Le Rêve Américain en question : du rêve imparfait au rêve comme imposture
Introduction
A travers l'Histoire des Etats-Unis, le Rêve Américain, qu'évoque et qu'incarne dans sa version la plus flamboyante le seul nom d'Hollywood, habite tous les esprits, même les plus chagrins. Les rags-to-riches stories, ou contes de fée et autres histoires d'ascension sociale éclair, qui nourrissent toute une mythologie populaire de la réussite, servent de caution au système tout entier et en assurent la pérennité.
L'homme de la rue, l'immigrant de fraîche date, l'ouvrier ou le petit employé ne sont de fait guère enclins à une contestation radicale des fondements mêmes du capitalisme car, malgré toutes les difficultés qu'ils rencontrent, la plupart nourrissent le secret espoir de voir un jour se transformer leur existence à l'instar de tous ceux qui ont 'réussi'. L'Amérique n'est-elle pas la nouvelle Terre Promise ?
Ceux qui aspirent à la Révolution et à une transformation radicale de la société américaine ne seront d'ailleurs jamais qu'une minorité. Parallèlement s'élèvent un certain nombre de voix qui, à leur manière, viennent passablement écorner l'image du Rêve Américain. Des voix qui s'insurgent contre les injustices sociales et qui revendiquent un statut plus équitable pour la communauté dont ils sont les porte-parole ou, de façon plus large, pour tous ceux qu'ils estiment les victimes du système.
Laïques ou hommes d'Eglise, rapporteurs de commissions ou journalistes, militants de la cause ouvrière ou politiques, réformistes ou révolutionnaires, dénoncent le fonctionnement de la société américaine et se font l'écho auprès de millions d'individus d'interrogations qui voient le jour çà et là.
1. L'ère du Progressisme
La fin du XIXème siècle et les premières décennies du XXème siècle voient, en effet, une certaine Amérique interpeller le pouvoir. C'est une Amérique certes minoritaire mais non moins agissante ; une Amérique des clercs, issue de milieux sociaux très hétéroclites, sortie des meilleures écoles du pays ou autodidacte, qui ne saurait cautionner les débordements de foules en colère et les appels à la révolte, mais qui s'émeut de ce qu'est devenu le Rêve Américain. Une Amérique à la croisée de nombreux courants politiques, sociaux, religieux, qui va à la bataille, le plus souvent en ordre dispersé, tant les analyses et les objectifs sont divers, tant les clivages sont importants, mais qui néanmoins inspirera certaines réformes ponctuelles du système et contribuera à alimenter le débat sur les travers de la société américaine ainsi que sur la nécessité de changer les choses.
Les années 1850-1920 voient notamment monter en puissance les revendications féministes autour des idées maîtresses développées par une Elizabeth Cady Stanton, une Susan B. Anthony ou une Lucy Stone. La campagne menée de haute lutte non seulement aboutira à l'octroi aux femmes du droit de vote en 1920, mais contribuera également, malgré tous les conservatismes et les interdits, à faire progresser dans les esprits l'idée que les femmes sont seules à même de décider de leur vie et de leur sexualité, comme l'écrit Margaret Sanger :
Eugenists imply or insist that a woman's first duty is to the state ; we contend that her duty to herself is her first duty to the state. We maintain that a woman possessing an adequate knowledge of her reproductive functions is the best judge of the time and conditions under which her child should be brought into the world. We further maintain that it is her right, regardless of all other considerations, to determine whether she shall bear children or not, and how many children she shall bear if she chooses to become a mother (February 1919, net edition www.nyu.edu/projets/sangers)
Les années 1909-1920 voient également les premiers balbutiements d'un mouvement des droits civiques avec le soutien de Progressistes noirs et blancs. Des organisations comme le NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) et l'Urban League, respectivement créés en 1909 et 1910, luttent contre le racisme et la violence dont sont victimes au quotidien les Africains-Américains. Elles dénoncent les lynchages de plus en plus fréquents, contraignant les pouvoirs publics à prendre enfin position, combattent le racisme institutionnel des cours de justice et des institutions comme l'armée, et luttent contre la discrimination à l'emploi et au logement. Au-delà, elles contribuent à construire une 'conscience Noire', prélude au mouvement des droits civiques des années 1960.
