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Langue originelle et langue vulgaire entre «De vulgari eloquentia» et «Divine Comédie»

Par Stefano Corno : Professeur agrégé - Lycée du Parc - Lyon
Publié par Damien Prévost le 10/09/2010

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La réflexion sur la langue est souvent présente dans l'œuvre de Dante, qu'il s'agisse de la recherche de la langue des origines, du procédé qui consiste à employer dans la Comédie des langues autres que l'italien pour leur confier un message particulier, ou encore de la tentative, dans le traité ((De Vulgari Eloquentia)), de définir le caractéristiques du vulgare illustre. Tout en restant ancré dans le Moyen-Âge, sa réflexion constitue un point de départ pour les études linguistiques postérieures.
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La recherche des origines du langage est un sujet qui a intéressé écrivains et intellectuels de toutes les époques, à partir de la Grèce antique[1] (si l'on se borne à la pensée occidentale) jusqu'à nos jours.

Au Moyen Âge cette analyse prenait comme point de départ l'exégèse des premiers chapitres de la Genèse, où est décrite la création du monde, de l'homme, l'attribution d'un nom à toute chose existante, jusqu'à la confusio linguarum (confusion des langues, Gen. chap. 11), que la destruction de la Tour de Babel a provoquée. On se demandait surtout quelle était cette langue commune à tous les hommes, à quoi ressemblait cette langue parfaite.

Cette quête a intéressé également Dante Alighieri, qui écrivit entre 1303 et 1305 le traité De vulgari eloquentia (De l'éloquence en langue vulgaire), qui a une finalité pratique : celle de consacrer au rang de noble langue artistique le vulgaire italien. D'autre part, la Comédie est elle aussi parsemée de citations qui mettent en évidence une sorte de plurilinguisme.

La question de l'origine des langues et celle de leurs évolutions et de leur variété se mêlent ainsi, aussi bien dans le traité que dans le poème. A travers ces deux ouvrages nous pouvons donc retracer les différentes théories de l'auteur sur l'origine des langues et sur leur dignité artistique.

Tout d'abord, la théorie de Dante sur la langue originelle n'est pas univoque ; au contraire, au fil de ses ouvrages on peut rencontrer des contradictions et peut-être même des évolutions de sa pensée, qui le portent à considérer les changements et les évolutions des langues.

De plus, dans la Comédie le poète introduit de temps en temps des passages en langues autres que le vulgaire italien : le sens de ce plurilinguisme pose constamment la question de la recevabilité de ces langues et de leur aptitude à la communication.

Le but que le poète se proposait dans sa recherche linguistique, à savoir la définition d'une langue vulgaire qui, parmi les parlers italiens, soit supérieure aux autres, occupera la dernière partie de notre réflexion.

La langue originelle

Une des premières questions qu'il aborde est la détermination de la première parole prononcée par Adam. Dante n'a aucun doute à ce sujet : il s'agissait forcément du nom de Dieu : on ne pourrait pas penser que l'homme ait nommé quelque chose avant son créateur. Et selon le De vulgari eloquentia (I, IV), Adam aurait prononcé le mot El, qui est le nom de Dieu en hébreu : cette langue serait donc pour Dante la langue parfaite, celle qui était parlée par tous les hommes avant la confusio linguarum[2].

Toutefois, quelques années plus tard[3], Dante aurait changé d'avis, si l'on en juge d'après le chant XXVI du Paradis (v. 124 - 138), où le poète rencontre Adam :

La lingua ch'io parlai fu tutta spenta
innanzi che all'ovra incommensurabile
fosse la gente di Nembròt attenta :
ché nullo effetto mai razionabile
per lo piacer uman che rinnovella
seguendo il cielo sempre fu durabile.
Opera naturale è ch'uom favella ;
ma così o così natura lascia
per fare a voi secondo che v'abbella.
Pria ch'i' scendessi all'infernale ambascia
I s'appellava in terra il sommo bene
onde vien letizia che mi fascia :
e El si chiamò poi : e ciò convene,
ché l'uso di mortali è come fronda
in ramo, che sen va e altra vene[4].

