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Le trafic d’armes de la guerre d’Espagne (1936-1939) : histoire française d’une mobilisation transnationale

Par Pierre Salmon : Maître de conférences - ENS-Ulm
Publié par Elodie Pietriga le 04/09/2023

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L’histoire française du trafic d’armes destiné à la guerre civile espagnole (1936-1939) a été tributaire du récit des anciens responsables politiques du Front populaire. Les témoins ont progressivement installé l’idée d’un trafic d’armes à l’image des mobilisations antifascistes dans le conflit, c’est-à-dire essentiellement militant. Le phénomène, qui suppose la participation de cercles économiques et criminels, repose pourtant sur des individus capables de transgresser les frontières matérielles et immatérielles. Loin d’avoir été totalement encouragée ou appuyée, la circulation de matériel de guerre a fait l’objet d’un contrôle étroit et durable en France.

Char léger T-26 pendant la Guerre civile espagnole

Char T-26 du camp républicain pendant la bataille de Teruel.
Source : Wikipedia, domaine public.

Le conflit espagnol éclate après le coup de force de militaires contre la Seconde République et son gouvernement de Frente Popular. L’insuccès du coup de force dans une grande partie du pays, après les 17 et 18 juillet 1936, ouvre la voie à une longue guerre civile. Presque trois ans durant, celle-ci oppose les forces dites « nationales » – elles sont surtout conservatrices et réactionnaires – au camp républicain, qui unit les gauches révolutionnaires et modérées aux communautés autonomes basques et catalanes. De nombreux observateurs soulignent vite les enjeux politiques d’un conflit qui symbolise la lutte entre fascistes et antifascistes. Rapidement, une idée s’installe : cette guerre fait office de répétition générale d’un conflit de plus grande envergure.

Pour éviter toute extension des hostilités, les puissances européennes mettent en place une politique de « non-intervention » qui interdit toute assistance militaire aux deux camps. Ébauchée dès août 1936 par les démocraties française et anglaise, cette initiative entend freiner le soutien de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste aux militaires insurgés, bientôt dirigés par le général Franco. Dans la droite ligne des politiques d’apaisement défendues à cette époque, le projet de « non-intervention » privilégie les compromis aux rapports de force. Le comité créé en septembre 1936, à Londres, devient rapidement un symbole d’impuissance, voire d’inaction. Il faut par exemple attendre le mois d’avril 1937 pour qu’un plan de contrôle terrestre et maritime entre en vigueur, mais celui-ci tourne au fiasco à la suite des violations répétées de deux de ses membres, l’Allemagne et l’Italie, qui multiplient les accrochages avec les forces républicaines au lieu d’appliquer le strict contrôle des côtes qui leur incombait. L’échec du plan de « non-intervention » tient également à son incapacité à faire respecter l’embargo dans le conflit. En effet, dès les premiers instants, la plupart des signataires bafouent leurs engagements en envoyant des armes en péninsule Ibérique. L’Allemagne nazie et l’Italie fasciste assistent le camp franquiste en lui prêtant un soutien humain, matériel et financier des plus actifs. L’envoi du Corps des Troupes Volontaires (CTV) italien – des troupes régulières – et celui de la Légion Condor allemande constituent les preuves les plus flagrantes de leur contribution à l’effort de guerre. Malgré son isolement sur la scène internationale, le gouvernement républicain parvient à catalyser les soutiens. Plusieurs dizaines de milliers de volontaires se rendent en Espagne pour combattre ; ils intègrent dans leur grande majorité les Brigades internationales. Pour le volet matériel, la République du Frente Popular est appuyée directement par l’URSS et, dans une bien moindre mesure, par le Mexique. Décisive, cette aide n’en demeure pas moins insuffisante. Pour la compléter, les partisans du camp républicain achètent des armes et du matériel de guerre dans un cadre semi-légal. Ainsi, l’ambassade espagnole de Paris sert à passer des commandes en Pologne, en Grèce, en Tchécoslovaquie ou en Amérique du Nord. Tous les canaux possibles sont mis à contribution. Avec une autonomie relative, des militants antifascistes entreprennent également de se procurer des armes sur le marché noir, c’est-à-dire en contrebande. Moins importante en volume et beaucoup plus diffuse, cette pratique a moins retenu l’attention dans l’immédiat.

