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«Le puits» d'Iván Repila

Par Christine Bini : Professeur d'Espagnol - Ecrivaine
Publié par Elodie Pietriga le 16/06/2016
Deux frères – le Grand et le Petit – se retrouvent au fond d’un puits. Impossible d’en sortir en se hissant le long des parois. Impossible d’atteindre la margelle, même si l’un des enfants monte sur les épaules de l’autre. Il va falloir trouver un stratagème.

Iván Repila, Le puits (El niño que robó el caballo de Atila, 2013), traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud, éd. Denoël, 2014 et éd. 10/18, mai 2016.

Le Puits d'Iván RepilaDeux frères – le Grand et le Petit – se retrouvent au fond d’un puits. Impossible d’en sortir en se hissant le long des parois. Impossible d’atteindre la margelle, même si l’un des enfants monte sur les épaules de l’autre. Il va falloir trouver un stratagème. Et, avant tout, se débrouiller pour ne pas mourir de faim. Oh, les enfants ont bien avec eux un sac de nourriture, oui mais voilà, la mère a interdit qu’on y touche, et donc… pas question de désobéir à maman.

Une telle histoire courant sur une centaine de pages ne peut qu’être symbolique, et signifier autre chose que ce qu’elle raconte. Sinon, l’exercice est vain. Le Puits n’est pas un conte merveilleux – il y manque la dimension de l’inconscient, me semble-t-il – et il ne s’agit pas non plus d’une version horrifique du Petit Prince ou de Jonathan Livingstone le goéland, nulle vision humaniste ne se cachant ici sous les apparences du conte pour enfant. Et puis, Le Puits n’est pas pour les enfants. Cherchons ailleurs une interprétation possible à cette situation de départ : deux enfants livrés à eux-mêmes au fond d’un trou, avec interdiction de toucher au panier à provision.

Écartons tout d’abord la version philosophique. Le puits n’est pas la caverne platonicienne, et le fond du sujet ici n’est pas l’accession à la connaissance. Revenons un instant sur les contes de fées, pour envisager, peut-être, un début d’histoire lorgnant vers Le Petit Poucet. Car enfin, que font les parents ? Ont-ils jeté leurs fils dans une espèce de fosse, comme les bûcherons partaient perdre leur progéniture au fin fond de la forêt ? Et ce sac de nourriture auquel on ne doit pas toucher, ne rappelle-t-il pas la galette et le pot de beurre du Petit Chaperon rouge ? D’ailleurs, on croise quelques loups dans cette histoire, mais ils ne parviennent pas à dévorer les petits humains. Mais, à part ces vagues ressemblances, Le Puits, décidément, ne s’inscrit pas dans cette veine. Peut-être faut-il se tourner vers l’allégorie économique. Pour survivre sans toucher aux vivres interdits, les enfants mangent des insectes et des racines. Dans le sac à portée de main, mais intouchable, « il y a une miche de pain, des tomates séchées, des figues et un morceau de fromage ». Le Grand, violemment, explique – mais quelle explication est-ce là ? – que « le sac n’est pas la bonne solution » et menace de tuer son frère si jamais il repense à enfreindre le précepte de base. On ne touche pas au sac, donc. La répartition des insectes et des racines est strictement calibrée : la majeure partie de la ration pour le Grand, la portion congrue pour le Petit. Le Petit rêve et se raconte des histoires, le Grand entretient son corps par des exercices quotidiens. Le corps pensant est sacrifié au profit des muscles. Mais ce n’est pas si simple. Le sacrifié n’est pas celui qu’on pense.

L’histoire s’ouvre et se clôt sur le même motif : la solution pour sortir du puits. Échec au début, réussite à la fin. Enfin, réussite, entendons-nous. Là encore, ce n’est pas si simple. Qui est sauvé ? Le Petit ? Le Grand ? Les deux ? On ne le dira pas ici. On restera sur un malaise, qui tient autant au déroulé de l’action qu’aux rapports entre les frères. Violence des gestes et des mots.

Les épigraphes – de M. Thatcher et de Bertolt Brecht – plaident pour l’interprétation politico-économique du Puits. La citation de M. Thatcher est basée sur la répartition pauvres/riches – « si les [riches] étaient moins riches, les pauvres seraient, selon toute probabilité, encore plus pauvres » – tandis que la citation de Brecht évoque le soulèvement – « Je vins parmi les hommes au temps de la révolte / Et je me suis révolté avec eux. » Le roman a été publié en Espagne en 2013, soit deux ans après les débuts du mouvement des Indignados, le 15-M. Le Puits est une histoire qui fait mal, qui évoque en filigrane la solidarité et la fraternité, et dont la résolution est, pour le moins, assez désespérante.

Un texte énigmatique. À la fois contemporain et renvoyant à une imagerie médiévale dénuée de connotation religieuse. Une histoire violente, à déchiffrer.
 

Voir le blog de Christine Bini : La lectrice à l'oeuvre

Pour citer cette ressource :

Christine Bini, "«Le puits» d'Iván Repila", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2016. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/bibliotheque/le-puits-d-ivan-repila