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«Les Taupes» de Félix Bruzzone

Par Christine Bini : Professeur d'Espagnol - Ecrivaine
Publié par Christine Bini le 20/07/2010

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Le roman de Félix Bruzzone se déroule après la dictature. Le protagoniste, fils de disparus, est élevé par ses grands-parents maternels. Sa grand-mère Léla est persuadée que sa fille a eu un autre enfant, en captivité, qu'elle veut retrouver. Le récit, à la première personne, livre une sorte d'épopée picaresque et sentimentale poignante. Le roman est articulé en deux parties d'égale longueur, la première se déroulant à Buenos Aires, et la seconde dans le sud du pays, à Bariloche, près de la frontière chilienne.

BRUZZONE, Félix, Les Taupes, traduit de l'espagnol (Argentine) par Hélène Serrano, éditions Asphalte, 2010, 176 pages. (Los topos, Mondadori, 2008).

Félix Bruzzone est né en Argentine en 1976. Ses parents font partie des « disparus », ces opposants politiques que la dictature militaire des années 70 a torturés, puis tués. On n'a jamais retrouvé les corps de ces victimes, mais en1995 le capitaine Adolfo Scilingo a expliqué[1] que les corps avaient été jetés à la mer, depuis des avions de la Marine ou de la Préfecture. On estime leur nombre à 30 000. Dans la mémoire du public français (non spécialiste de la question), il reste sans doute de cette époque le souvenir des manifestations contre la Coupe du Monde de football en 1978, qui s'est tenue en Argentine ; les images des « folles de la Place de Mai », ces mères qui tournaient - et tournent encore - en brandissant les photos de leurs enfants, foulard blanc noué en fichu ; et la Palme d'or à Cannes en 1985 pour le film La historia oficial, de Luis Puenzo, film dont l'intrigue est centrée sur l'adoption des enfants des disparus, nés en captivité, et adoptés par les familles de la classe dirigeante.

Le roman de Félix Bruzzone se déroule après la dictature. Le protagoniste, fils de disparus, est élevé par ses grands-parents maternels. Sa grand-mère Léla est persuadée que sa fille a eu un autre enfant, en captivité, qu'elle veut retrouver. Le récit, à la première personne, livre une sorte d'épopée picaresque et sentimentale poignante. Le roman est articulé en deux parties d'égale longueur, la première se déroulant à Buenos Aires, et la seconde dans le sud du pays, à Bariloche, près de la frontière chilienne. Dans la première partie, le récit dessine l'errance du narrateur : deuils, déménagements, liaisons sentimentales et physiques, le tout sur fond d'engagements politiques et associatifs. Ce n'est pas le narrateur qui s'engage. Paradoxalement, c'est sa petite amie Romina, dont les parents n'ont pas disparu, qui milite au sein de HIJOS, une organisation qui réclame la vérité et la justice pour les enfants de prisonniers politiques nés sous la dictature des généraux. Le narrateur, lui, semble plus spectateur qu'acteur, il n'est guidé que par l'amour qu'il porte, dans un premier temps, à Romina - qu'il pousse à avorter et dont il ignore si elle lui a obéi -, puis au travesti Maïra. La quête de la grand-mère devient la quête du narrateur, qui se met à chercher son frère né en captivité. Petit à petit, il pense que le travesti Maïra est ce frère inconnu.

Le milieu des travestis joue un rôle prépondérant dans le roman. Le deuxième motif exploité est celui du bâtiment. Le narrateur en vient à s'installer dans la maison abandonnée de ses grands-parents défunts (dont il n'est pas propriétaire) et à la retaper. Il croisera sur sa route d'errance d'autres bâtisses en construction, il participera à leur construction mais ne les habitera jamais vraiment. Il va même se retrouver clochard, sans abri. Les motifs des travestis et du Bâtiment se rejoignent dans la deuxième partie du roman : le narrateur est employé comme manœuvre sur un chantier dont le chef (on l'appelle « El Alemán ») se vante de maltraiter, de torturer, les travestis. Le narrateur abandonne le chantier et se travestit à son tour, avec l'idée de devenir un « vengeur », un tueur d'homophobe, comme Maïra qui, elle (lui), assouvissait sa vengeance contre les policiers.

Le récit, chronologique, apparemment réaliste, est en fait une fable ample qui prend sa source dans les bâtiments de l'ESMA, l'Ecole Supérieure de Mécanique de la Marine, qui servait de centre de détention et de torture durant la dictature. C'est là que la mère du narrateur était détenue, et c'est en face de l'école que la grand-mère, devenue veuve, s'installe avec son petit-fils. De maison en maison, de Buenos Aires au sud de l'Argentine, de Romina à Maïra, de jeune fille en travesti, l'errance du narrateur, physique et mentale, géographique et sexuelle, se résume, peu ou prou, à fuir la proximité de l'ESMA, et à retrouver le jardin de son enfance, là où il se cachait parmi les courges et entendaient ses grands-parents parler de ce frère possible.

Les « taupes » du titre sont réelles : la trahison du père du narrateur, qui a dénoncé sa mère[2] ; l'infiltration de Maïra comme indic de la police dans les milieux associatifs pour pouvoir tuer les policiers[3]... la spirale est vertigineuse si l'on considère la paternité non assumée du narrateur, son choix de devenir travesti, son hésitation lorsque, devenu l'amant du chef de chantier homophobe[4], il renonce à ses idées de vengeance et accepte de se faire implanter de faux seins.

