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Rêver d’Orient, connaître l’Orient - Introduction

Par Isabelle Gadoin
Publié par Clifford Armion le 03/11/2009

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Rêve et connaissance : termes antithétiques ou complémentaires ?

Les articles qui composent cet ouvrage sont le fruit d’un colloque international interdisciplinaire, qui s’est tenu à l’université de Marne-la-Vallée et de Paris III – Sorbonne Nouvelle, en mars 2003. Rassemblant des spécialistes d’histoire, d’histoire de l’art, d’histoire des idées, de philosophie politique et de littérature, anglicistes et non-anglicistes, dans le but de favoriser les approches croisées et d’insister sur les phénomènes d’interculturalité, ce colloque se proposait de revenir sur l’une des antithèses les plus constantes dans les études coloniales et postcoloniales de ces dernières années : celle qui opposerait, hypothétiquement, un Orient imaginaire, tout en séductions sensuelles (celui des almées, du harem, des fumoirs et des cavalcades), et, bien distinct de celui-ci, un Orient plus sérieux, vaste territoire offert aux investigations des spécialistes de l’exégèse biblique, des linguistes, des cartographes, des géographes…

Or, dès les pages d’ouverture de son texte fondateur, Orientalism. Western Conceptions of the Orient, Edward Saïd insistait sur le fait que cet orientalisme du fantasme, parfois perçu comme monde de pacotille, avait partie liée et, de fait, fonctionnait de pair avec l’orientalisme dit « scientifique » :

Les deux définitions de l’orientalisme – l’un, universitaire, l’autre, plus ou moins imaginaire – se sont constamment mêlées ; et depuis la fin du dix-huitième siècle, il y a eu toutes sortes de passages, parfaitement régis, parfois même organisés, entre les deux.(1) 

Ce sont ces passages et échanges complexes entre Orient de l’imagination et Orient du savoir qu’il s’agissait d’analyser ici, ce mouvement ou « traffic », dans le texte d’Edward Saïd, que l’on pourrait sans doute entendre dans son sens anglais de circulation vitale entre deux pôles distincts, mais aussi dans un sens plus français de transactions parfois louches… Pourtant, tout en pointant lucidement ce nœud indémêlable entre imagination et savoir, entre rêve et connaissance, Saïd posait – c’est là le point le plus connu et le plus central de sa thèse – que les deux servaient finalement un même intérêt, celui du pouvoir, ou de l’hégémonie coloniale : « La philologie, la lexicographie, l’histoire, la biologie, la théorie économique et politique » mais aussi, insiste Saïd en les enchaînant en une même énumération, « l’écriture de la fiction et la poésie lyrique, se sont mis au service de la vision du monde de l’orientaliste – une vision globalement impérialiste. » (p. 15)

Même si l’argument foisonnant de Saïd nuance largement cette impression, le schéma fondateur de son propos semble donc proposer une hiérarchisation, dans laquelle le pouvoir utiliserait les structures du savoir pour façonner l’image de l’autre et, en retour, inévitablement, l’identité occidentale. Mais si la dernière partie de cette équation très foucaldienne est désormais acceptée sans grande réticence, en revanche le rapport précis, au sein du projet orientaliste, entre le désir d’Orient et ce savoir colonial, entre rêve et connaissance, reste encore obscur, si ce n’est opaque. Ce sont des questions sur ce rapport qui surgissent au fi l des pages qui suivent : le rêve (rêve d’ailleurs, rêve d’Orient) n’est-il présent que comme matériau originaire, auquel le savoir s’empresserait de donner forme et sens ? À l’inverse, ce savoir ne sert-il qu’à tenter de border et de contenir les forces du rêve et de l’imaginaire ? Ou ne peut-on concevoir que les rapports entre les deux puissent être non pas d’antagonisme mais de stricte causalité ; c’est-à-dire que l’on tente en fait de connaître ce que l’on a d’abord rêvé, parce qu’on l’a rêvé… Ainsi faudrait-il réviser les conceptions sans doute trop rationalistes, trop imprégnées de cet esprit des Lumières dans lequel Saïd voyait l’une des sources du projet impérialiste, et qui postulaient la nécessaire subordination du monde du rêve et de l’inconscient à l’absolu de la connaissance. Dans cette vision révisée, les forces du rêve, du fantasme, ne seraient plus résorbées par la vaste entreprise du savoir, mais se poseraient au contraire comme ce qui lui résiste, comme la part du « reste », de ce que la connaissance faillit justement à dominer ; comme sa provocation en un mot : ce qui fait surgir le désir de savoir, mais cependant y échappe aussi en partie.