Adam dit au poète que la langue qu'il a parlée pendant sa vie était déjà oubliée à l'époque de l'édification de la Tour de Babel ; il introduit aussi le concept d'évolution linguistique, là où il affirme que la langue évolue et change avec les générations, ce qui explique le changement du nom de Dieu de I en El.

Cette théorie est en contraste avec celle de la Tour de Babel, qui décrit la confusio linguarum comme une punition. La Bible même donne deux explications de la pluralité des langues dans le monde : la description de l'entreprise de Nembrot (Gen. 11) est précédée par l'histoire du déluge universel (Gen. 10), après lequel les fils de Noé se dispersèrent dans les différentes régions de la terre, chacun « avec sa propre langue, sa propre famille, ses propres traditions ». Ici la pluralité des langues est présentée comme préexistante à l'épisode de la Tour de Babel et surtout non causée par cet événement. A l'intérieur de la narration biblique il y a donc deux traditions qui se superposent.

Mais ce qui nous intéresse surtout ici est de comprendre l'évolution de la théorie de la langue originelle chez Dante. Umberto Eco[5] essaie de mettre Dante en rapport avec la cabale et notamment avec Abulafia. Ce dernier, philosophe espagnol de culture juive, qui fut de quelques décennies l'aîné de Dante, croit que Dieu a créé le monde grâce à un schéma qui correspond au don linguistique qu'il a fait à Adam : ce don serait donc une langue qui aurait engendré les autres, mais elle ne serait pas encore l'hébreu. Dante semble adhérer encore aux théories d'Abulafia quand il fait dire à Adam que la langue qu'il parlait sur la terre était tutta spenta à l'époque de la Tour de Babel. En effet, Abulafia définit l'hébreu comme un «protolangage», mais il ajoute que le peuple juif a oublié la langue primordiale. En partant de ces données, Eco s'interroge sur la possibilité d'une rencontre entre les deux savants et il conclut que, si cela ne peut pas être affirmé avec certitude, il paraît tout de même vraisemblable que Dante ait entendu parler des théories d'Abulafia.

Ce qu'il nous intéresse de souligner dans ce contexte est le fait que l'on ne peut pas invoquer des raisons poétiques pour expliquer la différence entre les deux théories énoncées : il s'agirait d'une évolution dans la pensée du poète qui est d'autant plus importante qu'elle entraîne l'idée - moderne pour l'époque - d'évolution linguistique. Une langue se modifie, évolue et disparaît (cf. lingua [...] tutta spenta). En effet, dans la Comédie, Dante présente aussi des langues que personne ne parle plus et qui sont donc un obstacle à la compréhension réciproque.  

Langues imaginaires, artificielles et vulgaires

Les langues de la confusion

La langue est bel et bien une propriété exclusive de l'homme. Dante explique au début du De vulgari eloquentia que ni les anges ni les diables n'ont besoin de s'exprimer avec des paroles, car les anges savent lire dans la pensée, les diables n'ont besoin de rien pour montrer aux autres leur degré de méchanceté[6].

Mais Dante se plaît de temps en temps à introduire des personnages qui sont caractérisés par leur langage incompréhensible. Parfois ils sont encore liés aux sujets dont je viens de parler : c'est le cas de Nembrot, le roi qui voulut la construction de la Tour de Babel et qui maintenant se trouve enchaîné, avec les autres géants, dans le puits situé au fond de l'enfer. Son chagrin ne dérive pas de son immobilité ou des chaînes qui le lient, mais surtout du fait que personne ne comprend ce qu'il dit : en lui, Dante a personnifié le drame de Babel et de la confusio linguarum[7]. Dans le chant XXXI de l'Enfer (v. 58-81), il crie contre les deux visiteurs de l'enfer et Virgile lui dit de souffler dans son cor pour calmer sa colère. Le vers que Dante lui fait prononcer dans sa langue incompréhensible joue un rôle central du point de vue stylistique (vv. 67-69) :

« Raphèl maí amècche zabí almi »
cominciò a gridar la fiera bocca
cui non si convenia più dolci salmi[8].