Dans ce contexte, les motivations idéologiques des fournisseurs et de plusieurs intermédiaires sont parfois difficiles à lire, quand elles ne sont pas totalement absentes. Activité lucrative et voilée, l’approvisionnement en armes de la République espagnole bouscule les clivages habituels entre fascistes et antifascistes. Face aux circulations des armes sur son territoire, le gouvernement français et son administration adoptent une attitude ambivalente : jamais complètement empêchés, les flux d’armements sont presque toujours gênés par des réserves en haut lieu et des résistances de l’administration locale. À ce titre, l’Hexagone constitue un observatoire du champ des attitudes possibles face à l’Espagne en guerre.

La dimension politique du trafic d’armes

Au sein de l’historiographie française, le trafic d’armes à destination de l’Espagne républicaine a essentiellement été présenté comme une action idéologique. La participation visible et massive de l’URSS n’y est pas étrangère. Pour le régime de Joseph Staline, il importe que l’intervention en Espagne procure un certain bénéfice politique auprès des militants communistes, sans pour autant compromettre un rapprochement avec la France et l’Angleterre, sur le plan diplomatique. Somme toute, les envois de provenance russe, la formation des Brigades internationales et les campagnes humanitaires des sections communistes nationales et du Komintern transforment l’URSS en soutien par excellence de l’Espagne antifasciste. À force de propagande, cette aide génère une sympathie qui dépasse souvent les cercles d’influence communistes. Si le soutien des milieux socialistes et anarchistes remporte moins de suffrages, il n’en demeure pas moins tangible. Cependant, ces mouvements se trouvent divisés sur la posture à tenir à l’égard de l’embargo, et leurs moyens humains et financiers sont également moins importants. De leur propre aveu, les forces révolutionnaires non communistes envoient jusqu’à une vingtaine de camions en Espagne, pour un total de quelques milliers de tonnes de matériel « stratégique » (Salmon, 2021, 129). Certes importantes, ces livraisons sont sans commune mesure avec le volumineux matériel convoyé par la compagnie maritime France Navigation, qui est animée par les communistes français avec l’objectif de transporter des armes provenant des arsenaux soviétiques et d’ailleurs. En ce qui concerne les seuls transits effectués par le territoire français, au moins 14 navires de la compagnie ont été identifiés, pour un total d’environ 30 000 tonnes de matériel de guerre. Si ce chiffre souligne l’importance prise par les communistes français, il gagne aussi à être nuancé au regard du rôle occupé par des compagnies aux contours mal définis et parfois fantoches, qui amènent en Espagne et par la France un volume à peu près équivalent à celui transporté par France Navigation.

Si au départ, toutes les tendances – communistes, anarchistes, socialistes – se rapprochent pour soutenir la République espagnole, des divisions révèlent rapidement les lignes de fracture du mouvement antifasciste. En France, en effet, les stratégies de soutien à l’Espagne républicaine rejouent souvent les rivalités politiques d’alors. Les chercheurs ont souligné les différences qui peuvent exister entre un antifascisme révolutionnaire d’essence anticapitaliste et un autre, beaucoup plus modéré, intellectuel, parfois catholique, qui se dit libéral et antirévolutionnaire. Ces aspirations contraires sont source de quiproquos dans la France de l’entre-deux-guerres, dans la mesure où les mouvements antifascistes se déchirent sur leur rapport à la guerre, que la très grande majorité refuse. Au sein de la population, les discours sur les profiteurs de la guerre et les « marchands de canons » jettent l’opprobre sur le trafic d’armes. À n’en pas douter, la clandestinité des opérations accroît l’aversion des militants et personnes de tous bords, qui sont finalement peu nombreux à se mobiliser en ce sens.

L’action des communistes est celle qui a le plus fortement marqué les mémoires et l’historiographie. L’influence hégémonique des mémoires communistes durant l’après-guerre a certainement contribué à ce phénomène, mais cette impression a sans doute été alimentée par l’anticommunisme des sociétés européennes. Durant l’entre-deux-guerres, la peur d’un « complot » soviétique est en effet un élément idéologique important à droite, voire au centre de l’échiquier politique. En présentant l’aide au Frente Popular comme une machination soviétique, marxiste ou communiste, la propagande franquiste renforce cette idée ; ses relais en France ou ailleurs font de même. Par la suite, la guerre froide n’a sûrement pas dissipé cette approche manichéenne qui consiste à dépeindre les communistes en sauveurs de l'Espagne ou en froids calculateurs prêts à sacrifier cette dernière. Ce faisant, l’assimilation entre trafic d’armes, communisme et guerre d’Espagne devient une évidence qui n’a pas toujours fait l’objet des nuances nécessaires.

