Vous êtes ici : Accueil / Littérature / Les dossiers transversaux / Théories Littéraires / John Muir's «Thousand-Mile Walk to the Gulf»

John Muir's «Thousand-Mile Walk to the Gulf»

Par Jean-Daniel Collomb : Professeur des universités - Université Grenoble Alpes
Publié par Clifford Armion le 22/01/2007

Activer le mode zen

Lorsque John Muir entame son gigantesque voyage à pied depuis Indianapolis jusqu'à Cedar Keys, en Floride, via le Kentucky, le Tennessee et la Georgie, il n'a que 29 ans mais il est déjà habitué à de longues randonnées dans les bois. Son goût de la liberté et son attrait pour les sciences naturelles l'ont en effet amené à parcourir l'arrière-pays de son Dunbar natal en Ecosse, les bois du Wisconsin de son adolescence ainsi que les denses forêts canadiennes. Pourtant, c'est un accident du travail, survenu en mars 1867 dans la fabrique de pièces détachées où il s'est révélé être un contremaître hors pair, qui l'incite à assouvir ce rêve de liberté intégrale. John Muir perd la vue pendant deux mois et se promet sur son lit malade qu'il s'échappera de l'univers mécanique où il s'est enfermé si la vue lui est rendue.

Article

Lorsque John Muir entame son gigantesque voyage à pied depuis Indianapolis jusqu'à Cedar Keys, en Floride, via le Kentucky, le Tennessee et la Georgie, il n'a que 29 ans mais il est déjà habitué à de longues randonnées dans les bois. Son goût de la liberté et son attrait pour les sciences naturelles l'ont en effet amené à parcourir l'arrière-pays de son Dunbar natal en Ecosse, les bois du Wisconsin de son adolescence ainsi que les denses forêts canadiennes. Pourtant, c'est un accident du travail, survenu en mars 1867 dans la fabrique de pièces détachées où il s'est révélé être un contremaître hors pair, qui l'incite à assouvir ce rêve de liberté intégrale. John Muir perd la vue pendant deux mois et se promet sur son lit malade qu'il s'échappera de l'univers mécanique où il s'est enfermé si la vue lui est rendue. Car il s'agit bien là d'une échappée, loin des longues journées de labeur à l'atelier, loin du rigorisme calviniste de son père, loin des exigences de la société. Muir ne veut manquer à aucun prix l'occasion qui lui est offerte de marcher sur les traces du naturaliste allemand Alexander von Humboldt dont il rêve d'être le digne héritier depuis son enfance. En réalité, la Floride ne doit constituer qu'une étape avant la découverte de l'Amazonie qui avait passionné Humboldt. En route, Muir entend satisfaire sa passion de la botanique née à l'université du Wisconsin sous l'égide du professeur Ezra S. Carr. L'objectif de ce voyage se résume donc en deux mots, science et aventure. Muir part seul, il évite les villes, qu'il ne fréquente que pour collecter son courrier et fait quelques rencontres, parfois malheureuses, dans ce Sud démembré par la guerre civile qu'il vient de perdre. Finalement, son formidable ascétisme aura raison de lui et la malaria l'empêchera d'aller plus loin que Cuba. William F. Badè, le premier biographe de Muir et son compagnon du Sierra Club, raconte qu'il avait l'intention de pénétrer dans la jungle tropicale qui jouxte la cordière des Andes jusqu'à un affluent de l'Amazone avant de descendre le fleuve en radeau jusqu'à l'océan atlantique. Il rallie finalement la Californie où son destin se confondra avec celui de la vallée du Yosemite pour le restant de ses jours.

