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Mary Astell et le féminisme en Angleterre au XVIIe siècle - Introduction

Par Line Cottegnies
Publié par Clifford Armion le 09/02/2008

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En 1694, Mary Astell connaît la célébrité pour un court essai A Serious Proposal to the Ladies for the Advancement of their True and Great Interest. Ce petit texte offre une défense vive et argumentée de l'éducation des jeunes-filles et propose notamment la création d'un collège entièrement féminin, institution laïque consacrée à la fois à l'éducation et à la retraite. Le débat passionné que cet essai suscite parmi ses contemporains, mais aussi sa fortune critique prestigieuse, en font le texte « féministe » le plus important du XVIIe siècle, à l'aube des Lumières.

L'introduction de l'ouvrage de Line Cottegnies, Mary Astell et le féminisme en Angleterre au XVIIe siècle (Les fondamentaux du féminisme • Août 2008 • 224 pages • Relié • 14 x 21,5 • ISBN 978-2-84788-126-4 • 23 euros ), est reproduite ici avec l'autorisation de ENS Editions.

À Almystrea [Mary Astel], sur ses divins écrits
Je te salue, heureuse Vierge !
De race céleste, Ornée de Sagesse ! Et pleine de Grâce !
[…]
Trop longtemps, hélas, fut notre sexe calomnié,
Risée de l’odieuse envie des hommes,
Qui, craignant notre juste vengeance, interdirent,
Notre éducation et la firent coupable ! Leur prétexte ?
Les femmes n’auraient pas d’âme !
[…]
Mais toi, généreuse Héroïne, tu t’avanças,
Et démontras l’aptitude et la valeur de ton sexe.
Et serais-tu la seule, tu suffirais, éblouissante vierge,
Toi seule, à expier pour un Monde de Vanité !
À racheter le siècle à venir ! Pour nous libérer
De l’opprobre mensonger de l’incapacité !
(Elizabeth Thomas, Poems upon Divers Occasions, 1722)

 

Mary Astell (1666-1731), la destinataire de ce vibrant hommage, est aujourd’hui encore une figure controversée de l’histoire du féminisme anglais. Après avoir été portée aux nues par les intellectuelles de la première moitié du xviiie siècle, elle ne tarde pas à tomber en disgrâce tant ses positions politiques conservatrices embarrassent. Mary Astell atteint la célébrité en 1694 pour un court essai, A Serious Proposal to the Ladies, for the Advancement of their True and Greatest Interest (« Proposition sérieuse aux dames de qualité en vue de l’avancement de leur véritable intérêt »)(1), publié sous couvert d’anonymat, mais immédiatement attribué à la jeune femme. Adressé aux dames de qualité, ce petit texte offre une défense vive et argumentée de l’éducation des jeunes filles. Il propose en particulier la création d’une académie ou d’un collège entièrement féminin, où elles pourraient se voir offrir une éducation ou se retirer du monde si elles le désirent. Le texte suscite un très grand intérêt en son temps et vaut à Mary Astell, alors à peine âgée de vingt-sept ans, la célébrité (2). Son projet semble avoir un moment tenté la future reine Anne, à qui Mary Astell dédie un deuxième essai publié en 1697 (3). Louée ou vilipendée, A Serious Proposal connaît quatre éditions entre 1694 et 1701, et des auteurs aussi divers que Daniel Defoe ou George Wheler reprennent le projet d’Astell à leur compte, moyennant quelques corrections – respectivement dans An Essay upon Projects, 1697 (« Essai sur divers projets », p. 183-189) et dans The Protestant Monastery: Or, Christian Oeconomicks en 1698 (« Le Monastère protestant, ou le Gouvernement chrétien », p. 190-192), tandis que d’autres s’en moquent encore vingt ans plus tard, à l’instar de Jonathan Swift et de Richard Steele, dans le célèbre périodique The Tatler (Le Babillard, comme il est traduit au xviiie siècle).

Dans une lettre à sa fille datée de 1752, l’illustre Lady Mary Wortley Montagu témoigne de l’enthousiasme qu’avait suscité cette proposition parmi les jeunes intellectuelles de la société londonienne : Lady Mary se remémore sa fascination pour le « monastère de femmes » qu’avait appelé de ses vœux Mary Astell, et comment, adolescente, elle-même avait rêvé de se retirer ainsi du monde pour se consacrer à l’étude :

C’était l’un de mes projets favoris quand j’avais quinze ans et si j’avais disposé alors d’une fortune indépendante, je l’aurais certainement mis à exécution et me serais élue moi-même Dame Abbesse. Dans ce moment, vous et vos dix enfants eussiez été perdus à jamais. Pourtant, c’était là la disposition de ma grande jeunesse, tant j’étais différente de ces filles qui déclarent que si elles étaient nées hommes, elles auraient été de grands libertins […]. (4)

Mary Astell exercera une influence majeure sur toute la génération des « Bas-bleus » des années 1750, notamment sur Sarah Chapone, qui possède plusieurs de ses œuvres (5). La romancière Sarah Scott se souviendra encore d’elle en 1762 dans son roman utopique A Description of Millenium (6), dont le titre est une allusion directe aux dernières phrases de la préface de l’édition de 1706 de Some Reflections upon Marriage, Occasion’d by the Duke and Dutchess of Mazarine’s Case (« Réflexions sur le mariage, à l’occasion de l’aff aire du duc et de la duchesse de Mazarin ») (7).

Le débat passionné que suscita A Serious Proposal parmi ses contemporains, et surtout ses contemporaines, mais aussi sa fortune critique prestigieuse, font de cet essai le texte « féministe » le plus important du xviie siècle, à l’aube du Siècle des Lumières. On est bien conscient ici que l’emploi du terme « féministe » est quelque peu anachronique dans le contexte du xviie siècle où les revendications concernant des femmes ne sont pas assorties de considérations universelles, ni d’une réflexion politique et juridique sur une égalité de droits (8) : comme on le verra, Mary Astell s’adresse prioritairement aux femmes de l’aristocratie, sans souci d’universalisme. Il serait sans doute plus judicieux ici d’employer les termes, déjà utilisés à son propos, de « protoféministe » ou de « préféministe » pour désigner un texte encore relativement timide au regard du long chemin encore à parcourir par les femmes vers l’émancipation et l’égalité. Si l’on a choisi ici d’employer abusivement le terme de « féministe » malgré les limites des propositions de Mary Astell, c’est par souci d’alléger le texte, mais aussi pour rendre compte des avancées fondamentales que son texte manifeste malgré tout. On suivra en cela le remords exprimé par Patricia Springborg, son éditrice la plus récente, qui se fait le reproche en 2005 de lui avoir précédemment refusé le qualifi catif de « féministe » :

