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"X marks the spot" ou la question de l'identité dans «The Brooklyn Follies» de Paul Auster

Par Morgane Jourdren : Maître de conférences - Université d'Angers
Publié par Clifford Armion le 08/10/2009

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Les diverses déclinaisons de « X marks the spot » délimitent les pôles entre lesquels évolue cette quête de sens qui se fait jour à travers ((The Brooklyn Follies)). « X marks the spot » évoque non seulement la croix du condamné à mort, le poids de la culpabilité, mais aussi les comptines pour enfants, l’insouciance, le jeu. Et si c’était ça, l’existence humaine ? Une suite de combinaisons aléatoires d’ombres et de lumières à travers lesquelles l’individu se fraye bon gré mal gré un chemin l’espace d’une vie. Moments de désespoir, de folie destructrice, mais aussi d’innocence retrouvée et d’adéquation au monde.

Introduction

« Another ex » (58) dit Harry avec nostalgie, lorsqu'il apprend de la bouche même de Nathan Glass, le narrateur, que celui-ci est un ex-agent d'assurances. « By the time a man gets to be our age, Nathan, he's little more than a series of exes. N'est-ce pas? » (58), ajoute-t-il en guise de conclusion, avant d'énumérer, sur le mode de l'autodérision, la longue liste des rôles qu'il a été amené à jouer successivement ou parallèlement par le passé : « Ex-husband. Ex-art dealer. Ex-navy man. Ex-window dresser. Ex-perfume salesman. Ex-millionaire. Ex-Buffalonian. Ex-Chicagoan. Ex-convict. » (58).

Au-delà de l'inventaire que fait ici Harry Brightman, alias Harry Dunkel, de ses piètres « titres de noblesse », au-delà des révélations que nous livre enfin ce personnage énigmatique sur un passé jusqu'ici demeuré des plus mystérieux, et au-delà du constat plus ou moins serein, par un homme déjà avancé en âge, qu'une bonne partie de sa vie est derrière lui, c'est toute l'ironie qui se dégage du discours de Harry Brightman qui doit retenir notre attention. L'ironie des propos de Harry ne porte, en effet, pas tant sur ce parcours qui a été le sien et l'a notamment conduit en prison, que sur le regard on ne peut plus réducteur que portent la société et autrui sur l'individu et l'être humain en général, au-delà de sa propre personne.

A travers des paroles faussement limpides et faussement anecdotiques, c'est le  philosophe qui parle en Harry et qui, à la manière de Socrate, questionne le monde des apparences pour aller au cœur de l'existence.

C'est de fait, ici, toute la question de l'identité humaine et de l'authenticité des discours qui s'y rapportent, qui est précisément et paradoxalement abordée par Harry, faussaire devant l'Eternel. Une question essentielle qui traverse l'ensemble du livre de Paul Auster... « X marks the spot » (59)...

1. Une course au trésor bien singulière

« X marks the spot » évoque tout d'abord, à notre sens,  la croix sur la carte des pirates, qui indique le lieu où ils ont caché leur butin, et au-delà, fait indirectement référence à différentes versions télévisuelles de la course au trésor dans laquelle s'engagent les concurrents à la recherche de divers indices pour tenter d'accéder les premiers  au « trésor » lui-même. Mais ici, dans The Brooklyn Follies, la course prend des allures bien différentes, et si trésor il y a à déterrer, il ne s'agit pas d'un trésor d'ordre matériel. Au fil du récit que nous fait Nathan, le narrateur, de ce qu'il a vécu aux côtés de Tom, de Harry, de Joyce, c'est dans un tout autre cheminement, d'ordre essentiellement philosophique et spirituel, que nous entraine le livre de Paul Auster. Il ne s'agit ainsi rien moins que de découvrir ce qui se cache sous cette suite de x (symbole de l'inconnue en mathématiques) qui ont trait  à notre statut d'êtres humains et à ce que Harry décrit comme l'existence. Qui sommes-nous ?  Quelle place nous échoit dans l'univers ? Que pouvons-nous attendre de la vie ? Autant d'interrogations qui constituent la trame des discussions parfois passionnées entre Tom, Nathan et Harry et auxquelles le narrateur tente de nous donner réponse. Car c'est bien l'Homme qui est au cœur du débat dans The Brooklyn Follies, l'Homme dont Nathan, une fois dissipées ses pensées les plus sombres, entend, pour passer le temps au départ, recueillir les histoires les plus drôles, les plus grotesques, les plus anecdotiques en piochant dans ses souvenirs, avant d'envisager de se lancer dans la rédaction de son Magnum Opus, The Book of Human Folly.  Projet pharaonique, projet fou, dont se moque avec le recul le narrateur, projet, qui donne dans la démesure, d'un écrivain en herbe qui se voit gagné  par  la folie des grandeurs et ambitionne de coucher sur le papier la somme des expériences humaines, des plus futiles et des plus cocasses aux plus sombres et aux plus tragiques, pour tenter de mieux cerner cet étrange animal qu'est l'être humain, d'en comprendre les ressorts et d'en dessiner les contours.