Rêves d’ailleurs : ou comment mieux se découvrir soi-même

C’est ce que peut suggérer l’expérience orientale d’explorateurs tels que Doughty ou T. E. Lawrence, qui mit en partie ses pas dans les traces du premier, et dont traitent ici Guy Barthèlemy et Catherine Delmas. À la question « Doughty a-t-il connu l’Arabie, ou a-t-il rêvé l’Arabie ? » nul ne peut répondre avec certitude car chez le voyageur érudit, le désir d’ailleurs se mêle à la soif de connaissance, à la tentation de l’ethnologie, de l’anthropologie et de la découverte du monde bédouin – mais aussi à la re-création de celui-ci par la force de ce que Doughty lui-même appelait l’ars poetica, ce style travaillé et souvent archaïsant qu’il réinventa pour le propos. Son œuvre est donc scientifique, philosophique et poétique tout à la fois. Or l’on pourrait s’aventurer à dire que c’est cette force poétique et créatrice qui meut à son tour T. E. Lawrence… Mais force est de reconnaître que Lawrence aborde aussi l’Orient en « spécialiste », auteur d’une thèse sur les châteaux du désert, et donc armé d’une certaine maîtrise de l’histoire et de la géographie des lieux. Et ce mouvement de balancier entre rêve et connaissance ne s’arrête pas là, puisqu’enfin c’est bien le mythe oriental que l’histoire a retenu de l’œuvre de ces deux hommes, qui pourtant s’étaient voulus découvreurs presque « scientifiques » du monde arabe… Comme si, dans ce cas, la connaissance s’avérait caduque (et parfois erronée) tandis que subsiste le mythe, atemporel…

L’histoire de ces deux passionnés de l’Orient nous invite donc à revisiter la polarité entre rêve et connaissance, mais aussi à déplacer légèrement les deux termes du dilemme rêve/connaissance. Car le point frappant de l’expérience de ces deux hommes, c’est que la quête de l’ailleurs y est aussi une quête de soi, une quête identitaire : se connaître soi-même en allant jusqu’au bout de ses rêves, mais aussi en affrontant l’immense espace vide du désert, qui semble imposer le retour à la forme pure, la plus dénudée, de la condition humaine (c’est ce que suggère Guy Barthèlemy) mais qui sert aussi de vaste surface vierge offerte aux projections fantasmatiques du voyageur. Sortir de soi-même pour se retrouver, faire l’expérience de l’inconnu pour se découvrir soi-même… Il y a quelque chose d’initiatique dans bien des voyages ici décrits (par Ladan Niayesh ou Corinne Lefèvre par exemple). Et dans l’expérience un peu transgressive du voyage à La Mecque, tel que le décrit Marie-Élise Palmier-Chatelain, cette composante initiatique se redoublait d’une part de défi personnel, et d’une part d’utopie : s’affirmer comme individu exceptionnel par une expérience tout aussi exceptionnelle, en pénétrant le lieu par essence défendu, le saint des saints, d’une religion (l’islam) que l’on tentait par ailleurs fort peu de saisir…