Ayant moi-même la plupart du temps qualifié Astell de proto-féministe, je comprends maintenant que j’ai eu tort. Le refus d’appliquer le terme « féministe » à ces femmes qui se sont très tôt battues pour être reconnues comme des esprits et des corps avec l’autonomie et les droits qu’on accordait aux hommes implique une forme d’anachronisme rétrospectif. Cela revient à supposer que nous, modernes ou postmodernes, avons le monopole de la revendication du féminisme, et que, pour passer le test, les penseurs d’autrefois auraient dû manifester une sorte de progressisme politique vaguement whig qui ne pouvait être que l’aboutissement du processus dans lequel ils et elles étaient engagés. (9)

Si A Serious Proposal n’est pas le seul texte à tenter de promouvoir l’éducation des filles à cette époque, il est celui, on le verra, qui offre la synthèse la plus convaincante des questions contemporaines et les propositions les plus audacieuses, parce qu’il appuie sa défense des femmes sur des fondements philosophiques cartésiens, tout en égratignant au passage John Locke. Devant l’intérêt que suscite son projet, Mary Astell publie un nouveau texte en 1697, A Serious Proposal to the Ladies, Part II, Wherein a Method is Offer’d for the Improvement of their Minds (« Proposition sérieuse à l’attention des femmes de qualité, deuxième partie, assortie d’une méthode pour le développement de leur esprit »). Il s’agit cette fois d’un manuel plus philosophique qui, s’inspirant de la Logique ou l’Art de penser d’Antoine Arnauld et Pierre Nicole, ouvrage traduit en anglais en 1693, entend proposer aux femmes une « méthode » pour penser rationnellement. Cette seconde partie est en fait mieux diffusée au xviiie siècle que la première, car de larges extraits en sont plagiés, sans autorisation ni nom d’auteur, dans The Ladies Library (La Bibliothèque des dames), en 1714 (10). Cette dernière version sera rééditée plusieurs fois au cours du xviiie siècle et également traduite en hollandais et en français, mais paradoxalement sans contribuer à faire connaître son auteur. En fait, bien qu’ils lui aient assuré la célébrité, les deux premiers essais d’Astell sont restés très longtemps difficilement accessibles : ils ne sont plus édités sous son nom après 1701 (les extraits plagiés dans la The Ladies Library étant publiés anonymement) et viennent seulement de donner lieu à une édition de référence facilement accessible (11). Ils n’ont pas eu d’autre traduction française que celle très partielle du volume de la Bibliothèque des dames mentionné plus haut, qui n’intègre d’ailleurs que quelques courts passages de la première Serious Proposal.

De manière symptomatique, ni Catharine Macaulay, ni Mary Wollstonecraft, les deux grandes figures du féminisme à l’âge des Lumières, ne semblent s’être intéressées aux écrits de Mary Astell (12). C’est l’un des paradoxes que cette anthologie voudrait explorer : comment expliquer que ces essais, qui offrent une remarquable synthèse des enjeux de la question féminine en cette fin de xviie siècle, aient ainsi pu être boudés par les penseurs de l’émancipation féminine dans la seconde moitié du xviiie siècle ? La réponse, on le verra, tient à la fois à la personnalité de l’auteur, très active comme pamphlétaire au service de la cause tory et royaliste de la fin du xviie siècle et du début du xviiie, aux limites qu’elle impose elle-même à ses propositions, mais aussi sans doute au développement de la réflexion féministe au xviiie siècle. Pour comprendre l’importance de ces premiers essais et les situer dans leur contexte, on a voulu ici proposer une sélection de plusieurs textes « préféministes » antérieurs qui ont pu nourrir sa pensée et offrent un point de comparaison. Mary Astell est en effet souvent étudiée comme une figure de transition pour le xviiie siècle et l’on se donne rarement la peine de tenter de comprendre d’où elle vient. Modestement, cette anthologie voudrait tenter de mettre en évidence la généalogie de la pensée de Mary Astell, en la replaçant dans le contexte de ce xviie siècle qui est le sien. Elle entend donner à lire, autour de son œuvre, le féminisme du xviie siècle, à travers une sélection d’essais marquants. L’inclusion de quelques textes postérieurs à la publication de A Serious Proposal permettra notamment d’éclairer la postérité critique d’un essai si paradoxal et de mettre en évidence l’intérêt majeur que Mary Astell présente pour l’histoire intellectuelle du féminisme.

