La nature sauvage dans la guerre du Vietnam
Cette ressource est issue d'une présentation donnée dans le cadre de la journée de formation "Into the Wild: milieux et sociétés" inscrite au Plan Académique de Formation de Lyon (28 janvier 2021).
Introduction
Les rapports entre guerre et nature sont très intimes et ont été mis en avant par des penseurs, des intellectuels et des stratèges, comme par exemple Sun Tzu, stratège chinois dont la réflexion est développée dans l’ouvrage séminal L’art de la guerre ou dans Les 36 stratagèmes de sagesse en action. Sun Tzu a légué une œuvre de stratégiste et de penseur sur la guerre qui a fait date et qui décrit l’importance des environnements naturels dans les guerres. Il utilise ainsi un certain nombre de métaphores empruntées aux ressources ou aux phénomènes naturels. Sun Tzu exhorte par exemple l’armée à faire sienne les qualités qui sont propres à l’eau : il assimile le potentiel stratégique d’une armée à un torrent impétueux, lequel se base sur la complémentarité entre le yang et le yin, c’est-à-dire la force (le yang) et son écho (le yin). Il s’agit là d’une dialectique de la concentration de la force, généralement sur les hauteurs lorsqu’il s’agit d’un torrent, et de la dispersion dans les creux entre les pierres. Sun Tzu a théorisé cette comparaison dans le deuxième des trente-six stratagèmes qu’il décrit et qui s’applique très bien à la guerre du Vietnam : la puissance de feu des Américains, une force brute locale, visible, explicite et massive, représente le yang et agit dans la profondeur stratégique globale, le yin.
Il existe un certain nombre de théories et de réflexions stratégiques sur l’usage de la nature et de ses ressources : les ressources naturelles deviennent parfois elles-mêmes un enjeu, parmi d’autres, dans le conflit. Au Moyen-Orient ou en Asie (au Cachemire, au Tibet), les fleuves sont des frontières contestées et souvent subverties, jusqu’à l’affrontement armé. L’environnement est ainsi un théâtre d’opérations, d’offensives et de contre-offensives, de repli, de refuge, de retraite ; il est un terrain que les combattants doivent apprendre à connaître pour en exploiter à leur profit tous les avantages et les inconvénients. Sous l’impulsion du changement climatique ((Le réchauffement climatique fait l’objet à lui seul d’une rubrique de Bruno Tertrais dans le Dictionnaire de la guerre et de la paix, publié en 2017 aux Presses Universitaires de France, sous la direction de Benoît Durieux, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Frédéric Ramel.)), les rapports entre guerre et nature commencent à faire l’objet d’une littérature scientifique conséquente, dans le champ des war studies notamment, et suscitent des rencontres et colloques ((Le département d’études anglophones de Paul Valéry – Montpellier 3 organisera une journée d’étude le 8 octobre 2021, intitulée « Guerre et nature : trace, interaction et reconfiguration dans les littératures anglophones des 19ème, 20ème et 21ème siècle ».)). Ces études sont encore relativement balbutiantes : il reste notamment beaucoup à faire sur l’Asie et le Pacifique. Elles viennent plutôt des politistes et des experts de l’actualité, et nous incitent à repenser nos disciplines respectives et à penser la guerre, et en particulier la guerre du Vietnam, d’une autre façon.
Les spécialistes font généralement débuter la guerre du Vietnam ((L’appellation « guerre du Vietnam », utilisée en Occident, occulte la dimension indo-chinoise du conflit : la guerre s’est assez vite propagée aux pays voisins, le Cambodge et le Laos (à la différence de la première guerre du Vietnam, que l’on appelle en France la « guerre d’Indochine »). Au Vietnam, on appelle cette guerre la « résistance anti-américaine », car l’historiographie officielle se focalise sur la lutte contre l’occupant étranger et gomme ainsi l’aspect civil de ce conflit, c’est-à-dire la guerre entre Vietnamiens, qui a revêtu un aspect dramatique et durable, au-delà de la seule dimension américaine.)) en 1961 avec l’arrivée au pouvoir de Kennedy, ou en 1964-1965, avec celle de Lyndon Johnson. L’américanisation massive de la guerre, décidée par Lyndon Johnson en mars 1965, a marqué un tournant dans le conflit : des dizaines de milliers, puis des centaines de milliers de GIs ont été envoyés au Vietnam et les opérations de bombardement sont devenues systématiques. La guerre se termine en 1975, avec la victoire de l’armée populaire communiste du Vietnam, que l’on appelle à l’époque la République Démocratique du Vietnam et qui s’oppose à la République du Vietnam, c’est-à-dire du Sud-Vietnam.
