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La quête du moi au XVIIIème siècle en Angleterre : des philosophes empiristes aux romanciers

Par Marion Lopez-Burette : professeur en CPGE - Lycée Jean Jaurès
Publié par Clifford Armion le 21/06/2012
Avec les philosophes empiristes britanniques du 18ème siècle, la conception d’une identité immuable est ébranlée. L’esprit se conçoit comme le miroir de sensations et de passions. Le moi monadique ne tient pas devant l’expérience. Désormais l'homme ne peut plus compter sur une identité fixe, marquée par un cadre cosmique, et s'effraie devant l'immensité des espaces infinis. Le 18ème siècle, promesse d’une plus grande liberté de l’individu, avec la possibilité d’évoluer, est aussi celui d’une perte de repère pour l’individu. En effet, les nouvelles révolutions scientifiques bousculent la vision traditionnelle de l’universel. L’individu prend confiance dans le pouvoir de sa raison comme un outil potentiel d’examen du monde qui l’entoure. L’autobiographie qui se développe au même moment est une réponse à cette inquiétude sur le sens à donner à sa vie. De l’autobiographie spirituelle, gage d’une bonne pratique religieuse, au roman, l’objectif de cet article est d’amorcer une réflexion sur l’identité.

Résumé

Avec les philosophes empiristes britanniques du 18ème siècle, la conception d’une identité immuable est ébranlée. L’esprit se conçoit comme le miroir de sensations et de passions. Le moi monadique ne tient pas devant l’expérience. Désormais l'homme ne peut plus compter sur une identité fixe, marquée par un cadre cosmique, et s'effraie devant l'immensité des espaces infinis. Le 18ème siècle, promesse d’une plus grande liberté de l’individu, avec la possibilité d’évoluer, est aussi celui d’une perte de repères pour l’individu. En effet, les nouvelles révolutions scientifiques bousculent la vision traditionnelle de l’universel. L’individu prend confiance dans le pouvoir de sa raison comme un outil potentiel d’examen du monde qui l’entoure. L’autobiographie qui se développe au même moment est une réponse à cette inquiétude sur le sens à donner à sa vie. De l’autobiographie spirituelle, gage d’une bonne pratique religieuse, au roman, l’objectif de cet article est d’amorcer une réflexion sur l’identité. Pour ce faire, il faudra passer par le roman épistolaire, et notamment Pamela de Richardson, qui se sert de l’intrusion dans l’intimité de l’épistolière pour transmettre une morale, prolongement de l’objectif religieux des premières autobiographies. Enfin le roman déconstruit par Sterne dans Tristram Shandy sera l’occasion de montrer comment la littérature, même poussée dans ses retranchements, permet de rendre compte et d’interroger la nouvelle conception de l’identité.