A Thousand-Mile Walk to the Gulf est une compilation du journal de voyage rédigé à l'époque par Muir et auquel il faut ajouter des notes prises à la volée sur le terrain. Ce document constitue l'un des premiers écrits disponibles de l'auteur et il n'était pas destiné à la publication, en tout cas pas sous cette forme. Il le fut en 1916, à titre posthume. Grâce à cet ouvrage, il est possible de mieux comprendre le rapport que Muir entretenait avec la nature, et la place qu'il attribuait à l'homme dans la biosphère. Il faut sans cesse garder à l'esprit que l'auteur ne se soucie pas ici de son lectorat puisque ce ne sont que des notes personnelles dont la liberté de ton deviendra plus rare au moment où il écrira pour influer sur l'arène politique. Le radicalisme indéniable de ce volume doit-il être vu comme un coup d'éclat sans suite dû à la jeunesse de l'auteur ? Ou faut-il y voir les prémices d'une pensée novatrice qui ne trouvera à s'exprimer pleinement que bien plus tard ?

Au-delà du contenu même du texte, le thème de l'échappée belle s'impose comme une évidence. Ce périple est avant tout une fuite hors de la société des hommes, comme Muir le répète à l'envi. En Floride : « I wandered from dune to dune sinking ankle-deep in the sand, searching for a place to sleep beneath the tall flowers, free from insects and snakes, and above all from my fellow-man. » (Muir, 1916, pp.72-73) .Dès le début du récit, l'auteur indique qu'il compte évoluer hors des sentiers battus et se laisser immerger dans la nature sauvage. Cet individualisme quasi-intégral n'est pas sans rappeler celui de H.D. Thoreau à Walden quelques années auparavant. Bien que Muir aille bien plus loin dans sa quête de liberté, il est indéniable que son indépendance se façonne sur le mode transcendantaliste de Thoreau, qu'il admirait presque autant que R.W. Emerson. Thoreau prêchait un évangile de l'indépendance et de l'autosuffisance que Muir embrassait avec ferveur. Marqué par l'héritage puritain de ses aïeux, Thoreau pensait qu'en se privant et en faisant preuve d'une discipline spartiate, l'homme indépendant pourrait s'élever au-dessus du monde matériel pour accéder à une plus grande vérité spirituelle. Dans le chapitre de Walden intitulé « Higher Laws » que Muir avait lu et annoté avec le plus grand intérêt, Thoreau enjoint son lecteur de s'isoler et de se priver :

The repugnance to animal food is not the effect of experience, but is an instinct. It appeared more beautiful to live low and fare hard in many respects. [...]. I believe that every man who has ever been earnest to preserve his higher or poetic faculties in the best condition has been particularly inclined to abstain from animal food, and from much food of any kind. (Thoreau, pp.143-144)

Muir ne fait pas autre chose. Il mange peu, boit dans les flaques ou les mares qu'il découvre au hasard de son chemin et dort souvent à la belle étoile. Il semble que toute sa vie Muir ait cru avec Thoreau que l'ascétisme et la solitude étaient des moyens sûrs pour s'affranchir de la vie ordinaire et s'élever (s'échapper ?) vers une vie spirituelle plus fructueuse.

