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L’expérience de la limite chez Rainer Maria Rilke : «Les Carnets de Malte Laurids Brigge»

Par Laetitia Faivre : Doctorante contractuelle - Université Lumière Lyon 2
Publié par mduran02 le 08/05/2011

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Dans ((Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge)) de Rilke, le jeune narrateur-poète installé en exil à Paris consigne ses pensées sous forme de notes, proches du journal intime. Ses carnets expérimentent la notion de « limite » : les limites du récit, de l’espace, du temps et du sens, pour mieux les transgresser et apprendre au lecteur un nouveau regard sur le monde qui accueille le merveilleux et l’étrange, les fantômes et la subjectivité.

Photo portrait de Rainer Maria Rilke couleur sépia prise autour de 1900

Malte Laurids Brigge est un jeune poète de vingt-huit ans, solitaire et maladif. Arrivé à Paris peu de temps avant le début de l'écriture des Carnets il consigne ses pensées dans ce que l'on peut considérer comme un journal intime, sous la forme de notes (Aufzeichnungen) éparses et fragmentaires. Les repères sont minimes pour le lecteur : les quelques noms de lieux, les quelques dates incertaines ne suffisent pas à inscrire le récit dans un espace reconnaissable et défini. Placées sous le sceau de la sensibilité, ces notes reproduisent la perception du monde du narrateur, une somme d'impressions à la fois saisissantes et fugitives, qui bouleverse l'agencement du monde en faisant fi des lois du temps et de l'espace ainsi que des contraintes de la narration classique. Rilke invente ainsi une subjectivité qui n'a de cesse de se définir par une expérience avant tout empirique d'un monde qu'il renonce à systématiser, à rationaliser, en accordant le primat au regard et à l'arbitraire sélectif de la mémoire, et en acceptant l'hypothèse du merveilleux et de l'étrange.

Il y a dans les Carnets une conscience inédite de la limite, polymorphe et polysémique, une conscience aiguë des contours, des extrêmes, de la continuité et de la discontinuité à l'œuvre dans l'existence et dans le monde. Parce que ce récit est d'emblée caractérisé par le refus du défini ou plutôt du définitif : la forme fragmentaire en témoigne à elle seule et pose la question de la délimitation du texte. Parce que le narrateur, qui est un observateur, se place toujours par rapport à un espace donné dont il se plaît à étudier la porosité et l'étanchéité. Parce que l'inéluctable caractère successif du temps est suspendu, et que de nouveaux horizons sont assignés à la temporalité. Parce que Rilke nous livre une conception originale du corps humain, dans une expérience de la limite qui se fait "à fleur de peau", dans le corps et par le corps. Parce qu'enfin, ce texte fortement teinté de mysticisme se présente comme une quête de l'absolu, en tant que l'absolu est ce qui n'a pas de limites et qui échappe à tout concept. Toutes ces séparations sont évidemment arbitraires, tous ces domaines s'entremêlent, et c'est justement à leur croisement, à leur point d'intersection, que se dessinent le véritable rapport à la limite et les véritables contours de ce sujet qui en fait l'expérience.

Limites du récit

Rédigés entre 1907 et 1911, Les Carnets de Malte Laurids Brigge sont le résultat d'un travail décousu et difficile, d'un véritable labeur, dans lequel s'est retrouvée engagée toute la personne de l'auteur, Rilke confiant dans une lettre à Lou Andreas-Salomé être "resté derrière ce livre comme un survivant, désemparé au plus profond de [lui]-même, inoccupé, inaccessible à aucune occupation [...]" (Rilke 1911, cité par David 1991 : 8). Ce roman, dont la rédaction a constitué en soi une expérience-limite pour Rilke, se compose de soixante-et-onze carnets qu'il est délicat de résumer en quelques lignes. Que dire, sinon que Malte, le narrateur, évoque entre autres et successivement son arrivée à Paris, des souvenirs d'enfance, sa vocation de poète, des récits lus dans sa jeunesse, et qu'au fil du de la narration se dessine et s'impose son obsession de la mort.

Rilke sème la confusion chez le lecteur. C'est qu'il ne s'agit pas de faire la banale histoire d'un personnage, mais de "réussir à mettre en écriture un vécu composite, où se mêlent au gré de la mouvance de la pensée présent et mémoire, réel et imaginaire." (Gorceix 1996 : 8). A l'instar de la genèse chaotique et douloureuse du texte, le schéma narratif des Carnets repose ainsi sur un enchaînement de ruptures plus ou moins brutales. Le récit mime le cheminement désordonné des impressions du narrateur : les indications de temps et de lieu sont contingentes et, loin de contribuer à donner une cohérence au texte, elles l'inscrivent dans une topographie et une temporalité avant tout subjectives, tributaires des modalités du souvenir et des vagabondages de la pensée. Mais dans ce jeu de la discontinuité subsiste, fragile, une continuité, celle du "je" du narrateur qui se confie. C'est un "je" empirique qui raconte, se souvient, réfléchit, décrit. Cette continuité reste toutefois précaire et va même jusqu'à se disloquer tout à fait à la fin des Carnets, où le "je" s'évanouit. Du statut de confident, le narrateur passe à celui de conteur. Le discours s'égare en récits rapportés - des biographies de rois et de grandes familles -, et les Carnets se terminent par une histoire qui n'est plus celle du narrateur. Rilke écrit littéralement un "hors sujet" : parce que la rupture thématique est telle que le lecteur perd le fil du récit, et surtout parce que les traces évidentes du sujet de l'énonciation se dissolvent. L'écriture ne va donc pas dans le sens de l'affirmation du sujet : elle tend justement vers son opposé, sa dissolution.

Assemblage composite, tout hétéroclite à peine rendu cohérent par la présence du "je",  le texte se compose de fragments possédant chacun une dimension autotélique. Mais cette segmentation n'est pas le signe d'une finitude irréductible : s'il représente quelque chose de clos et d'achevé dans sa forme (avec un début et une fin), le fragment renvoie à l'infini. On peut parler ici d'"écriture métonymique", au sens où le fragment a ceci de particulier qu'il renvoie à quelque chose qui le complète, à un tout dont il ne serait qu'une partie. L'écriture fragmentaire possède ce goût d'inachevé, d'inabouti, tout en étant cette promesse d'une suite et de continuité dans la discontinuité même qui le caractérise, comme s'il s'agissait pour Rilke de véritablement déjouer cette finitude de l'écrit qui le terrorise pour rédiger ce "livre qui ne peut pas finir" (David 1991 : 17) : "Plus j'approchais de la fin et plus fortement je sentais que ce serait une indescriptible coupure, une haute ligne de partage des eaux, comme j'aimais à le dire [...]." (Rilke 1911, cité par David 1991 : 8).  Hétérogène à outrance, le texte déjoue ainsi la question quelque peu sclérosante - parce que définitoire - du genre : se dérobant à toute qualification arrêtée, les Carnets oscillent entre l'autobiographie (ils s'inscrivent dans la continuité d'un véritable journal intime qu'a tenu Rilke), le journal intime, l'autofiction, le roman épistolaire, l'essai et le conte, semblant appliquer à la lettre l'exigence romantique de la confusion des genres.

