquelle mon grand appartement règne et a des croisées. Cette dépense ne serait pas exorbitante. Il faudrait aussi qu’au lieu de deux pages que j’ai, j’en prisse au moins huit pour le jour de la fête… les présents à faire aux comédiens et comédiennes seraient un objet ; la dépense de la cuisine, enfin mille autres petites dépenses formeraient un total assez fort. (T.539, n°116, Ossun à Choiseul, 14 août 1763)

2. Les litiges

La gestion des affaires courantes, et notamment des litiges et autres contentieux, occupe le second volet de l’action déployée par l’ambassadeur dans le cadre de sa mission. Précisément, les affaires d’ordre politique concernant la guerre d’Amérique n’occupent pas tout le temps de Montmorin, bien au contraire. La plus grande partie de sa correspondance est constituée de lettres de recommandation, de protestation, ou de sollicitations diverses, relatives à des conflits entre des Français et des Espagnols. C’est par exemple le cas de la dépêche citée ci-après : il s’agit d’un rapport adressé à Vergennes de la part d’un dénommé Saint-Priest, mais qui apparaît  dans la correspondance de Montmorin telle qu’accessible aux Archives diplomatiques, probablement parce que la lettre a été transmise à Montmorin par Vergennes pour que l’ambassadeur engage d’éventuelles démarches auprès de la Cour à Madrid. Le rapport relate en détail une altercation s’étant produite à Cette [ancien nom de la ville française de Sète] entre des pêcheurs français et catalans. Anecdotique, il permet de mettre en lumière la teneur des affaires que doit traiter de manière quasi-quotidienne l’ambassadeur de France en Espagne, qui est chargé de solliciter les ministres et autorités espagnols compétents pour leur faire part du litige en question. Par ailleurs, le récit en question est particulièrement saisissant :

Je viens d’être informé par mon subdélégué de Cette d’une émeute assés vive qui y est arrivée entre des pecheurs catalans au nombre de soixante et les pecheurs de la ville au sujet de la peche de la sardine. Il paroit du raport qui m’a été fait que les Catalans ont été provoqués par les pecheurs de la ville qui, par jalousie de ce que les Catalans pratiquant cette peche avec plus d’avantages d’eux, les inquiettent et les revoltent en leur faisant jetter pendant le jour des pierres par leurs enfants du haut du rocher qui donne sur le Bassin ou ils rangent plus commodement leurs bateaux et en leur faisant eprouver pendant la nuit les désagréments les plus cuisants en detruisant leurs barques et leurs filets.

Ces Catalans réduits au desespoir monterent a la ville haute dans le dessein d’y massacrer a coups de couteaux, de batons ou de pierres tous ceux de ce quartier qu’ils rencontreroient sur leur passage, ils blesserent en conséquence 20 ou 30 personnes et les gens du quartier haut qui se deffendirent leur tirerent a leur tour des coups de fusil et se battirent contr’eux. On parvint heureusement a faire cesser le desordre en faisant retirer les bourgeois et en obligeant les Catalans a se rembarquer et a sortir sur le champ du port ; on ne peut que louer le zèle des consuls, du Lieutenant de l’amirauté et du Consul espagnol qui ont agi de concert pour calmer les esprits. Il n’y a eu que quatre matelots grievement blessés qui ont été conduits à l’hopital parmi lesquels se trouve un Catalan. On espère qu’il n’en mourra aucun. Les consuls qui ont été insultés ont député icy pour représenter la necessité qu’il y auroit de leur envoyer des troupes, la ville n’étant gardée que par une compagnie d’invalides peu en etat d’agir. (T.590, n°179, Saint-Priest à Vergennes)

