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L'Activisme de la Nouvelle Gauche étudiante : l'Université de Berkeley comme exemple de transformation sociale ?

Par Frédéric Robert : Maître de conférences - Université Jean Moulin - Lyon III
Publié par Clifford Armion le 18/11/2010

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Sous la houlette du Students for a Democratic Society (SDS), la Nouvelle Gauche étudiante des années soixante souhaita à la fois transformer le microcosme universitaire et la société américaine dans son ensemble. L'activisme étudiant se propagea comme une traînée de poudre : les campus se soulevèrent les uns après les autres. Celui de Berkeley, en Californie, en 1964, en fut un exemple majeur. Les étudiants californiens s'opposèrent à leur université, véritable « multiversité » ou usine du savoir qui, d'après eux, aliénait la communauté étudiante. L'université allait-elle servir de point de départ à la transformation de la société ?

Introduction : une Nouvelle Gauche étudiante

Dans les années soixante, les universités américaines devinrent le théâtre de nombreux soulèvements étudiants. Les campus, apparemment éteints pendant la décennie précédente, rentrèrent très rapidement en éruption, car la jeunesse réagissait de manière épidermique, avec émotion et passion à des événements sociaux, politiques, culturels qui secouaient aussi bien la scène américaine qu'internationale. Les événements s'enchaînaient très rapidement : la rébellion culturelle et spirituelle des Beatniks fit place à l'émergence du Students for a Democratic Society (SDS) (janvier 1960), au sit-in de Greensboro en Caroline du Nord (février 1960), à la création du Student Non Coordinating Committee (SNCC) (avril 1960) et au soulèvement des étudiants contestataires de Berkeley dès 1958 dont le point culminant fut la création et les actions contestataires du Free Speech Movement (FSM) en 1964. Ce phénomène de boule de neige apportait la preuve d'une aspiration au changement, l'expression d'un désir d'une politique active et radicalement nouvelle. Entre la fin de la présidence Eisenhower et le début du libéralisme sous Kennedy, un courant contestataire multiforme et novateur vit le jour : la Nouvelle Gauche. Elle devint rapidement le point de ralliement de toutes les organisations de transformation sociale qui existaient aux Etats-Unis, si bien qu'elle était également connue sous le nom de « Movement ». En d'autres termes, la Nouvelle Gauche était perçue comme une étiquette, comme une appellation sous laquelle se rangeaient toutes les mouvances contestataires actives sur la scène politique américaine. Il pouvait aussi bien s'agir des Noirs, des minorités ethniques, des femmes, des homosexuels, des étudiants que des participants au mouvement contre-culturel, à partir de 1967. Les étudiants étaient les plus représentés, d'autant qu'ils pouvaient inclure certaines des dénominations précédemment citées ; ils étaient donc le dénominateur commun de la contestation. La principale organisation étudiante, le SDS, se distingua très nettement en raison de ses prises de position radicales et de son implication au niveau national pour devenir la figure de proue de cette Nouvelle Gauche. Quels étaient donc les traits symptomatiques de cette Nouvelle Gauche étudiante ? En quoi consistait cet activisme étudiant qui embrasait les campus ? De quelle manière ces jeunes contestataires comptaient-ils s'y prendre pour faire de l'Université l'antichambre du changement social ? Les revendications des étudiants de Berkeley qui visaient la « Multiversity » de Clark Kerr n'en sont-ils pas un exemple marquant ?

1. Activisme étudiant : université et changement social

Les étudiants américains sortirent de leur mutisme et de leur apathie pour dénoncer le racisme qui rongeait leur société. Ils pensaient qu'en raison de son caractère antidémocratique et anticommunautaire, il empêchait le dialogue entre les races. La prise de position antiraciste des membres du mouvement des droits civiques devenait capitale parce qu'elle visait la création d'une communauté multiraciale mieux intégrée. L'opinion publique n'apprécia pas cette démarche à sa juste valeur ; les Américains n'étaient pas conscients de la souffrance et de la rancoeur de la communauté noire, encore moins du désir de changement dont elle était animée. Bien que les aspirations des Noirs n'aient guère été satisfaites, leur présence physique contribua grandement au développement de la Nouvelle Gauche. A titre d'exemple, le sit-in de Greensboro, servit de détonateur : quatre jeunes Noirs d'une université locale (North Carolina Agricultural and Technical College) s'opposèrent de façon non-violente au comportement raciste dont ils avaient été victimes dans le restaurant d'un magasin Woolworth (personne n'avait voulu les servir). En réagissant calmement à cette injustice, les étudiants noirs tentèrent de remettre en cause les fondements de la vie politique : ils avaient pour objectif de faire prendre conscience à la population de la ségrégation raciale en vigueur ainsi que de la transformation radicale de la société qu'ils souhaitaient mettre en oeuvre. Les procédés non-violents utilisés par les jeunes noirs influencèrent énormément les étudiants de Berkeley, si l'on en juge par le sit-in de Sproul Hall en 1964 qui n'en fut ni plus ni moins que la stricte réplique. 

Il faut souligner le fait que, dans le sit-in de Greensboro, les étudiants noirs furent soutenus par des camarades blancs qui prirent ouvertement part à leur action. L'arrivée d'étudiants blancs était symbolique, car elle donnait une image de solidarité et de coalition interraciale. Une page de l'histoire américaine était tournée, une nouvelle tendance politique était en train de prendre forme : l'action directe et massive. L'événement se répandit comme une traînée de poudre dans de nombreuses villes du Sud et même dans le Nord (États du Dakota du Nord, Illinois, Indiana) où des étudiants blancs occupèrent des établissements Woolworth (Hodgson, 186-89).