Mary Astell, intellectuelle et polémiste

Mary Astell, née en novembre 1666, est la fille aînée d’un marchand de charbon de Newcastle upon Tyne issu de la petite noblesse. Éduquée jusqu’à l’âge de treize ans par son oncle Ralph Astell, pasteur formé par les néoplatoniciens de Cambridge (13), elle semble avoir reçu une instruction solide, encore qu’assurément atypique, abrégée par la mort de son mentor en 1679. Son éducation par la suite est celle d’une autodidacte. Un an avant de perdre son oncle, en 1678, elle avait déjà perdu son père et la famille avait dû s’endetter. Privée de toute perspective de dot, Mary Astell avait vu de facto s’envoler toutes ses chances de trouver un parti conforme à sa naissance – si toutefois tel avait été son désir. Cette expérience allait nourrir sa réflexion sur la condition des femmes de qualité et, en particulier, celle des célibataires, réduites à l’état de dépendance à l’égard de leurs parents (14). Après la mort de sa mère, elle décide, à l’âge de vingt et un ans, de tenter sa chance à Londres pour y gagner sa vie (15). Elle s’installe à Chelsea, alors village résidentiel aux portes de Londres, dans le dessein d’écrire et, peut- être, d’enseigner. Sous la protection de William Sancroft , archevêque de Cantorbéry, à qui elle a envoyé un volume manuscrit de ses poèmes de jeunesse (16), elle entre rapidement dans un cercle de riches mécènes aristocratiques qui la prennent sous leur protection, comme Lady Ann Coventry, Lady Elizabeth Hastings, fille du septième comte de Huntingdon, et surtout, Lady Catherine Jones, fille du comte de Ranelagh – à qui elle dédie deux de ses œuvres (17). Ses idées sur l’éducation des filles, sa piété semblent avoir exercé une influence considérable sur ces femmes aisées et cultivées, et sa défense argumentée du célibat – position très controversée au xviie siècle – a pu conforter Lady Elizabeth et Lady Catherine dans leur choix de ne pas se marier. En échange, ces dames lui apportent un soutien matériel et un environnement favorable à l’écriture. C’est d’ailleurs dans la maison de Lady Catherine Jones qu’elle mourra, emportée par un cancer du sein en 1731 (18). Dans ce climat propice à l’étude et à l’échange d’idées, elle publie neuf ouvrages entre 1694 et 1709. Trois traitent de la question de la femme : les deux parties de A Serious Proposal, sur l’éducation féminine, et un essai sur le mariage, Some Reflections upon Marriage, qui connaît cinq éditions de son vivant. Les six autres sont des ouvrages de controverse religieuse et politique : Letters Concerning the Love of God, sa correspondance philosophique avec le néoplatonicien de Cambridge John Norris (19), où l’on voit déjà à l’œuvre ses redoutables talents de polémiste (1695) ; trois pamphlets torys (20) sur la question de la tolérance religieuse (1704) ; une défense systématique de l’Église d’ Angleterre qui prend Locke pour cible, The Christian Religion (1705) ; et son dernier ouvrage, Bart’lemy Fair : Or an Enquiry after Wit en 1709, attaque en règle contre l’enthousiasme religieux publiée en réponse à la célèbre Letter Concerning Enthusiasm d’Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (1708). Cessant de publier après 1709, Mary Astell dirige jusqu’en 1724 une école de charité pour fi lles fondée par Lady Elizabeth Hastings à l’Hôpital royal de Chelsea, mettant ainsi en pratique quelquesuns de ses principes éducatifs (21). Pendant cette période, elle se lie d’amitié avec Lady Mary Wortley Montagu et rédige une dédicace pour le volume de ses Lettres qui témoigne de son admiration pour la jeune aristocrate (22). Il n’existe aucun portrait de Mary Astell, mais plusieurs témoignages de ses contemporains la décrivent comme une femme sans beauté et à l’ironie cinglante, redoutée de ses interlocuteurs pour sa ténacité dans l’échange et son sens de la répartie. Lady Louisa Stuart, petite-fi lle de Lady Mary Montagu, fait d’elle vers la fin de sa vie un portrait sans concession :

Une femme exemplaire, très pieuse, et d’une grande érudition, mais avec aussi peu de beauté et d’élégance que les vieux précepteurs de son temps : d’apparence, en effet, plutôt laide et austère, et d’humeur à repousser tout compliment avec brutalité, si d’aventure on lui en avait fait de son vivant. Car elle considérait toutes les politesses d’usage comme des insultes déguisées, proférées avec impertinence par les hommes, qui, pendant ce temps-là, restaient secrètement pénétrés de l’idée que toutes les femmes étaient des sottes. (23)

On a choisi pour illustrer la couverture de ce livre le portrait d’une femme inconnue, gravure du xviiie siècle exécutée d’après Sir Godfrey Kneller, peintre qui a su à merveille représenter la société fréquentée par Mary Astell. Ce portrait est cependant plus probablement celui d’une femme du monde que celui d’une intellectuelle, car il eût été considéré comme indécent pour une femme célibataire du statut de Mary Astell de se faire représenter sans coiffe (24)

Le texte et ses contextes : les enjeux de l’éducation féminine

Avec son premier texte, qui fait sensation à sa parution (25), Mary Astell manifeste des talents oratoires qui feront d’elle la « célèbre Mary Astell » que l’on viendra saluer pour mettre un nom sur un visage, la « Dame séraphique » (26) dotée d’une rigueur intellectuelle redoutable alliée à une ironie mordante et à un art de la formule indéniable. L’essai, qui interpelle les femmes de condition aisée de manière directe, les raisonne, les flatte et les admoneste dans une prose alerte et parfois familière, commence par une promesse solennelle : l’auteur offre ici aux femmes de bonne volonté un projet qui « entend [les] aider à surpasser les hommes tant en vertu qu’en intelligence, comme [elles] le [font] déjà en beauté » (p. 70). Mais pour y parvenir, elle ne recommande rien de moins qu’une révolution intellectuelle et spirituelle. Sous couvert d’une réflexion sur les limites de l’éducation des femmes, alliée à un projet concret pour y remédier, l’essai se livre à une exploration des enjeux philosophiques de la question féminine, mais aussi à une critique radicale de la condition féminine de l’époque dans ses aspects sociaux, qu’il s’agisse de la femme célibataire ou de la femme mariée. Ces questions, Mary Astell continuera à les approfondir dans la A Serious Proposal, Part II et dans Some Reflections upon Marriage.

Elle n’est certes pas la première à vouloir promouvoir l’éducation féminine au xviie siècle. Plusieurs textes fondateurs l’avaient déjà fait avant elle : à la suite de Marie de Gournay, Anna Maria Van Schurman, célèbre érudite hollandaise, avait fait paraître dès 1638 un traité latin, traduit en anglais en 1659 sous le titre The Learned Maid, qui présentait l’éducation des femmes comme hautement souhaitable (27). En Angleterre, la situation pour les femmes évolue rapidement après la Restauration (1660). Dans la première moitié du xviie siècle, les « querelles des femmes » voient s’affronter détracteurs et défenseurs de la femme – taxée de déchéance théologique et accusée de tous les vices – par la publication en rafales de pamphlets, notamment sous Jacques Ier, monarque réputé pour sa misogynie (28). Contrairement à la tradition, le roi refuse ainsi une éducation classique à sa fille, la princesse Élisabeth. Une anecdote célèbre rapporte qu’il se serait exclamé, à propos d’une jeune érudite : « Mais sait-elle filer, au moins ? » (29) Les historiens dans leur ensemble s’accordent à voir une régression dans la question de l’éducation féminine à partir de son règne, et ce sera d’ailleurs l’argument principal de Bathsua Makin, dans An Essay to Revive the Antient Education of Gentlewomen in Religion, Manners, Arts & Tongues, en 1673 (« Essai pour restaurer l’ancienne éducation des femmes de qualité », partiellement traduit p. 135-158). À l’opposé, sous l’impulsion notamment de la préciosité, mode culturelle et littéraire d’origine continentale, et sous l’influence des reines d’Angleterre, Anne d’abord (qui règne de 1603 à 1619), mais surtout Henriette-Marie, française d’origine (qui règne de 1625 à 1642), on voit aussi paraître ou reparaître des panégyriques des femmes fortes de l’Antiquité ou de la Bible. Sont particulièrement représentatifs de cette tradition les ouvrages gynophiles de Thomas Heywood – par exemple The Generall History of Women, 1657, réédition d’un ouvrage de 1624 – ou encore La Galerie des femmes fortes (1647) du Français Pierre Le Moyne (30).