République Démocratique du Vietnam et République du Vietnam
Après les accords de Genève qui mettent fin à la guerre d’Indochine, le pays est divisé en deux de manière durable, contrairement à ce qu’avaient prévu les accords : au nord, un régime communiste, dirigé pendant longtemps par Hô Chi Minh, puis par un groupe de dirigeants autour de lui, la République Démocratique du Vietnam. Au sud, la République du Vietnam, d’abord dirigée par le premier ministre Ngô Đình Diệm, puis, après plusieurs coups d’état, par un général, Nguyễn Văn Thiệu, assisté d’un premier ministre, le général Nguyễn Cao Kỳ. La République du Vietnam était donc un régime militaire, soutenu par les États-Unis.
Le conflit au Vietnam entre dans la catégorie des guerres asymétriques : l’essentiel de la guerre s’est déroulé dans un pays rural encore très pauvre. La majeure partie de l’économie vietnamienne est basée sur la riziculture ; il y a peu d’industries (quelques-unes sont d’ailleurs bombardées par les Américains), et les débuts de l’industrie du charbon (développée par les Français à l’époque coloniale) et de l’industrie pétrolière restent embryonnaires. La nature sauvage, que la guerre d’Indochine, entre 1945 et 1954 avait peu impactée, est devenue dans le cadre de la guerre du Vietnam un lieu de confrontation majeur. Elle occupe une place centrale dans la stratégie et la tactique des combats, et par conséquent dans le quotidien des combattants, mais aussi dans l’imaginaire collectif, qui a nourri les films hollywoodiens et vietnamiens sur la guerre ((À défaut d’être commercialisés (ils sont pratiquement introuvables en France), ces films vietnamiens sont diffusés sur les petits écrans de la compagnie Vietnam Airlines.)).
Je présenterai dans cet exposé trois conceptions de la nature : la nature-refuge, du point de vue des Vietnamiens communistes qui ont dû combattre de manière clandestine et fortement asymétrique, puis la nature-cible, celle que les Américains visent à détruire, précisément pour déloger les combattants, les fragiliser et mieux les repérer dans le cadre d’opérations de bombardement. Je conclurai avec le concept de nature-martyre : une partie de la nature est dévastée par la guerre et les bombardements mais peu à peu, après la fin de la guerre et avec les premières étapes du rétablissement des relations entre le Vietnam et les États-Unis, la nature va devenir un objet de coopération, voire de réconciliation.
1. La nature-refuge : le tellurisme du combattant dans la guérilla
La notion de tellurisme fait référence à un concept du philosophe Carl Schmitt, dont l’ouvrage sur la théorie du partisan ((Schmitt, Carl. 2009 (1932). La notion de politique - théorie du partisan. Paris : Champs classiques.)) s’inspire de réflexions liées aux opérations de la guérilla espagnole contre les forces napoléoniennes qui occupaient l’Espagne.
Selon Schmitt, le concept de tellurisme renvoie à l’insurgé qui se bat sur et pour sa terre, dont il fait partie intégrante. La terre est son sol natal, à la différence de son adversaire, qui occupe un pays qui lui est étranger. L’adversaire apparaît comme un corps étranger dans cette nature. Par projection, la défense du sol natal constitue pour Carl Schmitt une asymétrie culturelle, qu’il définit comme l’une des caractéristiques de la guérilla, laquelle joue précisément en faveur de l’insurgé. Il s’agit de ce lien que l’insurgé – le guérillero – est capable de former avec son environnement naturel qu’il connaît bien mieux que les forces étrangères occupantes, qui sont beaucoup plus visibles et moins mobiles. Le guérillero, par définition, guerroie peu le jour et plus la nuit : il harcèle le « fort », l’entité que l’on qualifie de forte dans le conflit asymétrique. Il bénéficie d’un sanctuaire, souvent lié à des zones de nature sauvage, dans lequel il se replie et se ravitaille. Son but est d’obtenir la victoire par usure et découragement de son adversaire.