Limites spatiales

Dans un même jeu permanent avec les limites proprement spatiales, les contours du monde, la subjectivité prend conscience d'elle-même et impose ses propres repères. Aptitude qui s'acquiert et qu'il faut exercer, la vue est le principal instrument de cette reconstruction :

Ich lerne sehen. Ich weiß nicht, woran es liegt, es geht alles tiefer in mich und bleibt nicht an der Stelle stehen, wo es sonst immer zu Ende war. Ich habe ein Inneres, von dem ich nicht wußte. Alles geht jetzt dorthin. Ich weiß nicht, was dort geschieht. (1952 : 9)

J'apprends à voir. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais tout pénètre plus profondément en moi, sans s'arrêter à l'endroit où d'ordinaire tout s'achevait. J'ai un intérieur, que j'ignorais. Tout y entre désormais. Je ne sais pas ce qui s'y passe. (1991 : 23)

Apprendre à voir, c'est là le travail du poète, attentif à la vie qui fourmille autour de lui. L'œil devient le lieu du passage, une sorte de passerelle avec l'extérieur, inscrivant la personne du poète dans le monde selon un principe de continuité et de connexion. Par ce mouvement, l'intérieur lui-même devient conscient, palpable, concret : de ce regard "absorbant" jaillit l'intériorité, une intériorité jusque là ignorée, enfouie, qui "creuse" la personnalité, lui confère une profondeur nouvelle, l'ouvre et la continue, repoussant les limites ordinaires. La fonction du regard est donc ici double : garant de la continuité, il ménage un accès inédit du sujet vers le monde et du monde vers la subjectivité ; cependant, faisant naître les deux catégories d'intérieur et d'extérieur, il menace l'unité, parce qu'il sépare et délimite, d'autant que ce que reçoit l'intériorité par le biais du regard se ferme ensuite à la compréhension du "je", - "Je ne sais pas ce qui s'y passe" -,  comme si finalement la subjectivité était, plus encore que dans cette intériorité nouvelle qui s'ouvre pour aussitôt se fermer, à trouver sur cette ligne, cette limite, entre intérieur et extérieur. La restitution de la perception se fait toujours sur le mode discontinu. A l'opposé de la mimésis réaliste, qui, aux yeux de Rilke, "consiste à décomposer des impressions, à juxtaposer des détails observés avec précision, sans parvenir pour autant à rassembler solidement les fragments et restituer ainsi l'unité organique du tout" (Rilke Lettre à une comédienne (1901), cité par Gorceix 1996 : 19), elle rompt la linéarité et démantèle l'appartenance habituelle des choses les unes avec les autres. Seule compte l'impression personnelle, subjective, intime, car les limites rationnelles et objectives ne sont plus pertinentes :

Was so ein kleiner Mond alles vermag. Da sind Tage, wo alles um einen licht ist, leicht, kaum angegeben in der hellen Luft und doch deutlich. Das Nächste schon hat Töne der Ferne, ist weggenommen und nur gezeigt, nicht hergereicht [...]. Alles ist vereinfacht, auf einige richtige, helle Plans gebracht wie das Gesicht in einem Manetschen Bildnis. (1952 : 24)

Quel est donc le pouvoir d'un petit rayon de lune ! Voilà des jours où tout est lumineux autour de nous, léger, à peine suggéré dans la clarté de l'air et pourtant distinct. Les objets proches ont déjà la tonalité du lointain, ils sont abolis, montrés seulement du doigt et non tendus vers nous [...]. Tout est simplifié, ramené à quelques plans justes et clairs comme le visage dans un portrait de Manet. (1991 : 34-35)

Les lois de la perspective sont ramenées à l'intuition sensible du monde ; avant tout attentif aux variations empiriques du milieu - la lumière d'un rayon de lune -  Rilke disqualifie les catégories du proche et du lointain, et réagence le monde selon ses impressions, selon la manière dont ce qu'il voit l'affecte, dans une optique très proche de celle des peintres expressionnistes, notamment de Cézanne dont Rilke fut un grand admirateur. Le regard du poète s'attarde sur les incongruités du monde, qui poussent le langage à la limite. Sa force est d'y rendre aussi attentif le lecteur. Le poète nous invite ainsi à contempler ce mur étrange :

Ich weiß nicht, ob ich schon gesagt habe, daß ich diese Mauer meine. Aber es war sozusagen nicht die erste Mauer der vorhandenen Häuser (was man doch hätte annehmen müssen), sondern die letzte der früheren. Man sah ihre Innenseite. Man sah in den verschiedenen Stockwerken Zimmerwände, an denen noch die Tapeten klebten, da und dort den Ansatz des Fußbodens oder der Decke. Neben den Zimmerwänden blieb die ganze Mauer entlang noch ein schmutzig-weißer Raum, und durch diesen kroch in unsäglich widerlichen, wurmweichen, gleichsam verdauenden Bewegungen die offene, rostfleckige Rinne der Abortröhre. (1952 : 57)

Je ne sais pas si j'ai dit que c'est de ce mur-là que je veux parler. Mais ce n'était pas, si l'on peut dire, le premier mur des maisons subsistantes (comme on aurait pu le supposer), mais le dernier mur des anciennes. On voyait le dedans. On voyait aux différents étages des parois où des tentures étaient restées collées, çà et là le commencement d'un plancher ou d'un plafond. A côté des cloisons des chambres, on voyait aussi tout au long du mur un espace d'un blanc sale, au milieu duquel rampait, d'une manière atrocement écœurante, qui évoquait le mouvement mou d'un ver ou le trajet de quelque digestion, la descente crevée et couverte de taches de rouille des cabinets. (1991 : 60-61)

L'intérieur du mur est devenu extérieur mais conserve, tristes et sordides, les traces de l'intériorité du foyer. Le lecteur est mis en face de quelque chose qui normalement ne doit pas être vu, qui se dérobe d'habitude aux regards du passant. Le poète se saisit de l'étrangeté d'une telle vision pour interroger notre rapport à la limite et à la dénomination, au sens où parler d'intérieur et d'extérieur n'a plus vraiment de pertinence : ce qui est représenté n'a plus de nom, parce que c'est à la fois l'intérieur et l'extérieur, - un intérieur délogé de la chaleur du foyer, l'extrémité impudique d'un autre espace clos. Comme rien n'est jamais sûr et arrêté chez Rilke, ce rapport à l'espace est aussi un rapport d'exclusion, de distanciation, de retrait, qu'on peut déjà lire dans ses descriptions, car décrire, c'est mettre à distance en objectivant. C'est, ne l'oublions pas, un narrateur en exil qui nous livre ses pensées, quelqu'un qui n'est pas "chez soi", qui fait l'expérience du voyage et de la séparation. Cet exil constitue pour Malte l'expérience d'une étrangeté qui lui donne la possibilité d'une existence nouvelle :

Eine vollkommen andere Auffassung aller Dinge hat sich unter diesen Einflüssen in mir herausgebildet, es sind gewisse Unterschiede da, die mich von den Menschen mehr als alles Bisherige abtrennen. Eine veränderte Welt. Ein neues Leben voll neuer Bedeutungen. Ich habe es augenblicklich etwas schwer, weil alles zu neu ist. Ich bin ein Anfänger in meinen eigenen Verhältnissen. (1952 : 89)

Il s'est constitué en moi à partir de ces influences une conception totalement nouvelle de toutes les choses, il y a là certaines différences qui me séparent des gens beaucoup plus que tout ce qui m'était arrivé auparavant. C'est un monde changé. Une vie nouvelle pleine de significations nouvelles. Cela me donne un peu de mal pour l'instant, parce que tout est trop nouveau. Je suis un débutant dans mes propres conditions de vie. (1991 : 84)