Par ailleurs, la vie des Anglaises est profondément transformée par les conséquences de la guerre civile et de l’intermède républicain : pendant ces années troubles, elles sont parfois amenées à jouer un rôle social ou politique jusque-là réservé aux hommes ; certaines d’entre elles occupent des fonctions de premier plan au sein des églises confessionnelles ; avec l’effondrement de la censure, la publication leur devient accessible sans entrave (31). La question de la nature du gouvernement et de l’obéissance, posée par les grandes crises du xviie siècle, ouvre une voie de réflexion aux femmes, qui étaient encore tenues pour mineures, au même rang que l’enfant, constamment sous tutelle (32). L’écrivain Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, déclare ainsi en 1655 : « […] notre sexe se plaint avec force que, dès la Création, les hommes s’octroyèrent la suprématie, bien que nous eussions été créés égaux par la Nature […], nous traitant tantôt comme des enfants, tantôt comme des faibles d’esprit ou des sujets » (33). À la Restauration, les royalistes rentrent de leur long exil européen avec d’autres modèles de représentation, notamment l’exemple de femmes accomplies, artistes, écrivains, érudites ou femmes savantes. Les bouleversements constitués par l’avènement des actrices sur la scène anglaise – là où les rôles féminins étaient auparavant tenus par des hommes –, l’apparition de femmes écrivains qui, enfreignant des règles tacites, ont l’audace de publier leurs œuvres de leur vivant, et dont certaines parviennent même à vivre de leur plume, enfi n l’émergence d’une presse féminine à la toute fin du siècle, destinée à un lectorat féminin toujours plus friand de nouveautés, achèvent ce qu’on peut appeler une révolution silencieuse (34).

C’est sous l’influence conjuguée de tous ces facteurs que la pédagogue Bathsua Makin, révoltée par l’éducation des jeunes filles (ou plutôt par ses lacunes), défend en 1673 l’idée d’une instruction scolaire élémentaire dans les arts libéraux (et les langues) pour les filles de la noblesse, dans An Essay to Revive the Ancient Education of Gentlewomen. Les filles de l’aristocratie, en effet, sont jusque-là élevées à domicile par un précepteur ou, plus souvent, une gouvernante (35), ou encore, dans les familles moins fortunées, par leurs parents. L’éducation qu’elles reçoivent est minimale : l’étude des humanités étant réservée aux garçons, on leur apprend à lire, à écrire et à compter, mais l’accent est surtout mis sur l’éducation pratique, axée sur la musique, la danse, le dessin, les travaux d’aiguille, le français et enfin la religion. À cela, il faut ajouter l’apprentissage de tout ce qui est nécessaire à la bonne gestion d’une maison, comme des rudiments de cuisine, de comptabilité et de médecine, notamment la connaissance des plantes et de leurs caractéristiques. C’est la même éducation que reçoivent les petites élèves des quelques écoles privées, encore rares dans la seconde moitié du xviie siècle. Les jeunes filles qui sont élevées avec un frère proche en âge ont plus de chance, de même celles qui ont des parents éclairés (souvent un père ou un oncle), comme ce sera le cas pour Mary Astell. Bathsua Makin, préceptrice de filles de l’aristocratie, sœur du célèbre mathématicien John Pell et ancienne gouvernante de la fille de Charles Ier, la princesse Élisabeth, s’élève contre cet abandon dont sont victimes les filles, livrées au bon vouloir de leur entourage ; elle voudrait voir se généraliser, quant à elle, les pensionnats pour jeunes filles sur le modèle de ceux qui existent pour les garçons.

Bien qu’il n’y soit question que d’école élémentaire, son essai annonce déjà celui qu’écrira Mary Astell vingt ans plus tard, notamment lorsque Bathsua Makin en vient à examiner les avantages sociaux que pourrait tirer la femme d’une bonne éducation. S’exprimant sous couvert d’une voix masculine, elle rappelle, à l’aide de nombreux exemples bibliques et historiques, que, loin d’être une nouveauté, l’éducation des femmes est en réalité une tradition ancienne, tombée seulement tout récemment en désuétude. Ces exemples bibliques et historiques constituent une tradition dans tous les textes qui défendent les vertus des femmes, depuis Boccace, en passant par Christine de Pisan, Henri Corneille Agrippa, et plus récemment le Père Le Moyne ou Heywood (36). Mais son texte innove radicalement lorsqu’elle propose une réforme de l’éducation scolaire pour en faire bénéficier les filles en faisant appel à Comenius et à ses nouveaux manuels. Sous l’influence du célèbre pédagogue, elle rejette la méthode conventionnelle d’apprentissage du latin et de la grammaire – qu’elle juge trop peu systématique – pour défendre une pédagogie progressive, adaptée à l’enfant (37). Elle n’hésite pas à clore son texte sur un « Post-scriptum », véritable annonce publicitaire pour l’école de Tottenham qu’elle vient d’ouvrir. L’emprunt de cette identité masculine, destinée à rassurer ses lecteurs, l’amène à adopter une position d’une prudence extrême, comme elle l’annonce dans sa dédicace à la princesse Anne (future reine Anne), qui contient une allusion à Agrippa : « Que votre Seigneurie ne s’off ense pas si (contrairement à certains) je ne plaide pas ici pour la prééminence de la femme. » (p. 137). Si l’éducation de la jeune fille est fortement souhaitable, c’est avant tout pour la rendre digne d’exercer son rôle de soutien de son époux et de garante de l’honneur familial. Il semble qu’Anne ait suscité chez toutes ces réformatrices un immense espoir de changement – Mary Astell dédicacera elle aussi un texte à la princesse Anne, on s’en souvient.