Plusieurs commentateurs ont essayé de donner une interprétation de cette phrase. Mais cette phrase de Nembrot n'a aucune valeur strictement fonctionnelle à l'intérieur de la narration. Dante montre un certain goût pour l'insertion dans le poème d'éléments linguistiques qui, bien qu'ils aident à mieux identifier le personnage, ne sont pas indispensables. Dans un certain sens on peut dire qu'il se plaît à introduire des éléments qui brillent par le mystère qui les entoure.

Dans l'Enfer, les langues imaginaires apparaissent en liaison avec des pécheurs comme symbole d'incompréhension, d'une confusion qui est sentie comme un héritage de Babel.

Une autre phrase qui pour les mêmes raisons reste voilée de mystère est celle qu'on trouve au début du chant VII de l'Enfer, où Dante et Virgile rencontrent le gardien du cercle des avares, Plutus[9], qui leur adresse des menaces incompréhensibles (vv. 1-2) :

« Pape Satàn, Pape Satàn aleppe ! »
cominciò Pluto con voce chioccia[10]

Plutus, symbole de la richesse, n'est pas bien identifié et donc on ne saurait pas bien le classer. À la rigueur il ne devrait pas être un démon, puisque nous avons dit (cf. DVE I, IV, 4) que ces derniers ne se servent pas du langage, mais il est vrai aussi que dans la Comédie Dante contrevient parfois à ce qu'il avait énoncé dans le traité[11] pour des raisons de dramatisation : c'est à cause de cela que nous voyons parfois les démons engager des dialogues avec les damnés. L'exemple plus célèbre est l'épisode décrit dans Enfer XXI-XXII en forme de représentation sacrée, où les damnés arrivent même à se moquer des démons : dans ce cas les démons parlent la même langue que les hommes, mais il ne faut pas chercher d'autres explications à cet usage que les nécessités dramatiques.

Un autre cas d'incompréhension est visible dans le chant XXVI de l'Enfer, où Virgile propose à Dante d'interroger à sa place Ulysse et Diomède, parce que le poète florentin ne pourrait pas les comprendre, comme il ne parlait pas grec (v. 75 : perch'ei fuor greci, forse del tuo detto[12]). Mais là aussi il faut voir surtout des raisons littéraires : Virgile, qui avait traité une matière qui se rapprochait de celle d'Homère, était le plus digne de s'adresser aux deux héros grecs.

Au delà des cas cités, le poème entier est composé en italien, dans cette langue vulgaire que Dante veut rendre illustre.

Le latin

Si l'on considère le Purgatoire et le Paradis, on voit que quand le poète utilise une autre langue que l'italien, il le fait pour introduire des phrases en latin. Il s'agit le plus souvent de citations d'hymnes, chantés par les âmes qui parcourent leur chemin de pénitence au Purgatoire. Ces citations, souvent tirées de la Bible, sont en rapport avec la situation actuelle des âmes et sont censées les aider dans leur chemin de purification. C'est le cas par exemple d'un groupe d'âmes qui vient d'arriver sur la plage du Purgatoire en chantant le psaume In exitu Israël de Egypto (Purgatoire, II, 46).

Au Paradis normalement la communication peut se passer de la voix humaine : les anges n'ont pas besoin des mots. Mais au chant XVIII les âmes des pieux se disposent de manière à former les lettres de la phrase : DILIGITE IUSTITIAM QUI IUDICATIS TERRAM. (cf. Paradis, XVIII, 91-93).

L'effet que le poète recherche ici est exactement à l'opposé par rapport à celui qu'il obtient avec l'insertion de phrases en langues imaginaires : il cherche à reproduire un sentiment d'harmonie (souligné souvent par les chœurs d'anges ou d'âmes glorieuses qui chantent ensemble les hymnes). Il est aisé de remarquer que les langues de l'incompréhension, qui sont le plus souvent aussi cacophoniques, ne sont présentées qu'en Enfer : elles constituent un élément de châtiment. Au contraire, le latin est la langue de l'harmonie : les hymnes sont chantés de manière chorale et tout le monde chante la même mélodie.