L'entreprise, au départ, est quelque peu désordonnée et sent l'amateurisme. « I called the project a book », nous avoue Nathan, « but in fact it wasn't a book at all. Working with yellow legal pads, loose sheets of paper, the backs of envelopes and junk-mail form letters for credit cards and home - improvement loans, I was compiling what amounted to a collection of random jottings, a hodgepodge of unrelated anecdotes that I would throw into a cardboard box each time another story was finished. » (6) Ce n'est que peu à peu que Nathan, l'apprenti-écrivain, que le narrateur campe ici en poète inspiré, avec le sens de l'auto-dérision qui le caractérise - « I  would begin by closing my eyes », acquiert  une certaine méthode dans sa douce folie, triant les faits par rubriques et les rangeant dans différentes boîtes. « The stories seemed to fall under several different rubrics, and after I had been at the project for approximately a month, I abandoned my one-box system in favor of a multi-box arrangement that allowed me to preserve my finished works in a more coherent fashion... ». Assureur un jour, assureur toujours. Nathan, ex-agent d'assurances, retrouve peut-être ici ses veilles habitudes, ses vieux réflexes de rangement, de classement, de mise en équation, mais, au-delà, c'est bien  cette quête d'un semblant de réponse, d'un semblant d'ordre dans ce foisonnement de signes contradictoires qui entourent l'être humain, qui  prend forme à travers la démarche de l'apprenti-écrivain. Premier stade d'un long cheminement qui amènera Uncle Nat et Tom, Tom Thumb, comme l'appelle Nathan, à découvrir ce que c'est que l'existence. Long cheminement, en effet, parsemé d'embûches à travers des conceptions pré-digérées, des images toutes faites, des mots trompeurs et des semblants de révélations.

Le monde que dépeint Auster à travers The Brooklyn Follies est un monde « né sous x », lieu de l'affrontement de forces obscures et contradictoires où l'être humain tente vainement de donner un nom aux phénomènes qui l'entoure et aux évènements qu'il subit. Dans ce grand trou noir que décrit Harry, il y a l'Homme, l'Homme qui constitue l'objet principal de cette enquête, de cette quête de sens, dans laquelle le livre de Paul Auster nous entraîne.

2. De l'être humain et de l'espèce humaine

The Brooklyn Follies part d'un premier constat dans cette longue observation « anthropologique » qu'a entreprise Nathan au cœur de Brooklyn. Les individus que nous sommes, nous laisse entendre le narrateur, n'existent pour ainsi dire qu'à travers le regard de l'autre, qu'à travers son désir, son fantasme, et une vision du monde qui se résume à quelques clichés et à quelques stéréotypes empruntés aux médias. Ainsi, dans le regard de Tom, Nancy Mazzucchelli, qu'il ne connait pas encore et à laquelle il n'a encore jamais parlé, n'est autre que la B.P.M. - « The initials stood for the Beautiful Perfect Mother », image de « la mère idéale » véhiculée entre autres par le cinéma, la publicité, les magazines et les romans de gare. « Most mornings, the B.P.M. would be sitting between the two children, an arm wrapped around each of their waists as they leaned into her for support, nuzzling and kissing them in turn, or else dandling them in a double embrace, an enchanted circle of hugging, singing, and laughter. » (81-82).