Pour autant, ce rapport ascétique à la nature n'est pas sans contrepartie car il lui donne accès aux plus beaux attraits de la nature : esthétique, émerveillement, contemplation, plaisir, aventure... Ainsi, lorsqu'il grimpe les montagnes du Cumberland à la sueur de son front, il se repaît du spectacle naturel qui s'offre à lui : « The ascent was by a nearly regular zigzag slope mostly covered up like a tunnel by overrarching oaks. But there were a few openings where the glorious forest road of Kentucky was grandly seen, stretching over hill and valley, adjusted to every slope and curve by the hands of nature - the most sublime and comprehensive picture that ever entered my eyes. (Muir, 1916, p.16) Tout au long de sa narration, Muir n'a de cesse de vanter la magnificence des paysages, la beauté harmonieuse des phénomènes naturels et ce faisant, se propose de dépasser une approche purement matérialiste des ressources naturelles. Il prend à contre-pied les valeurs utilitaristes de son temps en substituant l'usage esthétique de la nature à son avatar économique. Cette vision confine à la subversion dans un pays qui s'est assigné pour mission de convertir la nature sauvage en jardin fertile grâce au fermier vertueux de Jefferson. D'où un décalage certain entre Muir et les personnages qu'il rencontre au hasard de son périple. Par exemple, un villageois kentuckien qui indique à Muir le chemin pour se rendre à la grotte de Mammoth (Mammoth Cave) suscite son dédain : « he told me that he had never been at Mammoth Cave - that it was not worth going ten miles to see, as it was nothing but a hole in the ground, and I found that his was no rare case. He was one of the useful, practical men - too wise to waste precious time with weeds, caves, fossils, or anything else that he could not eat. » (Muir, 1916, pp.10-11) Cette distanciation agacée refait surface au fil des rencontres faites par le jeune home. Par ces commentaires désapprobateurs, Muir ouvre une brèche dans le consensus américain qui met en valeur la dimension pratique et utilitaire de l'activité humaine. Il affirme qu'il est temps que l'homme se décentre de l'utilitarisme et perçoive la dimension esthétique de son environnement, comme le traitement romantique du cimetière de Bonaventure où il séjourne en Floride le montre. Muir décrit une nature paisible et harmonieuse dont la beauté reflète les lois : « In the morning everything seemed divine. Only squirrels, sunbeams, and birds came about me. I was awakened every morning by these little singers after they discovered my nest » (Muir, 1916, p.11). En somme, la nature peut parfois n'avoir d'autre usage que d'être belle et d'élever le sujet qui la contemple.

Son insistance sur la beauté des lieux qu'il traverse ne se confine pas au domaine contemplatif mais envahit la pratique de la science choisie par Muir. Car en réalité, Muir est un homme de science qui cherche à observer, comprendre, décrypter les phénomènes naturels (cette longue marche est bien sûr placée sous le signe de la botanique). Or, chez Muir la découverte scientifique est couplée à l'émerveillement et aux émotions. Cette option romantico-scientifique doit être comprise à travers l'opposition coleridgienne entre entendement et Raison. L'entendement revient selon le romantique anglais à étudier les phénomènes par bribes en expliquant leurs mécanismes de manière parcellaire et en ne se préoccupant que de leur dimension physique. La Raison implique en revanche une approche globale des événements considérés comme parties du Grand Tout. Cette approche fait fusionner physique et métaphysique et a le mérite de mener le philosophe/naturaliste au plus près des vérités fondamentales et universelles. Muir choisit cette voie même s'il prête une grande importance à l'observation empirique des faits. In fine, il tend vers une compréhension globale de la nature au-delà de sa réalité fragmentée. En cela, il se démarque de la lame de fond qui emporte la science du dix-neuvième siècle vers une spécialisation toujours plus approfondie. Pour Muir, la science n'a de sens que si elle aide l'homme à appréhender la beauté des lois naturelles dans leur ensemble. Compréhension et admiration sont inséparables. Indéniablement, cet état d'esprit paraîtra de plus en plus suranné aux yeux de la communauté scientifique au fil du dix-neuvième siècle, avant d'être totalement disqualifié au vingtième. Pourtant, il existe un domaine scientifique à travers lequel Muir, bien loin d'accuser du retard, annonce l'avenir : l'écologie et la biodiversité.