3. L’ambassadeur de France, factotum au service de Sa Majesté

a. Le commis-contrebandier

Si l’on continue à procéder du plus connu au plus méconnu s’agissant des différentes missions de l’ambassadeur, il convient d’aborder un aspect moins politique, mais non moins récurrent, de la correspondance de Montmorin. Par son statut élevé à la cour d’Espagne, disposant d’entrées à la cour, l’ambassadeur représente un intermédiaire commode pour l’élite de la noblesse française désireuse de transmettre des messages, des recommandations ou des cadeaux en Espagne. À l’inverse, il est idéalement placé pour répondre lui-même aux sollicitations diverses qui lui viennent de France, lui demandant d’envoyer tel objet, produit ou animal difficile à trouver sur le territoire français. D’ambassadeur de France, le comte se mue ainsi en commis voyageur, et sa correspondance se trouve parsemée de lettres et de messages à ce propos, parfois de la part du ministre lui-même, toujours sur des lettres particulières, ou griffonnées en fin de dépêche ministérielle. Il arrive par exemple que le comte de Vergennes, secrétaire d’État des Affaires étrangères, sollicite l’ambassadeur de France en Espagne pour que ce dernier lui remette quelques graines de concombres, sans préciser la raison de sa demande :

Lorsque vous aurez l’occasion de quelque courrier français ou Espagnol, je vous serai obligé, M. le Cte, de m’envoïer deux ou trois livres d’un tabac qu’on nomme vinaigrillo. C’est une commission qui m’est tres particulierement recommandée, et dont j’aurai soin que le montant vous soit exactement remboursé. Je vous demanderai aussi pour moi des graines des plus beaux cocombres. (T.590, n°159, Vergennes à Montmorin, 7 août 1778)

Montmorin, dévoué serviteur de Sa Majesté, s’empresse de s’acquitter de l’éminente charge :

Je ne peux pas vous envoyer par le courrier, Monsieur le comte, le tabac et les graines que vous me demandés, mais vous les aurés incessamment. Je m’occupe dans ce moment de les rassembler afin de pouvoir les faire passer par la 1ere occasion. (T.590, n° 262, Montmorin à Vergennes, 22 août 1778)

En outre, l’ambassadeur se trouve parfois au milieu d’échanges de présents personnels, toujours utiles à des fins politiques pour conserver l’amitié des hauts personnages de la cour d’Espagne, et inversement :

M. de la Torre qui part demain pour l’Espagne a bien voulu se charger d’une petite caisse à l’adresse de M. de Galvez qui renferme le morceau de porcelaine dont je vous ai parlé ; je vous prie, M., d’en prévenir ce Ministre, en lui témoignant toute notre reconnaissance de la decouverte dont nous sommes redevables à l’envoie de platille qu’il nous a fait. Faites en sorte d’obtenir qu’il veuille bien nous en procurer une provision raisonnable. (T.594, n°344, Vergennes à Montmorin, 26 juin 1779)

La mission de Montmorin, négociateur de la France en Espagne durant la guerre d’Amérique, signataire de la convention d’alliance entre les deux Couronnes, lui donne également l’occasion d’exercer ses aptitudes à la négociation pour des affaires moins prestigieuses, mais auxquelles le cabinet de Versailles n’accorde, semble-t-il, pas moins d’importance. Dans le dernier passage cité, les instructions de Vergennes sont claires : « Faites en sorte d’obtenir qu’il veuille bien nous en procurer une provision raisonnable. » Cette « platille », bien que signifiant littéralement « petite assiette », semble renvoyer au platine, métal précieux présent en Amérique latine, et auquel fait référence Montmorin dans les deux extraits suivants. Or, ce métal n’est pas accessible aisément en Espagne, indique l’ambassadeur, qui assure toutefois qu’il fera son possible pour effectuer sa mission :

Je remettrai à M. de Galvés l’écuelle que vous m’annoncés, et j’attendrai le moment ou je la lui présenterai pour entamer la négotiation relativement à la platille qu’on donnerait a la manufacture, je vous avouerai que je crains fort d’y échouer, vous savés a quel point l’extraction de ce metal est prohibé en Amérique. M. de Galvés en me remettant la petite quantité que je vous ai envoyé m’assure que c’était tout ce qu’il y avait en Espagne. (T.594, n°370, Montmorin à Vergennes, 1er juillet 1779)