Nathan, lui-même, n'est pas exempt de ce regard superficiel porté sur l'autre, lui qui à sa façon rejoue, dans l'enceinte du Cosmic Diner, un mauvais fast-food, la énième histoire à l'écran de la relation amoureuse, plus ou moins éthérée, entre l'adorable serveuse - l'adorable Marina - et le vieux loup solitaire qu'il est. Images cocasses qui sont autant de clins d'œil ironiques au lecteur, mais auxquelles se raccrochent dans leur douce folie les individus au moment même où ils sont sur le point de sombrer. Elles constituent une raison de vivre, un ancrage dans un monde qui se dérobe sous les pieds.

Il est cependant des images moins anodines, voire destructrices, véhiculées par une société où l'individu est jugé à l'aune de sa capacité de production et de reproduction. Ainsi, aux yeux d'autrui, et par conséquent, à mes propres yeux, je ne fais, semble-t-il, qu'un avec l'identité sociale ou l'absence d'identité sociale qui est la mienne. C'est Harry, le faussaire, qui démêle le mieux le vrai du faux et cerne le processus : « By the time a man gets our age, Nathan, he's little more than a series of exes. » (58), c'est-à-dire, une succession d'identités périmées, d'identités qui n'ont plus cours, qui font que l'individu que je suis est un être transparent pour autrui, vide de toute substance. Dans ce statut d'« ex » à la puissance 10, en marge d'un monde de la norme, il n'est paradoxalement guère que le statut d'ex-taulard qui le rende visible au regard d'autrui, mais de façon on ne peut plus négative, le marquant à jamais comme tel, malgré l'acquittement de sa dette à la société. « Now and forever, X marks the spot » (58), conclue-t-il. L'image que convoque ici l'expression fétiche de Harry Brightman, qui ponctue le livre de Paul Auster de ses sens multiples, est celle de la croix que l'on dessinait sur la poitrine du condamné à mort pour indiquer la cible au peloton d'exécution.

Ainsi, l'individu en société se définit avant tout par son identité sociale, une identité sociale  qui équivaut parfois à une condamnation dont il a peine à se relever. Le regard qui se porte alors sur lui le voue à une forme de marginalité, d'exclusion, de solitude, voire de mort sociale.

Mais au-delà de la description de l'individu prisonnier d'une société et de ses modes de représentation, le récit que fait Nathan de la vie de ceux qui l'entourent et de ce qu'ils ont vécu nous entraîne de l'autre côté du miroir à la découverte quasi clinique de l'être humain en tant qu'espèce, débarrassé de ses masques, de ses fards, des rites et des rituels de la société dans laquelle il vit. C'est, de fait, l'être humain, dans toute sa nudité, qui se produit sous nos yeux, dans ce qu'il a de plus grotesque parfois, voire de plus crû, de plus repoussant aussi, de plus inquiétant même, mais aussi de plus surprenant et de plus attachant.

Ainsi, si dans le chapitre intitulé « The Sperm Bank Surprise » (67) apparaît l'image grotesque d'une mécanique mâle en panne, qui n'est pas sans rappeler le Casanova de Fellini, d'autres images émergent de The Brooklyn Follies, qui dépeignent l'être humain sous un éclairage plus sombre. Images peu ragoûtantes, comme celles de ces échantillons d'humanité installés à l'arrière du taxi de Tom et que celui-ci aperçoit dans son rétroviseur : « I'll bet you've caught a bundle of them in that rearview mirror of yours ».

You name it Harry, and I've seen it. Masturbation, fornication, intoxication in all its forms. Puke and semen, shit and piss, blood and tears. At one time or another, every human liquid has spilled onto the backseat of my cab. (29)

Images plus inquiétantes encore, comme celles de la schizophrénie de Flora, du viol collectif d'Aurora ou de la folie meurtrière des hommes, telle que la décrit Tom : « You'd think World War Two would have settled things, at least for a couple of hundred years. But we are still hacking each other to pieces, aren't we? We still hate each other as much as we ever did. » (99). Images sombres, très sombres d'une Humanité qui a perdu son âme et d'une jungle où les êtres s'entre-déchirent et où règne la loi du plus fort. Un monde que Tom, dans un grand moment de désespoir, dit ne plus vouloir habiter.