Les campus américains commençaient véritablement à se mobiliser en signe de protestation. Les jeunes devenaient les témoins de ce qui se passait au grand jour, comme le racisme (Cooper, 207). Ils voulaient bien sacrifier une période de leur vie pour pouvoir jouir, par la suite, d'une société plus normale ; ils s'engageaient ainsi comme militants afin de donner l'exemple et d'aider la communauté au sens large à sortir de sa torpeur comateuse et de son intolérance. Les étudiants agissaient de façon démocratique : chacun pouvait proposer une idée et essayer d'envisager les conséquences de ses propos dans la réalité. L'avantage de l'action directe était simple : celle-ci permettait aux étudiants de vérifier très rapidement si la théorie (terme très marxiste !), caractérisée par une opposition au capitalisme, correspondait enfin à la pratique. D'après eux, il était fastidieux d'attendre les répercussions de certaines mesures économiques.

Les étudiants étaient conscients des actions qu'ils menaient et des conséquences qu'elles pouvaient éventuellement entraîner. Ils s'imposaient comme militants ou comme activistes et leurs établissements devenaient du même coup le premier maillon d'une longue chaîne dont le but ultime était de changer le pays. Comme le sous-entend James Farmer, dirigeant de CORE (Congress of Racial Equality), il devenait nécessaire d'épurer la société américaine (Lipset, 190). Pour ces jeunes activistes, l'Université pouvait très facilement, et quasi naturellement, servir de point de départ à une refonte profonde de la société américaine (SDS, 61-63). Le « Port Huron Statement » (PHS), manifeste politique de la Nouvelle Gauche, attachait d'ailleurs plus d'importance à l'Université, institution-clé, qu'aux étudiants. Il avait, en effet, des difficultés à imaginer le rôle de ces derniers dans la transformation de la société. Ses rédacteurs pensaient plutôt que les professeurs, l'administration, le gouvernement pouvaient être en conflit alors que les étudiants, conscients que leur avenir universitaire était en jeu, se tiendraient à l'écart de peur d'hypothéquer leurs chances de réussite. La Nouvelle Gauche étudiante se devait donc de rassembler des intellectuels, mais également de jouer un rôle social important, et enfin d'attirer des jeunes gens ; ceux-ci devraient appartenir à des forces de progrès et croire en leur réussite ; elle ne devrait pas se cantonner à des actions dans le domaine universitaire, mais appliquer ses principes à l'ensemble de la société en montrant les raisons pour lesquelles la société des années soixante avait besoin d'être changée et insister sur le rôle capital que l'Université avait à jouer comme point de départ de ce processus de transformation (SDS, 62). Les jeunes contestataires insistèrent sur le fait que leur courant ne pouvait perdurer s'il n'attirait pas un public varié (SDS, 62).

La Nouvelle Gauche avait ouvert de nouveaux horizons à l'Amérique et essentiellement à la jeunesse. Les étudiants de Berkeley allaient être les premiers à faire de la sphère universitaire le point de départ du soulèvement social.

2. Kerr et la "Multiversity"

Après Greensboro, l'opinion publique américaine se doutait que les campus apparemment calmes pouvaient se soulever du jour au lendemain. En revanche, personne ne s'attendait à un raz-de-marée comparable à celui que connut Berkeley entre septembre-octobre 1964 et début 1965. L'université de Californie à Berkeley fondée en 1868 était une institution prestigieuse dans les années soixante et elle l'est encore de nos jours. Elle comptait 27 500 étudiants issus de familles aisées, triés sur le volet pour leurs résultats scolaires. Le corps professoral était tout aussi brillant. En d'autres termes, pourquoi des étudiants privilégiés décidèrent-ils de remettre en cause un système qui leur promettait un avenir radieux et envié ?

Clark Kerr, président de l'université, décida d'interdire toute propagande politique aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du campus, afin d'éviter que le nom de son université ne soit associé à ce type d'activités. La réaction des étudiants fut immédiate : des manifestations furent organisées sur le campus et la distribution de tracts politiques se poursuivit jusqu'à l'arrestation de Jack Weinberg, figure charismatique de la contestation étudiante.

Un changement socio-politique, idéologique ou culturel prend tout son sens lorsqu'il se résume à une notion précise. Par conséquent, les étudiants californiens décidèrent de trouver une formule percutante pour clamer leur hostilité envers leur institution et leur président. Les deux expressions favorites de Kerr lorsqu'il parlait de l'Université de façon générale étaient « the knowledge factory » ou « the Multiversity » (terme dont on pourrait tenter de rendre l'idée par « multiversité », mot hybride, formé à partir de uni-versité et diversité, multitude).