Il convient tout d'abord d'écarter le portrait d'un John Muir romantique mystique acquis à une vision fantasmée de la nature, vision trop souvent véhiculée par les critiques. Muir pose un regard raisonné et scientifique sur la nature si bien que cette démarche lui permet de forger, bien avant l'heure, une réflexion écologique et biocentrée du rapport entre l'homme et la nature. L'écologie souligne l'interdépendance entre tous les éléments naturels, considérés comme égaux et en équilibre. Elle dessine une nature en flux où la modification d'une partie affecte l'ensemble et où l'harmonie de la biosphère dépend du bien-être de chacun de ses membres. Cette définition s'accorde pleinement avec le motif du Grand Tout, omniprésent chez l'auteur américano-écossais qui écrit par exemple: « There is no fragment in all nature, for every relative fragment of one thing is a full harmonious unit in itself. All together form the one grand palimspest of the world. » (Muir, 1916, p.164) La nature fonctionne ici sur le mode de l'unité grâce aux liens qui existent entre les diverses parties. Une fois encore, on décèle l'influence du naturaliste allemand Alexander von Humboldt dont Muir rêve d'imiter le Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent fait en 1799 écrit en collaboration avec Aimé Bonpland. Dans son maître ouvrage Cosmos, le cosmopolite intellectuel allemand a pour ambition d'expliquer la nature dans son ensemble, en d'autres termes d'appréhender le Grand Tout. Or Muir souscrit totalement à la pratique scientifique défendue dans Cosmos : Humboldt privilégie l'étude sur le terrain, désire marier science, philosophie et poésie, et rappelle que l'unique but de ses observations empiriques est de comprendre la nature dans sa complétude. L'étude approfondie des détails ne vaut que si elle éclaire l'ensemble. Ce bref résumé de la démarche humboldtienne sert de socle théorique au projet scientifique de Muir.

C'est ainsi que Muir multiplie les observations précises, les comparaisons et les classifications sans jamais perdre de vue son objectif initial : décrypter le livre de la nature. Arrivé à Twenty Hill Hollow, il ne manque pas de lire le paysage: « A few clear, open sections occur, exposing an elaborate history of seas, and glaciers, and volcanic floods - chapters of cinders and ashes that picture dark days when these bright snowy mountains were clouded in smoke and rivered and laked with living fire. » (Muir, 1916, p.195) Le fruit de ses observations, mélange éclectique d'analyse rationnelle et de lyrisme poétique, est la vision d'une nature sauvage en équilibre parfait, jusqu'à des extrémités que le lecteur néophyte ne soupçonne pas. En effet, lors de son séjour floridien Muir disserte sur les instincts carnassiers de l'alligator. Or bien loin de les stigmatiser, il s'attache à montrer que l'appétit redoutable du reptile fait partie intégrante de la méthode de la nature chère à R.W. Emerson : l'alligator tue des êtres vivants qui proliféreraient et mettraient en péril l'équilibre de la biosphère si le prédateur disparaissait. L'image donnée est celle d'une nature en flux qui évolue en conformité avec les principes universels d'équilibre et d'harmonie : « The antipathies existing in the Lord's great animal family must be wisely planned, like balanced repulsion and attraction in the mineral kingdom. » (Muir, 1916, p.98) Tout est prévu et les destructions émanant de la nature débouchent inéluctablement sur de nouvelles créations.

Muir tire ensuite les conséquences logiques de ce constat d'équilibre. Il décrète, prise de position radicale s'il en est, l'égalitarisme entre les êtres vivants de la biosphère, l'homme y compris mais sans lui attribuer de rôle particulier: « Now, it never seems to occur to these far-seeing teachers that Nature's objects in making animals and plants might possibly be first of all the happiness of each one of them, not the creation of all for the happiness of one. » (Muir, 1916, p.138) A Thousand-Mile Walk to the Gulf devient alors une attaque frontale contre l'anthropocentrisme séculaire de la culture intellectuelle judéo-chrétienne qui situe l'homme au-dessus de la nature, être différent car choisi par dieu et habilité en cela à appréhender la nature du haut de sa supériorité. Muir précède de plusieurs décennies le concept de « land community » énoncé par Aldo Leopold selon lequel, l'homme étant un membre de la biosphère au même titre que les animaux et les végétaux, il doit respecter les droits de ces derniers. Formidable remise en question que cet appel à l'humilité et à la retenue dans un pays où la liberté individuelle a été érigée en pierre angulaire :

Why should man value himself as more than a small part of the one great unit of creation? And what creature of all that the Lord has taken the pains to make is not essential to the completeness of that unit - the cosmos? The universe would be incomplete without man; but it would also be incomplete without the smallest transmicroscopic creature that dwells beyond our conceitful eyes and knowledge. (Muir, 1916, p.139)