En France, comme en Belgique, en Suisse ou aux États-Unis, des militants de différents horizons se mobilisent pour fournir des armes à la République espagnole. Il est fréquent que l’étiquette politique importe peu pour les individus qui s’engagent spontanément dans la pratique contrebandière. Cela n’interdit pas de recevoir des consignes de structures militantes ou étatiques. Parfois sollicitée et encadrée par le camp républicain et son ambassade parisienne, cette pratique est aussi orchestrée par des partis politiques ou des syndicats, le tout sous le contrôle plus ou moins lâche des internationales communiste, anarchiste et socialiste. Cette aide prend généralement la forme de comités de soutien à l’Espagne, qui achètent des armes en contrebande, en complément des actions humanitaires. En France, l’Union Anarchiste de Louis Lecoin coordonne ainsi le Comité pour l’Espagne Libre (CEL), organisation qui assume publiquement vouloir « secourir la révolution espagnole par une propagande intense, lui apporter un soutien moral de tout instant et une aide matérielle ». Ouvert à toutes les tendances, à l’exception des communistes, cette structure collabore étroitement avec les anarchistes espagnols de la CNT et de la FAI, qui la financent. Ce sont cependant les communistes ou les membres de la CGT qui apportent le soutien le plus notable au camp républicain. Jacques Duclos ou Léon Jouhaux sont souvent cités à valeur d’exemple. En dehors des aides sporadiques pour acheter des armes, c’est surtout dans le transport que les communistes et les cégétistes se démarquent. Leur rôle dans le convoyage de matériel de guerre par voie de mer est décisif dès les premiers mois du conflit. C'est à partir de mai 1937 que les communistes français animent la nouvelle compagnie France Navigation afin de convoyer du matériel de guerre à destination de l’Espagne.

Si les centrales politiques ont un rôle déterminant, des appuis existent également au sein du gouvernement français. Pierre Cot et son secrétaire de cabinet Jean Moulin font ainsi leur possible pour envoyer des avions à la République espagnole durant les premiers mois du conflit. Leur souhait d’aider le camp républicain est partagé par certains acteurs politiques dont le rôle a été moins mis en lumière par l’historiographie. Il en va ainsi pour Édouard Herriot, membre du Parti radical, président de la Chambre des députés. Hostile au soutien matériel à l’Espagne au début du conflit, celui-ci se mue en interlocuteur privilégié des ambassadeurs républicains espagnols. Pratique éminemment politique, puisqu’elle est motivée idéologiquement, l’assistance matérielle à l’Espagne républicaine doit cependant être analysée au-delà du seul prisme militant.

Dépolitiser les fournitures d’armes ?

Tout n’est pas affaire de soutien politique. Qu’il s’agisse des États qui fournissent le matériel ou de ceux qui l’achètent en couverture voire autorisent son transit, le facteur idéologique ne constitue pas forcément la meilleure clé d’analyse de leur action. L’historien britannique Gerald Howson a ainsi souligné l’importance des envois de matériel de guerre à l’Espagne antifasciste par des régimes autoritaires anticommunistes tels que la Pologne de Józef Beck ou la Grèce de Ioánnis Metaxás. En vendant du matériel militaire en grandes quantités aux deux camps – surtout aux républicains – ces pays ont pu financer leur propre réarmement en vue d’un futur conflit.