Tom: the world. The big black hole we call the world

Harry: Ah, the world. Well, of course. That goes without saying. The world stinks. Everyone knows that. But we do our best to avoid it, don't we? ...

Tom: ... I can't take it anymore gentlemen. I want out. (99)

Harry: Out ? And where are you going to go? Jupiter? Pluto? Some asteroid in the next galaxy? Poor Tom-All-Alone, like the Little Prince marooned on his rock in the middle of space. (100)

Fidèle au rôle socratique qui lui est dévolu dans le roman, Harry, le faussaire, se moque ainsi gentiment de ce compagnon d'infortune qui voit tout en noir. Mais son propos va au-delà de la simple boutade. Il constitue, en effet, la base philosophique de cet élan vers le haut qui fait pendant à cette tendance au pessimisme le plus noir dans laquelle nous ont entraînés les premiers chapitres du livre d'Auster. Dépassant le constat de la noirceur de l'Homme et du monde, Harry fait le pari fou de l'humain et de la vie, malgré tout, prélude à cette redécouverte de la richesse intérieure de l'individu et de cette renaissance progressive au monde à laquelle nous convie le narrateur à travers le récit de son propre parcours et de celui de Tom. Nathan, lui-même, un instant tenté à son arrivée à Brooklyn par un discours des plus noirs vouant le monde entier aux gémonies, est vite gagné par ce même intérêt pour la comédie humaine et pour la vie qui anime Harry dans son approche de l'existence.

« You never worked in the insurance business. The passion for deceit is universal, my boy, and once a man acquires a taste for it, he can never be cured. Easy money - there's no greater temptation than that. Think of all the wise guys with their staged car accidents and personal injury scams, the merchants who burn down their own stores and warehouses, the people who fake their own deaths. I watched this stuff for thirty years and I never got tired of it. The great spectacle of human crookedness. It keeps coming at you from all sides, and whether you like it or not, it's the most interesting show in town » (52), déclare Nathan à Tom, avant d'ajouter un peu plus tard, avec philosophie :

« Con men and tricksters run the world. Rascals rule. And do you know why? »

« Tell me, Master. I'm all ears. »

« Because they're hungrier than we are. Because they know what they want. Because they believe in life more than we do. » (53).

Parce qu'ils croient davantage à la vie! Avec tout ce qu'elle a de foisonnant et de contradictoire.

Ce qui empêche en partie Tom d'avancer, au départ, sur le chemin de la rédemption, c'est une vision du monde qui repose sur le principe du tout ou rien, du blanc ou du noir, du vrai ou du faux, à l'inverse de celle de Nathan et Harry qui eux perçoivent toute la complexité des êtres et du monde. Privilège de l'âge et de l'expérience de deux vieux routiers de l'existence ? Ou simplement  intuition fulgurante de l'épaisseur de la matière humaine et de la vie ? « Man is a series of exes. » (58), disait Harry. On serait tenté d'écrire « a succession of x's », une suite d'inconnues et de mystères. Et c'est précisément cette épaisseur qui en fait toute la richesse et tout l'intérêt. Chacun d'entre nous recèle ainsi en lui toute une vie intérieure, toute une histoire, qui, tout en lui appartenant, s'inscrit dans le flot ininterrompu de l'expérience humaine. Une histoire unique et spécifique à chaque individu que Nathan, le narrateur, dans ses rêves de « doux-dingue », se voit déjà  écrire, sur commande, dans le cadre de la nouvelle entreprise qu'il entend mettre sur pied, Bios Unlimited. Projet fou d'un ex-agent d'assurances aux allures d'Uncle Edward dans Tono-Bungay de H.G. Wells, mais  qui, au-delà des aspects fantasques de l'entreprise, témoigne de l'appétit de vivre de Nathan, encore sur son lit d'hôpital, et du caractère précieux, voire sacré, de chaque individu et de l'histoire qui lui est propre.