Mais c'est surtout la lutte contre les excés d'une société qui ne pense qu'en termes de gains financiers qui prend le pas sur toutes les autres causes. Ainsi, dès la fin du XIXème siècle et jusque dans les années 1930, sociologues, médecins, travailleurs sociaux, journalistes et simples citoyens se mobilisent-ils pour dénoncer un système entièrement basé sur la loi du profit et qui engendre la misère. Quelle est cette société, s'interrogent-ils, qui prétend au progrès continu et voit se dégrader les conditions de vie et de travail de millions d'individus pendant qu'une infime minorité s'enrichit un peu plus chaque jour ?
Des hommes comme Louis D. Brandeis, l'un des pères de la New Freedom dont se réclame Woodrow Wilson, demande que soient prises des mesures efficaces pour limiter le pouvoir de l'oligarchie financière et mettre un terme aux diktats des trusts et des cartels. Il y va, selon lui, non seulement de l'efficacité du système mais encore de l'existence même de la démocratie américaine :
No country can afford to have its prosperity originated by a small controlling class. The treasury of America does not lie in the brains of the small body of men now in control of the great enterprises... It depends upon the inventions of unknown men, upon the originations of unknown men, upon the ambitions of unknown men (1914, net edition www.law.louisville.edu/library/collections/brandeis/node/191).
Avant lui, Henry Demarest Lloyd s'attaque dans le même esprit aux trusts et aux concentrations de pouvoir qui excluent des millions d'individus du Rêve Américain :
The world, enriched by thousands of generations of toilers and thinkers, has reached a fertility which can give every human being a plenty undreamed of even in the Utopias. But between this plenty ripening in the boughs of our civilization and the people hungering for it step the "cornerers," the syndicates, trusts, combinations... ...Liberty produces wealth, and wealth destroys liberty (1898,1-2).
L'attention des Progressistes se porte plus particulièrement sur le sort des femmes et des enfants contraints de travailler dans les sweatshops, ces fameux ateliers textiles 'clandestins' dont l'existence est tolérée et même encouragée par un système entièrement régi par la loi du profit. Dans un ouvrage intitulé Children in Bondage et publié en 1914, en particulier, Edwin Markham, Benjamin B. Lindsey et George Creel interpellent une société qui détourne pudiquement le regard des réalités sociales et s'en prend violemment à ceux qui tentent de lui ouvrir les yeux :
They are determined not to see the injustice and poverty that press so heavily upon the millions who do the hard work of the world. If by chance a well-wisher gives them a glimpse of the wrongs under the crust of our civilization, they cry, "alarmist!" "pessimist!" -- thinking to destroy the unwelcome truth by destroying the unwelcome truth-bringer (1914, net edition www.boondocksnet.com).
L'ouvrage traduit bien le sentiment d'horreur des commissions d'enquête devant cette nouvelle forme d'esclavage à laquelle sont soumis des milliers de femmes et d'enfants et l'horreur de la situation elle-même :
Fourteen to sixteen hours is the usual stretch of this long working day. A child frequently earns only one cent an hour; while the sweater figures so that a woman shall not earn more than ten cents. The average income of the whole family is five dollars and seventy cents a week. Sometimes in a rush order the elders can sleep only five hours of the twenty-four. An order must be finished on time and be back on time, though all other activities of the house should cease (Ibid).
Chacun des chapitres du livre s'attachera ainsi à décrire les conditions de travail des femmes et enfants à l'usine, à la mine, dans les vergers, et fera écho à d'autres enquêtes réalisées de 1900 à 1914. Il faudra néanmoins attendre des années avant que le pays ne consente à légiférer de façon efficace contre les pratiques d'un patronat peu scrupuleux et contre leurs effets désastreux. Les Progressistes dénoncent également l'existence de taudis où s'entassent des centaines de milliers de nouveaux immigrants dans des conditions d'hygiène et de promiscuité que l'on associait plus volontiers à la vieille Europe. Parmi les nombreux témoignages, celui de Jacob Riis, reporter et auteur de How the Other Half Lives (1890), alerte plus particulièrement l'opinion publique, tant il décrit sans complaisance et avec force détails le quotidien des policiers et travailleurs sociaux à New-York. Ainsi, dans un chapitre consacré au Bend, quartier pauvre de la ville, le lecteur découvre-t-il un monde dont il ne soupçonnait pas l'existence :
In a room not thirteen feet either-way slept twelve men and women, two or three in bunks set in a sort of alcove, the rest on the floor. A kerosene lamp burned dimly in the fearful atmosphere, probably to guide other and later arrivals to their "beds," for it was only just past midnight. A baby's fretful wail came from an adjoining hall-room, where, in the semi-darkness, three recumbent figures could be made out (1890, net edition www.bartleby.com).