Les livraisons soviétiques ont quant à elles fait couler beaucoup d’encre. C’est au départ la propagande franquiste qui a largement insisté sur l’idée d’une soviétisation de l’Espagne et sur la spoliation de ses réserves d’or avec la complicité des dirigeants républicains. Loin des polémiques idéologiques initiées par les historiens officiels du régime, Daniel Kowalsky considère que les livraisons ont bien donné lieu à des immixtions dans la vie politique au sein du camp républicain (2003, 343-352). Yuri Rybalkin souligne quant à lui les motivations financières et diplomatiques de Joseph Staline (2008, 72). Du côté républicain comme de celui de l’URSS, malgré tout, il s’agit plutôt d’une alliance de circonstance que d’une volonté de transformer le pays en avant-poste du communisme. Ángel Viñas évoque un « virage soviétique » engagé par le camp républicain en raison des abandons de la part d’alliés plus naturels, comme la France ou l’Angleterre (2010, 387). Contrairement à ces pays, l’URSS était capable d’effectuer des livraisons importantes de matériel de guerre tout en couvrant des achats en Europe par le biais de son système financier. Au total, les républicains dépensent 200 à 300 millions de dollars auprès des Soviétiques sur les 744 millions engagés durant tout le conflit. Contrairement à ce qui a été soutenu par les franquistes, voire certains milieux de gauche espagnols, l’ensemble de l’or républicain n’a donc pas été dilapidé à Moscou, puisque d’autres capitales ont également servi de plateformes financières. Si ces frais ont permis l’acquisition de matériel moderne – surtout des avions et des chars – certaines commandes ont été de médiocre qualité et, surtout, livrées avec retard et discontinuité. Des raisons d’ordre technique et diplomatique l’expliquent, mais Gerald Howson a aussi mis en lumière le caractère très dispendieux de l’assistance des Soviétiques, qui font payer le prix fort aux républicains espagnols (1998, 146-152).

À l’échelle individuelle, le prétexte idéologique n’est pas toujours évident. Il arrivait que des militants se mobilisent non seulement par motivation politique, mais aussi parce que le transport des armes pouvait s’avérer rémunérateur dans un contexte économique difficile. En outre, les membres de l’ambassade républicaine à Paris, du CEL, du PCF ou des socialistes devaient s’en remettre aux réseaux professionnels ou criminels capables de leur procurer du matériel stratégique. Les milieux du proxénétisme et du trafic de stupéfiants – tels que Paul Carbone et François Spirito – sont ainsi mobilisés par les anarchistes du CEL pour obtenir des armes sur le marché noir et les faire passer en Espagne. Les républicains espagnols ont quant à eux compté sur le soutien de marchands d’armes aux opinions anticommunistes ou antidémocratiques notoires. Edgar Grimard, homme fort de l’industrie des armes à Liège, est connu pour être membre du parti Rexiste, un mouvement politique monarchiste d’inspiration fasciste. Durant les premiers mois du conflit, cela ne l’empêche pas de s’imposer en intermédiaire incontournable des républicains espagnols.

À la jonction entre les fournisseurs de matériel de guerre et les républicains, plusieurs courtiers s’imposent rapidement comme les clés de voûte du système d’approvisionnement. Ces individus peu ordinaires ont marqué l’imaginaire collectif au sortir de la Première Guerre mondiale. Considérés comme des héritiers de Basil Zaharoff, le plus grand des « marchands de mort », l’opinion est très critique à l’égard des « trafiquants d’armes ». Les causes sont évidentes dans la mesure où ces derniers servent rarement une cause générale – qu’elle soit politique ou patriotique – mais spéculent sur des opérations capitalistes aux conséquences bien connues. Leur profil mérite cependant un éclairage. Acteurs capitalistes, ils agissent au sein d’un marché très concurrentiel, mais rémunérateur. À l’instar d’individus comme Stefan Czarnecki, Simon Marcovici ou Michael Rosenfeld, ce sont des individus polyglottes et cosmopolites qui, pour être généralement passés par les plus grandes écoles européennes, sont membres des cercles mondains des grandes capitales. Proches eux aussi des milieux politiques réactionnaires ou conservateurs, ils ont généralement connu l’expérience du feu et conservent des contacts au sein de différents États-majors européens. Au gré de mobilités forcées ou choisies, ils ont développé un solide réseau professionnel dans le domaine financier, des transports, de l’énergie et/ou des armements. Pour comprendre leur fonction, il faut donc se dégager des jugements de valeur et rappeler que, par leur fine connaissance d’un marché très fermé, ils demeurent des acteurs incontournables.