Le conflit éclata le 3 octobre 1964 avec la création du Free Speech Movement (FSM). Ce mouvement étudiant prônait la liberté d'expression conformément au Premier Amendement de la Constitution américaine et manifestait contre cette multiversité-usine du savoir qui standardisait la communauté étudiante. Des rassemblements répétés se produisirent sur le campus, des bâtiments furent occupés, les cours interrompus pendant plus d'un trimestre. Près de 400 professeurs prirent le parti des jeunes contestataires en décembre 1964. Le corps enseignant exigeait alors que l'administration fasse marche arrière et qu'elle autorise la propagande politique sur le campus, car la vie universitaire ne devait pas être coupée de la vie réelle. L'opinion publique prit également fait et cause pour ces jeunes gens ; des messages de soutien affluèrent de tout le pays et même de l'étranger. D'autres étudiants américains se mirent également en grève pour montrer qu'ils étaient solidaires de leurs camarades californiens. Face à une telle pression intérieure et extérieure, Kerr fit des concessions : l'activité politique fut autorisée à certains endroits du campus, à certains moments, à condition que l'administration en ait été informée à l'avance ; des remaniements eurent lieu au sein du personnel administratif et des efforts furent accomplis pour que les étudiants ne soient point traités comme des numéros dans ce dédale universitaire. Les étudiants cessèrent leurs revendications début 1965. Même si les actions du FSM furent circonscrites à la région de Berkeley alors que celles du SDS s'étendirent à tout le pays, les événements contestataires que connut Berkeley pendant la première moitié des années soixante furent sans précédent dans l'histoire universitaire américaine en raison de la ferveur et de la mobilisation des étudiants.

Clark Kerr, surnommé par les étudiants Clark « Cur » (« Clark le mufle »), était un personnage très renommé au niveau national (Rorabaugh, 49). Il commença sa carrière à Berkeley comme président du campus (celui-ci appartenant à l'université d'État dont il dépend) en 1952, puis gravit les échelons pour devenir, en 1958, président de l'université de Californie (Goines, 9-11). Au printemps 1964, il reçut une récompense pour ses qualités de président et pour avoir développé et favorisé la liberté universitaire (Cass, 5). Le paradoxe est de taille puisque c'est précisément à propos de cette « liberté universitaire » absente ou presque que les étudiants revendiquaient. Un an auparavant, en avril 1963, il fut invité à l'université d'Harvard, pour donner une conférence dans le cadre des Conférences Godkin, grand moment pour tous les brillants universitaires et intellectuels américains. Le sujet qu'il choisit s'intitulait «The Uses of the University » ; il y abordait le terme avant-gardiste de « Multiversity ». Il analysait les mutations que l'enseignement supérieur américain avait connues, il soulignait en même temps l'imminence d'un soulèvement étudiant. Ses propos étaient donc également prophétiques. On comprend davantage ce qu'il sous-entendait par « Multiversity » en s'intéressant à sa formation personnelle. En effet, Kerr était un expert en matière de relations entre travailleurs et industriels. Il n'est donc pas étonnant que son invention de langage appartienne au registre industriel, puisque, d'après lui, le synonyme le plus exact de « Multiversity » était « knowledge factory ».

Après la conférence de 1963, Clark Kerr publia, en 1972, un ouvrage plus complet intitulé The Uses of the University dans lequel il approfondit sa réflexion sur le sujet, avec tout l'enseignement retiré de la révolte de Berkeley qu'il avait pressentie. Il y compare avec précision le rôle socio-économique de la production du savoir par rapport aux transformations que l'Université avait connues depuis quelques années (vi). De façon plus précise, Kerr pensait que la « Multiversity » trouvait son origine dans la Seconde Guerre mondiale. Dans un tel cas, les jeunes contestataires des années soixante étaient les enfants du « baby-boom » et l'institution qu'ils allaient tenter de renverser était née en même temps qu'eux :

The American university is currently undergoing its second great transformation (...) The university is being called upon to educate previously unimagined numbers of students; to respond to the expanding claims of national service; to merge its activities with industry as never before; to adapt to and rechannel new intellectual currents. By the end of this period, there will be a truly American university, an institution unique in world history, an institution not looking to other models but serving, itself, as a model for universities in other parts of the globe. This is not said in boast. It is simply that the imperatives that have molded the American university are at work around the world (86-87).

On comprend plus aisément les raisons pour lesquelles l'administration de Berkeley se révélait être le bras droit du Pentagone ((Le budget alloué à Berkeley pour mener à bien des expériences scientifiques était tout simplement colossal : en 1964, il s'élevait à 246 millions de dollars, afin de permettre le fonctionnement de trois centrales atomiques géantes. A cela s'ajoutaient 175 millions de dollars pour financer des expériences et rémunérer le personnel, In Jonah RASKIN, « The Berkeley Affair: Mr. Kerr vs. Mr. Savio & Co. », The New York Times Magazine, 14 February 1964, p. 90. De plus, Berkeley avait « prêté » dans le plus grand secret son laboratoire de radiation aux scientifiques qui travaillaient dans le cadre du « Manhattan Project » (1942), sous la direction de J. Robert Oppenheimer, professeur à Berkeley de 1929 à 1942. L'objectif de ce projet était de parvenir à la fabrication de la bombe atomique, In David CAUTE, The Great Fear: The Anti-Communist Purge Under Truman and Eisenhower, London: Secker & Warburg, 1978, p. 473. D'après le rapport Gilpatric rédigé, en 1961, à la demande du Pentagone, il ressortait que 41% des contrats de recherche étaient signés avec Berkeley, contre 12% avec les universités de l'Etat de New York, et seulement 6% avec les prestigieuses universités du Massachusetts, comme Harvard, et le pôle universitaire technologique de Cambridge, In Lipset, The Berkeley Student Revolt: Facts and Interpretations, New York: Anchor Books, Doubleday & Company, Inc., p. 48.)), le laboratoire opérationnel de Washington : au dire de Kerr, le monde universitaire et le monde industriel ne devaient plus faire qu'un, même si Kerr évoquait, au demeurant, un savoir désintéressé. On peut également se demander s'il ne pensait pas que les transformations de la sphère universitaire et les révoltes étudiantes qui suivirent étaient dans l'air du temps et si elles n'étaient pas, somme toute, naturelles. D'après lui, ces changements étaient d'ordres humain, scientifique et professionnel. Il affirmait qu'ils étaient parfaitement ancrés dans les traditions britannique, allemande et américaine propres à l'enseignement supérieur (Kerr, 17-18).