Les réflexions de Carl Schmitt sont particulièrement adaptées à la guerre du Vietnam. Le pays est peu développé et peu industrialisé dans les années 60 : les Américains, qui sont poussés à l’intervention directe au milieu des années 60, mènent une guerre principalement (mais pas exclusivement) conventionnelle et très technologique. Elle est basée avant tout sur l’aéromobilité et la puissance de feu, qui utilise toutes les ressources de leur industrie de défense. Tous les types de bombes ont été utilisés pendant la guerre du Vietnam, à l’exception de la bombe nucléaire (son usage a malgré tout été évoqué au plus haut niveau de l’administration Johnson au moment de l’offensive du Tết en 1968). Face à l’écrasante supériorité militaire des États-Unis, qui est alors la superpuissance incontestée, et face à cette entité dite « forte » dans le cadre d’une guerre asymétrique, l’entité dite « faible » revient très vite aux pratiques ancestrales de la guérilla qui avaient fait sa fortune dans de nombreuses et parfois longues résistances contre des envahisseurs étrangers.
« Faire le vide »
« L’adversaire a d’abord essayé de lutter de vive force, mais il a ensuite adopté une autre tactique, celle qui a consisté à faire le vide devant nous en se retirant dans la brousse, sans cesser de nous observer. Il constitua des commandos pour exécuter des coups de main ; nos troupes durent renoncer à pénétrer dans les territoires laissés déserts. Elles durent se contenter d’établir des petits postes dans les régions déjà occupées. Mais aussitôt que les ravitaillements faisaient défaut, des bandes se jetaient sur nos garnisons, d’où la nécessité d’une colonne de secours. »
Ce rapport de l’état-major impérial chinois, qui remonte au troisième siècle avant J.C., tire les leçons d’une campagne militaire dans l’un des tous premiers royaumes vietnamiens, qui donnait déjà beaucoup de fil à retordre à l’armée chinoise.
Au court de ce premier millénaire, ce petit royaume vietnamien a mené de nombreuses guerres de résistance face à l’empire du Milieu, son puissant voisin, qui a maintes fois tenté de l’occuper et de le coloniser. De fait, la Chine a colonisé pendant mille ans le Vietnam, une très longue période qui explique la proximité culturelle et politique entre les deux pays. Dans cette longue histoire entre les deux pays, de grands stratèges vietnamiens ont laissé un certain nombre de documents et textes pour la postérité, que je m’efforce de résumer dans l’un de mes derniers ouvrages, intitulé Dien Bien Phu - La fin d'un monde (2019). Le titre fait référence à la « longue durée », notion chère à Fernand Braudel et George Duby, qui doit être réintroduite dans nos réflexions sur le très contemporain. Ces détours par l’histoire ancienne (l’Antiquité, le Moyen-Âge) nous montrent que les succès ou les échecs de la période contemporaine prennent parfois leurs sources dans cette longue durée, dans cette épaisseur historique. Les Vietnamiens ont mis des siècles à se forger un art de la guerre très spécifique qui a, très tôt, accordé une place décisive à la guérilla parce qu’ils avaient affaire à une puissance chinoise qui a toujours été démographiquement, techniquement, militairement beaucoup plus importante que la leur. La lente maturation de la stratégie et de la technique en situation de guerre asymétrique a progressivement forgé cet art de la guerre vietnamien très spécifique.
Face aux « forts » et à la supériorité militaire de leur adversaire américain, les Vietnamiens se sont naturellement cachés, évanouis dans la nature en évitant le plus possible d’être à découvert, d’être confrontés à cette énorme machine militaire américaine qui s’est mise en place progressivement au Vietnam à partir du début des années 60. Ils se sont cachés dans la nature la plus sauvage, dans les reliefs calcaires et argileux des zones montagneuses et des hauts plateaux de l’ouest du Vietnam.
Ces zones étaient considérées comme hostiles par les Vietnamiens à l’époque. Les Vietnamiens sont essentiellement issus de l’ethnie Viet, qui est majoritaire dans un pays qui compte au total cinquante-quatre ethnies. Les ethnies minoritaires habitent précisément dans ces zones montagneuses des hauts plateaux du nord-ouest, de centre-ouest, qui de tout temps ont été considérées comme plus hostiles aux Vietnamiens des plaines et des deltas des deux fleuves. De fait, un certain nombre de minorités ethniques ont été l’enjeu des combats, qu’il s’agisse de la guerre française ou de la guerre américaine : les Hmong par exemple ont plutôt majoritairement combattu aux côtés des Français pendant la guerre d’Indochine, puis aux côtés des Américains dans la guerre du Vietnam. Ils habitent traditionnellement des régions élevées et propices à la clandestinité : on y trouve beaucoup de grottes (ce sont des régions « à trous »), qui rendent le repérage difficile pour l’aviation. Les Français s’y étaient déjà heurtés et les Américains vont connaître la même situation, malgré la grande supériorité de leurs moyens aériens par rapport aux Français.