Pour autant, les Progressistes sont rares, qui appellent à l'action révolutionnaire. Ce que prônent ces réformateurs dans l'âme, c'est un aménagement du système capitaliste et de la société américaine, afin qu'un plus grand nombre puisse accéder au Rêve Américain. L'idée sous-jacente à nombre d'écrits 'progressistes' à l'époque n'est pas, en effet, que le capitalisme est mauvais en soi, mais que le système a été dévoyé par les appétits démesurés et l'égoïsme d'une oligarchie industrielle et financière qui empêchent 'l'exception américaine' de se réaliser. Il s'agit donc de donner au capitalisme américain un visage plus humain, plus social et plus paternaliste.
Les Eglises, elles aussi, les Eglises protestantes en particulier, qui jusqu'ici s'étaient souvent illustrées par un soutien inconditionnel à l'ordre établi, sont parcourues par un vent de réforme. Elles critiquent plus ouvertement le système et affirment le droit de chaque individu à une vie décente sur terre. Ainsi, sans pour autant remettre en cause la loi du profit, le pasteur congrégationaliste Washington Gladden se déclare-t-il en faveur d'une société plus juste et plus équitable :
The sum of all this discussion is that the possession of wealth is justified by the Christian ethics, but that it puts the possessor under heavy obligations to multitudes less fortunate. He could never have become rich without the cooperation of many ; he ought not to hold his riches for his own exclusive benefit. The great inequalities arising from the present defective methods of distribution will only be corrected through a deepening sense of the obligations imposed by the possession of wealth. The economic law, like the moral law, can never be fulfilled without love (1914, net edition www.archive.org)
Walter Rauschenbuch, lui, va beaucoup plus loin. Son analyse, influencée par les fabiens anglais, prend des allures de réquisitoire contre le système capitaliste américain. Le pouvoir politique, écrit-il, est aux ordres des classes dominantes : « political power is simply a tool for the interests of the dominant class » (1908, 230). Il en est de même pour les autres institutions, poursuit Rauschenbuch, toutes inféodées aux quelques 1% de privilégiés qui possèdent plus de la moitié des richesses et des moyens de production, toutes atteintes du même mal qui ronge la société américaine.
La justice, écrit-il, est au service de puissants : « The courts are the instrument by which the organized community exercises its supremacy over the affairs of the individual, and the control of the courts is therefore of vital concern to the privileged classes » (Ibid).
La presse qui se targue d'être libre et indépendante ne fait que colporter les 'vérités officielles', tant elle est aux ordres de formidables intérêts financiers :
It will not be denied that some newspapers are directly in the pay of certain interests and are their active champions. It will not be denied that the counting-room standpoint is profoundly influential in the editorial policy of all newspapers, and that large advertisers can muzzle most papers if they are determined on a policy. Not only the editorials are affected, but the news matter (Ibid).
Quant à l'Eglise, elle s'est laissée corrompre et s'est rangée du côté des riches. La liste des accusations que lance Walter Rauschenbuch contre notre « admirable civilisation » - « our marvellous civilization » (Ibid) - est sans fin. La société capitaliste, nous dit le pasteur, n'en déplaise à tous ceux qui la décrivent comme la panacée, c'est l'enfer sur terre :
It defrauds the customer who buys its goods. It drains and brutalizes the workman who does its work. It hunts the business man with fear of failure, or makes him hard with merciless success... It corrupts all that it touches (Ibid).
Un discours aux accents révolutionnaires que ne démentiraient pas certains mouvements anarcho-syndicalistes à l'époque, mais qui reste néanmoins très minoritaire.