Cette collaboration apparemment contre nature entre des forces antifascistes et leurs ennemis idéologiques a nourri les polémiques. L’embargo sur le matériel de guerre n’empêche guère l’achat d’armes, mais il impose ce type d’intermédiaires entre la République espagnole et ses fournisseurs, ce qui permet rarement l’achat de matériel moderne à bon prix. En outre, plusieurs scandales se sont répandus comme une trainée de poudre lorsque des courtiers mal intentionnés ont bloqué des opérations ou dénoncé des cargaisons afin de provoquer leur saisie, leur destruction voire leur capture. Malgré ce lot d’infortunes, le camp républicain compte aussi de fidèles soutiens chez les courtiers en armements. Le concours du néerlandais Daniël Wolf ou du polonais Stefan Czarnecki a, grâce à leur réseau personnel, permis de combler une partie de son déficit matériel vis-à-vis du camp franquiste, qui profite de livraisons allemandes et italiennes plus importantes. Rendue nécessaire par l’embargo, cette collaboration souligne qu’une lecture strictement politique ne rend pas compte du complexe mélange d’obédiences et de motivations en contexte d’illégalité.

La France au carrefour des circulations

L’attitude de la France à l’égard de l’Espagne républicaine a fait l’objet de nombreux débats. Durant le conflit et ses lendemains, d’anciens ministres et hauts fonctionnaires ont été appelés à faire part de leur action. Ils ont généralement insisté sur le « relâchement » du contrôle lié à la « non-intervention » et, ce faisant, ils ont eu tendance à évoquer un soutien rapide, invariable et massif au camp du Frente Popular. Depuis les années 1990, de nouvelles recherches en relations internationales ont profité de l’ouverture d’archives diplomatiques républicaines pour réviser cette question. Grâce à ces sources inédites, des historiens ont insisté sur les âpres négociations qui entourent les ouvertures et les fermetures de la frontière française aux flux d’armements, qu’ils viennent d’URSS ou d’ailleurs. À ce propos, différentes vues s’opposent. En Espagne, les chercheurs se montrent généralement très critiques à l’égard de la décision de « non‑intervention » et de son relâchement, qui est finalement peu pérenne. En France, certaines études soulignent également la responsabilité française dans la mise en place de la « non‑intervention », quand d’autres rappellent les constantes incertitudes qui entourent le sort réservé aux envois d’armes. Cependant, les grandes synthèses sont longtemps restées relativement imperméables à ce renouvellement historiographique. Elles continuent à souligner le rôle des dirigeants du gouvernement français dans l’aide à l’Espagne, alors que ce regard gagnerait à laisser plus de place aux républicains espagnols. Ce désintérêt s’explique sûrement par les perceptions négatives qui entourent l’Espagne, qui était considérée comme un État faible, au contraire de la France (Girault, 1986, 151-159). Il en va aussi de l’histoire du Front populaire, qui a longtemps été écrite par d’anciens élus ou militants, quand elle ne s’appuie pas sur leurs témoignages (Monier, 2007, 252-253). Ce phénomène est particulièrement perceptible concernant le trafic des armes. Celui-ci a été pris au piège d’un récit vu « d’en haut », par opposition à une histoire vue « d’en bas », celle de ses forces vives. Ce faisant, l’historiographie française a eu tendance à oublier les ressorts très concrets des mécanismes de solidarité. Ainsi, un récit à la fois académique et mémoriel insiste sur les contingences diplomatiques de l’aide française, tout en présentant cette dernière comme l’auxiliaire actif et durable de l’aide militaire russe en Espagne républicaine.

Il convient dès lors d’interroger le degré de participation étatique au phénomène. La stratégie diffère selon les pratiques – trafic totalement illégal ou semi-légal –, l’origine du matériel, les échelles d’applications et les circonstances intérieures ou internationales. Accéléré, empêché ou réprimé par certains membres du gouvernement, le trafic fait aussi l’objet de luttes d’influence entre les administrations françaises, ses fonctionnaires et les élus, le plus souvent à l’échelle locale. Plus que « relâchée », la « non-intervention » est éclatée.