En 1965, lorsque les Américains commencent à bombarder les centres urbains et leurs périphéries, les autorités vietnamiennes du régime communiste transfèrent les institutions, le gouvernement et les ministères dans les zones montagneuses du nord-ouest difficiles d’accès. Les Vietnamiens se sont aussi cachés dans la jungle, multipliant les pièges pour la rendre encore plus hostile qu’elle ne l’est déjà pour des étrangers qui la connaissent peu ou mal. Ils se sont cachés dans des rivières, se servant de tiges de bambous en lieu et place de tuba pour continuer à respirer sous l’eau et échapper à la vigilance des GIs américains. Ils ont construit des milliers de kilomètres de tunnels, parfois même sous les bases américaines, comme c’est le cas des célèbres tunnels de Củ Chi, qui se visitent encore aujourd’hui. Ces tunnels ont aussi fait la fortune des Vietnamiens parce qu’ils étaient très bien organisés. Củ Chi représente deux cent kilomètres de tunnels qui peuvent abriter une ville entière, soit 15 000 ou 16 000 clandestins. C’est une région qui s’y prête particulièrement car le sol est composé d’argile rouge et les tunnels ont été consolidés par des racines de bambous. Ils ont été creusés à la seule force des bras et ont plusieurs étages : il y a parfois jusqu’à quatre niveaux sous terre. Le troisième, par exemple, était réservé aux personnes âgées et aux enfants. Les soldats pouvaient se cacher dans ces tunnels pour une durée pouvant aller de sept jours à trois mois : le stock de vivres était suffisant et il existait un système de cuisine aménagée avec des cheminées qui laissaient s’échapper la fumée beaucoup plus loin pour éviter d’être repéré. Ces tunnels sont extrêmement ingénieux, bien pensés et construits. Cela a permis aux Vietnamiens communistes ((Le terme de « Việt Cộng », qui veut dire « communiste vietnamien », est peu utilisé aujourd’hui car il a une connotation péjorative : nous utiliserons donc plutôt le terme de « vietnamien communiste », par opposition aux Vietnamiens qui ne l’étaient pas et qui combattaient les communistes.)) de conserver une certaine maîtrise du terrain et de ne pas se laisser déborder par la puissance de feu américaine.
Les Américains ont tenté de réagir en développant des unités spéciales, composées de très jeunes Américains pouvant se faufiler dans des accès aux tunnels très étroits, faits pour des Vietnamiens dont la corpulence est plus légère que la nôtre. Ces jeunes Américains et ces Vietnamiens sudistes étaient appelés des « rats de tunnel ». Les Américains ont aussi tenté d’inonder les galeries et de détruire un certain nombre de tunnels à l’explosif, mais globalement, l’essentiel de ce complexe de tunnels a survécu jusqu’à la fin de la guerre sans être directement impacté.