Dans leur livre intitulé Beyond Berkeley: A Sourcebook in Student Values, Christopher G. Katope et Paul G. Zolbrod font d'ailleurs référence à des auteurs comme Platon, Emmanuel Kant, Edmund Burke, Thomas Carlyle, Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau afin d'insister sur une certaine tradition philosophique de liberté et de responsabilité (291-425). Kerr précise que la « Multiversity » permettait la coexistence de différentes composantes. Il évoque donc la pluridisciplinarité de l'université devenue une institution à l'équilibre instable, véritable mosaïque du savoir (Kerr, 18-19). Ce labyrinthe universitaire est très rapidement devenu une société en réduction dans laquelle différents courants cohabitaient plus par nécessité que par désir de le faire, ce qui créait parfois quelques dissonances dans ses rapports avec la société :

It serves society almost slavishly - a society it also criticizes, sometimes unmercifully. Devoted to equality of opportunity, it is itself a class society. A community, like the medieval community of masters and students, should have common interests; in the Multiversity they are quite varied, even conflicting. A community should have a soul, a single animating principle; the Multiversity has several - some of them quite good, although there is much debate on which souls really deserve salvation (19).

La « Multiversity » apparaît comme asexuée et hybride, d'où un certain manque de logique et de cohérence dans ses actes et dans ses décisions. Kerr la compare à un corps humain démembré et désarticulé, une sorte de nouveau mutant détenteur du savoir  (20). Face à cette structure insaisissable et complexe, se posait le lourd problème du contrôle de la machine. Kerr considère que deux groupes étaient en concurrence : d'un côté les étudiants et les enseignants plus ou moins extérieurs à l'établissement, et de l'autre l'administration. Au sommet de cette pyramide du pouvoir siégeait le président, banalisé (Kerr prétend qu'il n'est plus un géant), jouant un rôle de simple médiateur qui tentait péniblement de maintenir l'équilibre de cet édifice précaire (36). Le pouvoir dont disposait le président lui était conféré par le conseil d'administration. On peut encore établir un parallèle entre l'industriel dirigeant son entreprise et le président à la tête de la « Multiversity », même si l'équilibre évoqué par Kerr semblait plus précaire dans le cas de l'université. Il estime que les objectifs principaux du président-médiateur étaient la paix et le progrès universitaires, mêmes s'il s'agissait parfois de termes antithétiques (38). Ne reconnaît-il pas inconsciemment sa part de responsabilité dans la révolte que Berkeley a connue en 1964 ? En effet, n'a-t-il pas sacrifié la paix universitaire au profit des progrès technologiques permis par sa collaboration avec le gouvernement américain ? Cependant, il admet que le médiateur se trouvait dans une position inconfortable lorsque des signes de révolte pointaient à l'horizon (39).  Dans une telle situation, le président se devait d'être courageux, ferme, tout en jugeant avec équité et dans l'intérêt de la communauté (40).

Le passage d'université à « Multiversity » n'est pas sans conséquences. Les étudiants en étaient les premières victimes ;  ils se sentaient esseulés et privés de points de repère dans ce dédale du savoir (42). Le corps professoral se trouvait modifié, car de plus en plus de postes d'enseignants-chercheurs étaient créés (42). Cet engouement pour la recherche avait comme conséquence une marginalisation des professeurs concernés : ils ne se définissaient plus comme des enseignants qui s'assimilaient à leur établissement mais comme des chercheurs qui dépendaient d'un département spécifique et qui travaillaient sur un projet qui l'était tout autant (44). Le professeur d'université ne vivait plus au rythme propre à un enseignant, mais à celui d'un homme d'affaires, impatient de vendre le fruit de ses recherches. Il est peu surprenant de constater qu'il aspirait à être reconnu, envié et suivi par des disciples admiratifs. Il est possible d'attribuer ce changement radical à l'attitude du gouvernement fédéral et à celle de l'industrie.

Tout d'abord, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain subventionna les universités, les administrations comme les professeurs. Le motif d'une telle décision résidait dans un besoin pour le moins conjoncturel (économique, social et politique) propre à cette période de guerre (45). La seconde modification résultait de ce que l'université devait de plus en plus s'impliquer dans la vie de la société en collaborant activement avec l'industrie. Les progrès d'une société n'étaient envisageables que si le système éducatif était performant et s'il préparait du mieux qu'il le pouvait une élite adaptée aux besoins du monde du travail (87). Kerr pense qu'il existe une autre expression plus exacte pour rendre compte de ces mutations. Il choisit le terme « d'usine du savoir », nouvelle force industrielle d'éducation sous-tendant toute l'armature de la société américaine moderne (87). Kerr était sans doute conscient de la portée de ses paroles prophétiques qui pouvaient certes choquer certains lorsqu'il parlait de l'usine du savoir comme d'un véritable bouleversement social. Après la révolution industrielle, était venue l'ère de la révolution intellectuelle :

Knowledge has certainly never in history been so central to the conduct of an entire society. What the railroads did in the second half of the last century and the automobile for the first half of this century may be done for the second half of this century by the knowledge industry: that is to serve as the focal point for national growth. And the university is at the center of the knowledge process (88).