Point de hiérarchie. Les hommes sont mis sur un pied d'égalité avec les autres êtres vivants. Grâce à ces idées, Muir fait voler en éclats la hiérarchie des êtres décrite dans la Bible et fait assaut de radicalisme en développant des notions qui ne prendront vraiment corps qu'au fil du vingtième siècle et demeurent à ce jour minoritaires. John Muir est un précurseur. Son ouvrage est certes à la fois novateur et radical mais est-il prêt à assumer ces positions face au public américain ?

Gardons à l'esprit que ce texte fut publié à titre posthume. Certes, dans The Story of my Boyhood and Youth, My First Summer in the Sierra ou encore The Mountains of Calfornia, publiés de son vivant à la fin du dix-neuvième siècle, Muir expose les convictions énoncées plus haut à propos de l'égalité entre les espèces et la nécessité impérieuse pour l'homme de se décentrer pour dépasser l'utilitarisme économique et l'anthropocentrisme culturel. Toutes ces notions et son message écologique occupent une place privilégiée dans l'héritage intellectuel laissé par l'auteur d'origine écossaise. Néanmoins, nulle part Muir ne proclame ces idées avec autant de force, d'intransigeance et d'audace que dans A Thousand-Mile Walk to the Gulf. Ce décalage peut aisément être prouvé à deux égards.

Tout d'abord, lorsqu'il tente de réhabiliter l'alligator, objet de détestation populaire, il fait, sous le secret de son journal personnel, ce qu'il ne fit jamais dans ses textes publiés avant 1914. Soucieux de plaire à un lectorat qu'il entend convertir au combat pour la préservation de la nature, il choisit avec intelligence de faire la part belle à des animaux susceptibles de créer une affection sentimentaliste chez ses lecteurs, comme ce fut le cas avec cet écureuil californien, le « Douglas squirrel », grâce auquel Muir ravit les cœurs d'un public émerveillé.  De même, son aventure en Alaska qui le vit échapper aux périls des glaces en compagnie d'un petit chien atypique et valeureux nommé Stickeen fera l'objet d'un livre à succès. En insistant sur ces animaux-là, Muir avance en terrain conquis mais à son grand dam, tous les animaux ne sont pas égaux aux yeux des Américains. Ainsi, Laura Mighetto, qui a compilé un ouvrage traitant de la place des animaux dans le corpus muirien (Muir Among the Animals), explique que l'une des rares pages animalières retrouvées dans les archives de l'auteur et non publiée n'était autre qu'une apologie du coyote. Muir compose donc avec ses lecteurs à partir du moment où sa prose assume un rôle politique en faveur de la protection de la nature, c'est-à-dire plusieurs années après son périple vers la Floride. Il aurait donc hésité avant de publier cet éloge vibrant à l'alligator détesté : « I have better thoughts of those alligators now that I have seen them at home. Honorable representatives of the great saurian of an older creation, may you long enjoy your lilies and rushes, and be blessed now and then with a mouthful of terror-stricken man by way of dainty.  » (Muir, 1916, p.99) Ce panégyrique en forme de menace pour l'homme nous mène à un autre obstacle à la publication de ce livre, la misanthropie assumée du jeune Muir.