Néanmoins, comme nous aurons l'occasion de souligner plus loin, le latin n'est pas une langue naturelle : elle apparaît comme la langue du rite, qui doit rappeler à l'homme son devoir et lui montrer le chemin du salut. C'est la langue de l'expression officielle, de l'écriture des textes, non pas celle de l'expression spontanée. Le latin apparaît dans sa qualité de langue internationale, de langue de culture, gérée par une grammaire (gramatica universalis).

Les autres vulgaires

La même impression d'harmonie apparaît dans la seule citation faite dans une autre langue vulgaire, lorsque le poète Arnaut Daniel qui répond en provençal aux questions de Dante (Purgatoire XXVI 140-148) :

Tan m'abellis vostre cortes deman /
qu'ieu no me puesc ni voill a vos cobrire
Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan;
consiros vei la passada folor,
e vei jausen lo joi qu'esper, denan.
Ara vos prec, per aquella valor
que vos guida al som de l'escalina,
sovenha vos a temps de ma dolor!».

D'Arnaut Daniel nous n'avons rien d'autre dans la Comédie que ces quelques vers en provençal. Ce qui étonne dans ce passage, qui constitue un unicum dans la Comédie, est justement le fait que Dante ne se borne pas de citer quelques mots en provençal, ce que nous pourrions interpréter comme un hommage du poète toscan à la langue qui a ouvert les portes à la poésie contemporaine, à laquelle les poètes toscans du XIIIe se sont inspirés. En réalité, ici, Dante fait quelque chose de plus : il écrit presque trois tercets dans une langue autre que le vulgaire italien et qui n'est pas non plus le latin (langue officielle de la culture et de la science). D'ailleurs, dans la Comédie nous pourrions chercher en vain des citations latines de telles proportions. On peut donc se demander pourquoi le poète a décidé de faire cette exception. Ici, Dante laisse paraître une sorte de tendresse (comme on peut remarquer aussi dans le cas de Brunetto Latini, cf. Enfer, XV), vis-à-vis de quelqu'un qui lui rappelle sa jeunesse et la poésie qui n'est plus pour lui une source de fourvoiement, mais qui, réinterprétée de manière sotériologique, constitue au contraire un chemin qui mène droit au salut. Il s'octroie donc ce plaisir intime de faire résonner une langue de culture qu'il a aimée. Quant à la recevabilité du provençal auprès du public de l'époque, il est évident que cette langue était comprise par les poètes et ceux qui se délectaient de littérature. En tout cas il me semble que dans le cas d'Arnaut Daniel le fait même que le code choisi soit la langue provençale constitue l'élément le plus important. Ici on n'est pas mené à décoder exactement le message : la langue est elle-même un symbole de la poésie par antonomase.  

Le « vulgare illustre »

D'après la description qu'on en a donnée jusqu'à présent, on pourrait définir le De vulgari eloquentia comme un traité sur la naissance et l'histoire des langues. En réalité, il avait une finalité pratique.

Le but que Dante se propose en écrivant ce traité est de démontrer que les langues vulgaires ont la dignité des langues artistiques et que les poètes ont le droit d'écrire dans leur propre langue, qu'il considère même plus noble que le latin. En effet, les langues vulgaires sont présentées comme langues naturelles (il donne la définition de « vulgaire » à la langue qu'on apprend de sa nourrice), tandis que le latin est gramatica, c'est-à-dire une langue littéraire basée sur des règles, qui est objet d'enseignement[13].

Voilà en quoi consiste le traité De vulgari eloquentia, annoncé en quatre livres, mais que l'auteur laissa inachevé au deuxième.

Bien sûr, Dante n'a pas été le premier poète qui a osé utiliser une langue vulgaire pour écrire de la poésie : bien antérieurement à lui nous trouvons en terre de France la poésie des troubadours et des trouvères, qui s'exprimaient respectivement en langue d'oc et en langue d'oïl et en Italie la poésie des Siciliens, fleurie autour de la cour du roi Frédéric II de Souabe (première moitié du XIIIème siècle). En Toscane on trouve à cette époque deux courants de différente inspiration : l'un plus populaire (dont le principal représentant est Guittone d'Arezzo[14]) et l'autre, qui était à la recherche d'un langage subtil, où les sentiments d'amour terrestre étaient configurés comme s'il s'agissait d'amour divin et où la femme prenait souvent l'image d'un ange (le Dolce Stil Novo de Guido Guinizzelli, Guido Cavalcanti et du jeune Dante aussi).