Grâce à toutes ces caches, à cette capacité de dissimulation, de camouflage et à une bonne connaissance de leur « terre natale », pour reprendre le concept de tellurisme de Carl Schmitt, les Vietnamiens ont porté l’art de l’embuscade à la perfection : c’est une autre caractéristique de cette guerre, à laquelle les Français avaient été déjà confrontés. Cette tactique de l’embuscade, propre à la guérilla en général, a permis aux Vietnamiens de renouer avec l’une des spécificités majeures de leur culture stratégique ((Les Vietnamiens ont perfectionné cet art face aux Chinois, d’abord pendant des siècles de colonisation, puis lors des tentatives de retour des Chinois aux quatorzième et quinzième siècles, et enfin pendant les guerres de résistance lors desquelles se sont illustrés de grands stratèges, tel que Nguyễn Trãi.)). Cette tactique est d’ailleurs représentée dans un certain nombre de films, comme par exemple The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer, 1978), réalisé par Michael Cimino, l’un des tout premiers films américains sur cette guerre, ou We Were Soldiers (2002), de Randall Wallace. Ces films présentent des séquences sur telle ou telle embuscade célèbre de la guerre et sur le sentiment d’angoisse des combattants américains dans cette configuration très étrange pour eux, qui est à l’origine de ce que l’on appellera plus tard le « syndrome du Vietnam ». Plusieurs scènes sont intéressantes dans We Were Soldiers, et notamment l’embuscade du 17 novembre 1965, qui est l’une des toutes premières batailles américano-vietnamiennes de la phase de l’américanisation de la guerre sous Johnson. C’est une bataille meurtrière : en quelques heures, 350 soldats américains de la première division de la cavalerie sont tués par des snipers cachés dans les arbres et 124 soldats sont blessés ou portés disparus. Cette scène illustre bien la tension que suscite pour le combattant américain l’angoisse d’être la cible partout et à tout moment de snipers. Ce sentiment d’ubiquité et d’insécurité était précisément recherché par la guérilla vietnamienne, y compris dans les espaces naturels où transitaient les troupes américaines ou sud-vietnamiennes alliées aux Américains.
Cette insécurité permanente, dans une nature considérée de plus en plus comme hostile, couplée à l’obsession de la hiérarchie américaine et sud-vietnamienne pour ce qu’on appelait le « body count », a nourri et entretenu des traumatismes psychiques à l’origine de comportements considérés comme réfractaires à l’autorité, voire profondément déviants. C’est un phénomène assez caractéristique de la guerre du Vietnam : ce type de comportements déviants a connu un nombre record dans le conflit vietnamien, plus encore que pendant la Seconde Guerre mondiale ou les conflits post-Seconde Guerre mondiale.
Cette angoisse n’est pas uniquement liée à l’environnement naturel, car les mêmes caractéristiques se retrouvent dans un environnement urbain : le film Platoon (1986) d’Oliver Stone met par exemple en scène des combats urbains avec des snipers selon le même type de configuration. Mais dans les rizières et les hauts plateaux, c’est-à-dire dans des configurations purement naturelles, cette tension est liée aux embuscades récurrentes. Cela va contribuer à expliquer l’importance des phénomènes de désertion qui a atteint un nombre record pendant la guerre du Vietnam. Cette guerre détient également le record de fragging, terme utilisé pour désigner les attentats de soldats contre leurs propres officiers. Plusieurs centaines d’officiers auraient ainsi été tués au cours de ce type d’attentats.
La pire expression de la nature humaine en cours de guerre reste les massacres de civils, dont le Vietnam détient le triste record. On se souvient notamment du massacre qui a été commis à Mỹ Lai, un petit hameau dans le sud du Vietnam en mars 1968, et qui a seulement été révélé en novembre 1969 par le journaliste d’investigation Seymour Hersh. Nous savons aujourd’hui que ce massacre a été l’arbre qui a caché la forêt, car beaucoup d’archives ont été ouvertes. Le massacre de Mỹ Lai est l’un des plus importants en termes de nombre de victimes (entre 400 et 500 morts en quelques heures), mais il reste un massacre parmi de nombreux autres. Une commission diligentée par les autorités américaines a abouti à la conclusion que plus de 300 autres massacres avaient été commis par des soldats américains et/ou alliés (sud-vietnamiens, coréens, thaïlandais). Le lieutenant Calley, qui était le principal acteur du massacre de Mỹ Lai, a tenté de justifier les exactions qu’il a commises, ainsi qu’un certain nombre de soldats sous ses ordres, par le fait qu’ils avaient perdu quelques jours plus tôt des camarades dans la jungle à cause de pièges tendus par les Vietnamiens. Ces massacres sont ainsi en partie liés à ce sentiment d’insécurité total dans l’environnement naturel, et pas seulement urbain.
Après avoir brossé à grands traits les caractéristiques de cette nature-refuge, nous en venons à présent à la réaction américaine et à la transformation de la nature en cible militaire.
2. La nature-cible : défoliation et bombardements
Nous ne considérons ici que les opérations aériennes, qui, en raison de leur puissance, ont détruit les écosystèmes de manière plus importante et durable que les opérations terrestres. Il faut distinguer deux types d’opérations aériennes : la défoliation et les bombardements.