En marge de la société, le narrateur vit pratiquement dans l'érémitisme ; ses relations à autrui sont des relations cloisonnées, difficiles. Enfant solitaire, il jouit d'une certaine complicité avec sa mère et la jeune sœur de celle-ci, Abelone, mais c'est en vain qu'il tente de devenir l'ami du petit Erik - un vague cousin dans la famille de sa mère - ou qu'il essaie de se rapprocher de son père, un homme sévère et rationnel. C'est une solitude que le narrateur lui-même finit par cultiver. Malte ne désire pas d'appartenance susceptible de le limiter, de le définir : sa façon de se placer vis-à-vis des pauvres en témoigne, il refuse d'être pris pour l'un des leurs malgré sa dramatique situation financière. Son idéal de vie en commun, c'est finalement la communauté des "lisants" dans une bibliothèque, autrement dit des personnes insensibles qui se côtoient sans se percevoir, à qui on n'a pas accès :

Es sind viele Leute im Saal, aber man spürt sie nicht. Sie sind in den Büchern. Manchmal bewegen sie sich in den Blättern, wie Menschen, die schlafen und sich umwenden zwischen zwei Träumen. Ach, wie gut ist es doch, unter lesenden Menschen zu sein. Warum sind sie nicht immer so? Du kannst hingehen zu einem und ihn leise anrühren: er fühlt nichts. Und stößt du einen Nachbar beim Aufstehen ein wenig an und entschuldigst dich, so nickt er nach der Seite, auf der er deine Stimme hört, sein Gesicht wendet sich dir zu und sieht dich nicht, und sein Haar ist wie das Haar eines Schlafenden. Wie wohl das tut. (1952 : 47) 

Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne sent pas leur présence. Ils sont plongés dans les livres. Ils bougent quelquefois entre les pages, comme des dormeurs qui se retournent entre deux rêves. Ah ! qu'il fait bon d'être au milieu de gens qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? Tu peux t'approcher de l'un deux et le toucher doucement, il ne sentira rien. Et si tu bouscules un peu ton voisin en te levant et que tu lui fais tes excuses, il fait un signe de tête du côté d'où vient la voix, il tourne son visage vers toi sans te voir et ses cheveux sont semblables aux cheveux d'un dormeur. Comme cela est bon ! (1991 : 30-31)

Ainsi la subjectivité se ferme-t-elle aux influences extérieures, le "je" se renferme en lui-même pour se protéger et se conforter.

Limites temporelles

"J'ai vingt-huit ans et il ne s'est encore à peu près rien passé [...]" (1991 : 35) / "Ich bin achtundzwanzig, und es ist so gut wie nichts geschehen." (1952 : 25) : voilà notre seule indication temporelle fiable, la seule qui nous permettre d'inscrire le texte sur un axe temporel stable. Elle accuse d'une certaine inertie vis-à-vis du déroulement du temps, d'autant plus puissante que les souvenirs d'enfance sont narrés avec une vivacité et une force qui font concurrence à l'actualité du présent parisien. Le narrateur se plaît à mettre à l'épreuve les normes temporelles, au risque de sacrifier la cohérence de la narration. C'est une manière, semble-t-il, de déjouer l'inéluctable, d'insuffler au passé révolu toute l'aura du possible, tout en défiant le rationnel. La chronologie du récit est aléatoire : le narrateur n'a de cesse de jouer avec les contraintes narratives et se met dès lors en marge des règles de la communication, en effectuant plusieurs "sauts" chronologiques.  Le "je" présent, actualisé par le geste d'écriture, est surtout tourné vers le passé, vers le souvenir. Un lien subtil s'établit ainsi entre le "je" qui se souvient et le "je" qui est "souvenu" ("erinnerendes Ich" vs. "erinnertes Ich") : tous deux tendent à se confondre, à s'amalgamer dans l'écriture réflexive des Carnets. La question du souvenir relève pour le narrateur d'une difficulté pratiquement existentielle. Les souvenirs ne sont pas acquis, ils ne sont pas d'emblée à la portée du sujet :

Hätte man doch wenigstens seine Erinnerungen. Aber wer hat die? Wäre die Kindheit da, sie ist wie vergraben. Vielleicht muß man alt sein, um an das alles heranreichen zu können. Ich denke es mir gut, alt zu sein. (1952 : 23)

Si du moins on avait des souvenirs. Mais qui en a ? Si l'enfance était là, mais elle est ensevelie. Peut-être faut-il être vieux, pour pouvoir atteindre tout cela. Je pense qu'il doit être bon d'être vieux. (1991 : 34)

Proche de la perspective psychanalytique, Rilke thématise l'expérience du souvenir comme une "archéologie" : comment atteindre, retrouver, sous les différentes strates de l'inconscient "l'enfance ensevelie" ? On retrouve en même temps dans cette conception du retour sur soi la question, - que Rilke aborde aussi dans les Lettres à un jeune poète  (ce qui nous permet aussi de dire que là tout particulièrement, c'est Rilke qui s'exprime à travers son personnage) -, de la maturité de l'écrivain et de l'écriture - et c'est d'ailleurs ici que Rilke touche à l'art poétique :

Ach, aber mit Versen ist so wenig getan, wenn man sie früh schreibt. Man sollte warten damit und Sinn und Süßigkeit sammeln ein ganzes Leben lang und ein langes womöglich, und dann, ganz zum Schluß, vielleicht könnte man dann zehn Zeilen schreiben, die gut sind. Denn Verse sind nicht, wie die Leute meinen, Gefühle (die hat man früh genug), - es sind Erfahrungen. Um eines Verses muß man viele Städte sehen, Menschen und Dinge, man muß die Tiere kennen, man muß fühlen, wie die Vögel fliegen, und die Gebärde wissen, mit welcher die kleinen Blumen sich auftun am Morgen. Man muß zurückdenken können an Wege in unbekannten Gegenden, an unerwartete Begegnungen und an Abschiede, die man lange kommen sah, - an Kindheitstage, die noch unaufgeklärt sind, an die Eltern, die man kränken mußte, wenn sie einem eine Freude brachten und man begriff sie nicht (es war eine Freude für einen anderen -) an Kinderkrankheiten, die so seltsam anheben mit so viel tiefen und schweren Verwandlungen, an Tage in stillen, verhaltenen Stuben und an Morgen am Meer, an das Meer überhaupt, an Meere, an Reisenächte, die hoch darinrauschten und mit allen Sternen flogen, - und es ist noch nicht genug, wenn man an alles denken darf. Man muß Erinnerungen haben an viele Liebesnächte, von denen keine der andern glich, an Schreie von Kreißenden und an leichte, weiße, schlafende Wöchnerinnen, die sich schließen. Aber auch bei Sterbenden muß man gewesen sein, muß bei Toten gesessen haben in der Stube mit dem offenen Fenster und den stoßweisen Geräuschen. Und es genügt auch noch nicht, daß man Erinnerungen hat. Man muß sie vergessen können, wenn es viele sind, und man muß die große Geduld haben, zu warten, daß sie wiederkommen. Denn die Erinnerungen selbst sind es noch nicht. Erst wenn sie Blut werden in uns, Blick und Gebärde, namenlos und nicht mehr zu unterscheiden von uns selbst, erst dann kann es geschehen, daß in einer sehr seltenen Stunde das erste Wort eines Verses aufsteht in ihrer Mitte und aus ihnen ausgeht. (1952 : 25-27)