C'est donc pour autoriser l'utilisation des langues vulgaires - et notamment de l'italien - comme langues poétiques, que Dante s'apprêta à composer le De vulgari eloquentia. En obéissance aux règles en vigueur au Moyen Âge, il dut écrire ce traité en latin : si les langues vulgaires pouvaient être utilisées pour des compositions artistiques, le latin restait la langue dominante dans certains domaines (et notamment pour les traités)[15].

La parenthèse initiale sur la langue originelle (DVE I, IV-VII) lui sert comme prétexte pour souligner que le langage est une priorité de l'homme (ce qu'il avait déjà annoncé au chap. II) et pour créer un lien entre la confusio linguarum avec la Tour de Babel - dans l'antiquité - et la pluralité de langues qui sont parlées en Europe à son époque (chap. VIII).

Il reconnaît trois groupes linguistiques en Europe :

  • celui des langues des Germains et des Slaves ;
  • l'aire grecque ;
  • l'Europe méridionale, qui comprend le français, l'hispano-occitan et l'italien (le groupe qu'on appelle aujourd'hui des « langues romanes »).

Dante met en rapport des mots similaires dans les langues de ce troisième groupe : il s'aperçoit qu'elles ont une origine commune : pour lui cette langue commune n'est pas le latin, mais plutôt un des trois idiomes originels nés de la confusion dérivée de la Tour de Babel[16]. Le latin aurait été créé comme langue commune, douée de règles, pour mettre un frein aux dégâts que l'évolution continue des langues naturelles dans l'espace et dans le temps provoquait dans la compréhension réciproque des hommes.

À partir de ce moment le domaine d'enquête de Dante va se préciser : il va s'occuper des vulgaires italiens, de leurs évolutions et différences, dans le but d'en trouver un qui soit digne de devenir le vulgare illustre par excellence.

Il part donc en analysant, région par région, les caractéristiques des dialectes locaux et il les partage en deux groupes : à gauche et à droite des Apennins[17].

Dans cette analyse le poète montre qu'il est capable de jugements linguistiques assez exceptionnels pour son époque ; il remarque qu'à l'intérieur même de la ville de Bologne il y a plusieurs dialectes, différenciés d'un quartier à l'autre de la ville.

Dante écarte, l'un après l'autre, tous les dialectes italiens, sans en trouver un qui soit digne de représenter la langue poétique de l'Italie. Il conclut en disant que, comme il y a une certaine façon d'agir qui est commune à tous les hommes, de même il y a une langue dont on peut retrouver les traces dans toutes les villes italiennes, mais qui ne réside dans aucune[18]. Il peut donc procéder à une définition de ce vulgare comme illustre, cardinale, aulicum et curiale : c'est la langue que l'on trouve dans chaque ville d'Italie, mais qui ne semble appartenir à aucune[19].

L'effort de trouver une langue commune à toute l'Italie vise aussi le projet politique de Dante, c'est-à-dire l'espoir de voir le pays uni sous un seul royaume ; dans plusieurs cas il sollicite l'intervention en Italie de l'empereur d'Allemagne Henri VII, en qui il confie pour la construction d'un grand empire italien, digne de l'époque de César[20].

L'essai de donner une langue commune à tous les intellectuels italiens, pour qu'il puisse y avoir des règles codifiées pour la composition poétique, pousse l'auteur, dans le deuxième livre du De vulgari eloquentia, à définir les sujets dont le vulgare illustre qu'il vient d'identifier doit s'occuper et aussi les formes poétiques et les rimes qui lui conviennent. Le traité devient donc de plus en plus technique, un manuel pour les poètes qui veulent se servir de l'italien.

Conclusion

Comme nous l'avons vu, Dante se penche sur la question de l'origine des langues et de leur développement aussi bien en tant qu'intellectuel (avec le traité) qu'en tant que poète. Dans la Comédie il jongle avec la diversité linguistique, en la considérant tantôt comme un symbole d'isolement, d'incompréhension, tantôt comme un symbole d'harmonie.

