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La langue du Coran, entre sacralité de la lettre et sacralité du sens

Par Lahcen Daaïf : Enseignant Chercheur - Lyon 2/CIHAM UMR 5648
Publié par Narimane Abd Alrahman le 28/05/2018

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Le texte coranique est un texte pluriel, soumis à des variantes et des lectures (qirâ'ât') divergentes. La conception de la sacralité du texte a en effet varié à travers les âges et les aires linguistiques, s'ancrant, dès les premiers temps de l'islam, dans une conception polyvalente de la sacralité entre l'époque des compagnons du Prophète et celle de leurs successeurs. D'où la nécessité, pour une approche scientifique rigoureuse du texte coranique, de prendre en compte parallèlement à l'existence d'une vulgate uthmanienne majoritairement admise par la communauté des croyants, le fait que cette vulgate n'a pas résolu le problème des lectures ''excentriques''.

Enregistrement de l'intervention

https://video.ens-lyon.fr/eduscol-cdl/2018/ARA_2016_ldaaif_colloque_01.mp3

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Cette intervention a été faite dans le cadre du Forum Enseigner les mondes musulmans, lors de la session : Récits des origines et historicités.

Résumé

Introduction

Les exemples de lectures coraniques, considérées comme hétérodoxes depuis l’instauration de la vulgate Uṯmānienne, sont légion dans les sources narratives et prosopographiques des sciences de lectures coraniques. Il faut garder à l’esprit que les œuvres qui relatent les lectures coraniques abandonnées ou dites excentriques (šāḏḏ/šawāḏḏ), l’histoire de la collecte du Coran et de sa constitution en codex ainsi que la science de la divergence des lecteurs du Coran (iḫtilāf al-qurrāʾ) étaient abondantes au cours des quatre premiers siècles de l’islam. D’après les spécialistes des sciences coraniques, surtout de l’époque classique, tels Ibn Ḫālawayhi (m. 370/980) ; Abū ʿAmr al-Dānī (m. 444/1053) ; Ibn al-Ǧazarī (m. 833/1429), les œuvres traitant de ce sujet se comptent par centaines dont il ne nous est parvenu hélas, qu’à peine une dizaine. La plus célèbre et la plus souvent citée de ces œuvres à en devenir la source incontournable en raison de sa date reculée est l’ouvrage ʿAbd Allāh Ibn Abī Dāwud al-Siǧistānī (m. 316/928), Kitāb al-Maṣāḥif, Le livre des codex.

Cependant, c’était dans une toute autre perspective que le milieu traditionniste a fait circuler plusieurs hadiths dans lesquels le Prophète cautionne une lecture du Coran à plusieurs variantes (aḥruf). Loin de faire allusion à la divergence de lecture qui caractérisait les qirāʾāt des Compagnons, ces versions consistaient en diverses formes de lectures qu’avait suscitée la vulgate ʿUṯmānienne, du fait de l’inconsistance de la graphie arabe de l’époque et du flottement de l’orthographe de la langue. Il est d’ailleurs aisé de le constater à la lecture des recensions encore en usage dans le monde musulman, particulièrement à travers les deux recensions (riwāyāt) de Warš et de Ḥafṣ.

Les Compagnons aux lectures divergentes

Nous nous bornerons dans ce qui suit, à quelques lectures divergentes entre les Compagnons du Prophète, qui sont bien connues dans le milieu des qirāʾāt.

ʿAbd Allāh Ibn Masʿūd

La lecture la plus souvent citée parce que préservée longtemps après la vulgate uṯmānienne est celle d’Ibn Masʿūd, l’un des lecteurs préférés du Prophète, et un des scribes de la révélation. Notons au passage que sa lecture a fait une dernière apparition au 4e/11e siècle à Bagdad, proclamée par une portion de la population musulmane de cette ville qui fut violemment réprimée par les autorités abbassides à l’instigation de zélateurs hanbalites.

Ibn Masʿūd lisait différemment nombre de versets dont ceux-là :

Au lieu de  «  lā yaʿzubu ʿanhu miṯqāl ḏarra (Le poids d’un atome ne lui échappe ni dans les Cieux », il lit « miṯqāla namla (XXXIV, 3) (Le poids d’une fourmis) ;

Au lieu de « wa-’sǧudī, wa-’rkaʿī maʿa al-rākiʿīn (Ô Myriam ! […] prosterne-toi et incline-toi avec ceux qui s’inclinent », il lit « fī l-sāǧidīn (III, 43) « et incline-toi avec ceux qui se prosternent).

La sourate 103, al-ʿAṣr, qui ne compte que 4 versets, totalise seulement 3 chez Ibn Masʿūd. Elle est malgré ce nombre réduit de verset, enrichie d’adjonctions dont celle-ci « wa-innahu fīhi ilā āḫir al-dahri (Par l’instant, l’homme est en perdition, et il le restera jusqu’à la fin des temps (CIII, 1-3).

Mais la singularité de la lecture d’Ibn Masʿūd réside davantage dans l’absence de l’ouvrante (fātiḥa), la perle du Coran, et des deux dernières sourates (muʿawwidatān : les protectrices)) la 113 et 114. Ibn Masʿūd les considérait comme des propos prophétiques.