Manifestement, Muir fait preuve par endroits d'un moralisme intransigeant dans la veine de son éducation calviniste : « How narrow we selfish, conceited creatures are in our sympathies ! How blind to the rights of all the rest of creation! » (Muir, 1916, p.98) Ces accusations rappellent davantage le ton comminatoire de son père dans The Story of my Boyhood and Youth que la prose engageante et tolérante à l'égard des touristes que Muir emploie dans Our National Parks ou The Yosemite. Il ne cherche pas ici à séduire l'homme qu'il surnomme « Lord Man » à plusieurs reprises comme pour éreinter son hubris. Point de place pour la mesure puisque Muir est en colère contre les péchés de ses congénères : « [...] I have precious little sympathy for the selfish propriety of civilized man, and if a war of races should occur between the wild beasts and Lord Man, I would be tempted to sympathize with the bears. » (Muir, 1916, p.122) En transit à New York, il avoue sa difficulté à supporter la marée humaine qui s'affaire autour de lui. Il est aisé de comprendre que des positions aussi tranchées et aussi moralistes n'auraient pas eu l'effet escompté (promouvoir le goût de la nature sauvage chez ses concitoyens) même sous l'ère progressiste pourtant empreinte d'une forte identité morale. A la place de ces diatribes, Muir publiera des volumes tels que Our National Parks dont la vocation est de promouvoir les parcs nationaux. La nécessité de rassembler les soutiens à la cause préservationniste l'incite à s'orienter vers une vision élargie et inclusive du tourisme : « Even the scenery habit in its most artificial forms mixed with spectacles, silliness, and kodaks ; its devotees arrayed more gorgeously than scarlet tanagers, frightening the wild game with red umbrellas - even this is encouraging, and may well be regarded as a hopeful sign of the times. » (Muir, 1901, p.2) Tout juste laisse-t-il transparaître sa condescendance à l'égard des touristes. Il fait surtout acte de réserve rhétorique et abandonne l'intransigeance de sa jeunesse pour emprunter une voie nouvelle, celle du pragmatisme politique. Tout au long de sa carrière littéraire, il doit composer avec ses idéaux et les exigences de la réalité. Convaincu par la nécessité du moment, la publication de A Thousand-Mile Walk to the Gulf ne constitue pas l'une de ses priorités. On est alors en droit de se demander quelle place il faut attribuer à ce volume dans le corpus global. John Muir a-t-il écrit ce journal en vain ?

Evidemment, la réponse est négative. Pour le comprendre, il convient de se plonger dans la contre-culture des années soixante et ses prolongements. A cette époque, plusieurs mouvements qui hériteront de l'étiquette de Nouvelle Gauche unissent leurs forces dans une confusion baroque afin de remettre en cause plusieurs des fondements de la société américaine et du mode de vie occidental en général. Parmi les voies contestataires, celle du philosophe norvégien, Arne Naess et son concept de la « deep ecology ». Cette conception radicale de l'écologie entend dépasser l'usage raisonné prôné par les héritiers de Gifford Pinchot et des conservationnistes (Naess parle de « shallow ecology ») en attaquant l'anthropocentrisme et l'utilitarisme consubstantiels aux sociétés occidentales. Voici comment Michael Tobias définit la « deep ecology » dans un ouvrage collectif du même nom : « Deep Ecology concerns those personal moods, values, aesthetic and philosophical convictions which serve no necessarily utilitarian, nor rational end. By definition their sole justification rests upon the goodness, balance, truth and beauty of the natural world, and of a human being's biological and psychological need to be fully integrated within it. » (Tobias, 1984, p.vii) Or dans cette même publication, George Sessions, l'une des plumes les plus importantes du mouvement écologiste radical, dresse une liste des précurseurs de ce courant de pensée dans l'histoire. Non seulement Muir y apparaît-il aux côtés de Saint François d'Assise et d'Aldo Leopold, mais la seule référence à la bibliographie muirienne fournie par Sessions est A Thousand-Mile Walk to the Gulf. Naess cite également l'auteur américano-écossais. Le fait qu'ils omettent de mentionner les ouvrages plus consensuels de Muir (davantage par militantisme que par ignorance) ne doit pas occulter l'héritage que Muir laisse à l'écologie radicale à travers le récit de ce périple accompli dans sa jeunesse. Sans doute peut-on évoquer à propos de A Thousand-Mile Walk to the Gulf un radicalisme différé, sacrifié pour un temps sur l'autel du pragmatisme politique mais ouvrant la voie à des mouvements ultérieurs.

Références

John Muir, Our National Parks, San Francisco, Sierra Club Books, 1901, 1991.