My idea was this: to form a company that would publish books about the forgotten ones, to rescue the stories and facts and documents before they disappeared and shape them into a continuous narrative, the narrative of a life. The biographies would be commissioned by friends and relatives... The cost of writing and publishing would be steep but I didn't want my biographies to be an indulgence affordable only by the rich. For families of lesser means, I envisaged a new type of insurance policy whereby a certain negligible sum would be set aside each month or quarter to defray the expenses of the book. Not home insurance or life insurance - but biography insurance. (301).

3. « X marks the spot » ou l'existence dans tous ses états

Ainsi, à travers The Brooklyn Follies, Paul Auster réhabilite l'homme et réaffirme la valeur intrinsèque de chaque être humain. Il y a, à n'en pas douter, quelque chose de Thoreau et d'Emerson dans le discours de Nathan en ce qu'il met en lumière à la fois cette part de divin que possède en lui chaque individu et la capacité de celui-ci à se créer son propre univers. Une forme d'Hôtel Existence, en quelque sorte, un refuge imaginaire qu'Harry définit en ces termes : « It was a retreat, a world I could visit in my mind. That's what we are talking about, no? Escape ». L'évasion. Là est peut-être ce qui distingue l'homme de l'animal. Là où le second subit, le premier possède cette capacité à s'évader dans un ailleurs, à s'arracher aux lois de l'existence, à occulter le monde ou à le tenir à distance par le biais de l'humour ou de l'ironie, ou par le biais de l'imagination, ne fût-ce que l'espace d'un instant.

Car c'est dans l'instant seul que peut se concevoir l'Hôtel Existence. Loin de tenir leurs promesses, les rêves d'absolu, de pureté, de perfection qui s'incarnent dans l'utopie du communisme ou dans l'intégrisme religieux portent en effet en eux le germe d'un monde dystopique et concentrationnaire, façon Staline, façon David, mari d'Aurore, et le Révérend Bob :

That was when he started issuing his so-called Sunday Edicts », raconte Aurora, en parlant de ce dernier. « First, everyone had to get rid of their television sets. Then it was radios. Then it was books - every book in the house except the Bible. Then it was telephones. Then it was computers. Then it was CDs, tapes and records. Can you imagine? No more music, Uncle Nat, no more novels, no more poems ». ( 264)

Plus convaincant sans doute est le rêve de Thoreau et des utopistes qui prônent une vie, loin du bruit et de la fureur de la cité, au sein de la Nature. Un rêve que revit à sa manière Nathan lors de son arrivée dans cette auberge du Vermont, The Chowder Inn, où le narrateur croit avoir trouvé le fameux « Hotel Existence ».

« The sign at the edge of the driveway says The Chowder Inn, but a part of me already understands that we have come to the Hotel Existence. » (168).

Lieu mythique qu'évoque avec lyrisme  le narrateur dans le récit qu'il fait de sa renaissance à la vie, lieu de la communion totale avec la Nature, du bonheur paradisiaque, de l'innocence retrouvée, de l'adéquation de soi à l'autre et au monde.

I want to talk about happiness and well being, about those rare, unexpected moments when the voice in your head goes silent and you feel at one with the world. I want to talk about the early June weather, about harmony and blissful repose, about robins and yellow finches and blue-birds darting past the green leaves of trees. I want to talk about the benefits of sleep, about the pleasures of food and alcohol, about what happens to your mind when you step into the light of the two o'clock sun and feel the warm embrace of air around your body. I want to talk about Tom and Lucy, about Stanley Chowder and the four days we spent at the Chowder Inn, about the thoughts we thought and the dreams we dreamed on that hilltop in southern Vermont. I want to remember the cerulean dusks, the languorous, rosy dawns the bears yelping in the woods at night. (166)

Reste pourtant que le périple qu'ont entrepris Nathan et Tom ne s'arrêtera pas sur ces images de rêve. C'est à Brooklyn même que l'on retrouvera Nathan, au cœur de la cité, et c'est au cœur de la cité, dans le bruit et la fureur de la ville et dans ce jeu de hasard incessant que semble être  la vie, que Nathan criera son appétit de vivre et son ardent désir de goûter aux joies simples de l'existence. Il faut cueillir le jour tant qu'il est encore temps, avant que la mort ne vienne tout engloutir, à l'image de ce nuage de cendres et de mort, qui vient s'abattre sur New-York. Carpe Diem.