L’opération Ranch Hand, entre 1961 et 1971, est l’une des principales opérations de défoliation du couvert végétal et de destruction des rizières perpétrée par les Américano-Vietnamiens. Lorsque Kennedy signe le mémorandum qui va inaugurer la plus grande guerre chimique de l’Histoire et approuve ce programme de défoliation, il vise précisément à dégarnir le couvert végétal de la jungle pour démasquer et débusquer le guérillero vietnamien ou communiste au sud du Vietnam. Les opérations de défoliation vont véritablement commencer en 1962 et continueront presque sans interruption jusqu’en 1970. Différents agents chimiques et pesticides ont été utilisés à des fins militaires dans cette guerre. Chaque agent avait des propriétés chimiques distinctes : certains détruisaient la végétation, d’autres les cultures de riz. L’agent orange, l’agent chimique le plus connu utilisé au Vietnam, détient le triste record d’utilisation dans une guerre chimique. Il contient de la dioxine, un sous-composant résiduel d’un mélange que l’on fait entre deux molécules chimiques, et qui est probablement le poison le plus toxique que l’homme ait jamais inventé. Le Sud-Vietnam, ainsi que le Laos et le Cambodge dans une moindre mesure, a reçu 77 millions de litres de défoliant, dont une moitié d’agent orange, avec un pic entre 1967 et 1969 qui correspondait au pic de présence militaire américaine (au début 1969, il y a plus de 40 000 combattants américains dans le Sud-Vietnam).
Cette guerre chimique va durablement impacter la nature et l’écosystème : la durée de vie de la dioxine est estimée à un demi-siècle. Elle s’infiltre dans les sous-sols, contamine les nappes phréatiques et remonte par le biais de la chaîne alimentaire à tous les habitants. Entre 3 à 5 millions de personnes ont été victimes de cette guerre chimique et ont contracté des maladies qui sont souvent mortelles. Tran To Nga a publié un récit autobiographique, Ma Terre empoisonnée (2016), dans lequel elle témoigne des pluies chimiques défoliantes qu’elle a reçues lorsqu’elle a traversé le Vietnam, à l’instar de maintes résistantes, en empruntant la piste Hô Chi Minh ((La piste Hô Chi Minh est une sorte d’autoroute clandestine qui traverse la jungle et qui est faite de petites pistes praticables uniquement par des piétons. Elle permettait aux combattants et aux combattantes de rejoindre la guérilla du Sud-Vietnam.)).
Ce récit nous permet de réaliser à quel point les Vietnamiens étaient mal informés des effets de ces défoliants : ils se contentaient d’un petit masque ou mouchoir léger, qui, pour des produits d’une telle toxicité, n’étaient pas efficaces. Nga a mis sa fille au monde dans la jungle de manière clandestine, en échappant aux avions et aux repérages : sa fille est morte à trois mois d’une maladie de peau directement imputable à l’agent orange. Nga n’a appris la cause de sa mort que trente ans plus tard, en découvrant un article scientifique sur les effets des défoliations sur la santé humaine ((En tant que victime de l’agent orange, Tran To Nga a poursuivi quatorze multinationales de l’agrochimie. Ses demandes ont été jugées irrecevables par le tribunal d’Evry lundi 10 mai 2021. « Agent orange : les demandes d’une Franco-Vietnamienne contre 14 multinationales jugées irrecevables », Le Monde, 10 mai 2021.)). À l’époque, très peu d’informations circulent et cette guerre chimique pousse plutôt les habitants, villageois et paysans, dans les bras de la résistance : l’utilisation des défoliants était donc contre-productive.
Ces agents sont très nocifs pour l’environnement et la santé : un certain nombre de scientifiques américains et français vont s’emparer de ce thème pour dénoncer les effets écologiques et humains de cette guerre chimique. La communauté scientifique va se mobiliser par le biais de conférences, de colloques mais également de pétitions : aux États-Unis, les scientifiques parviennent à convaincre (bien que tardivement) l’administration de Nixon, qui arrive au pouvoir en janvier 1969, qu’il faut cesser à tout prix cette guerre dont on commence à documenter scientifiquement les effets désastreux sur les écosystèmes, l’environnement et la santé humaine. Nous touchons là au cœur des rapports entre guerre et nature, car la nature devient une véritable cible pour les Américains.