Hélas ! les vers signifient si peu de choses quand on les écrit trop tôt. Il faudrait attendre, accumuler toute une vie le sens et le nectar - une longue vie, si possible - et seulement alors, tout à la fin, pourrait-on écrire dix lignes qui soient bonnes. Car les vers ne sont pas faits, comme les gens le croient, avec des sentiments (ceux-là, on ne les a que trop tôt) - ils sont faits d'expériences vécues. Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup d'hommes et de choses, il faut connaître les bêtes, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir le mouvement qui fait s'ouvrir les petites fleurs au matin. Il faut pouvoir se remémorer des routes dans des contrées inconnues, des rencontres inattendues et des adieux de longtemps prévus -, des journées d'enfance restées inexpliquées, des parents qu'il a fallu blesser, un jour qu'ils vous ménageaient un plaisir qu'on n'avait pas compris (c'était un plaisir destiné à un autre...), des maladies d'enfance, qui commençaient étrangement par de profondes et graves métamorphoses, des journées passées dans des chambres paisibles et silencieuses, des matinées au bord de la mer ; il faut avoir en mémoire la mer en général et la mer en particulier, des nuits de voyage qui vous emportaient dans les cieux et se dissipaient parmi les étoiles - et ce n'est pas encore assez que de pouvoir penser à tout cela. Il faut avoir le souvenir de nombreuses nuits d'amour, dont aucune ne ressemble à une autre, il faut se rappeler les cris des femmes en gésine et l'image des blanches et légères accouchées endormies, qui se referment. Il faut avoir été aussi au côté des mourants, il faut être resté au chevet d'un mort, dans une chambre à la fenêtre ouverte, aux rares bruits saccadés. Et il n'est pas encore suffisant d'avoir des souvenirs. Il faut pouvoir les oublier, quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore ce qu'il faut. Il faut d'abord qu'ils se confondent avec notre sang, avec notre regard, avec notre geste, il faut qu'ils perdent leurs noms et qu'ils ne puissent plus être discernés de nous-mêmes ; il peut alors se produire qu'au cours d'une heure très rare, le premier mot d'un vers surgisse au milieu d'eux et émane d'entre eux. (1991 : 36-37)

Le rapport au temps est un rapport de patience qui doit permettre le mûrissement des sensations dans notre for intérieur. Rilke impose une mise à distance, une sorte de "retravail" de la perception dans la durée qui prend tout son sens dans le labeur rétrospectif de l'écriture. Il faut oublier pour se ressouvenir. C'est seulement au terme de ce processus que la poésie peut naître, d'où cette valorisation de la vieillesse, - "il doit être bon d'être vieux" (1991 : 34) / "Ich denke es mir gut, alt zu sein." (1952 : 23) - synonyme de sagesse et de clairvoyance. L'expérience du temps se veut expérience de la maturité essentielle. Il faut toutefois nuancer ce constat. Malte exprime ainsi, après un accès de fièvre, toute la difficulté de retrouver cette enfance et les peurs qui l'ont accompagnée : "J'avais prié pour retrouver mon enfance et elle est revenue et je sens qu'elle est aussi lourde à porter qu'autrefois et que cela ne m'a servi à rien de vieillir." (1991 : 77) / "Ich habe um meine Kindheit gebeten, und sie ist wiedergekommen, und ich fühle, daß sie immer noch so schwer ist wie damals und daß es nicht genützt hat, älter zu werden." (1952 : 80). La perception conservée par le souvenir a eu le temps de disloquer, de morceler, de s'approprier ce qui a été perçu pour recomposer un espace qui obéit à d'autres règles que celles de la perspective ordinaire. La maison de Urnekloster, la demeure familiale des Brahe, telle qu'elle est "souvenue" par Malte, renie les lois de l'architecture :

So wie ich es [das Haus] in meiner kindlich gearbeiteten Erinnerung wiederfinde, ist kein Gebäude ; es ist ganz aufgeteilt in mir ; da ein Raum, dort ein Raum und hier ein Stück Gang, das dies beiden Räume nicht verbindet, sondern für sich, als Fragment, aufbewahrt ist. In dieser Weise ist alles in mir verstreut [...] Es ist, als wäre das Bild dieses Hauses aus unendlicher Höhe in mich hineingestürzt und auf meinem Grunde zerschlagen. (1952 : 32)

Quand je la retrouve aujourd'hui, telle que l'a élaborée la mémoire de mon enfance, ce n'est qu'à peine un bâtiment ; elle est faite en moi de morceaux épars ; il y a ici une pièce, là une autre pièce, ailleurs un bout de couloir, qui ne relie pas les deux pièces, mais qui s'est conservé en moi comme un fragment indépendant. Tout est de la sorte éparpillé en moi [...] C'est comme si l'image de cette maison avait été jetée en moi de très haut et s'était abîmée au plus profond de moi-même. (1991 : 41)

Remettre en cause les lois du temps, remettre en cause leur caractère définitif, c'est en dernière instance remettre en cause la mort, l'ultime limite : c'est le rapport au temps qui fait basculer le récit dans le fantastique. Rilke laisse ainsi se côtoyer vivants et fantômes. Qu'est-ce qu'un fantôme, sinon une continuation sous une autre forme de l'existence, de la vie, une conjuration du définitif, une manière de faire apparaître un "au-delà" terrifiant parce qu'invisible ? Le fantôme de Christine Brahe, morte en couches, surgit ainsi lors d'une soirée passée à Urnekloster, la résidence de la famille maternelle du narrateur, suscitant l'effroi et l'incrédulité des convives (1952 : 41-47). Cependant, sa présence ne suffit pas à bouleverser l'univers que dépeint le narrateur. Il y a une acceptation presque immédiate de l'anomalie temporelle, même de la part du père de Malte :

Hatte er, der leidentschaftlich war und auf Konsequenz und Klarheit angelegt, sich zwingen wollen, in Fassung und ohne zu fragen, dieses Abenteuer auszuhalten? Ich sah, ohne zu begreifen, wie er mit sich kämpfte, ich erlebte es, ohne zu verstehen, wie er sich endlich bezwang. (1952 : 45)

Avait-il voulu, lui qui avait un tempérament passionné, et qui était soucieux de logique et de clarté, s'astreindre à subir cette aventure sans perdre contenance et sans poser de questions ? Je le vis, sans rien saisir, lutter contre lui-même, je fus témoin sans comprendre de la façon dont il parvint en fin de compte à se dominer. (1991 : 51)

Toutefois, c'est avec le grand-père maternel de Malte que Rilke exprime le rapport le plus insolite et le plus extrême au temps. Il fait se fondre en un magma indistinct les trois catégories de présent, de passé et de futur :

Die Zeitfolgen spielten durchaus keine Rolle für ihn, der Tod war ein kleiner Zwischenfall, den er vollkommen ignorierte, Personen, die er einmal in seine Erinnerungen aufgenommen hatte, existierten, und daran konnte ihr Absterben nicht das geringste ändern. Mehrere Jahre später, nach dem Tode des alten Herrn, erzählte man sich, wie er auch das Zukünftige mit demselben Eingesinn als gegenwärtig empfang. (1952 : 39-40)

Le déroulement du temps ne jouait encore rôle pour lui [le comte Brahe], la mort était un petit incident, qu'il ignorait totalement ; les personnes qui étaient un jour entrées dans son souvenir existaient, leur trépas n'y changeait rien. Plusieurs années encore après la mort du vieux monsieur, on se racontait qu'il mettait le même entêtement à considérer l'avenir également comme présent. (1991 : 47)

On assiste ici à un parfait dépassement des limites temporelles. Les repères diachroniques n'ont plus de pertinence. Le langage, qui fait que l'homme peut dire que quelque chose a été, est ou sera, est condamné par ce refus de la succession. Le temps n'impose plus son ordre.