1. L'identité personnelle en éclats

Au 18ème siècle, la conception d’une identité immuable est ébranlée et le temps devient un élément essentiel dans la définition de l’identité. Avec les philosophes empiristes, elle dépend de l’expérience et du progrès personnel. Le moi atemporel de l’identité immuable qui reste et demeure s’oppose à celui qui évolue, soumis aux ravages du temps. Le regard rétrospectif nous présente l’identité comme une évidence et un tout cohérent. Pourtant, le passage à la loupe la fait voler en éclats qui sont autant de fragments qui la constituent, pour Hume. Avec lui, la personnalité n’est plus une substance pensante unitaire puisque la conscience est trouée par des vides et des absences. Elle est assujettie à des interruptions constantes, conséquence d’une réalité physiologique (avec le sommeil, par exemple) ou de faiblesses bien humaines, comme dans le cas de la colère ou de la distraction. L’origine de la construction d’une identité de l’individu se trouve alors dans l'expérience sensible et dans le devenir de ses relations avec le monde et avec les autres. Pour Hume, l’esprit n’est plus que le miroir de sensations et de passions. Cette insistance sur les passions permet de déconstruire la conception traditionnelle de l’identité. Loin d’être originel ou de représenter le point de départ fixe des passions, le « moi », pour les philosophes empiristes du début du 18ème siècle, n’est qu’un nœud de sensations continues, un effet de la perception. Dès lors, l’identité, dont les métaphysiciens faisaient un attribut humain, est déconstruite. Hume explique que l’esprit est un faisceau de perceptions différentes dont l’apparente simplicité est un leurre à l’origine de la construction d’une notion d’identité. Cette dernière n’est pour lui qu’un effet de la persistance de l’être d’une idée à la suivante. C’est le fait que la personne continue à exister même lors du passage d’une idée vers une autre qui fait croire à la recevabilité du principe d’identité. Parce qu’il lui est possible d’évaluer les changements qui s’opèrent dans sa vie mentale d’un jour à l’autre, l’homme croit à une cohérence de l’être qu’il nomme identité. Hume insiste sur la composition de l’esprit, qu’il voit comme un théâtre. Il explique: " several perceptions successively make their appearance; pass, re-pass, glide away, and mingle in an infinite variety of postures and situations" (A Treatise of Human Nature, 1739). D’où la conclusion suivante sur l’identité: "[…]identity is nothing really belonging to these different perceptions, and uniting them together; but it is merely a quality, which we attribute to them, because of the union of their ideas in the imagination, when we reflect upon them" (A Treatise of Human Nature, 1739). Le moi monadique s’effondre devant l’expérience. Avec la remise en cause de l’identité personnelle, Hume postule en faveur de la reconnaissance d’une unique identité de nature sociale. De fait, s’il n’est plus possible d’affirmer la pérennité d’une identité individuelle stable et invariable, il faut pourtant bien qu’un élément persiste à travers la durée pour faire tenir la morale et la religion, qui en me rendant responsable de mes actes, permettent à la communauté de perdurer. L’incapacité à nous saisir autrement que comme un assemblage de perceptions disparates, pousse l’individu à chercher une autre forme d’identité qui se construit sur les propriétés objectives et stables que constituent l’état civil, à commencer par le lieu et la date de naissance.

2. L'identité sociale

La construction de la « communauté de citoyens » de Jean-Jacques Rousseau, dont le contrat social est la condition essentielle et circonstancielle d’une société légitime, s’apparenterait-elle alors à une réduction de l’identité individuelle au même titre qu’une restriction de la volonté particulière ? Alors que l’identité personnelle n’est pas immuable, l’homme en quête de repères pourra peut-être trouver dans cette nouvelle forme d’identité, non pas une réduction de sa propre volonté mais un élargissement de celle-ci. Dans cette optique, la construction de la cité relève d’une exigence si morale qu'elle semble s'adosser à une référence religieuse, qui renverrait à la "religion civile" (Contrat social, 1762, Livre IV fin chapitre VIII) qu’évoque Rousseau et qui s’appuie sur l’émotion et l’affectivité que le citoyen entretient à l’égard de son pays. Comme la communauté, la religion a pour objectif de rassembler.

Contre les illusions de la perception appuyées sur une lecture littérale de la Bible, Copernic et Galilée ont dénoncé le géocentrisme comme l'expression de la folie et de l’orgueil humains flattés de penser l'homme au centre d'une terre elle-même conçue comme le centre du monde. Désormais l'homme ne peut plus compter sur une identité fixe, marquée par un cadre cosmique, et s'effraie, depuis Pascal, devant l'immensité des espaces infinis. Cette angoisse se retrouve au 18ème siècle. Promesse d’une plus grande liberté de l’individu, avec la possibilité d’évoluer, il est aussi celui d’une perte de repère pour l’individu. En effet, les nouvelles révolutions scientifiques bousculent la vision traditionnelle de l’universel. L’individu prend confiance dans le pouvoir de sa raison comme un outil potentiel d’examen du monde qui l’entoure.