L’âge romantique, en s’absorbant dans l’individualité de la conscience et de la sensibilité, aida à faire vaciller la certitude de pouvoir conquérir le monde par et pour le savoir, et renforça l’attrait fantasmatique du voyage. Si les voyageurs du xixe siècle et du début du xxe siècle furent plus que jamais fascinés par l’expérience de l’Orient, c’est en effet la connaissance de soi-même qu’ils allaient y chercher, plus souvent que la découverte de l’autre. Mais cette connaissance de soi n’était-elle pas elle-même utopique ? L’impossible confrontation avec l’autre, toujours partielle, toujours biaisée, renvoie nécessairement le sujet à ses propres limitations, et vient signer l’échec de toute connaissance, de l’autre comme de soi-même. Aussi l’expérience orientale peut-elle s’avérer aussi menaçante que salvatrice, comme dans les expériences limites narrées par Laurent Bury : le voyage en Orient est le moment crucial où l’individu peut verser soit dans la crise paranoïaque (dans laquelle le moi transcende le monde), soit dans l’illumination mystique (dans laquelle le monde transcende le moi). Et où la connaissance de soi peut s’inverser en hantise, en délire. À lire ces rêves ou ces hallucinations, on se demande si l’histoire ne se reprend pas elle-même, faisant à nouveau basculer l’Orient du côté de cet ailleurs inconnaissable qu’avait rêvé le Moyen Âge, où peuvent se toucher du doigt l’enfer comme le paradis…

Cette composante intimement personnelle dans la motivation du voyage en Orient amène à corriger à nouveau les propos d’Edward Saïd, qui décrivait l’orientaliste comme radicalement distancié de l’Orient, et ses représentations comme nécessairement extérieures à la réalité de l’Orient :

Toute personne écrivant sur l’Orient doit se positionner vis-à-vis de l’Orient […]. L’orientaliste, qu’il soit poète ou savant, fait parler l’Orient, en explicite les mystères pour les Occidentaux, et aux Occidentaux. Il ne se préoccupe jamais de l’Orient lui-même, sauf en tant que source de ses paroles. Tout ce qu’il dit ou écrit, du fait même que cela soit dit ou écrit, sert à indiquer que l’orientaliste se tient en dehors de l’Orient, en tant que fait à la fois existentiel et moral. Le principal effet de cette extériorité, c’est bien sûr la création d’une représentation […]. L’extériorité de ces représentations est toujours justifiée par le recours au truisme selon lequel l’Orient se représenterait lui-même, s’il pouvait ; mais puisqu’il n’en est pas capable, l’Occident mais aussi, faute de mieux, ce pauvre Orient lui-même, doit se contenter de cette représentation. (p. 20-21, je souligne)

Or c’est justement parce que le désir de connaissance surgit aussi des profondeurs du rêve et traverse toute l’épaisseur des fantasmes personnels que bien des voyageurs dont il est ici question abordent l’Orient non pas dans un rapport de distance et d’extériorité, mais bien d’adhésion spontanée, si ce n’est d’identification – ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’ils puissent saisir la « réalité » de cet Orient, qu’ils projettent plus qu’ils ne le découvrent (et sur ce point l’on rejoint les analyses saïdiennes…). Ce qui s’avère ici, c’est que le rêve, la part personnelle « d’investissement » de l’image orientale, vient justement troubler toutes les analyses trop rationnelles fondées sur un clair antagonisme (ou un rapport d’extériorité) entre Orient et Occident. Et l’on peut se demander si les deux ne se nouent pas plutôt en une forme de savoir qui serait autre chose que ce que nous nommons trop fièrement « connaissance » : une expérience plus vitale, au cœur de l’être.

Penser l’autre ?

Connaissance de soi, connaissance de l’autre… C’est bien cette notion de « connaissance » en effet, et sa validité même qu’il faut en venir à interroger, notamment lorsque nous parlons d’une connaissance de l’autre : celle-ci est-elle tout simplement possible ? Ou l’autre, lorsqu’il s’agit de l’Orient, n’est-il atteint que fantasmatiquement ?