Limites du corps

Entre autres limites, le sujet lutte contre celle, indépassable et obstinée, que lui impose son corps. Le corps est le lieu de l'expérience d'un sujet qui apparaît dans le texte avant tout défini comme sensible (mais finalement très peu sensuel ; le rapport au corps reste un rapport chaste), c'est cette enveloppe charnelle qui dessine les contours de la personne et, d'une certaine manière, de la personnalité. Rilke représente un corps réceptacle, débordé par ce qu'il renferme : il en fait une sorte de contenant inadéquat, problématique. Très attentif à la manière dont la chair et les mouvements se répartissent, pour ainsi dire, dans son corps et celui des autres, le narrateur fait ainsi plusieurs descriptions physiques très précises des personnes qu'il côtoie, comme celle de la silhouette massive de la sœur de sa mère, Mathilde Brahe : "[...] on eût dit que sa chair molle et paresseuse se déversait à l'abandon dans ses lâches vêtements de couleur claire ; ses mouvements étaient imprécis et las, et sans cesse ses yeux débordaient de larmes." (1991 : 43) / "Sie war zu jener Zeit außerordentlich stark, von einer weichen, trägen Fülle, die gleichsam achtlos in ihre losen, hellen Kleider hineingegossen war; ihre Bewegungen waren müde und unbestimmt, und ihre Augen flossen beständig über." (1952 : 35) ; ou encore de cet homme dans la rue, atteint d'un tic nerveux qui le fait trébucher sans cesse sur d'invisibles obstacles : "Je vis que ce sautillement vagabondait dans son corps, cherchant à faire irruption à un endroit ou à un autre." (1991 : 80) / "Ich begriff, daß dieses Hüpfen in seinem Körper herumirrte, daß es versuchte, hier und da auszubrechen." (1952 : 85). A chaque fois, la définition du corps semble se jouer dans l'impression d'un trop-plein, d'un excès, d'un dépassement. Quelque chose vient se heurter ou s'insinuer à l'intérieur des parois charnelles qui constituent le sujet en sujet sensible. S'exprime là aussi une certaine conception de la vie et de la mort selon un principe de proportionnalité. Vie et mort sont pensées "sur mesure", telles un vêtement plus ou moins ajusté :

Man kommt, man findet ein Leben, fertig, man hat es nur anzuziehen. (1952 : 13)

On arrive, on trouve une vie sur mesure, il ne reste plus qu'à l'enfiler. (1991 : 26)

Da stehen die Armen vor so einem Haus und sehen sich satt. Ihr Tod ist natürlich banal, ohne alle Umstände. Sie sind froh, wenn sie einen finden, der ungefähr paßt. Zu weit darf es sein: man wächst immer noch ein bißchen. Nur wenn er nicht zugeht über der Brust oder würgt, dann hat es seine Not. (1952 : 14)

Les pauvres [...]. Leur mort à eux est naturellement banale, sans aucune cérémonie. Ils sont bien contents d'en trouver une qui leur aille à peu près. Peu importe, si elle est trop large ; on grandit toujours un peu. Le seul ennui, c'est quand elle est un peu étroite sur la poitrine ou qu'elle vous serre le cou. (1991 : 27)

Le poète fait de l'existence une donnée sinon quantifiable, du moins commensurable. Vie et mort sont en adéquation, se définissent l'une par rapport à l'autre. Faisant de la vie une sorte de reflet obligé de la mort, Rilke déplace la limite entre ces deux états qu'il rend co-originaires :

Früher wußte man (oder vielleicht ahnte man es), daß man den Tod in sich hatte wie die Frucht den Kern. Die Kinder hatten eine kleinen in sich und die Erwachsenen einen großen. (1952 : 14)

On savait autrefois (ou peut-être le pressentait-on) qu'on contenait la mort à l'intérieur de soi-même, comme un fruit son noyau. Les enfants en avaient une petite, les adultes une grande. (ibid.)

La mort du Chambellan Brigge est peut-être le plus terrifiant exemple de cette proportionnalité qui s'instaure entre la vie et la mort :

Das war nicht der Tod irgendeines Wassersüchtigen, das war der böse, fürstliche Tod, den der Kammerherr sein ganzes Leben lang in sich getragen und aus sich genährt hatte. Alles Übermaß an Stolz, Willen und Herrenkraft, das er selbst in seine ruhigen Tagen nicht hatte verbrauchen können, war in seinen Tod eingegangen, in den Tod, der nur auf Ulsgaard saß und vergeudete. (1952 : 21)

Ce n'était pas la mort d'un quelconque hydropique, c'était la mort méchante, la mort princière que le chambellan avait porté en lui sa vie entière et qu'il avait nourrie de sa substance. Tout l'excès d'orgueil, de volonté, d'autorité, dont lui-même n'avait pu faire usage dans ses jours paisibles, était passé dans sa mort, dans la mort qui régnait maintenant à Ulsgaard en répandant sa force à foison. (1991 : 32)

Le poète postule qu'on reçoit la mort qu'on mérite, une mort bien à soi, préparée par notre vécu. Mais c'est la représentation du corps malade qui pousse véritablement le corps à la limite. La maladie provoque une distension, une distorsion, du corps qui porte atteinte à l'intégrité physique, pouvant même aller jusqu'à nier la forme humaine. Elle rompt l'équilibre, "submerge" le sujet en le remplissant trop. Cette déformation, cette mise à l'épreuve des limites du corps, est pour ce qui est du grand-père paternel de Malte, le Commandant Brigge, à comprendre en un sens littéral. Atteint d'hydropisie, celui-ci se met à enfler, à gonfler jusqu'à excéder les limites de son propre corps et du lieu où il vit :

Das lange, alte Herrenhaus war zu klein für diesen Tod, es schien, als müßte man Flügel anbauen, denn der Körper des Kammerherrn wurde immer größer, und er wollte fortwährend aus einem Raum in den anderen getragen sein [...] (1952 : 15)

La longue et ancienne demeure nobiliaire était trop petite pour cette mort ; il semblait qu'on eût dû construire des ailes au bâtiment, car le corps du chambellan ne cessait de grandir et il voulait constamment être porté d'une pièce dans une autre [...]. (1991 : 27)

Le corps prend là des dimensions monstrueuses, inquiétantes et dissout complètement l'intégrité physique du Commandant que personne, à l'exception de ses chiens, ne reconnaît plus. Son agonie consiste en un long et pénible effacement de sa forme humaine. Cette distorsion prend aussi une dimension métaphorique, comme si les tourments de la maladie ne pouvaient être retranscrits que par une exagération, une sorte de gonflement rhétorique suggérant ce bouleversement des limites perceptives du corps malade :

Das Fieber wühlte in mir und holte von ganz unten Erfahrungen, Bilder, Tatsachen heraus, von denen ich nicht gewußt hatte; ich lag da, überhäuft mit mir, und wartete auf den Augenblick, da mir befohlen würde, dies alles wieder in mich hineinzuschichten, ordentlich, der Reihe nach. Ich begann, aber es wuchs mir unter den Händen, es sträubte sich, es war viel zu viel. Dann packte mich die Wut, und ich warf alles in Haufen in mich hinein und preßte es zusammen; aber ich ging nicht wieder darüber zu. (1952 : 116-117)