Enfin, le statut d’ambassadeur de France sembler autoriser certaines dérogations aux règles, qu’il convient cependant de dissimuler autant que possible, ainsi que le précise prudemment Montmorin dans l’extrait suivant. Les courriers diplomatiques n’étant pas contrôlés aux postes de frontière, une certaine contrebande peut s’établir, avec l’aval de l’ambassadeur, afin de contourner les barrières douanières entre la France et l’Espagne. Voyez l’inquiétude soulevée par Montmorin dans sa lettre particulière à Vergennes, qu’il invite à ne pas évoquer la transaction dans sa réponse :

La platine dont je vous ai parlé en dernier lieu, Monsieur le Comte, doit être à présent à Bayonne. Il y en a seize livres qui vous seront envoyées quand vous les désirerez et dont vous pourrez faire l’usage que bon vous semblera. L’emplette n’est pas fort chère. Le tout reviendra, je crois tout au plus a 17 ou 18 louis. Je vous prie d’observer, que cette platine est de contrebande et qu’en me repondant sur cet article par la poste vous me compromettrez ainsi que ceux qui me l’ont procurée. (T.594, n°427, Montmorin à Vergennes)

De manière plus anecdotique, outre les épices, les porcelaines et autres marchandises exotiques, les animaux d’Espagne semblent particulièrement appréciés par la haute noblesse française. Il n’est pas rare que Montmorin reçoive des commandes de chevaux, (ici pour Charles-Eugène de Lorraine, prince de Lambesc)… :

Vous vous rappelerés, monsieur le comte, que vous m’écrivites il y a environ deux mois que M. le Prince de Lambesq avait besoin de deux chevaux de revue pour Sa Majesté. J’en parlai a M. le Cte de Flor. Bl., il les a fait chercher, et ils sont depuis hier dans mon écurie. Je compte en remercier aujourd’hui S. M. C. Ils me paraissent de la plus grande beauté autant que je peux m’y connaitre. Je desirerais savoir si M. de Lambesq les envoyera chercher, ou si je dois les envoyer. Veuillés bien me donner vos ordres. (T.606, n°178, Montmorin à Vergennes)

… ou de chiens (pour l’épouse du ministre) :

On m’a demandé un chien très petit pour Md la ctesse de Vergennes ; si je peux en trouver un, M. le duc de Crillon qui retournera bientôt en France s’en chargera. (T.587, n°224, Montmorin à Vergennes)

b. Le messager

En dehors des commandes éventuelles, l’ambassadeur peut plus généralement jouer un rôle de messager, lorsque survient un besoin précis. Sa position d’intermédiaire auprès de la Cour d’Espagne le conduit à solliciter auprès de Charles III certaines autorisations particulières liées à la situation de l’Espagne. Ainsi, lorsqu’un éminent botaniste de Louis XVI envisage de rejoindre le Mexique pour y effectuer des recherches scientifiques, c’est à Montmorin qu’il revient de prendre langue avec le ministre concerné pour obtenir un laissez-passer (et un défraiement) au nom du demandeur ; voyons la lettre particulière suivante, de la main de Vergennes :

J’ai l’honneur de vous envoyer ci-joint, Monsieur, un placet qui m’a été préfacté par le sr André Michault de Versailles ; vous y verrés que ce particulier demande la permission de passer au Mexique pour y faire des recherches botaniques ; le but me paroit trop louable et trop utile à l’humanité pour que je ne me fasse pas un plaisir d’envoyer la demande du sr Michault […]. S. M. C. ajouteroit infiniment à cette grace en accordant au s. Michaut le passage gratis sur un de ses vaisseaux : cette seconde faveur serait d’autant plus avantageuse à ce particulier que son intention est de se rendre en Amérique a ses propres frais. (T.593, n°10, Vergennes à Montmorin, 2 mars 1779)

La réponse de Montmorin ne se fait pas attendre :