La guerre chimique a été moins spectaculaire et moins visible que le deuxième type d’opérations aériennes. Les bombardements conventionnels ont en effet aussi eu un impact désastreux sur l’environnement. Le Vietnam a reçu plus de 8 millions de tonnes de bombes : c’est plus du double de ce qui a été déversé pendant toutes les opérations de la Second Guerre mondiale. La moitié de ces bombes ont été larguées uniquement au sud du Vietnam, principalement en soutien des fantassins sud-vietnamiens et américains. En deuxième position se trouve le Laos, puis la République Démocratique du Vietnam, et enfin le Cambodge. Ces bombardements excessifs ont eu un impact durable sur les écosystèmes : des cratères de B52 de sept ou huit mètres de profondeur criblent encore aujourd’hui les rizières du centre du Vietnam. Toutes sortes de maladies s’y sont développées : en zone humide, ces cratères retiennent l’eau des fortes pluies et se transforment en zones infectées par des moustiques porteurs de malaria.
Les Américains ont également bombardé les soubassements des digues. L’un de nos grands géographes, Yves Lacoste, a démontré sur place, dans le delta du fleuve rouge, que les Américains avaient volontairement visé les digues. Les bombardements ont échoué, mais ils auraient pu conduire à ce que Yves Lacoste a dénoncé dans un article du Monde en 1972 sous le terme de « génocide par submersion ». La ville de Hanoï est construite en-deçà des bras du fleuve rouge : si les digues qui entourent la ville avaient cédé, elle aurait été inondée et des centaines de milliers de personnes auraient péri sous les eaux. Heureusement, ce scénario ne s’est pas produit, mais cela montre que les Américains se sont servis des protections que les Vietnamiens avaient érigées face aux débordements de la nature. Cette étude d’Yves Lacoste a donné son titre à l’un de ses ouvrages, publié en 1976, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ((Cette réflexion est d’ailleurs à l’origine de la création de l’École française de géopolitique à Paris 8. https://www.univ-paris8.fr/Institut-francais-de-geopolitique-IFG)).
3. La nature-martyre : la notion d’écocide
La notion de nature-martyre devient, au fil des années, un facteur de réconciliation entre Américains et Vietnamiens, et est à l’origine du néologisme « écocide » ((Voir Cabanes, Valérie. 2017. « Ecocide », La pensée écologique, volume 1, n° 1. https://lapenseeecologique.com/ecocide-point-de-vue-n1/)).
Cette notion est inspirée de celle de génocide, mais elle vise à s’en différencier, puisque l’écocide ne concerne que la destruction de l’environnement naturel et non pas celui des êtres humains. La destruction de l’environnement était clairement l’objectif des Américains, mais cette campagne militaire a également eu un impact massif, et longtemps mal documenté, sur l’être humain.
Il y a eu beaucoup d’écrits sur les premiers débats concernant l’utilisation de la défoliation comme arme chimique militaire au sein de l’administration Kennedy d’abord, puis celle de Johnson. Arthur Galston, biologiste titulaire de la chaire de botanique de l’université de Yale, a le premier utilisé ce mot d’écocide. Il a ensuite été repris par un grand juriste américain, Richard Falk, très engagé contre la guerre du Vietnam. Ils ont tous deux laissé l’embryon d’une pensée écologiste et juridique sur cette notion d’écocide, directement liée à la guerre du Vietnam et à la guerre chimique, dans un contexte où se développe un mouvement écologiste, mais également un dialogue transatlantique, notamment franco-américain, sur les crimes de guerre américains au Vietnam.
La notion d’écocide se développe dans un contexte où progresse la législation internationale contre les atteintes à l’environnement : un certain nombre de conventions vont être signées à partir de 1972. La nature ne doit plus être martyrisée par les combattants dans une guerre : il faut donc légiférer pour éviter ce que le Vietnam a connu à travers la guerre chimique et la destruction massive des environnements. En effet, 10% de la superficie du Sud-Vietnam a été systématiquement défoliée, plus de 20% des forêts ont disparu, ainsi que 50% des mangroves.
Peu à peu, au fil de la prise de conscience de l’énormité des dégâts écologiques et humains, certains Américains (des anciens combattants, des diplomates et des humanitaires) vont revenir au Vietnam et s’impliquer dans des opérations visant à reboiser, déminer et décontaminer les bases américaines où étaient stockés les fûts de défoliant chimique, à l’instar de Biên Hòa près de Saigon, qui a entreposé des cuves de 25 000 litres d’agent chimique. Il y a encore aujourd’hui, tout autour de la base, des habitations dont les occupants ont certainement bu une eau contaminée. Ces mesures pour protéger les populations de cette longue guerre chimique sont néanmoins encore balbutiantes.