D’une certaine manière, on peut dire qu’Ibn Masʿūd ne faisait qu’observer son principe selon lequel, rien qui ne relève du Coran ne doit figurer dans le codex. Autrement dit, il faut faire l’impasse sur tout ajout qu’il s’agisse d’une introduction, de la désignation de fin de sourates ou de leur début. Il aurait dit : « Débarrassez-le Coran de tout ce qui n’y figure pas à l’origine, n’y mêlez rien d’étranger (Ǧarrīdū al-Qurʾān, lā talbisū bihi mā laysa minhu).

Et d’ailleurs le fameux verset cher aux soufis et aux théosophes tout comme aux philosophes, comme Ibn Rušd (m. 595/1198), qui tendaient à spéculer sur son sens pour favoriser leur position idéologique, ne poserait plus autant de problèmes de compréhension s’il était compris selon la lecture d’Ibn Masʿūd. Au lieu de « wa-mā yaʿlamu taʾwīlahu illā Allāh wa-l-rāsiḫūn fī l-ʿilm yaqūlūn (Mais nul autre que Dieu ne connaît l’interprétation du Livre. Ceux qui sont enracinés dans la Science disent) », Ibn Masʿūd lit plutôt « Wa in ḥaqīqatu taʾwīlihi illā ʿind Allāh, wa-l-rāsiẖūn fī al-ʿilm yaqūlūn (Et certes, Dieu Seul détient sa Réalité d’interprétation. Ceux qui sont enracinés…) ».

Ibn Masʿūd dans un autre verset lit : « yaqḍī bi-l-ḥaqq wa-huwa asraʿu al-fāṣilīn (Dieu rend le jugement juste ; Il est le plus rapide de ceux qui tranchent les litiges) » au lieu de la vulgate ʿuṯmānienne qui, elle, lit : « yaquṣṣu al-ḥaqq wa-huwa ḫayr al-fāṣilīn (Dieu fera connaître la Vérité) ». On passe dès lors d’une dimension substantiellement d’ordre théologique, en lien avec la justice divine, à une dimension de la vérité où il est question du récit vrai tel qu’il est révélé par Dieu. Au demeurant, Ṭabarī (m. 310/923) a exprimé sa préférence pour cette lecture d’Ibn Masʿūd après avoir pris soin de citer la majorité des lectures proposées par d’autres autorités éminentes. Il écrit à titre de conclusion : « Cette lecture à notre avis est la plus exacte ».

Parfois, la divergence de lecture touche autant le sens que la lettre, comme dans ce verset dictant la pratique à observer pendant le pèlerinage : « wa-aqīmū al-ḥaǧǧa wa-l-ʿumrata li-Allāh (Accomplissez pour Dieu le grand et le petit pèlerinages) ». Ibn Masʿūd lit : « …. Li-l-bayt (la kaʿba) (Accomplissez envers la Kaʿba le grand et le petit pèlerinages (II, 196) ».

Ubayy b. Kaʿb :

Le calife ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb aurait avoué ne pas trop apprécier la lecture coranique de Ubayy b. Kaʿb, l’un des Compagnons transmetteurs du Coran : Nous nous détournons de nombre de solécismes (dont souffre la lecture) d’Ubayy (innā lanarġab ʿan kaṯīr min laḥn Ubayy). En effet, ce dernier s’est écarté de la vulgate uṯmānienne dans plusieurs passages coraniques dont le plus paradoxal est celui-ci : « al-nabī awlā bi-l-muʾminīn min anfusihim, wa-azwāǧūhu ummahātuhum (Le Prophète est plus proche des croyants qu’ils ne le sont les uns des autres, et ses épouses sont leurs mères (XXXIII, 6) » qu’il transmet avec cette adjonction :  « al-nabī awlā bi-l-muʾminīn min anfusihim, wa-huwa abun lahum (Le Prophète est plus proche des croyants qu’ils ne le sont les uns des autres, il est un père pour eux et ses épouses sont leurs mères) ».

La lettre sacralisée et forme textuelle érigées en dogme de foi

Dès le XIIIe siècle, nombre d’autorités religieuses prétendent, par un consensus communautaire supposé, que le Coran consiste désormais en un seul et unique texte dans sa forme comme dans sa configuration. Voici ce qu’écrit à ce propos le hanbalite Muwaffaq al-Dīn Ibn Qudāma (m. 620/1223) : « Les musulmans sont unanimes quant à en dénombrer les sourates, les versets, les mots et les lettres. Nulle divergence entre les musulmans qui déclarent unanimement mécréant quiconque remet en cause une sourate du Coran, un verset, un mot ou une lettre qui ont fait l’objet d’un consensus ». Et l’auteur de citer à l’appui de sa position, un propos prêté à ʿAlī b. Abī Ṭālib d’après lequel quiconque conteste une seule lettre du Coran en conteste en réalité la totalité.