Kerr reste toutefois un peu général et évasif dans ses propos. En effet, l'Université avait toujours été une institution jouant un rôle capital dans la société ; il n'y avait donc pas de réel changement. En revanche, ce qui était nouveau c'était d'établir des relations de cause à effet entre savoir, science et technologie, et leurs utilisations dans le système de production des sociétés très développées. L'originalité et l'importance de la « Multiversity » reposaient sur le fait qu'elle était étroitement liée au monde industriel et militaire (89). La collaboration de la « Multiversity » avec l'industrie avait profondément modifié les données de la société. L'Université, semblable à un aimant, avait attiré des entreprises diverses par commodité, mais surtout par intérêt. Par exemple, il était aisé et fréquent pour une entreprise située à proximité d'une université de proposer à des étudiants de venir y travailler occasionnellement (parfois bénévolement) afin de découvrir le monde du travail, en prétextant que cela constituait une bonne expérience (89-90). Kerr cite en exemple le cas de Boston. La Nouvelle Angleterre jouissait (et jouit encore) d'une situation universitaire rêvée et enviée puisqu'elle comptait des institutions de renommée mondiale comme Harvard ou le MIT. Tout autour de Boston, de nombreuses entreprises ont fleuri, attirées comme par miracle. Kerr ajoute que la région de Boston n'était pas un cas isolé et il incluait la région de Berkeley dans sa liste (89). En d'autres termes, l' « usine du savoir » n'était rien de plus que la « Multiversity » à l'état brut à laquelle le gouvernement américain avait apporté des contrats militaires, ce qui choqua profondément la communauté étudiante  (Lipset 216-20 ; Wallerstein, 99), d'autant que Kerr reconnaît que l'Université était de plus en plus « gourmande », comme prise dans une spirale de pouvoir (90).

Pour obtenir la meilleure « Multiversity » possible, il était nécessaire d'arriver à une osmose entre les habitudes propres au monde universitaire et celles inhérentes au monde industriel. Plus qu'une osmose, Kerr proposait la fusion des deux (dans le domaine des sciences naturelles et sociales) pour que cette transformation soit vraiment totale (90-91). Selon lui, de plus en plus de « multiversities » apparaissaient, telles des « constellations » du savoir qui se regroupaient pour briller au firmament universitaire et créer ainsi l' « Idéopolis », la cité idéale de la connaissance universelle : la « Cité de l'Intellect » (93-94). Elles collaboraient étroitement et partageaient les moyens dont elles disposaient afin de se valoriser encore davantage (93). Malgré cela, le corps professoral se trouvait dans une situation peu confortable, car il ressentait une perte de cohésion du fait de sa marginalisation et de son éloignement de sa fonction première : l'enseignement traditionnel de haut niveau (101). Les professeurs n'étaient pas les seuls à percevoir le malaise inhérent à la « Multiversity ». Les étudiants, et plus encore ceux qui n'avaient pas terminé leur premier cycle universitaire, étaient peu épargnés. Ils devaient faire face à des conditions d'enseignement qu'ils n'avaient pas soupçonnées : cours magistraux dans des amphithéâtres bondés, donnés par des assistants peu qualifiés, les professeurs de renom et d'expérience préférant la solitude de leur laboratoire ou de leur bureau pour mener à bien des recherches plus passionnantes et plus valorisantes :

There is an incipient revolt against the faculty; the revolt that used to be against the faculty in loco parentis is now against the faculty in absentia (103).

Il est étonnant que Kerr, conscient du contexte universitaire de Berkeley, dédaigne la contestation en demeurant passif et en se réfugiant derrière la fatalité. Bien qu'écrit en 1972, son livre était le fruit d'une réflexion débutée bien avant 1964. Peut-être pensait-il que les étudiants s'en prendraient uniquement aux professeurs qui les délaissaient et non à leur administration, qu'ils préserveraient leur président qui pourtant permettait et favorisait même cet état de fait. Kerr prédisait également l'affranchissement des étudiants, qu'il considérait comme une classe. On peut se demander si Kerr n'était pas attentiste à l'excès car ses prophéties se révélaient extrêmement précises à la lumière des événements de 1964. Se voilait-il la face, croyait-il pouvoir éviter un tel soulèvement à la dernière minute, souhaitait-il voir jusqu'où ses étudiants pouvaient aller, désirait-il tout simplement prouver aux autres et se prouver à lui-même qu'il avait raison et qu'il se doutait de cette fin inéluctable ?