L’analyse d’archives de surveillance, administratives et politiques inédites nuance fortement l’idée d’un relâchement précoce, important et invariable du contrôle des flux d’armements. Cadencée dans le temps, éclatée dans l’espace, la « non‑intervention » s’adapte aux circonstances intérieures et diplomatiques. Dans l’ensemble précaire et souvent intéressée, la participation française aux envois d’armes a certes rencontré des difficultés, mais elle témoigne d’une politique résolument agissante à l’égard du conflit espagnol et, de fait, sur la scène diplomatique européenne. Durant les premiers mois du conflit, une centaine d’avions est fournie, mais il s’agit essentiellement d’appareils impropres au combat et démodés ; le matériel terrestre obtenu en parallèle se révèle bien peu important. Après plusieurs mois de relative fermeture, la France réalise effectivement un net « relâchement », à partir de l’été 1937, qui consiste à ouvrir plus largement ses frontières aux transits d’armements. Cette politique n’empêche pas de longues négociations pour le passage de convois qui, en définitive, doivent disposer de montages légaux suffisamment solides aux yeux des autorités. Ce tournant n’interdit pas des fermetures frontalières ultérieures, et il concerne surtout des fournitures soviétiques qui arrivent par intermittence à partir de la fin de l’année 1937. Déployée secrètement, cette politique constitue une solution par défaut pour les autorités hexagonales, qui refusent de livrer du matériel moderne sorti de leurs arsenaux.

L’ouverture de la frontière est rythmée par l’agenda diplomatique français. Les flux d’armements sont freinés ou accélérés avec le contrôle plus ou moins lâche de l’administration qui répond surtout aux ordres de Gaston Cusin. Homme de confiance de Léon Blum, cet ancien cégétiste occupe différents cabinets sous le Front populaire, en particulier aux Finances et à la coordination des services de la présidence du Conseil. Grâce à ces différents postes, il peut officieusement coordonner l’aide matérielle à l’Espagne au sein des différents gouvernements en lien direct avec les républicains espagnols. Dans ce cadre, les dirigeants français cherchent à ménager leurs alliés – les Soviétiques et les Anglais – tout en conservant une certaine marge de manœuvre à l’égard des deux camps en lutte. Pour les gouvernements qui se succèdent, la posture face à l’Italie fasciste compte également dans la mesure où il s’agit de désolidariser ce pays de l’Allemagne, et donc de lui apporter quelques concessions en se montrant à l’écoute des pétitions de leurs alliés franquistes, qui requièrent avant tout de fermer la frontière pyrénéenne aux flux d’armements. Toutes ces puissances sont plus ou moins partie prenante des débats qui concernent la frontière pyrénéenne, laquelle devient ainsi un objet diplomatiquement négociable afin de sauver la paix sinon la place de la France sur l’échiquier européen. Par conséquent, tout indique que l’administration hexagonale ne ferme pas les yeux à l’égard des fournitures matérielles.

La participation étatique souffre aussi de nombreuses limites. En France, les autorités se révèlent impuissantes à réprimer les flux d’armements d’apparence légale, quand elles en ont l’intention. Déjà difficile en soi, le contrôle des frontières souffre de failles juridiques qui empêchent d’agir efficacement contre les livraisons disposant d’un habillage légal. La prohibition est néanmoins suffisamment effective pour décourager les opérations d’envergure. À la fin de l’hiver 1938, lorsque la France supervise pleinement les opérations, il faut détisser adroitement les engagements précédents pour organiser le passage substantiel de matériel de guerre en provenance d’Union soviétique. Au demeurant, il importe de dissocier la décision politique de sa mise en œuvre. D’abord appliquée, la « non‑intervention » n’empêche pas les envois sporadiques ni les complicités de certains fonctionnaires qui, poussés par des motivations idéologiques, font acte de complicité. Plus fréquents chez les douaniers qu’ailleurs, ces soutiens ne semblent pas systématiques et restent, de toute manière, difficiles à documenter. Ensuite « relâchée », elle fait face à de nombreux blocages au sein de l’administration, notamment chez les forces de l’ordre qui gênent ces opérations d’une discutable légalité. De fait, les archives espagnoles et françaises altèrent fortement l’idée d’une aide appliquée sans résistance ni aucune réserve, lieu commun surtout véhiculé par d’anciens dirigeants du Front populaire. Faute de sources, les chercheurs ont longtemps dû s'en remettre à leurs témoignages rétrospectifs des événements.

Dans ce contexte, la distribution des rôles est difficile à lire. Durant tout le conflit, les blocages de l’administration sont symptomatiques d’une politique jamais vraiment assumée, qui résulte d’équilibres précaires entre les « interventionnistes », d’une part, et ceux qui défendent une stricte neutralité, d’autre part. Des élus aux fonctionnaires, cette division transcende tout l’appareil politique français. Les résistances semblent plus fortes au sein du Quai d’Orsay et chez les radicaux, mais elles existent également ailleurs. Des prises de position contradictoires et une politique générale vacillante en découlent, ce qui interroge sur les capacités de la Troisième République à prendre des mesures vigoureuses et à les faire appliquer, à la veille de la Seconde Guerre mondiale (Temime, 2000, 461).