Du point de vue chiite

C’est souvent l’unité du Texte d’origine qui constitue le thème central des propos rapportés des imams duodécimains. Présumée à jamais perdue, l’unité du ḥarf, de la lecture est mise en évidence comme un postulat de base destiné à faire dépendre la divergence des lectures qui le supplantera, de la discorde clanique ultérieure dont le ressort politique fut défavorable aux descendants du Prophète.

Par conséquent, le fameux hadith sunnite en vertu duquel le Coran serait à l’origine révélé en sept lectures canoniques (sabʿat aḥruf) se voit récusé nettement, dans la doctrine duodécimaine, par une succession d’affirmations de l’unité originelle de la Parole divine. Au contraire, fait-on dire au 6e imam, Abū ʿAbd Allāh Ǧaʿfar al-Ṣādiq : bal huwa ḥarf wāḥid, min ʿindi wāḥid, nazala bihi malak wāḥid, ʿalā nabī wāḥid (Il s’agit plutôt d’une seule lecture canonique, provenant d’un Seul [Dieu], transmise par un seul ange, sur un seul prophète).

Relativement à certaines sourates, quelques particularités propres aux imams chiites doivent être rappelées. Ainsi par exemple les deux sourates 105 (al-fīl) et 106 (Qurayš) sont considérées par le sixième imam comme une seule et unique sourate qui aurait été expressément scindé en deux dans la vulgate de ʿUṯmān. On apprend également que les imams identifient la basmala qui introduit chaque sourate, à l’exception de la 9e (Tawba), à un verset clé. C’est même le meilleur des versets puisqu’il introduit tout le Coran en précédant les versets de la liminaire (al-fātiḥa). C’est la raison pour laquelle ils s’indignent que la basmala soit considérée, par certains lecteurs, comme une simple formule rituelle à prononcer au début des sourates, comme tiennent à l’affirmer notamment les ḥanafites et les mālikites. Un tel avis, d’après le 5e imam Muḥammad al-Bāqir, constitue un vol (sariqa) pratiqué sur les versets du Coran, qui en réduit du coup le nombre de 113 versets.

Il est un autre paramètre à prendre en compte dans les débats qui opposent les sunnites et les chiites sur le Caron. Selon les chiites de l’époque classique, plusieurs sourates ont été écourtées dans la vulgate de ʿUṯmān soit pour désavantager la descendance du Prophète et leur contester leur légitimité du Pouvoir, soit pour occulter des vérités sur les méfaits de leurs ennemis politiques, usurpateurs illégitime du Pouvoir que sont les Umayyades et les Abbasides. Par exemple, si la sourate 102 (takāṯur : l’abondance) se trouve si courte dans le Coran, c’est à cause de ce procédé qui est pratiqué sur d’autres sourates injustement écourtées.

Conclusion

En ce temps lointain, celui des Compagnons où la révélation coranique renvoyait à un événement de fraîche date, à des souvenirs encore vivaces dans les mémoires le rapport au texte coranique était différent de ce qui en adviendra dans les siècles suivants. Toute citation du Coran, qu’elle soit partielle ou complète, ne semblait pas alors impliquer une fidélité scrupuleuse à sa lettre qui n’était pas non plus alors scrupuleusement fixée. La sacralité du Texte ne s’apparentait pas encore au respect révérenciel de sa forme scripturaire comme cela sera la règle ultérieurement, plus particulièrement à l’époque classique avec l’implication et le concours des autorités temporelles. Le processus de sacralisation s’avère être le même partout. La sacralité est une affaire du temps qui, par sa longueur, contribue à fossiliser la forme au dépend du sens. Une exception cependant devrait être signalée, bien qu’elle n’ait aucune conséquence de quelque nature que ce soit sur cette problématique de la sacralité de la lettre et du sens : la position des mystiques musulmans. Laissant la parole au grand soufi Niffarī, Muḥammad b. ʿAbd al-Ǧabbār (m. 354/965 ?) qui dépeint dans ses fameux Mawāqif (Haltes), le ḥarf (la lettre) dans toute la splendeur de sa négativité :

« Il m’a dit : « sache que la science est par-delà la lettre » ; « Ceux qui sont à l’extérieur de la lettre, ce sont ceux-là les gens de la Présence » ; « Il m’arrêta et me dit que la nuit est pour Moi et non pour le Coran que l’on récite » ; « Tu veux veiller la nuit et tu veux réciter des sourates entières du Coran, dans ce cas tu ne veilles pas. Car seul veille celui qui le fait pour Moi et non pour une oraison déterminée ou pour réciter une partie bien connue du Coran. Celui-là je le reçois face à face, il se tient debout par ma subsistance, ne souhaitant rien ni pour Moi, ni de Moi. Si je veux lui parler, je lui parlerai, et si je veux lui faire comprendre quelque chose, je le lui ferai comprendre ».

 

Pour citer cette ressource :

Lahcen Daaïf, La langue du Coran, entre sacralité de la lettre et sacralité du sens, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2018. Consulté le 07/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/histoire-de-la-pensee/la-langue-du-coran-entre-sacralite-de-la-lettre-et-sacralite-du-sens