3. Le vécu singulier pour donner un sens à l'universel

L’idéal kantien des Lumières est celui d’une universelle communicabilité de la pensée et des savoirs dans une communauté intersubjective de savants et de lecteurs éclairés. Cet esprit interroge donc sans cesse le rapport entre un et multiple. Il faudra envisager la démonstration qui va suivre dans ce contexte intellectuel et dans la dimension spatio-temporelle de l’espace européen dans l’intervalle de temps qui commence avec la Révolution Glorieuse en Angleterre en 1688 et qui se termine avec la Révolution française en 1789. Dans le schéma théologique, dont Descartes et Spinoza sont encore les représentants au début du 18ème siècle, l’absolu divin correspond à un Etre dont toute chose dépend, c'est-à-dire à quoi tout être est relatif. Pourtant, depuis la révolution copernicienne et galiléenne "le monde cesse d'être un cosmos au sens d'un ordre visible dans son ensemble, directement accessible à l'intuition. Espace et temps s'élargissent à l'infini", écrit Ernst Cassirer (La philosophie des Lumières, 1932, 66). Les nombres finis ne suffisent plus à appréhender ce monde, par exemple. Ce qui était tenu pour fini tend à l’infini. L’universel devient partie d’un univers lui-même infini. Il faut alors bien que la finitude (soit le caractère de ce qui est fini, et plus spécialement le caractère de l'homme en tant qu'il est mortel et qu'il le sait) et donc l’humain, soit à l’origine et au fondement. Il appartient alors à l’homme de chercher qui il est, pour découvrir qui l’a fait et se découvrir en même temps. L’autobiographie qui se développe au 18ème siècle est une réponse à cette inquiétude sur le sens à donner de sa vie et le récit sur soi s’envisage comme une tentative d’interroger la nature de l’identité. Dès lors, l’humain et le particulier permettent de révéler quelque chose de l’humanité. En devenant un « chercheur de soi », malgré les bigarrures d’un individu toujours "merveilleusement vain, divers et ondoyant" (Montaigne, Les Essais, 1572-1592, I,1), l’écrivain-quêteur tente de peindre "l’humaine condition".

4. De l'autobiographie au roman

Jusqu’au 17ème siècle, seule l’introspection de nature spirituelle n’avait pas besoin de se justifier. A partir du 18ème siècle, l’autobiographie devient un véritable moyen d’affirmer son importance en tant qu’individu, même si elle prend d’abord des allures de sermon laïcisé, en se présentant comme un guide, ou un compte rendu d’expérience pour ses descendants, afin de les guider dans les moments les plus critiques de leur existence. Le récit de soi poursuit alors l’objectif de structurer la vie des autres, ou du moins de s’offrir comme un exemple, bon ou mauvais, en fonction des situations que le regard rétrospectif a permis d’évaluer. Il joue donc bien son rôle de repère. George Starr, dans Defoe and Spiritual Autobiography (1965), insiste sur le changement que la Réforme protestante a permis dans l’évaluation de l’autobiographie. La nouvelle importance donnée au bien-être psychologique de l’individu pousse à accepter l’acte d’écriture comme salvateur dans la mesure où il permet de mieux étudier les recoins de son âme. L’écriture se fait privilège, prenant la valeur d’un acte responsable, alors qu’elle était répréhensible un siècle plus tôt. La relation plus directe entre Dieu et le fidèle rend la communication plus ouverte. L’homme devient son propre médecin spirituel, en charge d’une âme dont il doit assurer le bien-être en l’examinant attentivement. L’autobiographie est légitimée dans l’examen minutieux qu’elle permet de faire de la vie spirituelle dont elle trace les élans en détails, permettant une réflexion, voire un repentir rétrospectif. L’homme est dans l’action, responsable de sa propre vie spirituelle, en relation directe avec un Dieu à qui il parle, comme à lui-même, sans détours.