Le point de vue d’Hannah Woolley, qui avait, la même année que Bathsua Makin, exprimé des idées similaires sur l’instruction des filles, est plus pratique encore, comme l’indique son titre, The Gentlewomans Companion ; or, A Guide to the Female Sex, 1673 (« Le Compagnon de la femme de qualité, ou Guide pour le sexe féminin », ici même p. 159-168). Hannah Woolley est aussi l’auteur de plusieurs livres de recettes de cuisine, de livres de conduite et de guides d’économie domestique. Elle ouvre son texte de 1673 par cette formulation provocatrice, qui semble prôner une certaine égalité entre les sexes :

La plupart des hommes, en ces temps dépravés, pensent qu’une femme est bien assez savante et assez sage si elle sait faire la différence entre le lit de son mari et un autre. Assurément, l’âme de l’homme ne possède pas un original plus sublime que la nôtre ; toutes deux reçurent également leur flux de la même immensité éternelle et sont ainsi capables des mêmes progrès avec une bonne éducation. (p. 159)

Pourtant, son texte doit encore beaucoup aux livres de conduite qui, publiés très souvent par des hommes tout au long du siècle (38), sont plus prescriptifs que réflexifs. De fait, Hannah Woolley, qui exerce la profession de gouvernante, prodigue dans son essai une série de conseils très concrets pour bien se conduire en société, selon différentes catégories sociales et les différents âges de la vie d’une femme. Son essai se destine en priorité aux femmes bien nées, dont certaines doivent trouver le moyen de gagner leur vie, mais aussi, semble-t-il, aux femmes de la bourgeoisie, socialement plus mobiles (39). L’éducation des filles détaillée dans le texte reste assez sommaire et conventionnelle : elle n’a pour but que de préparer les jeunes femmes à leurs divers rôles en société, et Hannah Woolley insiste sur les avantages pratiques qu’elles peuvent tirer d’une bonne éducation. Quant à sa conception de cette éducation, elle reste limitée au tutorat à domicile, supervisé par une préceptrice.

L’essai de Mary Astell s’inscrit dans la continuité de ces textes. L’auteur partage avec Bathsua Makin et Hannah Woolley l’origine sociale, la petite noblesse, et la vocation potentielle de gouvernante d’enfants, cette classe intermédiaire de femmes de qualité qui doivent gagner leur vie en élevant les filles de la noblesse (40). Mais son texte se distingue des précédents par son mode d’adresse, son habileté rhétorique et son ambition : il n’est ni pratique ni appliqué, mais résolument théorique. Contrairement à celui de Bathsua Makin, il est signé d’une femme (même si elle reste anonyme), qui se présente comme soucieuse de faire progresser ses semblables. Le verbe improve, récurrent sous la plume d’Astell – si caractéristique de l’âge des Lumières et si difficile à traduire en français –, implique selon le contexte, instruire, éduquer, mais aussi perfectionner ou amender intellectuellement, moralement (d’où édifier), spirituellement, parfois tout cela à la fois, ce qui ne doit pas surprendre chez un penseur aussi influencé par le néoplatonisme. Contrairement à Bathsua Makin et à Hannah Woolley, elle ne cherche pas à convaincre ses lectrices de l’embaucher ou de fréquenter son école ; son propos est autre. Le ton est tour à tour complice et autoritaire, allant de la cajolerie à la satire : Mary Astell n’a besoin de nulle excuse, elle ne fait pas appel au traditionnel catalogue de femmes illustres mais considère d’emblée que les femmes sont des êtres rationnels, en se réclamant de Descartes. Faisant preuve d’une maîtrise rhétorique indéniable, elle entretient le suspense pendant vingt pages avant de dévoiler la nature de son projet, au tiers de l’essai, après avoir pris la peine de convaincre ses lectrices de sa nécessité. Pour ce faire, elle présente un constat désenchanté de la condition des femmes dans la société contemporaine : comment se fait-il qu’elles consacrent tant de temps aux vanités de ce monde, au mépris de leurs facultés rationnelles et spirituelles ?

Comment pouvez-vous vous satisfaire de ce monde où vous êtes comme des tulipes dans un jardin, tout juste bonnes à être belles, où toutes vos gloires sont destinées au tombeau, peut-être même plus tôt que vous ne le pensez ? (« Proposition sérieuse, première partie », p. 72)

Mais Mary Astell ne les accable pas : elles ne sont pas totalement responsables de l’état de carence spirituelle et intellectuelle que provoque en elles une éducation insuffi sante ; c’est l’ignorance la grande responsable : « … dans la mesure où c’est l’ignorance, ponctuelle ou habituelle, qui est la cause du péché, comment pourraient-elles échapper à celui-ci, celles qui sont élevées dans l’ignorance ? » (p. 77). L’ignorance, alliée à la coutume perpétuée par les hommes, est la mère de tous les vices, comme la vanité, l’orgueil, l’abandon aux plaisirs faciles. Par quelques formules chocs, Mary Astell entend tirer ses lectrices de leur sommeil spirituel et de leur abandon à la coutume : « … nous sommeillons au milieu de nos voisins et nous avons de la compagnie et de l’oisiveté en abondance, sans considérer ce pour quoi nous avons été faites » (« Proposition sérieuse, deuxième partie », p. 104). Non, elles n’ont pas été créées pour servir les hommes, comme épouses ou comme leurs « servantes en chef » (« Réflexions sur le mariage », p. 122) ; non, elles ne leur sont pas inférieures en raison ou en facultés, malgré tout le mépris dans lequel ils les tiennent :

… cessons d’avoir de notre propre mérite une idée dégradante, au point d’imaginer que notre âme nous a été donnée seulement pour servir le corps et que le seul progrès possible pour nous consiste à attirer le regard des hommes. (« Proposition sérieuse, première partie », p. 72)

L’autre grande originalité du texte de Mary Astell tient dans l’alternance systématique entre considérations concrètes et justifications philosophiques ; car l’auteur emmène ses lectrices progressivement sur un terrain plus théorique. L’influence du cartésianisme est omniprésente dans ses trois œuvres sur la condition féminine : puisque la doctrine cartésienne postule que l’être l’humain a la raison en partage, aucune distinction ne se justifie dans le domaine de l’éducation. Mais Mary Astell y ajoute un argument spiritualiste, qui révèle l’influence profonde des néoplatoniciens de Cambridge sur sa pensée (41). Comme eux, elle ne voit pas d’opposition entre foi et raison ; comme eux, elle relie étroitement projet intellectuel et vocation religieuse. Bathsua Makin, bien sûr, l’avait déjà fait, mais chez Mary Astell la réflexion se place d’emblée sur un plan plus philosophique :

Puisque Dieu a donné aux femmes aussi bien qu’aux hommes une âme rationnelle, pourquoi leur serait-il interdit de la perfectionner ? Puisqu’Il ne les a pas privées de la faculté de penser, pourquoi ne devrions-nous pas (ne serait-ce que par gratitude envers Lui) Lui dédier nos pensées, à Lui, leur objet le plus noble, au lieu de les consacrer à des futilités, à des divertissements et autres occupations profanes ? (p. 85)

Renversant l’injonction de saint Paul (42) selon laquelle la femme doit l’obéissance en priorité à l’homme, Mary Astell affirme que c’est pour servir Dieu (non les hommes) que la femme doit développer son intelligence et cultiver sa raison, afin que s’épanouisse la beauté de son âme. Ce qui peut sembler de prime abord un argument conservateur lui permet de libérer la femme de l’allégeance qu’elle doit en priorité à son époux dans la pensée patriarcale.