Cependant, l'intérêt que le poète porte à la question de la langue ne semble pas simplement lié à la nécessité de définir les propriétés du vulgare illustre. Des questions théoriques semblent aussi attirer son attention, comme celle qui le porte à s'interroger sur la langue parlée par Adam (Par. XXVI) ou lorsqu'il décrit les groupes linguistiques européens (DVE I, VIII). Ici, il arrive à donner une présentation synchronique des langues européennes et même à supposer des parentés entre elles. Par contre, ce qui fait défaut à sa reconstruction est l'analyse diachronique. En effet même si aujourd'hui le fait que les langues romanes descendent du latin nous paraît évident, ceci n'était pas le cas pour Dante car à son époque le latin apparaissait comme une langue artificielle, la seule douée d'une vraie grammaire, qu'on avait constitué pour sauver les hommes de la confusio linguarum ; comme une sorte de langue franche ou d'espéranto.

Cet état des choses a duré encore longtemps après Dante. En effet seulement les études philologiques des langues classiques à partir du XVème siècle ont permis une mise en perspective historique de ces langues et par conséquent des timides (et tout de même parfois encore faux!)  rapprochements entre les langues européennes. Ce sera un long parcours qui, affinant les techniques d'analyse, mènera quelques siècles plus tard à la naissance de la linguistique historique.

Notes

[1] Platon consacre à ce sujet un dialogue, le Cratyle, qui est à la base de la science linguistique occidentale, où il aborde les thèmes de l'origine conventionnelle ou naturelle du langage et il jette les fondements des critères d'analyse linguistique (notamment au moyen de l'étymologie).

[2] Quid autem prius vox primi loquentis sonaverit, viro sane mentis in promptu esse non titubo ipsum fuisse quod « Deus » est, scilicet El, vel per modum interrogationis vel per modum responsionis. Absurdum atque rationi videtur orrificum ante Deum ab homine quicquam nominatum fuisse, cum ab ipso et in ipsum factus fuisset homo (DVE I, IV, 4) [Mais en quel dit sonna la voix du premier parlant, là-dessus je ne balance point, et à tout homme sain d'esprit il saute aux yeux que ce fut justement le dit signifiant « Dieu », à savoir El ; soit par manière de demande, soit plutôt par manière de réponse. Il semble absurde et horrifique à la raison que l'homme ait pu nommer quoi que ce fût avant Dieu, alors que l'homme venait d'être fait par Dieu et pour Dieu même]. - Pour les traductions françaises (placées toujours entre crochets), je fais référence à l'édition des œuvres complètes de Dante établie par André Pézard et publié dans la collection La Pléiade en 1965.

[3] La rédaction du Paradis a occupé Dante jusqu'à sa mort, en 1321.

[4] [La langue en moi créée s'éteignit toute / avant qu'à son ouvrage inachevable / se fût la gent de Nemrod aheurtée ; / car nul effet de raison sur terre / ne peut durer toujours, quand vos plaisirs / selon que le ciel mue se renouvellent. / Que l'homme parle est œuvre de nature ; / mais en quels mots ou quels, nature laisse / que vous fassiez comme mieux vous agrée. / Avant qu'au deuil d'enfer je descendisse, / sur terre I fut le nom du bien suprême / d'où me vient l'allégresse où je m'enrobe ; / puis il se nomma El ; et c'est dans l'ordre, / car aux mortels coutume est comme feuille / en l'arbre, qui s'en va, et vient une autre].

[5] U. Eco, La ricerca della lingua perfetta nella cultura europea, Roma-Bari, Laterza, 1993.