John Muir, A Thousand-Mile Walk to the Gulf, Boston, New York, Mariner Books, 1916, 1998.

Henry D. Thoreau, Walden and Resistance to Civil Government, William Rossi (ed), New York, London, W.W. Norton & Company, 1992.

Michael Tobias, Deep Ecology, San Diego, Avant Books, 1984.

Extrait pour la classe

Ces réflexions sur l'alligator ont pour théâtre les marécages de Floride.

Another man that I met to-day pointed to a shallow, grassy pond before his door. There,' said he, I once had a tough fight with an alligator. He caught my dog. I heard him howling, and as she was one of my best hunters I tried hard to save him. The water was only about knee-deep and I ran up to the alligator. It was only a small one about four feet long, and was having trouble in its efforts to drown the dog in the shallow water. I scared him and made him let go his hold, but before the poor crippled dog could reach the shore, he was caught again, and when I went at the alligator with a knife, it seized my arm. If it had been a little stronger it might have eaten me instead of my dog'

I never in all my travels saw more than one, though they are said to be abundant in most of the swamps, and frequently attain a length of nine or ten feet. It is reported, also, that they are very savage, oftentimes attacking men in boats. These independent inhabitants of the sluggish waters of this low coast cannot be called the friends of man, though I heard of one big fellow that was caught young and was partially civilized and made to work in harness.

Many good people believe that alligators were created by the Devil, thus accounting for their all-consuming appetite and ugliness. But doubtless these creatures are happy and fill the place assigned them by the great Creator of us all. Fierce and cruel they appear to us, but beautiful in the eyes of God. They, also, are his children, for He hears their cries, cares for them tenderly, and provides their daily bread.

The antipathies existing in the Lord's great animal family must be wisely planned, like balanced repulsion and attraction in the mineral kingdom. How narrow we selfish, conceited creatures are in our sympathies! How blind to the rights of all the rest of creation! With what dismal irreverence we speak of our fellow mortals! Though alligators, snakes, etc., naturally repel us, they are not mysterious evils. They dwell happily in these flowery wilds, are part of God's family, unfallen, undepraved, and cared for with the same species of tenderness and love as is bestowed on angels in heaven or saints on earth.

I think that most of the antipathies which haunt and terrify us are morbid productions of ignorance and weakness. I have better thoughts of those alligators now that I have seen them at home. Honorable representative of the great saurians of an older creation, may you long enjoy your lilies and rushes, and be blessed now and then with a mouthful of terror-stricken man by way of dainty!

A Thousand-Mile Walk to the Gulf John Muir (A Mariner book Houghton Mifflin Company, Boston New York, 1916, 1998)
L'ouvrage est également disponible en ligne sur le site The John Muir Exhibit.

Commentaire

Cet extrait doit être compris comme l'expression d'un radicalisme profond de la part de John Muir. En plaidant la cause de l'alligator, Muir prend à contre-pied les habitudes de pensée de ses contemporains. De plus, en proclamant la noblesse de cet animal honni, Muir s'éloigne de l'anthropocentrisme qui domine la culture judéo-chrétienne. En effet, la conclusion de l'extrait en forme de menace pour l'homme rappelle que les humains ne peuvent prétendre à s'imposer partout dans la nature. Ces marécages sont la chasse gardée des alligators et l'homme s'y aventure à ses risques et périls. Car en réalité, l'homme, ses valeurs et sa vision n'ont pas cours partout et tout le temps. A chacun, sa niche écologique. A noter par ailleurs, le discours moralisant et accusateur de l'auteur dans les 2 derniers paragraphes. Ecrites dans la veine de la jérémiade américaine, ces lignes font écho à l'éducation calviniste reçue par l'auteur.

 

Pour citer cette ressource :

Jean-Daniel Collomb, "John Muir's «Thousand-Mile Walk to the Gulf»", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2007. Consulté le 16/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/john-muir-s-thousand-mile-walk-to-the-gulf