Même si elles étaient fondées, les critiques des étudiants envers la « Multiversity » ne pouvaient, à elles seules, justifier l'embrasement du campus de Berkeley. Bien que fortement décriée par les étudiants de Berkeley, elle pouvait présenter des aspects positifs. Du fait de sa diversité et de sa pluridisciplinarité, elle offrait de nombreuses possibilités d'orientation et de réorientation aux étudiants qui souhaitaient changer de filière en milieu de cursus, si l'engouement des premiers cours avait disparu. Elle leur permettait de côtoyer des étudiants et des professeurs de spécialités différentes, et ainsi d'élargir leurs connaissances, elle pouvait également les inciter à assister à d'autres cours en tant qu'auditeurs libres. Du fait de son étroite collaboration avec le gouvernement, l'industrie et le monde des affaires, la « Multiversity » préparait les étudiants à la vie active et aux exigences du monde du travail : elle alliait habilement la théorie à la pratique. Par exemple, lors de stages en entreprise, les étudiants en droit pouvaient constater dans la réalité le fonctionnement et l'importance du droit du travail étudié pendant l'année. De plus, cette collaboration n'était pas négligeable d'un point de vue financier, car elle dotait Berkeley de nombreux contrats dont les étudiants pouvaient bénéficier à leur tour. En effet, l'université pouvait ainsi investir et améliorer les conditions de logement et de restauration sur le campus ou acheter davantage de matériel scolaire. Kerr, lors de sa conférence à Harvard, évoqua toutefois le caractère inévitable voire inéluctable d'un soulèvement : la disparition de l'Université était la conséquence logique de sa naissance (Kerr, 43).

Contrairement à ce qu'il avait affirmé, la fin de l'institution ne se trouvait pas uniquement à l'état latent dans l'Université, mais également dans la société américaine : dans le gouvernement comme dans l'industrie. L'Université n'avait pas évolué afin de préserver les vérités éternelles ; elle s'intéressait à sa collaboration avec l'État parce qu'elle espérait en tirer un maximum de profit. En revanche, « les besoins de l'homme » (Kerr, 43) ne semblaient guère être sa préoccupation ; Kerr s'attachait plus aux rendements et aux bénéfices du complexe militaro-industriel. En d'autres termes, l'existence et la réussite de la « Multiversity » étaient plus que jamais subordonnées aux intérêts capitalistes et impérialistes américains de l'époque. Ironie du sort, bien que Kerr se soit attendu à une contre-révolte de moindre importance, il fut confronté à un vent de contestation inégalé dans l'histoire estudiantine américaine.

3. Solutions à la "Multiversity"

La vision de l'Université de Clark Kerr est matérialiste et austère. Lorsqu'un projet, une institution ou un dirigeant, provoquent une opposition presque unanime, des propositions sont faites par les détracteurs ; si elles sont acceptées et mises en pratique, elles sont susceptibles d'améliorer sensiblement  la situation. Dans le cas de l'université, ces propositions peuvent être suggérées par la base étudiante ou par des intellectuels influents. Ainsi, une approche radicalement plus idéaliste peut-elle être envisagée.

Alors que Kerr débattait du nouveau rôle de l'Université dans la société capitaliste moderne, Paul Goodman, écrivain anarchiste, proposait une alternative pour l'enseignement supérieur américain qu'il publia sous le titre Compulsory Mis-education and The Community of Scholars. Les réflexions de ces deux hommes antagonistes avaient comme unique point commun celui d'être prophétiques, l'une étant davantage matérialiste ou réaliste, l'autre plutôt utopique. L'analyse de Goodman reposait sur le principe selon lequel l'avenir pouvait être modifié de façon radicale. L'homme pouvait agir sur sa vie, sur le cours de l'Histoire et de son histoire. Paul Goodman avait subi l'influence de l'étude de Peter Kropotkin qui traitait de l'État et de son rôle historique (210-65). Selon lui, le capitalisme était peu favorable au développement de l'individu et de la société. Il le considérait comme une entrave, car de son point de vue il était trop centralisateur et anti-communautaire (tous les pouvoirs étaient dans les mains des mêmes personnes). Goodman estimait lui aussi qu'il existait des alternatives à ce centralisme. Goodman fut l'un des rédacteurs d'une publication contestataire intitulée Liberation Magazine, alors qu'il était membre actif du mouvement pacifiste. Cooney et Michalowski le décrivaient comme un défenseur de la liberté et un farouche opposant aux normes américaines malheureusement en vigueur (190). Contestataire notoire, il se complaisait à provoquer : homosexuel et juif (comme Allen Ginsberg), il était également père de trois enfants... Il justifiait son comportement et ses idées en prenant le contre-pied de la société américaine (Zugel, 158-59). Il participa aux mouvements d'indignation nationale pendant la guerre du Vietnam et soutint ouvertement les opposants à la conscription et les déserteurs. En raison de sa marginalisation et de l'appui qu'il apporta aux jeunes contestataires étudiants des années soixante, il devint une figure-clé de la Nouvelle Gauche américaine. Goodman était l'un de ceux qui abordaient le plus directement et le plus clairement les problèmes de la jeunesse contestataire en général et de la Nouvelle Gauche en particulier : la centralisation, le militarisme et le pacifisme, l'autoritarisme, les contraintes sexuelles, la création artistique, la tolérance, l'individu et la société, comme il le fit dans Growing Up Absurd . En matière d'éducation, les propos qu'il tenait étaient très souvent approuvés par les jeunes contestataires. Il partageait le point de vue, extrêmement avant-gardiste pour l'époque, d'Alexander Sutherland Neill, qui avait voulu instaurer en Angleterre des institutions dans lesquelles l'autorité serait bannie. Les idées de Neill furent développées dans son livre Summerhill: A Radical Approach to Child Rearing (1960), ouvrage qui a marqué toute une génération. L'auteur préconisait la création d'établissements scolaires libres dans lesquels les enfants étaient leurs propres maîtres. Les contestataires américains reprirent cette idée que leur avait suggérée et rapportée Paul Goodman. Ils souhaitaient étudier dans des universités « libres » (« free universities » ou « student-run free universities ») (Glazer, 203). Kirpatrick Sale dans son ouvrage monumental intitulé SDS définit ces établissements en ces termes :

The free universities were alternatives to the established order, and opposed to it, independent of (at least some of) the pressures of the surrounding society; those who founded them were not interested in working through the instruments of the society but apart from them, hoping as far as possible to remain untainted by them, trying by forging new shapes to avoid the built-in dangers inherent in even the best of the old (269).