Conclusion
Les États-Unis et le Vietnam ont progressé dans leurs relations depuis la fin de la guerre et la reconnaissance diplomatique de 1995, dont les deux pays ont fêté le vingt-cinquième anniversaire en 2020. Le film King Kong de Peter Jackson (2005) illustre cette réconciliation : le film a principalement été tourné au Vietnam, et notamment dans une région de très belle nature, Ninh Bình (qui est à la fois une ville et une province). Il s’agit là d’une étape importante dans les relations américano-vietnamiennes, car King Kong est la première superproduction hollywoodienne tournée au Vietnam.
Association d’Amitié Franco-Vietnamienne
Pierre Journoud est membre du Comité Montpellier/Hérault de l'Association d'Amitié Franco-Vietnamienne. L’association rassemble notamment des professeurs de médecine et des spécialistes des perturbateurs endocriniens (et notamment des effets de la dioxine sur la santé humaine) afin de mieux documenter cette page de l’Histoire, qui est encore très actuelle au Vietnam. Les scientifiques craignent que la dioxine se transmette par voie génétique et provoque ainsi toutes sortes de malformations, cancers et leucémies sur plusieurs générations. L’Association permet entre autres à des équipes de chercheurs de faire des études de terrain.
Association d'Amitié Franco-Vietnamienne : https://www.aafv.org/
Comité Montpellier/Hérault de l'Association d'Amitié Franco-Vietnamienne : https://www.facebook.com/AAFVCMH/
Notes
Bibliographie
Extraits de films
Extrait d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) : ‘Ride of the Valkyries’. https://www.youtube.com/watch?v=nZ_zNUmr8fM&ab_channel=ScreenThemes
Séquence d’ouverture d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). https://www.youtube.com/watch?v=CIrvSJwwJUE&ab_channel=VirtualVisitor999
Bande-annonce du film Heaven and Earth d’Oliver Stone (1993). https://www.youtube.com/watch?v=WpjxuJV6FfY&ab_channel=WorleyClarence
Extrait du film We Were Soldiers de Randall Wallace (2002) : ‘Broken Arrow’. https://www.youtube.com/watch?v=ctnK7wdJmAo&ab_channel=RaydenGodofThunder
Extrait de Kong: Skull Island de Jordan Vogt-Roberts (2017) : https://www.youtube.com/watch?v=czliJLsUYNI&ab_channel=CristianVillarruel
Sur l’agent orange
Documentaire « Agent Orange: Last Chapter of the Vietnam War » de Retro Report (2017, 10 minutes) : https://www.youtube.com/watch?v=ZE71C15-YGc&ab_channel=RETROREPORT
Documentaire « Guerre du Vietnam, LES TRACES CACHÉES » de Guilain Depardieu Timothée Janssen (2017) : https://www.dailymotion.com/video/x5857y4
Pierre Labrunie. “Agent orange, la dernière bataille” sur Arte : “C’est un procès politique, historique, unique !”, Télérama, 29 septembre 2020. https://www.telerama.fr/television/agent-orange-la-derniere-bataille-sur-arte-cest-un-proces-politique-historique-unique-6704146.php
Pour aller plus loin
Visioconférence « Des guerres d'hier à l'agriculture d'aujourd'hui: pesticides et dioxines dans la péninsule indochinoise ». 28 janvier 2021, Maison des Sciences de l’Homme de Montpellier. https://www.youtube.com/watch?v=Q7TLCiNRZLM&ab_channel=MSHSUD
Journoud, Pierre. 2004. « Les ravages de l’agent orange », Les collections de l’Histoire, n°23. [Télécharger l’article PDF]
---. 2012. « Secret et stratégie pendant la guerre du Vietnam ». Bulletin de l'Institut Pierre Renouvin, volume 2, n° 36, pp. 57-80. https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2012-2-page-57.htm
Pour citer cette ressource :
Pierre Journoud, "La nature sauvage dans la guerre du Vietnam", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2021. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-americain/la-nature-sauvage-dans-la-guerre-du-vietnam