Moll Flanders et Robinson Crusoe appartiennent à ce genre des autobiographies laïques puritaines dans lesquelles l’utilisation du « je » est justifiée par la démarche de connaissance de soi au sens spirituel. Mais ces récits, qui valent au-delà d’eux-mêmes, relèvent déjà de la littérature. Dans Robinson Crusoe, Defoe fait à la fois état des aventures de Robinson à mesure qu'elles se déroulent, puisque le récit prend la forme d’un journal, et témoigne de la volonté de trouver un sens à la succession des événements. L'entrée en scène de Vendredi force Robinson à s’interroger sur le sens qu’il donne à sa vie. Les questions muettes d’un être qu’il considère comme inférieur et vierge de toute démarche intellectuelle, le pousse paradoxalement à mettre en branle un questionnement sur son identité. Vendredi lui permet aussi de prendre conscience de son identité d'être social. Les mémoires sont également des moyens d’encourager la gratitude pour les bienfaits passés et présent. Pour George Starr, "[They are] a means to stir up my thankfulness for things past and to encourage faith for the future" (Defoe and Spiritual Autobiography, p.38). La servante de Richardson, Pamela, remercie ainsi ce Dieu miséricorde, quand elle mesure le chemin parcouru : "Blessed that gracious God who had thus changed my distress to happiness and so abundantly rewarded me for all the sufferings I had passed through […]" (Pamela or Virtue Rewarded, 1740, p. 246). La conception du temps comme capital se retrouve dans les romans épistolaires de cet auteur. Les missives qui servent d’entrées journalières deviennent un moyen pour Pamela de rendre compte de ses activités quotidiennes (Starr parle de "accounting for time").

Le lien entre écriture et religion est donc essentiel, tant chez Defoe que chez Richardson, qui se targuait d’avoir écrit un livre qui puisse se prêcher depuis la chaire. La préface de l’éditeur qu’il feint d’être explicite le lien entre l’écriture de soi et sur soi, une écriture dont le but est de sonder "les recoins de l’âme humaine" (Richardson, Preface de Clarissa, 1748) pour y faire germer la religion, comme la morale. "to Divert and Entertain, and at the same time to Instruct, and Improve the Minds of the Youth of both Sexes […] to inculcate Religion and Morality in so easy and agreeable a manner, as shall render them equally delightful and profitable to the younger Class of Readers, as well as worthy of the Attention of Persons of maturer Years and Understandings" (Richardson, preface de Pamela, 1740). Richardson sait qu’instruire et plaire doivent aller de paire. La tentation d’amplifier et d’enjoliver chaque événement de la vie quotidienne est grande, pour rendre le récit plus séduisant ou plus captivant. C’est ainsi qu’est née la littérature. Aller au-delà du simple fait documentaire encourage la réflexion du rédacteur. Dans le même temps, cela trahit l’attrait grandissant pour l’anecdotique. Ainsi l’autobiographie spirituelle à visée purement personnelle est peu à peu devenue un récit qui s’exporte, d’abord parmi les descendants puis vers les lecteurs, pour qui le texte et les réflexions qu’il engendre peuvent devenir bénéfiques. Les divisions qu’opère George Starr qui débute son panorama de l’évolution de l’autobiographie par un chapitre sur l’autobiographie spirituelle (spiritual autobiography) suivi d’une section intitulée, "Transition vers la fiction" (Transition to Fiction) sont révélatrices de cet acheminement progressif vers une fiction qui peine cependant à s’afficher comme telle. De l’autobiographie spirituelle, gage d’une bonne pratique religieuse, au roman, l’objectif est bien de créer du lien et d’amorcer une réflexion sur la valeur de l’identité, qu’elle soit individuelle ou collective. Quand l’écrivain lutte avec son individualité pour tenter de lui donner un sens il écrit pour et au sujet de l’identité communautaire, ce que l’exemple de Rousseau illustre clairement. En effet, Les Confessions, les Dialogues, et les Rêveries du promeneur solitaire, sont des œuvres à priori consacrées à penser sa propre existence, et pourtant l’intime y côtoie les considérations publiques mêlées de sensibilité politique. De la même manière, malgré le recours à un genre différent, celui du roman, La Nouvelle Héloïse est l’occasion, à travers le récit d’un cheminement féminin, de faire la somme des idées des sentiments et des rêves de Rousseau, en reprenant les thèmes de L’Emile et du Contrat social. L’individu n’est jamais loin de la conversion à l’intérêt général : il semble écrire pour l’autre, dans le but de créer du lien. Chez Richardson, et avec le roman épistolaire, ce lien se crée entre éditeur et lecteur au détriment de l’épistolière, dont l’intimité est mise à nue. Ce constat nous pousse à nous pencher sur les ressorts particuliers d’un genre dans lequel la quête d’identité du lectorat semble se faire par la médiation et aux dépens de la protagoniste.