Dans ces universités parallèles ou « communautés de la controverse » (Minya, 167), les étudiants espéraient atteindre la plénitude en agissant comme bon leur semblait. A Berkeley et à Stanford, par exemple, des contre-cours qui avaient pour sujets des thèmes d'actualité furent organisés. Aucun programme précis n'était prévu, l'improvisation, la créativité et la spontanéité prévalaient (Teodori, 102). En fait, même si cela peut paraître étonnant, le programme scolaire, si minime soit-il, devait être mis au point et proposé par les étudiants et par nulle autre personne (104). Bien que l'expression « université libre » ait choqué, notamment dans les années soixante, l'idée n'était pas si nouvelle. Depuis longtemps, les étudiants américains avaient pris l'habitude de se rencontrer en dehors des heures de cours pour débattre de thèmes qui les intéressaient et qui n'étaient pas, ou ne pouvaient pas, être abordés en cours. Kirpatrick Sale reconnaît cette liberté et la pléthore des sujets abordés :

...no restrictions were put on subject matter (though at few places, not by any means the majority, right-wing or pro-Establishment courses were discouraged) and the catalogues included numerous courses in Marxism and socialism, community organizing and movement building, Vietnam and the draft, Chinese politics and Latin American exploitation, film making and guerilla graphics, contemporary literature and street poetry, body movement and karate, hippie culture and the student revolt, and even (put-ons, but not by much) Zen Basketball (at San Francisco State Experimental College) and Paper Airplanes and People (at the Free University in Seattle). The whole idea, as those who started the Seattle school put it in 1966, was to establish protest counter-institutions to the unfree universities (je souligne) (266).

D'autres sujets considérés comme tabous, le problème noir par exemple, pouvaient être discutés librement sous la direction d'un « professeur-étudiant ». Cela constituait un changement radical par rapport à l'enseignement traditionnel américain que ces étudiants avaient jusqu'alors reçu (Teodori, 104).

Les jeunes contestataires aspiraient à un rapport plus intime, plus convivial entre « enseignants » et « enseignés », un climat intellectuel qu'ils ne pouvaient trouver dans « l'usine du savoir » de Kerr.  Bien que ces cours pour le moins particuliers se soient déroulés dans les mêmes locaux que ceux de « l'université traditionnelle » reconnue par l'État, les exigences étaient bien différentes : aucune distinction n'existait entre dirigeant et dirigé ; il n'y avait plus de frais d'inscription, l'autorité était remplacée par la flexibilité et l'amitié, les notes et autres examens étaient purement et simplement supprimés. La « free university » devenait enfin le paradis intellectuel utopique par excellence (Sale, 266). Les « universités libres » devenaient partie intégrante des exigences libertaires des étudiants contestataires. Dans leur esprit, le terme « libertaire » devait être considéré comme une opposition à l'autorité et à l'état impérialiste. Kropotkin faisait d'ailleurs cette distinction :

Throughout the history of our civilization, two traditions, two opposing tendencies have confronted each other: the Roman and the popular traditions; the imperial and the federalist; the authoritarian and the libertarian (262).

Goodman s'opposait à l'autorité uniquement lorsque celle-ci était illégale et irrationnelle. Il se démarquait ainsi des autres anarchistes (comme Kropotkin et tous les anarchistes russes en général) qui étaient farouchement hostiles à toute forme d'autorité. Goodman allait dans le sens des attentes des étudiants puisque lui-même était favorable à l'institutionnalisation « d'établissements de remplacement », adeptes de l'enseignement expérimental décentralisé et libertaire (Zugel, 162). Ses propositions étaient concrètes : il préconisait des universités d'une centaine d'étudiants et d'une dizaine de professeurs. Dans Compulsory Mis-education and The Community of Scholars, il estimait que la participation et les progrès étaient bien meilleurs dans des classes à effectif réduit ; le fait qu'un enseignant ait seulement un petit groupe sous sa responsabilité créait une ambiance plus décontractée et plus « fraternelle » (332). Comme l'écrit Nigel Young dans An Infantile Disorder? The Crisis and Decline of the New Left (40), Goodman apparaît comme un « utopiste pragmatique » puisqu'il alliait une vision prophétique pour l'époque (qui l'est sûrement encore actuellement...) à des pratiques « concrètes » de plus en plus courantes (comme l'autonomie, la responsabilisation des étudiants lors de travaux de groupes ou l'enseignement différencié). Selon les jeunes contestataires, le chemin à parcourir pour atteindre cet enseignement idéal n'était pas aussi impressionnant que cela.

En revanche, bien que les thèses de Goodman aient reçu un accueil chaleureux au sein de la communauté estudiantine, on note qu'il pouvait tout aussi bien critiquer la jeunesse pour insister sur le caractère ridicule et illusoire de sa révolte. Dans The Community of Scholars, il s'en prend violemment aux jeunes contestataires car, d'après lui, ils se rebellaient pour se faire remarquer et vivaient une étape transitoire de leur existence pendant laquelle ils tentaient tout naturellement de s'identifier à leurs parents, eux-mêmes épris de succès et avides de réussite. Avec quelque amertume, Goodman sous-entend que cette révolte serait de courte durée et que, tôt ou tard, tous ces jeunes gens se fondraient dans le moule de la société comme l'avaient fait leurs aînés. En définitive, il doute de la sincérité de leur engagement. Les faits semblent bien lui avoir donné raison...