Plus encore que la quête identitaire, l’idée même d’une connaissance de l’autre peut paraître paradoxale, contradictoire, utopique. Car comment « connaître » sans avoir recours aux outils épistémologiques de sa propre culture ? Comment approcher l’autre sans le conceptualiser d’emblée selon ses propres catégories de pensée (occidentales), ses propres notions, ses propres critères de jugement, esthétiques, moraux, religieux, politiques ? Ceux-ci, montre Laurence Chamlou à propos des traductions des poèmes persans classiques en anglais, sont avant tout véhiculés, et même construits par et dans la langue, qui contient en elle-même tous ses propres schèmes culturels. Plusieurs des articles rassemblés ici prouvent qu’il fut longtemps impossible de parler d’Orient sans le rapporter immédiatement aux référents occidentaux − au point, montre Ladan Niayesh, que dans les récits occidentaux de voyages en Orient, les noms de lieux réels étaient parfois tout simplement échangés contre des noms de lieux mythiques, plus parlants aux oreilles des Occidentaux, et plus proches de leur fantasmes. C’est dire si l’on troquait là l’exactitude du savoir contre le seul pouvoir de suggestion : comme si ce que l’on avait d’abord rêvé devait venir informer (entendez, déformer ou transformer) la réalité découverte.

La part jouée par le langage et les concepts qu’il façonne, est ici fondamentale, et Anne Mathieu montre comment le seul fait de qualifier les cultes indiens « d’idolâtres » revenait à en pervertir la compréhension dans le moment même de l’interprétation, en esquissant un horizon d’attente bien occidental : en poussant à l’extrême (et donc à l’absurde) la notion de « différence », on ne pouvait qu’aboutir à la conclusion que ces cultes étaient tout simplement « à l’opposé » des pratiques occidentales. La notion de despotisme, si souvent présente dans les écrits du siècle des Lumières, fournit l’un des exemples majeurs de cette persistance du référent occidental et de cette exacerbation des polarisations. En effet, elle se développa largement en contrepoint des idéaux occidentaux de bon gouvernement, comme l’illustrent les articles de Corinne Lefèvre, de Xavier Cervantes et Guy Le Thiec, ainsi que celui d’Ann Thomson. Quel que soit l’intérêt – même dit « scientifique » – porté à la découverte d’un autre système de pensée ou en l’occurrence de gouvernement, il semble que le fait même d’utiliser ses propres concepts et sa propre terminologie, sans tenter de les interroger ou de les transposer (par un raisonnement qui tente de ramener l’autre à soi au lieu de tenter de se placer sur son terrain…), fasse obstacle à la compréhension d’un autre système de pensée.

Ce que l’on découvre là, en confirmation à nouveau des arguments d’Edward Saïd , c’est qu’il ne saurait y avoir de connaissance objective ni de « pur savoir » (« true knowledge », p. 10), neutre, désintéressé, abstrait, et délié du pouvoir. L’indissociabilité entre connaissance et rêve, entre faits et libre interprétation, même chez les analystes et les philosophes les mieux intentionnés, prouve que toute volonté de savoir reste encore teintée de subjectivité et de projections personnelles. Ainsi, en démontrant l’unité et la cohérence de la pensée d’Edmund Burke, Sunil Agnani prouve que Burke ne pouvait envisager le gouvernement de l’Inde qu’en stricte conformité et dans le droit-fil de ses principes de gouvernement de l’Angleterre − ne pouvait donc sortir de son propre système philosophique. C’est ce qui rend si difficile de penser une civilisation étrangère et ses institutions, comme on le voit aussi dans les articles d’Ann Thomson, de Corinne Lefèvre et d’Émilienne Baneth. Même pour ceux qui tentaient un véritable exercice « comparatiste », la confrontation entre Orient et Occident revenait souvent à juger l’Orient selon les critères et les coutumes, et donc les valeurs et la sensibilité, de l’Occident. Du même coup, l’entreprise de connaissance se muait inévitablement, sans même que l’on en eût conscience, en un exercice de jugement, comme le révèle la remarque d’Edward Terry, citée par Corinne Lefèvre en conclusion de son article : le voyageur justifie son manque de manières raffinées par ses trop longs séjours en Orient… De là à tenter d’enseigner la morale aux orientaux, il n’y avait plus qu’un pas…