La mouvance progressiste a peu de sympathie pour ceux qui prônent l'abolition du système capitaliste. Si elle se mobilise contre certains maux de la société, c'est, en partie, par souci de justice, mais c'est aussi par conviction qu'il faut agir au plus vite sous peine de voir s'installer le chaos social. Ainsi que l'écrit Jacob Riis en guise d'avertissement dans How the Other Half Lives, si rien n'est fait pour améliorer le sort de millions d'individus, cette marée humaine que l'on maintient dans les fers brisera un jour ses chaînes et rien ne pourra plus la contenir :
The sea of a mighty population, held in galling fetters, heaves uneasily in the tenements. Once already our city, to which have come the duties and responsibilities of metropolitan greatness before it was able to fairly measure its task, has felt the swell of its resistless flood. If it rises once more, no human power may avail to check it. The gap between the classes in which it surges, unseen, unsuspected by the thoughtless, is widening day by day. No tardy enactment of law, no political expedient, can close it. Against all other dangers our system of government may offer defence and shelter; against this not (1890, net edition www.bartleby.com).
2. L'Amérique du socialisme révolutionnaire ou utopique
C'est donc toute une Amérique qui prend conscience des maux engendrés par le système et de l'urgence qu'il y a à y remédier. Mais au sein même de cette Amérique éclairée comme chez l'homme de la rue, on n'envisage guère la perspective d'un changement radical de société. Les socialistes purs et durs et autres mouvements révolutionnaires ne font pas vraiment recette outre-Atlantique et ne parviennent pas à rallier les millions d'individus qu'ils espéraient entraîner dans leur sillage. L'espoir que suscite le Rêve Américain, les divisions de la classe ouvrière entre ouvriers qualifiés et ouvriers non-qualifiés, les clivages ethniques et le racisme à l'égard des minorités, ainsi qu'une méfiance certaine vis à vis des idées importées de la vieille Europe et les profondes divisions internes au sein de la mouvance socialiste entre révolutionnaires et réformistes, sont autant de facteurs qui expliquent les difficultés que rencontre un discours à caractère universaliste et égalitaire à se faire entendre.
Pour autant, l'impact du socialisme dans le pays est réel, non seulement au sein du mouvement ouvrier et syndical, mais également au niveau de la sphère politique. Des hommes, comme Eugene Debs, Daniel De Leon, ou encore Upton Sinclair imprimeront indéniablement leur marque sur ce qui apparaît comme une période charnière de l'histoire des Etats-Unis.
L'influence du socialisme pur et dur et des doctrines révolutionnaires se voit le jour notamment à travers les manifestes et la pratique de syndicats tels que l'IWW (Industrial Workers of the World). Ce dernier, à la création duquel ont participé, entre autres, De Leon et Debs, affiche en préambule à sa Constitution de 1905 sa volonté d'en finir une fois pour toutes avec le capitalisme.
Les termes dans lesquels est rédigé le document sont, de fait, les termes mêmes du discours socialiste ou marxiste sur la lutte des classes et l'action révolutionnaire. Le prolétariat, selon les auteurs, n'a rien à espérer du système capitaliste et doit prendre son destin en main pour permettre l'avènement d'une société plus juste et plus harmonieuse.
The working class and the employing class have nothing in common. There can be no peace so long as hunger and want are found among millions of working people and the few, who make up the employing class, have all the good things of life.
Between these two classes a struggle must go on until the workers of the world organize as a class, take possession of the earth and the machinery of production, and abolish the wage system (Préambule de la constitution de l'IWW, in Encyclopaedia of the American Left, 1990, 355)
Aux yeux des fondateurs de l'IWW, comme aux yeux de ceux qui se veulent fidèles au socialisme originel, il est cependant des écueils majeurs à la libération du monde ouvrier : la division, fruit d'un syndicalisme catégoriel pratiqué notamment par l'AFL (American Federation of Labor), ainsi que le réformisme, tel que le prônent un nombre croissant de socialistes et un Gompers, qui font le jeu du patronat en entretenant dans la population l'illusion qu'il existe une communauté d'intérêts entre classe ouvrière et classes dirigeantes.