I stepped out into the cool morning air, and I felt so glad to be alive, I wanted to scream. Overhead, the sky was the bluest of pure deep blues. If I walked quickly enough, I would be able to get to Carroll Street before Joyce left for work. We would sit down in the kitchen and have a cup of coffee together, watching the kids run around like chipmunks as their mothers got them ready for school. Then I would walk Joyce to the subway, put my arms around her, and kiss her good-bye. (303)

L'accompagner, l'entourer, l'embrasser, au cœur même de Brooklyn... N'est-ce pas là un signe que les vieilles utopies d'un retour à la Nature et dans les bois ont, elles aussi, dépassé la date de péremption, et que s'il est des moments d'innocence retrouvée, c'est en lui et en lui seul que l'individu est à même de les faire naître ? N'importe où, mais toujours, semble-t-il, en présence de l'autre. Il y a presque quelque chose de banal, voire d'un peu conventionnel et clichesque, dans cette révélation qu'a Nathan, quelques heures après avoir cru franchir, sur son lit d'hôpital, le seuil de l'au-delà, au terme d'un long cheminement. Une autre farce, un autre pied de nez de l'existence ? Peut-être ? Reste que les images évoquées par Nathan ont un côté à la fois apaisant et revigorant dans un monde de la nuit où les 3-D de la compagnie de taxis résonnent encore de l'interprétation très noire que Tom en donnait au début du livre. « Tom had always wondered what the D's [for the 3-D Cab Company] stood for, and now he thought he knew. Darkness, Disintegration, and Death » ( 31).

Cet ailleurs que recherchaient, chacun à leur façon,  ces deux grandes figures américaines, Edgar Poe, « a drunk from the South-reactionary in his politics, aristocratic in his bearing, spectral in his imagination » (15) et Thoreau, « a teetotaler from the North - radical in his views, puritanical in his behavior, clear-sighted in his work »(15), Nathan le découvre en lui et  parmi les siens, là où Thoreau se réfugiait dans les bois de Walden et Poe évoquait cette pièce imaginaire, loin du monde, dans « The Philosophy of Furniture » ( 16).

Conclusion

« X marks the spot », « X marks the spot », « X »... La formule de Harry trotte dans la tête du lecteur comme ces airs que l'on n'arrive jamais à chasser de son esprit. Elle se décline au fil des pages de The Brooklyn Follies, évoquant tout un cortège d'images aux antipodes les unes des autres. Images de la croix du condamné à mort, de ces Twin Towers ciblées à la toute fin du roman par les avions suicides et de ces quelques trois mille corps qui partent en fumée au-dessus de New-York dans une nuée blanche de cendres et de mort. Images plus crues d'amours charnelles et de corps enchevêtrés. Images d'innocence retrouvée, d'adéquation au monde et aux autres, symbolisées par cette comptine enfantine :

X marks the spot
With a dot, dot, dot
And a dash, dash, dash
And a big question mark.

Tickle (child's name) up,
Tickle (child's name) down,
Tickle (child's name) all around!

Crack an egg!
Crack another egg!

With a hug,
And a squeeze,
And a tap on your knees.

Et si finalement, c'était ça « l'existence » ? Un enchevêtrement d'images, de bruit et de fureur, une suite aléatoire de moments d'horreur et de moments de répit, à travers lesquels ce drôle d'animal, à la fois héroïque et grotesque, qu'est l'homme, se fraye bon gré mal gré un chemin l'espace d'une vie et essaie de comprendre qui il est. Avec parfois, dans cette drôle de  course au trésor, au détour d'un chemin ou d'une rue, le sens d'exister un instant.

 

Edition de référence :  AUSTER, Paul. 2005. The Brooklyn Follies. London: Faber and Faber.

 

Pour citer cette ressource :

Morgane Jourdren, "X marks the spot" ou la question de l'identité dans The Brooklyn Follies de Paul Auster, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 03/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-americaine/dossier-paul-auster/x-marks-the-spot-ou-la-question-de-l-identite-dans-the-brooklyn-follies-de-paul-auster