5. Roman épistolaire : Pamela et le viol de l'intimité

Commençons par rappeler, avant de s’interroger sur Pamela, que le réalisme sert d’abord une dimension morale au début du 18ème siècle, puisque le roman prend tout son sens dans l’utilisation d’un personnage particulier qui vaut au-delà de lui-même. "So fiction 'does not exactly mean not true'. It means something like a story (either true or false) treated in such a way as to make it clear that it has a significance beyond itself'." (Eagleton, The English novel: an Introduction 2005, p.13). Chez Richardson, l’écriture cherche à mettre en avant les expériences de personnages ordinaires, mais elle est avant tout instrument d’investigation. Les romans agissent à l’intérieur de la sphère publique et génèrent leur propre type de réalité grâce aux détails et aux anecdotes particulières. Ils influencent le monde de la diégèse et le monde du discours dans lequel ils sont publiés, avec ses limites spatio-temporelles. La correspondance, familiale, forme que Richardson choisit pour ses romans, en tant qu’écrit adressé à un destinataire, semble au contraire loin de ce but de diffusion, voire d’exposition. Le roman épistolaire exploite pourtant le constat d’une activité d’écriture typiquement féminine pour révéler des particularités et mettre au jour des forces qui structurent la société dans son ensemble. Il est à la fois du côté de la diffusion, puisqu’il cherche à se vendre sur la place publique, et de la restriction, puisque la narration est soumise aux lettres ou aux entrées de journal d’un ou de plusieurs de ses personnages. Il y a un paradoxe dans le fait que la correspondance privée puisse devenir le moyen de rendre publique une histoire. Il s’agit de révéler une personnalité à travers sa correspondance et de l’inscrire en même temps dans un contexte particulier.

Richardson a pour objectif, comme il l’indique dans la préface de l’éditeur, d’instruire et de développer le sentiment religieux de manière agréable. Il s’agit d’intéresser le lecteur pour le rallier à sa cause. L’auteur mélange missives et entrées de journal intime pour mettre au jour l’identité féminine. L’héroïne Pamela se retrouve alors victime d’un auteur pressé de mettre en scène son intimité au nom de la morale : l’intrusion dans sa sphère privée met en danger son intégrité. Le roman épistolaire s’appréhende comme une intrusion dans la sphère intime de Pamela. En donnant accès à la conscience de son personnage, il nous le présente soumis à ses passions plutôt qu’obéissant servilement à une éthique. Le temps est intériorisé, associé au mouvement personnel des émotions et des pensées, dilaté par l’abondance de sentiments et d’idées. Richardson viole le temps pour soi de Pamela en y invitant son récepteur. C’est un voleur de pensées. Pris dans le déchiffrage des lettres de la jeune femme, le lecteur quitte le temps objectif pour faire irruption dans une temporalité qui n’est plus la sienne. Il pénètre dans le temps de la mémoire, et le présent de la correspondance est élargi par des histoires antérieures qui fournissent la matière de plusieurs volumes. Le lecteur entre comme par effraction dans un monde qui ne s’offre pas à lui. Comme Mr. B., il n’hésite pas à enfoncer les portes, et à passer les seuils, métaphoriques et réels, de la fiction pour accéder aux pensées de Pamela. Les objectifs de Richardson sont ambigus : il cherche à exposer les recoins de l’âme et dans le même temps accorde une véritable importance à l’intégrité physique. Le maître de Pamela fait irruption dans sa chambre et viole son espace intime, puisqu’il franchit le seuil sans en avertir Pamela. Il fait également intrusion dans le temps de son intimité, le temps pour soi de la servante, sans y être invité. Elle lui lance, comme au lecteur : "Ce que l’on écrit à son Père ou sa mère n’est pas destiné à n’importe qui" ("what one writes to one’s Father and Mother, is not for every body.", Saturday, six o’clock).