The trade unions foster a state of affairs which allows one set of workers to be pitted against another set of workers in the same Industry, thereby helping defeat one another in wage wars. Moreover, the trade unions aid the employing class to mislead the workers into the belief that the working class have interests in common with their employers (Ibid).
Le propos n'est pas, à l'évidence, sans rappeler la position d' Eugene Debs qui, entre autres, dans une lettre en date du 4 février 1910 adressée à Robert Hunter, met en garde certains socialistes contre toute tentation de rapprochement avec l'AFL et ses dirigeants, fût-ce dans le but de noyauter le syndicat. Gompers y est qualifié de traître et de lâche - « miserable traitor and coward » et de « valet du capitalisme » - « Gompers, Mitchell and other tools of the capitalist class » (1995, 63).
La conclusion du Préambule, qui fait écho à de nombreux éditoriaux du journal socialiste The Appeal to Reason, s'inscrit, elle aussi, pleinement dans cette volonté exprimée maintes et maintes fois par les enfants de Marx et de Engels de rompre avec la société capitaliste.
Elle se veut un appel à la mobilisation de la classe ouvrière sans distinction de catégorie, de sexe ou de couleur de peau, prélude à l'avènement d'une nouvelle société :
It is the historic mission of the working class to do away with capitalism. The army of production must be organized, not only for everyday struggle with capitalists, but also to carry on production when capitalism shall have been overthrown. By organizing industrially we are forming the structure of the new society within the shell of the old (Préambule de la constitution de l'IWW, in Encyclopaedia of the American Left, 1990, 355).
La mouvance socialiste est également représentée sur la scène politique, notamment à travers les candidatures aux élections présidentielles d'Eugene Debs en 1900, 1904, 1908 1912 et 1920, mais aussi à travers l'élection, au cours des années qui précèdent la première guerre mondiale, de deux membres du Congrès, de plus de 70 maires et de très nombreux représentants dans les instances de décisions au niveau de chaque état. Il ne faut donc pas en minimiser l'impact politique, pas plus qu'il ne faut sous-estimer le rôle de laboratoire social et de vitrine que jouent les expériences menées sur le terrain par les socialistes, si isolées soient-elles à une époque où domine l'Evangile de la Richesse. L'aide aux plus démunis, les coopératives ouvrières et les expériences de propriété collective de la terre comme à Arden Delaware, à défaut de gagner l'ensemble du pays, entretiennent l'idée d'une alternative lointaine mais possible à la jungle qu'est devenue la société capitaliste américaine. Si le Grand Soir n'est pas à l'horizon, l'espoir lointain demeure au sein d'une certaine Amérique d'un monde à l'image de ces enclaves fondées par les utopistes du début du XXème siècle au cœur des Etats-Unis et décrites avec conviction par Upton Sinclair : la propriété y est collective, les décisions prises en commun et la criminalité en est absente :
How are these enclaves run ? The principle is very simple. The community owns the land, and fixes the site value year by year, and those who occupy the land pay the full rental value of the land they occupy. Improvements of any kind are not taxed ; you pay only for the use of what nature and the community have created. The community takes all this wealth and uses it, first to pay all the taxes on the land [and buildings -ds] the remaining money being expended for community purposes, by the democratic vote of all.
What this means in practice you can see from the town of Fairhope, Alabama. Fairhope began nearly thirty years ago, with three hundred and fifty acres, and now has nearly four thousand acres. Its land is estimated to be worth a million dollars. But instead of this wealth being distributed among private owners, in accordance with the guessing power or each individual, the whole rental value is the property of the community, and the whole community prospers by the labors of each one.
What this means in the way of moral values you may judge from one sentence in the little book : and I will follow the example of the book and quote this sentence in the same cold and unemotional fashion : "No resident of Fairhope has been a defendent in a criminal case in county court." (1924, net edition www.wealthandwant.com).