[6] Cum igitur angeli ad pandendas gloriosas eorum conceptiones habeant promptissimam atque ineffabilem sufficientiam intellectus [...] nullo signo locutionis indiguisse videntur [...] ipsi demones ad manifestandam inter se perfidiam suam non indigent nisi ut sciat quilibet de quolibet quia est et quantus est (DVE I, II, 3-4). [Or puisque les anges, pour se communiquer leurs glorieuses conceptions, ont une toute prompte et ineffable ouverture d'intellect [...], il apparaît bien qu'ils n'eurent besoin d'aucun signe de langage [...] les démons eux-mêmes, pour manifester l'un à l'autre leurs traîtreux vouloirs, n'ont mie besoin d'autre chose que de savoir, un chacun, sa malice]. Des intéressantes remarques sur la langue des anges dans la table ronde pour la présentation du livre de U. Eco La ricerca della lingua perfetta..., tenue à Milan, Biblioteca Braidense, le 26 octobre 1993 : Mariateresa Fumagalli Beonio Brocchieri, professseur d'histoire de la philosophie médiévale, affirme que les anges en réalité parlent toujours, parce qu'ils ne peuvent pas éviter d'exprimer leur pensée. Cette langue est parfaite du point de vue théorique, mais non pas pratique (puisque les anges, par exemple, ne donnent pas d'ordres). Ce propos est repris dans son intervention par Eco, qui souligne que les anges n'expriment pas de désirs et que ce qu'ils pourraient dire, ils le font in mente Dei : telle est la situation des créatures plus parfaites que les hommes, tandis que ces derniers sont obligés par leur condition d'infériorité à élaborer une langue afin de communiquer entre eux.

[7] Maria Corti, dans la table ronde de présentation de l'ouvrage cité de U. Eco remarque qu'avec l'expression confusio linguarum, Dante, plus encore que l'incompréhension tout court entre les hommes, veut souligner la naissance des langages techniques, liés à certains métiers, à locutores appartenant à un même status (situation qui était très forte au Moyen Âge ; cf. DVE I, VII, 7 : solis etenim in uno convenientibus actu eadem loquela remansit : puta cunctis architectoribus una, cunctis saxa volventibus una, cunctis ea parantibus una ; et sic de singulis operantibus accidit. Quot quot autem exercitii varietates tendebant ad opus, tot tot ydiomatibus tunc genus humanum disiungitur. [Seuls en effet ceux qui étaient rassemblés dans un même ouvrage gardèrent un même langage : par exemple tous les architectes en avaient un, tous ceux qui roulaient des rochers un autre, tous ceux qui les taillaient un autre, et ainsi en fut-il de chacun des corps de métier. Autant il y avait de besognes diverses tendant au grand œuvre, en autant de langues dès lors voyons-nous déjoint le genre humain.]

[8] [« Raphel maÿ amech zabi almi ! » / se mit lors à crier la fière gueule / à qui ne convenaient de plus doux psaumes.]

[9] Le chant s'ouvre avec cette exclamation de Plutus, mais sa présence est déjà annoncée à la fin du chant VI (v. 115 : quivi trovammo Pluto, il gran nemico [là sied Plutus, le puissant ennemi]).

[10] [« Papé Satan, papé Satan aleppe ! » / Ces mots jeta Plutus à rauque voix.]

[11] Le traité De vulgari eloquentia semble avoir été écrit entre le 1303 et le 1305 ; l'Enfer entre 1304 et 1308.

[12] [Car ils furent grégeois, de ton propos].

[13] ... vulgarem locutionem appellamus eam qua infantes assuefiunt ab assistentibus cum primitus distinguere vocem incipiunt ; vel, quod brevius dici potest, vulgarem locutionem asserimus quam sine omni regula nutricem imitantes accipimus. Est et inde alia locutio secundaria nobis, quam Romani gramaticam vocaverunt  (DVE I, I, 2-3) [... J'appelle langue vulgaire celle à quoi les petits enfants sont coutumés par ceux qui les entourent, quand premier ils commencèrent à former divers sons ; ou pour le dire plus brièvement, j'entends par langue vulgaire celle que nous parlons sans aucune règle, imitant notre nourrice. Venant de ce parler en second lieu, nous avons aussi une autre langue, que les Romains ont appelée grammaire].