Or, selon Mary Astell, seule l’éducation peut tirer les femmes de cet état d’aveuglement intellectuel et spirituel dans lequel elles sont maintenues. Vient ensuite la présentation de son projet proprement dit : la fondation d’une institution laïque appelée « monastère », retraite entièrement féminine où les filles des familles aisées pourraient recevoir une éducation avant de se marier, mais aussi où les femmes célibataires, avec ou sans fortune, et les veuves souhaitant se retirer du monde trouveraient un refuge pour ce consacrer à l’étude, à l’enseignement et aux bonnes œuvres. Mary Astell consacre les pages suivantes aux avantages d’un tel projet et aux objections qu’il peut susciter. Le ton se fait enflammé, même lyrique, lorsqu’elle décrit les bienfaits de cette communauté utopique :

En un mot, cette heureuse société ne formera qu’un seul corps, animé et informé par son âme, cet amour qui s’exhale perpétuellement pour nourrir les flammes du saint désir de DIEU et les actes de bienveillance des unes envers les autres. (p. 87)

L’essai se termine sur une exhortation : se trouvera-t-il une bienfaitrice pour financer un projet aussi utile à la société ? Mais trois années plus tard, la Serious Proposal, Part II s’ouvre sur un constat partiel d’échec, puisqu’elle n’a pas réussi à susciter l’enthousiasme d’une riche protectrice. Elle en prend acte et offre avec ce second texte une véritable méthode, au sens cartésien du terme, d’éducation personnelle, pour construire la connaissance sur des idées claires et distinctes, mais sans abandonner pour autant son projet idéal d’institution féminine. En revanche, trois ans plus tard, dans Some Reflections upon Marriage, l’idée du monastère laïc semble être passée au second plan : s’inspirant d’un fait célèbre, la répudiation par son époux d’Hortense Mancini, duchesse de Mazarin, elle prolonge ses premières analyses pour offrir une réflexion sur la condition des femmes dans la société contemporaine et prôner une forme de mariage rationnel, critiquant au passage la doctrine lockéenne du contrat social.

Ces trois textes, on le voit, constituent un tout. Contrairement aux ouvrages de ses prédécesseurs, notamment Bathsua Makin et Hannah Woolley, ils témoignent d’une pensée systématique, mais en mouvement, avec sa cohérence et son exigence, qui est amenée à préciser ses enjeux en fonction de la réaction du public (43). Dans les pages comme dans l’anthologie qui suivent, on s’intéressera en priorité au premier texte, A Serious Proposal, parce qu’il fonde toute la démarche de Mary Astell. Il est ici traduit presque dans son intégralité, tandis que les deux textes plus tardifs figureront dans l’anthologie sous forme de larges extraits, destinés à éclairer et à compléter ce premier texte. 

Notes

(1) Dans toute cette partie introductive, on désignera ce premier essai de 1694 par le titre abrégé A Serious Proposal («Proposition sérieuse, première partie »), pour le différencier de la deuxième partie, publiée trois ans plus tard en 1697, et qui sera mentionnée ici sous le titre abrégé de A Serious Proposal, Part II (« Proposition sérieuse, deuxième partie »).

(2) Pour la réception du texte, voir R. Perry, The Celebrated Mary Astell : An Early English Feminist, p. 99-101.

(3) Selon le premier biographe de Mary Astell au xviiie siècle, George Ballard, « une certaine grande dame » (la reine) aurait été dissuadée d’investir 10 000 £ dans le projet par l’évêque Gilbert Burnet, inquiet de voir la princesse, qui deviendra reine en 1705, prêter le flanc aux accusations de sympathie pour une entreprise jugée par certains comme papiste. Voir George Ballard, Memoirs of Several Ladies of Great Britain, Oxford, 1752, p. 446.

(4) Lettre à Lady Bute, The Complete Letters of Lady Mary Wortley Montagu, R. Halsband éd., 4 volumes, Oxford, Clarendon Press, 1965-1967, vol. III, p. 97-98.

(5) Voir R. Perry, The Celebrated Mary Astell, note 8, p. 488. Le cercle des Bas-bleus est à l’origine constitué d’un groupe de femmes qui tiennent des salons littéraires à Londres vers le milieu du xviiie siècle. Le terme sera utilisé par la suite pour désigner plus largement le phénomène des salons féminins. Il est composé à l’origine d’Elizabeth Montagu, qui est célébrée comme l’inventrice de la culture de salons, et d’Elizabeth Carter, Catherine Talbot, Elizabeth Vesey, Mary Delany et Hester Chapone – belle-fille de Sarah Chapone.

(6) Sarah Scott est la sœur d’Elizabeth Montagu, « reine » des Bas-bleus, ce qui démontre la continuité entre les femmes savantes du xviie siècle comme Mary Astell, qui faisait déjà elle-même partie d’un cercle informel d’intellectuelles, et les salons du xviiie siècle. Des femmes comme Judith Drake (voir p. 175), Lady Damaris Masham, compagne de John Locke, les poètes Lady Mary Chudleigh et Elizabeth Thomas (auteur de l’éloge enflammé de Mary Astell cité en exergue), sont toutes inspirées par les écrits de Mary Astell.

(7) Dans ce passage, Mary Astell implore la reine Anne de lui accorder sa protection, sous peine de voir s’évanouir son rêve d’émancipation féminine, évoquant avec passions ces « jours du millenium où le loup et l’agneau pourront paître ensemble, et où une domination tyrannique que la nature n’avait jamais voulue ne rendra plus inutiles, voire néfastes, l’industrie et l’intelligence de la moitié de l’humanité! » (p. 119).