Du jeu des points de vue

Sur cette question du jugement et du point de vue, l’article de Faïza Boukraïaa pose sans doute l’une des questions les plus épineuses, qui pousse l’interrogation précédente un pas plus loin : que fait-on lorsque l’on écrit l’histoire de l’autre ? Et plus encore lorsque, dans une sorte de délire du positivisme, assez caractéristique de la seconde moitié du xixe siècle, on présente son approche comme « scientifique », c’est-à-dire dénuée de prise de position et de jugements de valeur ? Pour autant que tout discours dépend fondamentalement de la posture d’énonciation, c’est-à-dire de la perspective de celui qui parle ou écrit, on n’écrit jamais qu’une version de l’histoire. Confrontées l’une à l’autre, ces versions doivent amener à la nécessaire conclusion du relativisme des points de vue − au double sens de leur limitation, mais aussi de leur interdépendance, le point de vue de chacun étant relatif à l’autre. « Relativisme » ici ne signifie pas qu’il ne vaille pas la peine de risquer ce mouvement vers l’autre, mais signale plutôt d’emblée sa difficulté, et donc sa valeur. Car cette prise de conscience et cette acceptation du « point de vue » (le sien et celui de l’autre) sont des plus difficiles, et l’on n’en voit guère l’ombre dans tous les articles rassemblés ici : qu’auraient dit les victoriens si un musulman – et non pas seulement un Ernest Renan… – avait entrepris d’écrire la Vie de Jésus ? L’hypothèse fait sourire aujourd’hui…

Or si ce geste qui consiste à écrire l’histoire de l’autre s’ignore luimême en tant que prise de position, c’est-à-dire en tant qu’appropriation, reconstitution et interprétation personnelle d’une histoire qui ne nous appartient pas, les consciences restent enfermées en elles-mêmes sans atteindre l’autre, invalidant par là même le but de toute l’entreprise : la connaissance. Ce qui revient à dire qu’il ne peut y avoir véritablement connaissance que lorsque le sujet est prêt à reconnaître ses propres valeurs comme relatives, et à se voir lui-même comme réfléchissant. En d’autres termes, pas de connaissance sans conscience de soi et de ses propres schèmes de pensée et processus d’interprétation. Mais, dira-t-on, cette connaissance-là, qui s’évalue elle-même et laisse son objet dans le suspens de la relativité, c’est déjà de la sagesse… Cette sagesse sait que rien ne peut jamais être connu (au participe passé), qu’aucun sujet ne peut être totalement maîtrisé et dominé ; mais que la réflexion demeure prise dans le processus dynamique du sujet connaissant (et ici c’est le participe présent qui importe). À l’opposé, s’emparer de l’histoire de l’autre sans ce retour réflexif qui consiste à s’interroger sans cesse sur la valeur herméneutique de sa propre position, c’est se situer dans une démarche qui ne peut pas être de connaissance. C’est se rêver soi-même comme LA valeur universelle, sans nul ancrage dans un temps ou une culture, pur sujet rationnel, capable de saisir tout objet. Un rêve qui n’est pas loin du fantasme de toute-puissance.

Un pouvoir œuvrant lui aussi au savoir ?

Même si les articles sont ici classés thématiquement, ils esquissent cependant la ligne d’une progression. C’est probablement le siècle des Lumières qui, fouetté par sa passion encyclopédique, vit culminer cette confiance en soi d’un sujet rationnel postulant que tout peut être connu. Alors que le Moyen Âge avait essentiellement rêvé l’Orient, comme cet ailleurs ouvert et ambigu où pouvaient venir s’incarner à la fois le ciel et l’enfer (comme le montre Marie-Françoise Alamichel), les grands orientalistes du xviiie siècle furent des figures de savants admirables, tel l’emblématique William Jones , dit « Oriental Jones », qui publia la première grammaire du persan en langue anglaise et fonda en Inde la première « Asiatic Society ». L’aventure orientale devenait pour eux une utopie du savoir, préoccupée d’en repousser indéfiniment les bornes géographiques et intellectuelles. Mais ce savoir était-il si désintéressé ? En tant que juriste, William Jones souhaitait aussi se pencher sur le persan et le sanskrit comme voies d’accès aux sources juridiques de l’Inde (droit islamique d’abord, puis hindou), en vue d’établir les codes du pouvoir colonial. Revenant aux origines des langues, il en vint à rattacher le persan à la famille des langues européennes. La démarche n’était donc pas seulement altruiste, mais motivée par l’édification du pouvoir colonial, ainsi que par la volonté de découvrir les sources de la culture européenne – retour à soi, qui passait donc par la découverte de l’autre… Les racines communes aux langues impliquaient ici des passages interculturels qui liaient tout naturellement rêve de l’autre et connaissance de soi.