On peut rapprocher cette réflexion de façon plus précise de la vie de la plupart des étudiants contestataires. Pendant les années soixante, la jeunesse étudiante traversait une crise qui faisait suite à une période de calme et d'apathie. Plus tard, comme Goodman l'avait annoncé, elle allait s'assagir pour revenir au point de départ, à sa situation d'avant cette crise. A titre d'exemple, l'évolution de Jerry Rubin est assez caractéristique de ce développement. Il était, avec Abbie Hoffman, l'une des figures très colorées de la Nouvelle Gauche et avait suivi un parcours chaotique : issu d'un milieu très aisé, il était promis à un avenir brillant. Pendant son cursus universitaire, il changea radicalement de cap, épousa les causes hippies, puis yippies (hippies révolutionnaires) mais devint finalement l'un des « golden boys » les mieux payés de Wall Street, portant « baskets » et costume trois pièces ! Cela après avoir critiqué violemment la société et le monde des affaires, allant même jusqu'à occuper la bourse de New York avec certains de ses acolytes et jeter des pluies de billets du haut des galeries intérieures ! On comprend alors davantage la réserve de Goodman par rapport à cette jeunesse qui, semble-t-il, avait certains des traits du « salaud sartrien » (273-74).

Contrairement à Kerr, pour qui l'Université était logiquement devenue l'institution de pointe de la société, Goodman estimait qu'elle reposait sur des principes « moyenâgeux » car composée de « communautés d'érudits ». Il refusait catégoriquement le fatalisme dont Kerr faisait preuve et voulait mettre fin aux privilèges des enseignants. Il militait en faveur de la réforme du système universitaire américain ainsi que de la limitation de ses pouvoirs administratifs. Il abordait clairement le problème de la Multiversity:

It is iterated and reiterated that these factory-like and businesslike ways are inevitable under modern conditions with which administration must cope (...).

The fact remains that the administrators engage in a tooth-and-nail competition to aggrandize their institutions and produce these very conditions (je souligne) (240).

Au fur et à mesure de sa réflexion, Goodman s'élevait contre Kerr et l'image que celui-ci donnait de l'enseignement supérieur américain. On peut ainsi se demander si Goodman ne justifiait pas ou n'excusait pas la rébellion étudiante californienne :

The colleges and universities are, as they have always been, self-governing communities (...) The community of scholars is replaced by a community of administrators and scholars with administrative mentalities, company men and time-servers among the teachers, grade-seekers and time-servers among the students. And this new community mans a machine that, incidentally, turns out educational products (je souligne) (238).

Une fois encore, Goodman utilise le terme de « machine » pour parler de l'Université... Son remède au mal universitaire consistait à apprendre aux étudiants des choses « pratiques » plutôt que « théoriques ». Il appelait cela « la vraie vie » : « only real practice is believable and authoritative ». Il s'interrogeait également sur le bien-fondé même de l'enseignement universitaire (316-18). Selon lui, l'Université devrait proposer un enseignement plus fonctionnel et plus pragmatique afin de permettre aux étudiants d'aborder la vie professionnelle dans les meilleures conditions possibles, sans une scission trop brutale entre ces deux mondes. L'Université ne devait ni être coupée du réel, ni apparaître comme une « machine » à enseigner qui formait des « produits » diplômés ; au contraire, elle devait représenter le réel et enseigner du réel.

Conclusion

Le soulèvement étudiant de Berkeley fit prendre conscience à la Nouvelle Gauche que la sphère universitaire constituait un exemple caractéristique de société en réduction dans laquelle les étudiants apparaissaient comme une classe opprimée par une classe dominante incarnée par l'administration universitaire, à la tête de laquelle se trouvait le président. L'enceinte universitaire était donc un terrain idéal pour entamer une transformation de la société, car il était aisé d'y recruter un public favorable aux thèses réformatrices, voire révolutionnaires et ce en un minimum de temps. Toutefois, au lieu de continuer le combat sur la scène universitaire et d'étendre la contestation californienne à d'autres campus américains, la jeunesse contestataire changea de cap et de stratégie en raison de l'actualité, car au même moment, l'escalade de la guerre au Vietnam sensibilisait l'opinion publique américaine dans son ensemble. Certains diront que ce manque de constance fut sa principale faiblesse, d'autres qu'il était sa principale qualité car une telle flexibilité lui permettait de changer de cible très rapidement et de déstabiliser l'ordre établi en l'attaquant sur différents fronts. Par conséquent, la Nouvelle Gauche contestataire mit une parenthèse à son action sur les campus jusqu'à 1967-1968, période du soulèvement de l'université de Columbia à New York. L'épisode de Berkeley marqua donc la fin d'une étape dans le développement de la Nouvelle Gauche et la mise en place de son programme de transformation sociale à partir du microcosme universitaire.

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Pour citer cette ressource :

Frédéric Robert, "L'Activisme de la Nouvelle Gauche étudiante : l'Université de Berkeley comme exemple de transformation sociale ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2010. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-americain/les-grands-courants-politiques/l-activisme-de-la-nouvelle-gauche-etudiante-l-universite-de-berkeley-comme-exemple-de-transformation-sociale-