A travers ces quelques lignes s'exprime le rêve d'une Amérique qui se veut autre, qui se veut aux antipodes des valeurs américaines que sont l'individualisme forcené et la réussite à tout prix. Une sorte d'anti-Rêve Américain, pour ainsi dire, qui va habiter certains socialistes jusqu'au bout, mais qui va bien souvent se perdre dans les débats sans fin sur le quand et le comment ou se voir relégué dans les poubelles de l'Histoire au nom d'un certain 'réalisme'. Nombre de ceux qui croyaient au départ à l'impérieuse nécessité de renverser l'ordre capitaliste vont rejoindre le camp du 'réformisme'. Les quelques concessions consenties par le pouvoir en matière de salaires et de conditions de travail, la reprise de certains thèmes chers aux socialistes par les politiques et la répression vis à vis des 'agitateurs', ainsi que l'entrée en guerre des Etats-Unis, vont passablement marginaliser ceux qui rêvent encore de lendemains radieux.
3. La mouvance anarchiste
Le discours des anarchistes, tel que l'incarne en particulier Emma Goldman au début du siècle, lui, est plus intransigeant encore envers le système et se refuse à toute concession. Là où les Progressistes se contentaient de mettre le doigt sur certains excès du capitalisme américain et réclamaient une série de mesures visant à protéger notamment les femmes et les enfants, là où les Socialistes comme Debs, tout en dénonçant les maux du système, refusaient d'envisager sabotages et actions violentes, les anarchistes, eux, dressent un véritable réquisitoire contre une société qu'ils estiment foncièrement inique et incompatible avec l'idée qu'ils se font de la dignité humaine et se refusent à condamner en soi l'action violente contre l'exploiteur.
Figure de proue du mouvement anarchiste, militante et théoricienne de la première heure, Emma Goldman fustige ainsi une Amérique qui a sacrifié à la loi du profit et aux intérêts d'une oligarchie les idéaux mêmes de justice et de liberté qu'elle était censée incarner.
Celui qui n'a plus de travail et se trouve à la rue est-il libre ? s'indigne-t-elle, dénonçant par la même le mythe d'une Amérique qui aurait réussi à s'affranchir des maux de la vieille Europe. La République que les Pères Fondateurs appelait de leurs vœux s'est vue confisquée par une minorité, poursuit Emma Goldman, et la mobilité sociale dont se targuait l'Amérique s'est muée en dégringolade sociale, contraignant des millions d'individus à prendre la route à la recherche de moyens de subsistance. Le Rêve Américain a tourné court.
A free Republic! How a myth will maintain itself, how it will continue to deceive, to dupe, and blind even the comparatively intelligent to its monstrous absurdities. A free Republic! And yet within a little over thirty years a small band of parasites have successfully robbed the American people, and trampled upon the fundamental principles, laid down by the fathers of this country, guaranteeing to every man, woman, and child « life, liberty, and the pursuit of happiness. » For thirty years they have been increasing their wealth and power at the expense of the vast mass of workers, thereby enlarging the army of the unemployed, the hungry, homeless, and friendless portion of humanity, who are tramping the country from east to west, from north to south, in a vain search for work (Goldman, 1969, 88-89).
Alors, écrit-elle dans le même essai, les crimes dont on accuse l'anarchiste en lutte contre l'ordre établi ne sont-ils pas bien véniels en regard de la violence qu'exerce cette société capitaliste à l'endroit de millions d'hommes, de femmes et d'enfants afin d'enrichir une poignée de parasites :
The man who flings his whole life into the attempt, at the cost of his own life, to protest against the wrongs of his fellow men, is a saint compared to the active and passive upholders of cruelty and injustice, even if his protest destroy other lives besides his own ? (Ibid, 86).
Seul un sursaut révolutionnaire est à même de permettre à ces millions d'opprimés de retrouver le chemin de la liberté et de la dignité. Une conclusion qui n'est pas, en soi, propre à la pensée anarchiste. De Marx aux utopistes socialistes du XIXème siècle, on appelle en effet de ses vœux le renversement de l'ordre établi et l'avènement d'une société plus juste et plus fraternelle. Reste que l'on ne peut s'empêcher de penser que se dégagent des écrits d'Emma Goldman une certaine vigueur intellectuelle, une acuité du regard que ne renieraient ni Bourdieu, ni Foucault ni Chomsky. Au delà du simple réquisitoire contre une société 'inégalitaire et esclavagiste', les essais témoignent en effet d'une tentative d'analyse systématique du fonctionnement même des rouages d'une société, de la société capitaliste en particulier, et de la façon dont celle-ci se perpétue.