De plus, comme l’ont à la fois montré et dénoncé les toutes premières analyses d’Edward Saïd, le glissement était aisé de la notion de « maîtrise » intellectuelle à celle de maîtrise stratégique et politique − à moins que le mouvement inverse n’eût prévalu, et que l’appropriation n’ait précédé la connaissance : c’est ce que prouve par exemple l’expérience des collectionneurs d’art oriental de la période victorienne comme Henry Wallis (article d’Isabelle Gadoin) qui s’emparèrent d’objets d’art avec une désinvolture aujourd’hui choquante, mais utilisèrent ces objets pour élaborer une véritable connaissance de l’art islamique et poser les prémices de ce qui allait devenir une discipline à part entière : l’histoire de l’art islamique. Entre utopie et fiction, le rêve de connaissance devint parfois argument, parfois plus simplement prétexte, à la maîtrise du monde oriental. Connaître l’Orient : ce fut sans doute là la plus grande illusion, l’argument facile qui servit à légitimer l’entreprise coloniale, de bout en bout contaminée par le désir d’affirmation, de puissance ou de domination européennes. Après s’être quasiment retournée en jugement (péremptoire), la connaissance venait effectivement frayer avec le pouvoir.

Pourtant, en suivant la pénétration d’une tradition romanesque occidentale dans la culture littéraire iranienne, Christophe Balaÿ révèle que la fascination n’alla pas en sens unique, et que l’Orient eut lui aussi ses rêves d’Occident. C’est d’ailleurs là un point qui mériterait des analyses beaucoup plus substantielles que celles qui existent à l’heure actuelle : la réception de l’Occident par la culture orientale, et le mélange d’appropriation et de rejet impliqués dans ce mouvement d’influence. Mais que les modèles européens d’abord adoptés et copiés aient ensuite été rejetés prouve combien cette emprise du modèle européen put être ressentie comme hégémonie culturelle. La ligne est donc très ténue entre proposition et imposition de modèles culturels, entre connaissance et pouvoir. Enfin, ce pouvoir même est ambigu, et Pauline Lavagne d’Ortigue montre que les créations urbanistiques britanniques au Moyen-Orient, variant selon les lieux, purent aussi bien être utilisées pour renforcer la domination du colonisateur que pour proposer des schémas de développement viables − à mi-chemin donc entre pure affirmation impérialiste et proposition de forme de pouvoir plus consensuelle. Dans ces exemples d’imprégnation culturelle et politique, il est souvent difficile de déterminer en quel sens se firent les échanges interculturels, et qui apprit réellement de l’autre.

Il est donc impossible, sans doute, de départager clairement ce qui, du fantasme d’empire ou du réel désir de connaissance, domina l’expérience orientale. Comme cette Shéhérazade aux mille visages que dépeint Margaret Sironval, l’Orient est toujours autre, jamais parfaitement connu, et toujours réinventé par ceux-là mêmes qui le perçoivent. Tenter de jeter la lueur simultanément sur ces deux versants que sont rêves d’Orient et connaissance de l’Autre, c’est donc éclairer la double appartenance fondamentale de l’orientalisme, dans lequel l’attrait du savoir est toujours-déjà, inéluctablement, enlacé au fantasme d’ailleurs. 

Notes

(1). E. Saïd , Orientalism. Western Conceptions of the Orient, p. 3. C’est moi qui traduis toutes les citations qui suivent. 

Bibliographie

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Pour citer cette ressource :

Isabelle Gadoin, Rêver d’Orient, connaître l’Orient - Introduction, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2009. Consulté le 05/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/rever-d-orient-connaitre-l-orient-introduction