Éloi Laurent - De la Nature aux ressources naturelles : l’éthique que l’économie révèle
Il n'en reste pas moins que la théorie économique standard contemporaine bute aujourd'hui sur la question écologique. Le problème général, de plus en plus apparent par exemple dans le champ de l'économie du changement climatique, est que l'économie de l'environnement n'explicite pas ou pas assez ses fondements éthiques. Ce que de nombreux économistes donnent à voir comme des résultats techniques et objectifs, parfois repris sans réserve dans le débat public, reposent en fait, non pas seulement sur des hypothèses scientifiques, mais aussi et surtout sur des choix philosophiques, voire des préférences politiques. Du coup, pour peu que l'on considère avec attention ses hypothèses sans s'arrêter seulement à ses résultats, l'analyse économique révèle un champ éthique aussi complexe que passionnant. Pour s'en convaincre, on prendra ici deux exemples simples de « techniques » économiques : l'actualisation et la valorisation.
Les crises écologiques sont des problèmes de long terme, voire de très long terme. C'est pourquoi la question du rapport au temps revêt tant d'importance lorsqu'on les considère. Introduire le temps, c'est introduire les générations futures et la valeur que nous accordons à leur liberté. La question éthique intervient ainsi au coeur des enjeux environnementaux à travers le choix du taux social d'actualisation. Au premier regard, tout paraît simple : le choix d'une politique environnementale (visant par exemple à réduire les émissions de gaz à effet de serre) dépendra de la comparaison de son coût social et de son bénéfice social. Mais, puisque cette comparaison couvre plusieurs générations successives, sans projection dans le temps, elle se trouverait dépourvue de sens. Or la projection dans le temps suppose le calcul d'actualisation, que l'on retrouve ainsi dans l'analyse et le chiffrage des conséquences du changement climatique au cours du 21ème siècle, mais aussi de la perte de biodiversité ou de l'épuisement des services rendus par les écosystèmes. Cette projection doit nous aider à déterminer notre bien-être (par exemple mesuré étroitement par notre niveau de consommation) à différents moments du temps compte tenu de la valeur que nous décidons d'attribuer à celui des générations futures.
La technique de l'actualisation sociale suppose donc un calcul de dépréciation des coûts et bénéfices futurs sociaux par rapport au présent. Ce taux dépend fondamentalement de deux ensembles : d'une part, la préférence pour le présent ; d'autre part, le degré d'aversion aux inégalités (spatiales et temporelles) et au risque, ces deux dimensions étant représentées par l'élasticité de l'utilité marginale de la consommation, multipliée par le taux de croissance future.
Cette équation, compliquée, suppose trois « calculs éthiques » imbriqués. Le taux d'actualisation sociale repose donc fondamentalement sur des choix éthiques (que l'on qualifie parfois de « préférences ») et non sur des paramètres objectifs ou techniques. Or, le taux d'actualisation est la variable la plus décisive des modèles de changement climatique : le rapport Stern retient ainsi un taux d'actualisation de 1,4 % quand l'économiste américain Bill Nordhaus (à l'aide du modèle de simulation DICE) retient un taux d'actualisation de 5%. Les conséquences politiques de ces différents choix, par exemple en matière de taxation du carbone, varient de l'ordre de 1 à 6.
Considérons le plus symbolique de ces trois paris éthiques : le choix du taux de préférence pour le présent (également appelé taux pur de préférence temporelle). Il s'agit d'une notion subjective selon laquelle la valeur d'une consommation présente est toujours supérieure à celle de cette même consommation dans l'avenir. Comment appliquer cette idée à une collectivité humaine ? Convaincu qu'elle ne pouvait être une boussole fiable, l'économiste Frank Ramsey décrivit cette préférence pour le présent comme une « pratique éthiquement indéfendable qui doit tout à une faiblesse de l'imagination ». Il s'agit en effet d'un taux d'impatience sociale à consommer et c'est pourquoi Ramsey pensait qu'il devait être le plus faible possible, le plus proche possible de zéro. Si, comme Ramsey, on refuse pour des motifs moraux de faire droit à la préférence pour le présent, on normalisera cette première variable à zéro et on signifiera par là que les générations futures sont sur un pied d'égalité avec les générations présentes.
Second exemple, la valorisation économique des ressources naturelles et de la biodiversité en particulier. De la biodiversité dépend la vitalité et la résilience des écosystèmes, et donc leur capacité à rendre des « services » aux humains (alimentation, dépollution, pollinisation, etc.). C'est l'illusion de la gratuité de ces services qui conduit à leur surexploitation et à l'anéantissement de la biodiversité qui les sous-tend. Ce qui n'a pas de prix serait dépourvu de valeur dans le monde des hommes et plus encore dans celui des « décideurs » : « monétariser » la biodiversité sans pour autant la « marchandiser », ce serait, en fait, la protéger. L'idée, notamment défendue à la conférence de Nagoya, paraît simple : pour enrayer la destruction de la biodiversité, il faut en révéler la valeur économique. Les rapports Sukdhev (2008-2010) ou Chevassus-au-Louis (2009) proposent ainsi des « valeurs de référence » pour éclairer l'action publique et privée : avant d'assécher un marais pour y bâtir des logements, avant de détruire une mangrove pour y installer une ferme d'élevage de crevettes, il faut comparer les valeurs sociales de ce que l'on détruit et construit (on retombe alors notamment sur la question de l'actualisation). Cette approche utilitariste peut paraître choquante voire illusoire. N'est-ce pas justement le règne sans partage du calcul coût-bénéfice qui explique l'accélération des dégradations environnementales depuis trente ans ? La valorisation monétaire ne véhicule-t-elle pas la confortable chimère de la réversibilité des dommages causés, de leur réparation toujours possible ?
Et pourtant, là aussi, pour peu que l'on ne s'arrête pas aux approches les plus simplistes, la valorisation économique des ressources naturelles révèle la même complexité éthique que l'actualisation : une espèce animale ou végétale peut avoir une valeur d'usage, directe (alimentation, contemplation) ou indirecte (pollinisation, régulation du climat), une valeur de nonusage (la « valeur d'existence »), une valeur d'option (la possibilité d'utiliser la ressource à l'avenir), une valeur de quasi-option (une valeur encore inconnue peut se révéler à l'avenir), ou encore une valeur de legs (le fait de transmettre la ressource à autrui). La « valeur économique » correctement estimée d'une ressource naturelle va bien au-delà de l'utilité immédiate : elle est le produit de toutes ces valeurs.
En somme, si une certaine « science économique » joue à n'en pas douter un rôle néfaste dans la transformation aveugle de la Nature en ressources naturelles, l'analyse économique, à condition d'expliciter ses fondements éthiques, peut au contraire nous aider à préserver ces ressources dans une perspective de justice.
Ce texte a été écrit dans le cadre d'une rencontre organisée par la Villa Gillet avec Akeel Bilgrami, philosophe américain, et des spécialistes français de l'écologie : l'économiste et homme politique Alain Lipietz, le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa et l'économiste Éloi Laurent. La rencontre a eu lieu à l'université Lyon II, le 13 décembre 2010.
Pour citer cette ressource :
Éloi Laurent, "Éloi Laurent - De la Nature aux ressources naturelles : l’éthique que l’économie révèle", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2011. Consulté le 12/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/les-dossiers-transversaux/developpement-durable/eloi-laurent-de-la-nature-aux-ressources-naturelles-l-ethique-que-l-economie-revele