Emma Goldman s'attache notamment à montrer dans ses différents écrits comment les institutions elles-mêmes ont pour fonction de tuer dans l'œuf toute velléité de remise en cause de l'ordre établi en transformant tout citoyen en 'machine à obéir' pour reprendre l'une de ses expressions. La justice, l'armée, l'école, la presse, l'Eglise, la famille et l'institution du mariage, à cet égard, sont tour à tour l'objet d'une critique sans concessions, tant elles contribuent, dans l'esprit de la théoricienne anarchiste, à l'asservissement du peuple et au maintien au pouvoir d'une minorité.
L'institution militaire, en particulier, se voit dénoncée, à plus d'un titre. Lieu de perversion sexuelle et d'apprentissage de l'oisiveté, elle s'avère avant tout une véritable entreprise de dressage de l'individu. Les jeunes recrues doivent de facto renoncer à leurs droits de citoyens et d'êtres libres dès lors qu'ils se retrouvent dans l'enceinte d'une caserne - « entrance into the army abrogates the principles of the Declaration of Independence » (Ibid 139) - pour se métamorphoser sur simple décret en « machines à tuer » au service du pouvoir et de l'argent :
(the) law gives the President the power to turn a peaceful citizen into a bloodthirsty man-killer, supposedly for the defense of the country, in reality for the protection of the interests of that particular party whose mouthpiece the President happens to be (Ibid, 141).
Pour Emma Goldman, la patrie, l'intérêt du pays, et la menace intérieure ou extérieure sont autant de mots vides de sens que le discours dominant répète à satiété pour mieux abuser le peuple et mieux le manipuler, pour mieux l'entraîner dans la guerre. Au point qu'il en oublie les véritables enjeux et se laisse persuader du bien-fondé de son engagement contre un ennemi 'fabriqué' de toutes pièces. Il est, selon les propres termes de la militante anarchiste, comme un enfant au spectacle ou devant un jouet, oublieux de ses larmes et de ses peines, et incapable de tout raisonnement :
The powers that have for centuries been engaged in enslaving the masses have made a thorough study of their psychology.They know that the people at large are like children whose despair, sorrow, and tears can be turned into joy with a little toy. And the more gorgeously the toy is dressed, the louder the colors, the more it will appeal to the million-headed child (Ibid, 135).
Deux autres institutions s'attirent également les foudres anarchistes : la presse et l'école, elles aussi coupables, aux yeux d'Emma Goldman, de propagande et de collusion avec les gouvernements en place. La militante anarchiste dénonce les nombreuses campagnes de presse nationalistes et xénophobes qui, selon elle, participent sans vergogne du processus de désinformation des citoyens mis en œuvre par le pouvoir. L'ennemi y est diabolisé, la vérité travestie, l'indignation cultivée pour mieux échauffer les esprits et justifier une politique impérialiste, comme dans le conflit entre les Etats-Unis et l'Espagne :
Let us take our own Spanish-American war, supposedly a great and patriotic event in the history of the United States. How our hearts burned with indignation against the atrocious Spaniards ! True, our indignation did not flare up spontaneously. It was nurtured by months of newspaper agitation ... (Ibid, 133).
Emma Goldman s'élève également contre un journalisme aux ordres, qui s'emploie à discréditer tous ceux qui luttent pour une société plus juste et plus humaine : « The emotions of the ignorant man are continuously kept at a pitch by the most blood-curdling stories about Anarchism. Not a thing too outrageous to be employed against this philosophy and its exponents » (Ibid, 49).
L'école, elle aussi, est l'objet de vives critiques de la part d'Emma Goldman, tant elle s'apparente, dans son esprit, à l'institution militaire et fabrique des machines à obéir'. L'éducation idéale, telle qu'elle l'imagine, est une éducation à la liberté - pas un instrument de coercition comme elle l'est trop souvent - une éducation telle que la définit Francisco Ferrer, auquel elle rend hommage dans un essai intitulé « Francisco Ferrer : the modern school » :
Let us not fear to say that we want men capable of evolving without stopping, capable of destroying and renewing their environments without cessation, of renewing themselves also ; men, whose intellectual independence will be their greatest force... Society fears such men (Ibid, 163-164).