La fièvre allait fouiller à l'intérieur de moi et faisait ressortir du plus profond des souvenirs, des images, des faits que j'ignorais ; j'étais couché là, submergé de ma propre personne et j'attendais le moment où on me commanderait d'empiler tout cela à nouveau en moi, soigneusement, et en bon ordre. Je commençai, mais plus je rangeais, plus la foule croissait et devenait récalcitrante, il y en avait beaucoup trop. Je fus alors saisi de fureur et rejetai tout en vrac à l'intérieur de moi et pressai dessus ; mais je ne parvenais pas à fermer. (1991 : 105-106)

La maladie rend ici la distinction entre intériorité et extériorité plus déterminante encore et définit plus que jamais le corps comme contenant. Une étrange intrication s'établit entre la maladie et le souvenir, entre l'intériorité et la subjectivité, comme si la maladie pressait le corps pour en faire sortir le souvenir, même le plus enfoui, d'où une certaine dimension aléthique du délire de la fièvre et un rôle certain du corps dans la psyché. La blessure reste néanmoins béante - "je ne parvenais pas à fermer" / "ich ging nicht wieder darüber zu" -, le sujet ne s'en sort pas indemne, la maladie maintenant douloureusement ouvert le passage entre intérieur et extérieur. La représentation de la peur, de l'angoisse, - "la grande chose" (1991 : 74) / "das Große" (1952 : 76), comme l'appelle Malte - ,  et qu'on peut à juste titre appeler maladie de l'âme, se matérialise elle aussi dans et par le corps, comme s'il fallait toujours que la terreur trouve une forme, s'incarne. En proie à des délires proches de ceux de la fièvre, le jeune Malte "donne corps" à sa peur en lui conférant une consistance véritablement organique :

Jetzt wuchs es aus mir heraus wie eine Geschwulst, wie ein zweiter Kopf, und war ein Teil von mir, obwohl es doch gar nicht zu mir gehören konnte, weil es so groß war. Es war da, wie ein großes totes Tier, das einmal, als es noch lebte, meine Hand gewesen war oder mein Arm. Und mein Blut ging durch mich und durch es, wie durch einen und denselben Körper. Und mein Herz mußte sich sehr anstrengen, um das Blut in das Große zu treiben: es war fast nicht genug Blut da. Und das Blut trat ungern ein in das Große und kam krank und schlecht zurück. Aber das Große schwoll an und wuchs mir vor das Gesicht wie eine warme bläuliche Beule und wuchs mir vor den Mund, und über meinem letzten Auge war schon der Schatten von seinem Rande. (1952 : 76-77)

[...] elle jaillissait hors de moi-même comme une tumeur, comme une seconde tête ; elle était une partie de moi-même, bien qu'elle ne pût pas m'appartenir, grosse comme elle était. Elle était là, comme un grand animal mort, qui jadis, lorsqu'il était encore vivant, avait été ma main ou mon bras. Et mon sang passait à travers moi et à travers elle, comme à travers un seul et même corps. Et mon cœur ne pouvait qu'au prix d'un grand effort chasser le sang à travers la grande chose : il n'y avait presque pas assez de sang. Et le sang n'entrait pas volontiers dans la grande chose et il en ressortait malade et corrompu. Mais la grande chose s'enflait, elle grandissait devant mon visage comme une excroissance chaude et bleuâtre, et elle grandissait devant ma bouche et par-dessus le dernier œil qui me restait apparaissait déjà l'ombre de son bord. (1991 : 74-75)

L'angoisse est décrite en des termes qu'on retrouve chez Henri Michaux (par exemple dans Plume) comme une "tumeur", une "excroissance", autrement dit comme un corps étranger qui procède pourtant de son propre corps et qui l'investit tout entier. Elle défigure et empoisonne, elle envahit toutes les parcelles du corps de Malte, s'insinue en lui jusqu'à le faire éclater, jusqu'à transformer son apparence extérieure, comme si le corps était trop petit, trop étroit pour la recevoir, conformément d'ailleurs à l'étymologie du mot "angoisse" - ou "Angst" en allemand -, qui vient de "eng" : étroit, serré(1). Peut-être parce que c'est, dans le corps, ce qui touche le plus à notre personnalité, parce que c'est là la partie la plus directement expressive de notre corps, la question de l'angoisse prend un tour plus ultime encore dans le visage. Rilke postule que nous pouvons avoir plusieurs visages (cf. 1991 : 23 et 1952 : 10) au cours de notre vie, c'est d'emblée pour lui quelque chose de soumis à la transformation, ne serait-ce que parce que nous vieillissons. Le visage apparaît dès lors dans les carnets comme une limite décisive de notre personnalité, ouvrant la terrifiante possibilité d'une perte absolue de soi, d'une dé-personnalisation, au sens où la défiguration est la pire perte de la personnalité, car c'est le visage qui rend possible aussi la reconnaissance, l'identification. A plusieurs reprises, Malte en fait la difficile expérience. Il rencontre d'abord cette vieille femme adossée à un mur, le visage littéralement "dans ses mains" :

Die Frau erschrak und hob sich aus sich ab, zu schnell, zu heftig, so daß das Gesicht in den zwei Händen blieb. Ich konnte es darin liegen sehen, seine hohle Form. Es kostete mich unbeschreibliche Anstrengung, bei diesen Händen zu bleiben und nicht zu schauen, was sich aus ihnen abgerissen hatte. Mir graute, ein Gesicht von innen zu sehen, aber ich fürchtete mich doch noch viel mehr vor dem bloßen wunden Kopf ohne Gesicht. (1952 : 11)

La femme eut peur et elle se détacha d'elle-même, trop vite, trop violemment, tant et si bien que son visage resta dans ses deux mains. Je pouvais le voir couché là, je voyais sa forme en creux. Je fis un immense effort pour ne pas détourner mon regard de ces mains et pour ne pas voir ce qui s'était arraché d'elles. J'étais terrifié de voir un visage par l'intérieur, mais je redoutais cependant bien davantage encore d'apercevoir la tête nue, écorchée, dépourvue de tête. (1991 : 25)

Et Malte voit ce qui ne doit jamais se voir : l'envers de ce tissu que forme la peau qui recouvre les muscles et les os. Ce visage arraché laisse entrevoir la limite intérieure, le dedans du corps. C'est comme si chaque fois qu'on portait atteinte au corps, de quelque façon que ce soit, on le rendait monstrueux. La véritable atteinte à la personnalité, toutefois, c'est l'expérience du masque. Elle constitue une véritable mise en crise de la subjectivité en exposant le narrateur à l'épouvante du dédoublement de personnalité :

Ich lernte damals den Einfluß kennen, der unmittelbar von einer bestimmten Tracht ausgehen kann. Kaum hatte ich einen dieser Anzüge angelegt, mußte ich mir eingestehen, daß er mich in seine Macht bekam; daß er mir meine Bewegungen, meinen Gesichtsausdruck, ja sogar meine Einfälle vorschrieb [...]. (1952 : 125-126)

J'appris alors à connaître l'influence qu'un vêtement peut exercer sur nous. J'avais à peine endossé l'un de ces costumes que je devais m'avouer qu'il me tenait en son pouvoir ; qu'il me prescrivait mes mouvements, l'expression de mon visage et même les idées qui me venaient à l'esprit [...]. (1991 : 112)