(8) Le terme « féminisme » est attesté par l’Oxford English Dictionary pour la première fois en français en 1837 et en anglais en 1895 (« féministe », respectivement en 1872 et 1894), ce qui suffirait en soi à en interdire l’application à toute pensée antérieure ; cependant, il nous semble que par extension, en étant conscient des limites historiques, on peut l’utiliser pour désigner une pensée réformatrice qui aurait pour projet l’avancement de la condition féminine, de quelque bord politique ou social qu’elle soit.

(9) Mary Astell, Theorist of Freedom from Domination, p. 6. Voir aussi R. Perry, « Mary Astell’s response to the Enlightenment », p. 38. 

(10) Voir la présentation des œuvres traduites, p. 7-8.

(11) A Serious Proposal to the Ladies, P. Springborg éd., ouvr. cité. C’est l’édition utilisée pour les textes de Mary Astell dans l’anthologie qui suit. Notons que cet auteur, plutôt négligé par la critique anglo-saxonne après quelques études publiées dans les années 1980, semble bénéficier d’un regain d’intérêt, comme le prouve le tout récent volume Mary Astell, Reason, Gender, Faith, recueil d’articles publiés sous la direction de W. Kolbrener et de M. Michelson (Aldershot – Burlington, Ashgate, 2007). Sous presse au moment de la rédaction de cet ouvrage, il n’a pu être utilisé pour cette analyse.

(12) Pourtant, Mary Hays, amie de Mary Wollstonecraft , mentionne Astell dans Female Biography (Londres, 1803).

(13) Les néoplatoniciens de Cambridge constituent un groupe informel de philosophes et de théologiens constitué à l’origine à Cambridge entre 1650 et 1680. En sont membres, entre autres, Benjamin Whichcote, Ralph Cudworth et Henry More à Cambridge, et Joseph Glanvill à Oxford. Anne Conway et John Norris font aussi partie de cette mouvance.

(14) Dans la lettre qu’elle adresse à l’archevêque de Cantorbéry, Mary Astell donne de la situation des femmes de qualité désargentées un tableau pathétique : « J’ai mis en gages tous mes vêtements et suis réduite à la dernière extrémité » (cité dans R. Perry, The Celebrated Mary Astell, p. 66).

(15) Les critiques semblent en désaccord sur la chronologie : on renverra ici aux travaux de J. Broad, Women Philosophers of the Seventeenth Century, mais aussi son entrée sur « Mary Astell » dans British Philosophers, 1500-1799, P. B. Dematteis et P. S. Fosl éd., supplément aux Dictionary of Literary Biography, no 252, 2002, p. 3-10. Patricia Springborg place la mort de la mère de Mary Astell en 1695, d’autres sources en 1684 ou 1688.

(16) Restés manuscrits, ils sont reproduits intégralement dans R. Perry, The Celebrated Mary Astell, p. 400-454.

(17) Letters Concerning the Love of God, 1695, et The Christian Religion, 1705.

(18) Pour une description quasi hagiographique de son stoïcisme, voir le récit de son premier biographe, Ballard, Memoirs of Several Ladies of Great Britain, p. 458-459.

(19) Pour la relation entre Mary Astell et John Norris, voir M. Astell et J. Norris, Letters Concerning the Love of God, D. Taylor et M. New éd., Londres et New York, Ashgate, 2005, introduction.

(20) Moderation Truly Stated, A Fair Way with the Dissenters, An Impartial Enquiry into the Causes of Rebellion and Civil War, 1704.

(21) Selon F. Smith, Lady Anne Coventry et Lady Catherine Jones se sont aussi associées à la fondation de cette école. À sa mort, Lady Catherine aurait légué 400 £ à l’institution. Voir Mary Astell, p. 32-33.

(22) A. Johns y lit la reconnaissance en Lady Mary d’une digne héritière. Voir Women’s Utopias of the Eighteenth Century, p. 26. Apparemment, Astell aurait insisté pour écrire cette préface, datée de 1724, en hommage à Lady Mary, bien que cette dernière eût décidé de reporter la publication de ses Lettres turques à après sa mort (Letters of the Honourable Lady M…y W…y M…e, 3 volumes, Londres, 1763). L’exemplaire de la British Library de A Serious Proposal (1694), très émouvant, est celui de Lady Mary Wortley Montagu, avec une dédicace manuscrite signée de Mary Astell.

(23) The Letters and Works of Lady Mary Wortley Montagu (Lord Wharncliff e éd., Londres, 1837), vol. I, p. 49-50.

(24) Lorsque Clement Barksdale décrit la tenue idéale pour les pensionnaires de son « collège de jeunes filles », il précise qu’elles peuvent porter « n’importe quelle tenue seyante, en veillant à ce que tout le corps soit couvert, à part le visage et les mains », A Letter Touching a Colledge of Maids, or, a Virgin-Society. Written Aug. 12. 1675 (« Lettre sur un Collège de jeunes filles, ou une Société de vierges », p. 169).

(25) Voir R. Perry, The Celebrated Mary Astell, p. 99-100, C. M. Sutherland, The Eloquence of Mary Astell, p. xvi. Ruth Perry s’appuie sur le grand nombre d’exemplaires que l’on trouve aujourd’hui dans les bibliothèques du monde entier pour en déduire un tirage considérable et donc le succès du texte (The Celebrated Mary Astell, p. 103).

(26) C’est ainsi que l’appelle Mary Evelyn dans une lettre à Ralph Bohun de 1695, manuscrit cité par J. Broad, Women Philosophers in the Seventeenth Century, p. 92, note 13. Pour les visites de curiosité et de courtoisie rendues à Mary Astell, voir R. Perry, The Celebrated Mary Astell, p. 100.

(27) Marie de Gournay, L’Égalité des hommes et des femmes (Paris, 1622). L’essai de Van Schurman, The Learned Maid; or, Whether a Maid May be a Scholar, était paru originellement en latin sous le titre Amica dissertatio inter Annam Mariam Schurmanniam et Andr. Rivetum de capacitate ingenii muliebris ad scientiam (Paris, 1638). La traduction anglaise est l’œuvre de Clement Barksdale, lui-même auteur d’une proposition de collège féminin (voir ci-dessous, p. 169-172). Notons que le titre The Learned Maid est ambigu en anglais, puisque le mot maid signifie à la fois « jeune fille », « vierge » et « femme célibataire ».