J’ai reçu en même tems que la lettre particulière dont vous m’avés honoré celle à la quelle étoit joint le mémoire du sr Michault qui desire passer dans l’Amérique espagnole pour y faire des recherches de botanique ; j’en parlerai à M. de Galvés qui, j’espère, ne se refusera pas a accorder cette permission. (T.593, n°65, Montmorin à Vergennes, 15 mars 1779)

Terminons cette partie consacrée à l’action de l’ambassadeur sur une phrase qui résume l’(hyper)activité de Montmorin, tirée d’une lettre particulière à Vergennes dans laquelle il déplore, avec son emphase caractéristique, les effets des nombreux voyages effectués les semaines précédentes : « je ne suis pas endormi depuis une quinzaine de jours » (T.590, n°182, Montmorin à Vergennes).

Conclusion

Renseigner sur les modalités d’exercice de la diplomatie française au XVIIIème siècle à partir de la correspondance diplomatique d’un ambassadeur de France en Espagne : tel était l’objectif de notre recherche, qui a fait naître un portrait polychrome du « métier » d’ambassadeur. Celui-ci, afin de mener à bien ses fonctions de représentation, d’information et de négociation, s’appuie sur trois modalités irréductibles : l’écrit, l’oral et l’action, cette dernière empruntant évidemment aux deux premières, tandis que celles-ci sont bien souvent orientées vers l’action, consacrant ainsi l’interopérabilité de ces trois moyens de procéder. À la manière d’un kaléidoscope, nous avons tâché de faire apparaître toute l’hétérogénéité des missions de l’ambassadeur au XVIIIème siècle : de l’observateur au contrebandier en passant par le flatteur et le metteur en scène, la figure du ministre plénipotentiaire se révèle, à mesure que l’on parcourt sa monumentale correspondance, être celle d’un acteur aux masques et rôles divers, échappant au cadre restrictif de la définition. Reflet d’une diplomatie moderne encore en gestation, le métier d’ambassadeur semble ici se chercher, sans qu’une définition claire puisse y être attachée, illustrant le caractère insaisissable de la praxis diplomatique au XVIIIème siècle.

Note

Bibliographie

Corpus

Archives diplomatiques, Correspondance politique d’Espagne, t.587-t.609. Archives diplomatiques, Mémoires et documents, 18MD/146.

Archives diplomatiques, Mémoires et documents, 18MD/207. Archives diplomatiques, Personnel, vol. 52.

Autres références

ANDRETTA, Stefano. 2010. Paroles de négociateurs : L’entretien dans la pratique diplomatique de la fin du Moyen âge à la fin du XIXe siècle. Rome : École française de Rome.

AUTRAND, Françoise. 2007. Histoire de la diplomatie française. Paris : Perrin.

BAILLOU, Jean. 1984. Les Affaires Étrangères et le corps diplomatique français. Paris : Éditions du CNRS.

BELY, Lucien. 1998. L’invention de la diplomatie : Moyen âge-Temps modernes. Paris : Presses universitaires de France.

BELY, Lucien. 1999. La société des princes (XVIe-XVIIIe siècle). Paris : Fayard.

BELY, Lucien. 2007. L’Art de la paix en Europe : Naissance de la diplomatie moderne, XVIe-XVIIIe siècle. Paris : Presses universitaires de France.

MONTEGRE, Gilles. 2020. « La société des diplomates », Revue d’histoire diplomatique. Paris.

OZANAM, Didier. 1998. Les diplomates espagnols du XVIIIe siècle : Introduction et répertoire biographique (1700-1808). Madrid : Casa de Velázquez.

FÉLICITÉ, Indravati. 2020. L’identité du diplomate, Moyen Âge-XIXe siècle : Métier ou noble loisir ? Paris : Classiques Garnier.

Pour citer cette ressource :

Aurélien Allaire, "Entre parole(s) et plume : l’insaisissable «praxis» diplomatique du XVIIIème siècle", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2024. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/les-grandes-figures/entre-parole-s-et-plume-l-insaisissable-praxis-diplomatique-du-xviiieme-siecle