[...] besonders da auch Masken da waren, große drohende oder erstaunte Gesichter mit echten Bärten und vollen oder hochgezogenen Augenbrauen. Ich hatte nie Masken gesehen vorher, aber ich sah sofort ein, daß es Masken geben müsse. [...] Das Gesicht, das ich vorband, roch eigentümlich hohl, es legte sich fest über meines, aber ich konnte bequem durchsehen, und ich wählte erst, als die Maske schon saß, allerhand Tücher, die ich in der Art eines Turbans um den Kopf wand, so daß der Rand der Maske, der unten in einen riesigen gelben Mantel hineinreichte, auch oben und seitlich fast ganz verdeckt war. (1952 : 127-128)

[...] il y avait là aussi des masques, de grands visages menaçants ou étonnés avec de vraies barbes et des sourcils épais ou levés en l'air. Je n'avais jamais vu de masques auparavant, mais je compris aussitôt que l'existence des masques était indispensable. [...] Le masque que je posai sur moi avait une étrange odeur de renfermé, il s'appliquait correctement sur mon visage, mais je voyais commodément au travers et seulement quand le masque fut bien installé que je choisis toutes sortes de tissus, que j'enroulai autour de ma tête à la manière d'un turban, de sorte que le bord du masque, qui se perdait en bas dans un immense manteau jaune, était presque complètement recouvert en haut et sur le côté [...]. (1991 : 115)

Während ich in maßlos zunehmender Beklemmung mich anstrengte, mich irgendwie aus meiner Vermummung hinauszuzwängen, nötigte er mich, ich weiß nicht womit, aufzusehen und diktierte mir ein Bild, nein, eine Wirklichkeit, eine fremde, unbegreifliche monströse Wirklichkeit, mit der ich durchtränkt wurde gegen meinen Willen: denn jetzt war er der Stärkere, und ich war der Spiegel. Ich starrte diesen großen, schrecklichen Unbekannten vor mir an, und es schien mir ungeheuerlich, mit ihm allein zu sein. Aber in demselben Moment, da ich dies dachte, geschah das Äußerste: ich verlor allen Sinn, ich fiel einfach aus. Eine Sekunde lang hatte ich eine unbeschreibliche, wehe und vergebliche Sehnsucht nach mir, dann war nur noch er: es war nichts außer ihm. (1952 : 130-131)

Tandis que je m'efforçais, avec une angoisse qui croissait au-delà de toute expression, de me dégager tant bien que mal de mon déguisement, il m'obligea, je ne sais comment, à lever les yeux et m'imposa une image, ou plutôt une réalité, une étrange réalité, incompréhensible et monstrueuse, qui, malgré que j'en eusse, m'imprégna tout entier ; car c'était lui maintenant le plus fort et j'étais le miroir. Je fixais des yeux ce terrible et gigantesque inconnu devant moi et il me parut atroce d'être seul avec lui. Mais à l'instant où je pensais cela, le pire se produisit : je perdis entièrement conscience, je cessai tout bonnement d'exister. Pendant une seconde, j'eus la nostalgie de moi-même, une indescriptible, douloureuse et vaine nostalgie de moi-même ; puis il resta seul, il n'y eut plus personne en dehors de lui. (1991 : 116)

On retrouve ici cette peur de l'exiguïté, de l'étroitesse et cette conception de l'existence comme vêtement qu'on enfile. Le masque et le déguisement subtilisent ici au narrateur toute possibilité d'identification, renvoyant au sujet une image en laquelle il ne peut se ressaisir, s'appréhender. L'absence de reflet conduit dès lors à l'effacement du sujet : il perd littéralement conscience. Les limites sensibles du corps sont brouillées, la subjectivité n'est plus à même d'exister seule. Il y a dans les Carnets une contiguïté, une proximité constante et absolue entre l'esprit et son incarnation. Cette ligne de contact que constitue le corps avec le monde est imprescriptible, indispensable. Le sujet semble n'exister que tant qu'il peut s'objectiver en quelque chose qui n'est pas lui ; lui voler son reflet, c'est le priver d'existence. Plus qu'une question d'identité, c'est donc une question d'essence, une question ontologique qui se joue dans cette expérience troublante du miroir, où le masque dérobe le sujet à lui-même au lieu de le proposer à ses regards.

Limites du sens

Cette propension à toucher la limite, à se confronter à elle, prend un tour métaphysique quand il s'agit pour Rilke de poser la question du sens. C'est dans cette perspective que les Carnets sont aussi à considérer comme une sorte d'essai, parce qu'ils théorisent une certaine façon d'être au monde, d'exister. Dans ce qu'on peut considérer comme un véritable "discours de la méthode", Rilke se plaît ainsi à mettre systématiquement en doute les fondements d'un monde rassurant mais superficiel duquel le poète aspire à se détacher :

Ist es möglich, daß man trotz Erfindungen und Fortschritten, trotz Kultur, Religion und Weltweisheit an der Oberfläche des Lebens geblieben ist? [...] / Ja, es ist möglich. (1952 : 29)

Est-il possible qu'en dépit de toutes les inventions et de tous les progrès, qu'en dépit de la civilisation, de la religion, de la philosophie, on en soit resté à la surface de la vie ? [...] / Oui, c'est possible. (1991 : 39)

Ist es möglich, daß man glaubte, nachholen zu müssen, was sich ereignet hat, ehe man geboren war? Ist es möglich, daß man jeden einzelnen erinnern müßte, er sei ja aus allen Früheren entstanden, wüßte es also und sollte sich nichts einreden lassen von den anderen, die anderes wüßten? / Ja, es ist möglich. (1952 : 30)

Est-il possible qu'on ait cru devoir reprendre tout ce qui s'est passé avant notre naissance ? Est-il possible qu'il faille rappeler à chacun qu'il procède de tout ce qui l'a précédé, que par conséquent il le sait et n'a pas à s'en faire accroire par les autres, qui prétendent mieux savoir ? / Oui, c'est possible. (ibid.)

Ist es möglich, daß alle diese Menschen eine Vergangenheit, die nie gewesen ist, ganz genau kennen? Ist es möglich, daß alle Wirklichkeiten nichts sind für sie; daß ihr Leben abläuft, mit nichts verknüpft, wie eine Uhr in einem leeren Zimmer -? / Ja, es ist möglich. (1952 : 30)

Est-il possible que tous ces gens connaissent exactement un passé qui n'a jamais existé ? Est-il possible que tout ce qui est réalité n'existe pas pour eux ; que leur vie s'écoule sans être reliée à rien, comme une horloge dans une chambre vide ? / Oui, c'est possible. (ibid.)