Contrairement aux transits qui profitent d’un montage légal, le marché noir subit un contrôle étroit. Le conflit espagnol provoque une augmentation de la contrebande à toutes les frontières du territoire. Face à un phénomène inédit, les différentes forces de l’ordre – polices, armée et douanes – entreprennent de fermer la frontière aux flux d’armements. Les arrestations se traduisent souvent par des sanctions judiciaires. Par crainte de la révolution sociale, de la guerre civile sinon mondiale, les agents de surveillance mettent en place une stratégie de maintien de l’ordre rigoureuse, sur les bordures du territoire. Le contrôle, relativement important sur la durée, s’exerce à l’égard d’une pratique qui, au regard de la mobilisation dans le conflit, est plutôt modeste en termes d’acteurs engagés. Malgré les efforts variables des différentes administrations et de leurs agents, dans les Pyrénées mais aussi sur les frontières belge ou suisse, les autorités restent relativement impuissantes face aux flux illégaux. La répression a pu effectivement décourager le monde militant et une partie des contrebandiers, mais cela tient aussi à un déclin des actes de solidarité et à l’arrivée de flux plus massifs en provenance de la Russie soviétique, à partir de la fin de l’année 1937. À toutes les échelles de l’État de droit, des soutiens ponctuels existent néanmoins. De l’agent de contrôle frontalier jusqu’aux cabinets gouvernementaux, plusieurs actes de complaisance, sinon de complicité, permettent à des militants antifascistes et au monde interlope d’envoyer des armes à destination du camp républicain, et ceci de manière totalement illégale. Ainsi faut-il rappeler que l’étude du trafic d’armes durant le conflit espagnol permet celle des retombées d’une guerre en pays voisin. Le cas franco-espagnol gagnerait à être analysé d’un point de vue systémique, au prisme de la guerre du Vietnam (1955-1975), de Syrie (2011 à aujourd’hui) ou d’Ukraine (2022 à aujourd’hui) qui constituent d’autres exemples de conflit pour lesquels les pays frontaliers servent de base arrière à un soutien politique et matériel.     

Conclusion

Affaire idéologique, dans la mesure où elle s’inscrit dans la lutte entre fascisme et antifascisme, le trafic d’armes mérite aussi d’être analysé au-delà du seul prisme politique. Le contexte d’embargo favorise la rencontre entre des acteurs politiques, économiques et criminels qui partagent rarement les mêmes valeurs, mais qui trouvent des intérêts communs. Espace d’achats et de transit pour du matériel acquis dans toute l’Europe, la France constitue un espace d’observation idoine à l’heure de décrire les facilités et les obstacles rencontrés par les républicains espagnols. Si l’embargo de la « non-intervention » parvient à empêcher une généralisation du conflit – c’est son premier objectif –, il n’entrave pas pleinement les fournitures de matériel de guerre. Dans un contexte international hostile, c’est la République espagnole, régime reconnu, qui en souffre le plus. Le camp franquiste, qui bénéficie du soutien précoce et massif de l’Allemagne et de l’Italie entre autres, tire profit de l’abstention européenne. En France, la surveillance à l’égard du trafic d’armes ne se « relâche » jamais totalement, mais s’exerce avec une intensité variable selon les époques et les agents de contrôle. Attentive aux ressors internes et externes du conflit, la France agit avec attentisme en accélérant, freinant ou empêchant le passage de guerre sur son territoire. Cette aide précaire ne peut empêcher la défaite républicaine, même si cette dernière est loin de se résumer aux seules postures hexagonales. Avec la Retirada républicaine de février 1939, ce sont des centaines de milliers d’exilés qui atteignent la France, abandonnant ainsi les armes qui n'ont pas suffi.

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Pour citer cette ressource :

Pierre Salmon, "Le trafic d’armes de la guerre d’Espagne (1936-1939) : histoire française d’une mobilisation transnationale", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2023. Consulté le 15/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/guerre-civile-et-dictature/le-trafic-d-armes-de-la-guerre-d-espagne-1936-1939-histoire-francaise-d-une-mobilisation-transnationale