(28) Sur les « querelles des femmes » qui ont agité le xvie et le xviie siècles, voir J. Kelly, « Early Feminist Theory and the “Querelle des Femmes”, 1400-1789 », p. 4-28, C. Boulard, Presse et socialisation féminine, p. 43-48, et C. Gheeraert-Graffeuille, La cuisine et le forum : l’émergence des femmes sur la scène publique pendant la révolution anglaise (1640-1660), p. 34-38 et p. 356.

(29) Cité dans C. W. Sizemore, « Attitudes toward the education and roles of women : sixteenth-century humanists and seventeenth-century advice books », p. 58.

(30) Traduit dès 1652 par le marquis de Dorchester sous le titre The Gallery of Heroick Women. Sur la mode de la préciosité en Angleterre, dans laquelle s’inscrivent ces textes, et sur l’héroïsme au féminin, voir C. Gheeraert-Graffeuille, La cuisine et le forum, p. 220-221. Il est significatif que l’on voie paraître à nouveau plusieurs éditions du traité de l’humaniste Henri Corneille Agrippa, De nobilitate et praecellentia foeminei sexus (Anvers, 1529), grand succès de librairie jusqu’à la fin du xviie siècle : en 1542 (réédité en 1545), 1559, dans des traductions différentes en 1652 et enfin en 1670 – année où Henry Care le traduit sous le titre, Female Preeminence; or, The Dignity and Excellency of That Sex, above the Male.

(31) Sur les conséquences de la guerre civile pour les femmes, voir C. Gheeraert-Graffeuille, La cuisine et le forum et P. Crawford, « The challenges to patriarchalism : How did the Revolution affect women ? ».

(32) Thomas Hobbes, dans le Leviathan (1651), postule l’égalité des sexes dans l’état de nature et démontre que la mère est la première à exercer un pouvoir sur l’enfant, mais il conclut cependant à la nécessaire sujétion des femmes. Voir Claire Gheereart-Graffeuille, La cuisine et le forum, p. 65-78.

(33) The Worlds Olio, Londres, 1655, f. [A4]. 

(34) Margaret Cavendish publie seize ouvrages de littérature et de philosophie, à comptes d’auteur, entre 1653 et 1668. Quant à la première femme écrivain professionnelle à vivre de sa plume, il s’agit d’Aphra Behn. Entre-temps, il y eut Katherine Philips, « l’incomparable Orinda » ainsi qu’elle était surnommée, admirée par Mary Astell qui la mentionne plusieurs fois, et dont les œuvres poétiques sont publiées en 1664. Voir pour ce contexte de la fin du xviie siècle l’ouvrage de C. Boulard, Presse et socialisation féminine en Angleterre de 1690 à 1750, en particulier p. 65-104.

(35) Sur l’éducation des femmes dans la période, voir M. Reynolds, The Learned Lady in England, 1650-1760, p. 40-45 et p. 258, D. Gardiner, English Girlhood at School : A Study of Women’s Education Through Twelve Centuries, p. 209-226 et p. 242-275, et J. Kamm, Hope Deferred : Girls’ Education in English History, surtout p. 68-82. Voir aussi C. Boulard, Presse et socialisation féminine, p. 72-77, L. Cottegnies « Les “Lettres” dans l’éducation des dames anglaises vers le milieu du xviie siècle : le cas de Margaret Cavendish », p. 111-122, et G. Leduc, « Women’s education in Margaret Cavendish’s plays ».

(36) Sur le topos du catalogue de femmes fortes ou héroïques, qui vient originellement de Boccace et de Christine de Pisan, voir C. Gheeraert-Graffeuille, La cuisine et le forum, p. 288-294. Bathsua Makin semble tirer sa liste d’exemples d’Agrippa (voir note 30).

(37) La grammaire la plus fréquemment utilisée était celle de William Lily (nombreuses réé- ditions), mais Bathsua Makin dénonce surtout les programmes de lectures désordonnés et sans méthode.

(38) Voir par exemple The English Gentlewoman de Richard Brathwaite (Londres, 1631), l’un des plus conservateurs puisqu’il prône la dévotion, la modestie et le silence comme les qualités principales de la femme en société. À l’opposé, Richard Allestree commence The Ladies Calling, Londres, 1673 (« La Vocation des dames », p. 131-134) par une réhabilitation intellectuelle et théologique des femmes. Les femmes qui publient, quant à elles, publient généralement des livres de recettes culinaires et médicales, ou encore des ouvrages de dévotion. Voir pour la période qui précède S. W. Hull, Chaste, Silent and Obedient : English Books for Women 1475-1640.

(39) Ruth Perry note qu’au moment où les universités commençaient à s’ouvrir à une nouvelle classe de riches bourgeois, les femmes quant à elles sont toujours maintenues dans leur foyer et privées d’éducation (The Celebrated Mary Astell, p. 104-05). Il est remarquable que la très grande majorité des textes sur l’éducation des filles publiés en Angleterre au xviie siècle ne concernent que les filles de l’aristocratie. Sur l’essor de la bourgeoisie, on consultera M. Hunt, The Middling Sort : Commerce, Gender and the Family in England 1680-1780.

(40) Voir le portrait qu’en donne Hannah Woolley : « Celles qui se consacrent à l’emploi difficile de préceptrice ou de gouvernante doivent être des personnes d’une certaine naissance, d’une éducation supérieure, de noble maintien, et douées d’une conversation plaisante et qui emporte l’adhésion. » (« Le Compagnon de la femme de qualité », p. 161)

(41) Voir note 13. Influencés par le puritanisme, les néoplatoniciens de Cambridge s’opposent pourtant à l’interprétation calviniste de la souveraineté divine qu’ils ne voient pas comme arbitraire, mais rationnelle. Ils remettent certaines idées néoplatoniciennes au goût du jour, comme la conception mystique de la relation de l’âme avec Dieu et la croyance que les idées morales sont innées à l’homme. Tout en tendant à un certain mysticisme, ils accordent à la raison une place centrale dans la foi et défendent la compatibilité de la foi et de la raison. C’est aussi l’un des grands principes de Mary Astell, qui est très influencée par ce mouvement.

(42) Paul, Première Épître aux Corinthiens, 11, 3-4.

(43) En 1706, elle ajoutera encore sa préface à la réédition de Some Reflections upon Marriage, l’un de ses textes les plus radicaux. 

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Pour citer cette ressource :

Line Cottegnies, Mary Astell et le féminisme en Angleterre au XVIIe siècle - Introduction, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2008. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/mary-astell-et-le-feminisme-en-angleterre-au-xvii-siecle-introduction