La taupe, c'est l'animal qui fouille en aveugle, de temps en temps refait surface pour recevoir les coups de pelle du jardinier, retourne sous terre, creuse à nouveau. Le narrateur, fils de taupe, amoureux d'agent double, homme habillé en femme, creuse à sa façon, aveuglément, dans l'histoire récente de l'Argentine. Peut-être peut-on lire, en filigrane, dans l'acceptation finale des implants mammaires offerts par le tortionnaire une tentative de féminisation de la société argentine, ou une mise en relief du caractère ambigu du machisme. Après tout, dans un roman argentin, il est permis de retomber sur des pas de tango ou de milonga : les compadritos dansaient entre eux sur le port, les femmes n'étaient pas admises dans leurs étreintes.

Dans ce roman, les références bibliques, toujours traitées sous l'angle ironique ou désespéré, abondent. C'est dans le potager des grands-parents, Éden perdu, que le narrateur apprend qu'il a peut-être un frère. Chassé de ce paradis et contraint d'aller vivre à la porte de l'enfer (l'ESMA), il se cognera souvent à l'image de Dieu le Père. Lorsqu'il se retrouve à la rue, clochard, il dort à la paroisse et prend une bible : « je ressentais le besoin de voir Dieu, de parler avec lui. Je ne sais pas trop ce que j'ai lu, mais cette histoire d'argile et de côte m'a fait penser à Maïra ; celle du type à qui Dieu demande de sacrifier son fils, à Romina ; celle du déluge, à moi. Et, presque à chaque page, je pouvais voir, bien net, un peu comme un marque-page, ce mot 'Bariloche' »[5]. À Bariloche, un ami travesti analyse ainsi la quête du narrateur : « elle m'a dit qu'en fait, ma quête, c'était la quête d'un père. Chercher mon fils, c'était chercher ma place de père. Venger Maïra, c'était régler mes comptes aussi avec son père - et, si on était frères, avec le mien - et être, d'une certaine façon, un frère aîné, ce qui revient à être aussi une sorte de père. Trois pères en un. Grosse responsabilité, je me suis dit, mais mon projet de vengeance était clair : chercher El Alemán et le tuer, c'étaient des gens comme lui qui avaient tué Maïra, les gens comme lui c'était une peste sociale, l'enfer tout autour, tous ces envoyés du mal que Maïra avait poursuivis dans sa vie de tueuse de policiers »[6]. Le combat du narrateur devient celui du bien contre le mal. À Bariloche, le narrateur travaille sur le chantier de El Alemán avec son ami Mariano. Mariano, victime d'une pneumonie, abandonne le chantier pour vivre avec la jeune femme qui le soigne. Il dit au narrateur que « pendant ces quelques jours, il avait fait connaissance avec le Diable et que, maintenant, il voulait connaître Dieu et que Dieu, d'une certaine façon, c'était Francisca et c'était... Bon, il a dit que Dieu, c'était moi »[7]. « Moi », ici, c'est le narrateur et « le Diable », El Alemán. Plus bas, l'affirmation est modulée : « Dieu était un jour moi et, le lendemain, le premier innocent venu »[8].

Dans cette optique, les motifs entrecroisés des chantiers et des travestis peuvent être lus de façon symbolique. Il s'agit de bâtir le Temple (mais de ne jamais y pénétrer). Il s'agit, aussi, de devenir Ange, homme et femme, et parachever la métamorphose en acceptant les implants offerts par le Diable.

Le roman pose de façon métaphorique la question de l'après-dictature, et des enfants de disparus : Maïra le travesti vengeur, et le narrateur, le travesti qui renonce. À la fin du roman, sur les bords d'un lac, El Alemán, en amoureux comblé et compréhensif, propose au narrateur : « C'est quand tu veux, pour aller cherche Maïra ; tu me dis et on y va »[9]. Mais le narrateur ne réagit pas, ne poursuit pas sa quête. Maïra, enlevée par les tortionnaires qu'elle pourchassait, devient à son tour une disparue. « Les gens de HIJOS [...] pourraient peut-être organiser une campagne en faveur de Maïra, la brandir comme une nouvelle génération de disparus [...]. De post-disparus, en fait, autrement dit, de disparus venant après les disparus de la dictature et les disparus sociaux qui avaient suivi »[10].

Notes

[1] - http://www.liberation.fr/monde/0101136850-un-officier-argentin-revele-comment-les-disparus-etaient-jetes-a-la-mer

[2] - « [ton père] a vendu tous ceux de son groupe, un à un, petit à petit, et ta mère aussi, c'est clair, et après ça, il est allé à la caserne et il a dit voilà, ça y est. Mais comme je te dis, on ne l'a plus jamais revu ». p.125

[3] - « Maïra n'était pas le seul cas d'enfant de disparus devenu assassin de tortionnaire ». p.55

[4] - « Une sorte de fête d'adieu avec feu de joie, excellente façon de commencer à penser au Bariloche pour lequel j'étais venu, celui de Maïra, celui de Romina, des personnes auxquelles il fallait maintenant qjouter El Alemán, cet énergumène qui donnait corps à tous mes fantasmes et devenait le noyau de quelque chose d'encore diffus, mais qui, au cours des mois suivants, allait prendre la forme d'une spirale ou d'un ruban de Moebius, selon la façon de le voir, infini dans son immensité ou infini dans sa petitesse, finalement, la taille, qu'est-ce que ça peut faire ». p.114

[5] - P.80

[6] - P. 117-118

[7] - P.111

[8] - P.112

[9] - P.173

[10] - P.72

 

Pour citer cette ressource :

Christine Bini, "«Les Taupes» de Félix Bruzzone", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juillet 2010. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/la-dictature-dans-la-litterature/les-taupes