Il s'agit là, dans l'esprit d'Emma Goldman, de former des esprits critiques, préalable indispensable à l'avènement et à la pérennisation d'un état de liberté. Car, pour la théoricienne anarchiste, la liberté ne va pas de soi. Il ne suffit pas de la décréter pour qu'elle s'instaure de fait. Les résistances sont nombreuses, y compris chez ceux que le système opprime :
How pathetic is the stupidity of the underdog ; how terribly tragic ! But, then, have not his fetters been forged so deeply into his flesh, that he would not, even if he could, break them ? The awe of authority, of law, of private property, hundredfold burned into his soul, how is he to throw it off unprepared, unexpectedly ? (Ibid, 160-161).
Seule une éducation à la « désobéissance civile », pour reprendre un terme cher à Thoreau, serait à même de donner à l'opprimé la force de mettre un terme à des siècles d'asservissement physique, moral, et intellectuel. Un asservissement, intériorisé dès le plus jeune âge par l'individu, sous l'effet des prêches et du puritanisme ambiant, qui font partie intégrante des instruments du pouvoir :
The rich preach, foster, and finance both, as an investment that pays good returns.Through the medium of religion they have paralyzed the mind of the people, just as morality has enslaved the spirit. In other words, religion and morality are a much better whip to keep people in submission than even the club and the gun (Goldman, 1998, 170).
Les ligues de vertu, les comités de vigilance et les dames patronnesses, fortes de leurs convictions, ne sont, écrit Red Emma quelques pages auparavant, que « des vieux fossiles » qui ne cessent de se lamenter sur « l'immoralité des temps ». Mais la morale, leur morale, ajoute la militante anarchiste, n'est que mensonge et va à l'encontre de la vie et de la dignité des hommes et des femmes :
Unfortunately, the Lie of Morality still stalks about in fine feathers, since no one dares to come within hailing distance of that holy of holies. Yet it is safe to say that no other superstition is so detrimental to growth, so enervating and paralyzing to the minds and hearts of the people, as the superstition of Morality (Ibid, 169).
Les bons principes et la frontière entre « gens respectables » et les « autres » ne résistent d'ailleurs pas à un examen approfondi des mécanismes de la société. Ainsi, peut-on dire que la femme mariée est plus respectable que la prostituée ? demande Emma Goldman :
The prostitute is victimized by still other forces, foremost among them the Property Morality, which compels woman to sell herself as a sex commodity for a dollar per, out of wedlock, or for fifteen dollars a week in the sacred fold of matrimony. The latter is no doubt safer, more respected, more recognized, but of the two forms of prostitution the girl of the street is the least hypocritical, the least debased, since her trade lacks the pious mask of hypocrisy (Ibid, 172-173).
Il est donc temps de nous débarrasser, nous dit Goldman, de tous les oripeaux de la respectabilité, de tous les préjugés et des peurs qui nous sont inculqués pour devenir des êtres libres et dignes, et nous approprier le Rêve : « Prometheus chained to the Rock of Ages is doomed to remain the pray of the vultures of darkness. Unbind Prometheus, and you dispel the night and its horrors » (Ibid, 248).
Conclusion
La fin du XIXème siècle et les premières décennies du XXème siècle voient ainsi une certaine Amérique interpeller le pouvoir, une Amérique certes minoritaire mais non moins agissante. Cette Amérique qui s'interroge et se demande ce qu'il est advenu du Rêve américain, qui s'émeut des maux de la société ou dénonce l'imposture du discours dominant, ne courbera jamais l'échine et entendra, jusqu'à son dernier souffle, raisonner la voix de progressistes, de socialistes et d'anarchistes. Des voix qui ont passablement écorné l'image du Rêve Américain, qui se sont insurgées contre les injustices sociales, qui ont revendiqué un statut plus équitable pour tous ceux qu'elles estiment les victimes du système ou qui, à l'instar d'Emma Goldam, ont appelé à la révolution pour que les opprimés retrouvent le chemin de la liberté.
Bibliographie
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Pour citer cette ressource :
Morgane Jourdren, Le Rêve Américain en question : du rêve imparfait au rêve comme imposture, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-americain/le-reve-americain/le-reve-americain-en-question-du-reve-imparfait-au-reve-comme-imposture