Dans ce "discours des possibles" (1991 : 38-40 et 1952 : 29-31), où le doute est clairement formulé comme une possibilité, comme une éventualité tout à fait admissible, le poète met les certitudes en suspens plus sûrement encore que par des postulats. Il ne s'agit pas pour Rilke de dire au lecteur qu'il pourrait s'imaginer ceci ou cela sans pour autant se laisser absorber par cette possibilité, sur le mode du "Admettons que... ". Non, au contraire, Rilke remet en doute sur le mode affirmatif. Plus que l'expression d'une éventualité, c'est un constat qu'il propose "Oui, c'est possible." / "Ja, es ist möglich". Rilke déstabilise, ouvre une brèche dans le domaine des certitudes. D'autant plus dangereuse que rien ne vient ensuite, contrairement au discours cartésien, réhabiliter ces fondements qui ont été patiemment sabotés, dans une expérience métaphysique toute poétique, par un questionnement qui révèle précisément la manière de voir du poète, attentif à ce que l'esprit rationnel ne daigne pas relever. Cette insécurité que produit le discours poétique vient de ce que l'expérience de la limite n'est jamais anodine, jamais bénigne : elle se fait sur les bords, avec le risque permanent de sombrer, avec cette menace constante d'un anéantissement contre les limites.   Non content de bouleverser l'ordre du monde, Rilke s'avise aussi de remettre en cause cet édifice rassurant qu'est le langage considéré comme ponctuellement inadéquat par rapport à ce qu'il prétend exprimer :

Ist es möglich, daß man "die Frauen" sagt, "die Kinder", "die Knaben" und nicht ahnt (bei aller Bildung nicht ahnt), daß diese Worte längst keine Mehrzahl mehr haben, sondern nur unzählige Einzahlen? / Ja, es ist möglich. (1952 : 30)

Est-il possible qu'on dise "les femmes", "les enfants", "les jeunes garçons" et qu'on ne pressente pas, en dépit de toute sa culture, que ces mots n'ont plus de pluriel depuis longtemps, mais seulement une quantité innombrable de singuliers ? / Oui, c'est possible. (1991 : 40)

Mein Großvater nannte es die Familie, und ich hörte auch die andern diese Bezeichnung gebrauchen, die ganz willkürlich war. (1952 : 34)

Mon grand-père les appelait "la famille" et j'entendais également les autres utiliser cette dénomination tout à fait arbitraire. Car encore qu'il existât entre ces quatre personnes de lointaines relations de parenté, il n'y avait entre elles aucun lien véritable. (1991 : 42)

Par cette opération, le poète atomise la réalité, en niant la fonction représentative du langage : il refuse au langage sa capacité à conceptualiser. C'est bien ici qu'on touche à l'absolu, à ce qui ne se laisse pas subsumer sous un concept. D'autant que cette attaque contre le langage qui signale d'emblée une limite du travail de l'écrivain est redoublée par un doute plus profond vis-à-vis des pouvoirs de l'écriture. L'écriture est conçue comme un moyen presque magique de contrer la peur, de conjurer l'angoisse : "J'ai fait quelque chose contre la peur. Je suis resté assis toute la nuit et j'ai écrit [...]" (1991 : 33) / "Ich habe etwas getan gegen die Furcht. Ich habe die ganze Nacht gesessen und geschrieben [...]." (1952 : 22).

Car elle est en quelque sorte un miroir du "je" qui peut s'appréhender par elle, autrement dit s'objectiver, prendre conscience de soi - et nous savons à quel point le sujet a besoin de reflet. Cependant, devant ce monde qui se fissure, ce monde aux limites qui se craquellent, l'écriture ne peut durablement contenir et désamorcer l'angoisse, parce qu'elle est, elle aussi, soumise à sa propre limite. Le sujet écrivant sait qu'un jour, il n'écrira plus, et il en fait acte dans les Carnets, dans le geste même de l'écriture :

Noch eine Weile kann ich das alles aufschreiben und sagen. Aber es wird ein Tag kommen, da meine Hand weit von mir sein wird, und wenn ich sie schreiben heißen werde, wird sie Worte schreiben, die ich nicht meine. [...] es wird kein Wort auf dem anderen bleiben, und jeder Sinn wird wie Wolken sich auflösen und wie Wasser niedergehen. (1952 : 65-66)

Je puis, un moment encore, écrire et dire tout cela. Mais il viendra un jour où ma main se sera éloignée de moi et, quand je lui ordonnerai d'écrire, elle écrira des mots que je n'aurai pas pensés. [...] et aucun mot ne restera plus uni à aucun autre et tout ce qui est sens se dissipera comme un nuage et s'écoulera comme de l'eau. (1991 : 66)

Le poète doit faire face à la possible impossibilité d'écrire, à la "fin" de l'écriture qui signerait la fin du sens - même si cette angoisse reste puissamment créatrice pour le poète.

Conclusion

Nous n'avons donc pas cessé d'essayer de cerner l'espace, le monde qui fait naître la subjectivité pour la trouver et la définir. Malte recherche délibérément le choc avec les limites imparties par ce qui le fait homme, l'espace, le temps, le corps, la parole. Il regarde ces limites, les ressent, les retourne ; elles le tourmentent, l'assaillent, mais le font exister. Toutes ces lignes - ligne spatiale, ligne du temps, ligne du corps, ligne de vie - que le sujet, pour tenter de se circonscrire, de s'appréhender, a tracées autour de lui, ne parviennent pas à le sauver de la peur du vide. Persiste la menace du néant, la menace de la dissolution. Et lorsque les objets familiers nous abandonnent, nous nous retrouvons seul face à notre vide, sans miroir pour nous divertir :

Nur eine geringste Wendung, und schon wieder steht der Blick über Bekanntes und Freundliches hinaus, und der eben noch so tröstliche Kontur wird deutlicher als ein Rand von Grauen. Hüte dich vor dem Licht, das den Raum hohler macht; sieh dich nicht um, ob nicht vielleicht ein Schatten hinter deinem Aufsitzen aufsteht wie dein Herr. Besser vielleicht, du wärest in der Dunkelheit geblieben und dein unabgegrenztes Herz hätte versucht, all des Ununterscheidbaren schweres Herz zu sein. (1952 : 91)

Au moindre tournant, le regard porte à nouveau au-delà des choses connues et amies et les contours, un instant plus tôt si consolants, se révèlent plus distinctement comme la frontière de l'effroi. Garde-toi de la lumière, qui ne fait que creuser l'espace ; ne te retourne pas, car tandis que tu te dresses sur ton lit, une ombre surgit peut-être derrière, pour prendre possession de toi. Peut-être eût-il mieux valu rester dans l'obscurité ; ton cœur, oublieux des limites eût alors tenté de devenir le cœur même de tout l'indiscernable. (1991 : 85-86)

Note

(1) "Angst im ebraischen lautet als das enge ist, wie ich achte, das im deudschen auch angst daher komme, das enge sei, darin einem bange und wehe wird und gleich beklemmet, gedruckt und gepresset wird, wie denn die anfechtungen und unglück thun, nach dem sprichwort, es war mir die weite welt zu enge." Luther 5, 49a.b. Source : http://germazope.uni-trier.de/Projects/WBB/woerterbuecher/dwb/wbgui?lemid=GA03916 [date de consultation : 3/05/2011]

Références bibliographiques

RILKE, Rainer Maria. 1952 (1910). Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge. Wiesbaden : Insel Verlag.

RILKE, Rainer Maria. 1991. Les carnets de Malte Laurids Brigge. Traduction et introduction de Claude David. Paris : Gallimard.

GORCEIX, Paul. 1996. « Le monologue intérieur dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge », in Christian Klein (éd.), Rainer Maria Rilke et Les cahiers de Malte Laurids Brigge. Ecriture romanesque et modernité. Paris : Masson / Armand Colin.

 

Pour citer cette ressource :

Laetitia Faivre, L’expérience de la limite chez Rainer Maria Rilke : Les Carnets de Malte Laurids Brigge, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2011. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/l-experience-de-la-limite-chez-rainer-maria-rilke-les-carnets-de-malte-laurids-brigge-