[14] Ce courant fut méprisé par Dante, qui opta pour une poésie plus noble et raffinée. Dans la Divina Commedia, Dante rencontre au Purgatoire Bonagiunta da Lucca (un des poètes du groupe de Guittone), qui avoue avoir enfin compris la différence (le nœud) qui le séparait, avec Guittone et d'autres poètes, dont les Siciliens (cf. il Notaro), de la poésie de Dante et ses amis (Purg. XXIV 55-57 : « O frate, issa vegg'io », diss'elli, « il nodo / che l Notaro e Guittone e me ritenne / da quel dolce stil novo ch'i' odo » [« Ormais vois-je le nœud  qui nous retient, / le Notaire et Guitton et moi, en çà / du doux style nouveau que tu devises]).

[15] La production artistique de Dante se partage entre ouvrages en latin (le De vulgari eloquentia, le traité politique De Monarchia et les Epîtres) et en langue vulgaire (les oeuvres poétiques : les poésies du Stilnovo, Vita Nova, Divina Commedia, Convivio). Ce dernier a un statut assez spécial, parce qu'il s'agit d'un traité philosophique qui a le but d'approcher à la philosophie un public plus vaste, de la « vulgariser » (et, par conséquent, il doit être écrit en langue vulgaire).

[16] Cette conception éloigne Dante des théories des intellectuels de la Renaissance.

[17] Dicimus ergo primo Latium bipartitum esse in dextrum et sinistrum. Si quis autem querat de linea dividente, breviter respondemus esse iugum Apenini, quod, ceu fistule culmen hinc inde ad diversa stillicidia grundat aquas, ad alterna hinc inde litora per ymbricia longa distillat, ut Lucanus in secundo describit : dextrum quoque latus Tyrenum mare grundatorium habet, levum vero in Adriaticum cadit (DVE I, X, 4) [Nous dirons donc en premier lieu que l'Italie est partagée en deux moitiés, la destre et la senestre. Et si l'on me demande où passe la ligne de partage, je réponds d'un mot que c'est la crête de l'Apennin, d'où, à la façon des eaux ruisselant des tuiles faîtières d'une toiture vers des gouttières opposées, les fleuves par longs chéneaux s'écoulent de part et d'autre vers le rivage, comme décrit Lucain dans son second livre : et le destre côté a la mer Tyrrhénienne pour gouttière, et le senestre descend vers l'Adriatique].

[18] Inter que nunc potest illud discerni vulgare quod superius venabamur, quod in qualibet redolet civitate nec cubat in ulla (DVE I, XVI, 4) [Et parmi eux l'on peut désormais discerner ce vulgaire que nous allions pourchassant, qui en chaque ville exhale son odeur et en aucune n'a son gîte].

[19] ... Dicimus illustre, cardinale, aulicum et curiale vulgare in Latio quod omnis latie civitatis est et nullius esse videtur (DVE I, XVI, 6) [Ainsi donc nous appelons vulgaire illustre en Italie, cardinal, et royal, et courtois, celui qui appartient à toute ville italienne et n'apparaît le bien propre d'aucune].

[20] Les idées politiques de Dante sont exposées surtout dans le traité De Monarchia et dans l'Epître VII adressée à l'empereur Henri VII ; dans la Commedia le poète semble avoir abandonné ce projet, puisque Beatrice au Paradis (XXX, 133-148) montre à Dante le siège réservé au roi qui arrivera au Paradis avant que l'Italie soit prête à être libérée (e in quel gran seggio a che tu li occhi tieni / per la corona che già v'è su posta, / prima che tu a queste nozze ceni, / siederà l'alma, che fia giù agosta, / de l'alto Arrigo, ch'a drizzare Italia / verrà in prima ch'ella sia disposta, Par. XXX, 133-138 [En ce grand siège à quoi tu tiens les yeux / pour la couronne au-dessus déjà mise, / ains que tu montes à ces noces dîner / âme siéra, née à la pourpre auguste : le haut Henri qui pour dresser Ytaille / viendra devant qu'elle y soit disposée !]).

 

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Stefano Corno, "Langue originelle et langue vulgaire entre «De vulgari eloquentia» et «Divine Comédie»", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2010. Consulté le 20/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/langue/les-origines/langue-originelle-et-langue-vulgaire-entre-de-vulgari-eloquentia-et-divine-comedie-