Dans le même temps, l’écriture qui met en danger l’intégrité est aussi le moyen de construire son propre portrait psychologique, et donc de donner une cohérence à son identité pour la narratrice. La rédaction de lettres ou d’un journal devient pour Pamela le moyen de structurer sa vie. Ecrites dans l’instant, les missives et entrées de journal font sans cesse appel à sa mémoire et à ses souvenirs et participent à la construction de son individualité. De plus, les dates qui figurent sur les lettres sont les seuls moyens pour le lecteur de savoir combien de temps s’est écoulé dans la vie de l’héroïne et à quel moment les événements ont eu lieu. Elles témoignent surtout du passage du temps, et sont les marques de la vie de Pamela. Les dates contribuent à donner une consistance, à la fois à la narration et à la vie de l’héroïne et à maintenir la narration et les événements qui constituent la vie de Pamela ensembles. Le roman épistolaire en ce sens, répond à la nouvelle conception d’une personnalité en constante évolution au 18ème siècle. Une autre étape de la quête d’identité est franchie avec The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne. Comme l’indique Tristram Shandy, le narrateur, le récit de sa vie sert un double objectif: il lui donne une corporalité, comme chez Pamela, et crée une affinité avec le lecteur, ce qui les aide tous deux à mieux se cerner ("As you proceed further with me, the slight acquaintance which is now beginning betwixt us, will grow into familiarity; and that, unless one of us is in fault, will terminate in friendship. ---- O Diem præclarum! ---- then nothing which has touched me will be thought trifling in its nature, or tedious in its telling", Tristram Shandy, Volume I chapitre 6, 6). Plus exactement, le passage par la déconstruction et l’atomisation de l’identité du narrateur permet une réflexion profonde sur ce qui constitue le moi profond, du narrateur, de l’auteur et finalement du lecteur.

6. Narrateur, auteur et lecteur : en quête d'identité avec Tristram Shandy

Le narrateur ne nous parle ni de sa vie ni de ses opinions, mais en abordant les thèmes de l'individu et de son expérience, de la vie, la mort, la connaissance et la religion, sans jamais perdre de vue les modalités de transmission du message littéraire, Tristram aborde mieux que les autres le concept d’identité. L’entreprise d’écriture fonctionne à première vue comme un pied de nez à la vaine tentative de mieux connaître et mieux se connaître. Dans l’œuvre de Sterne, les événements ne sont pas narrés au sens traditionnel. De plus ils ne semblent pas concerner l’auteur, puisque Sterne passe par un narrateur pour parler du moi en construction. Il envahit pourtant sa création au point qu’il est difficile d’imaginer Tristram sous d’autres traits que ceux de l’écrivain, qui utilise d’ailleurs un portrait de lui réalisé par Sir Joshua Reynolds en guise de frontispiece pour son œuvre Tristram Shandy. Thomas Gray, s’exprimant au sujet du tableau, écrit: "Tristram Shandy is still a greater object of admiration, the Man as well as the Book…his portrait is done by Reynolds, and now engraving" (Letters, cité par Arthur Cash, Laurence Sterne: The Early and Middle Years, 1975, 300-301). Il est perceptible que le modèle qui devient objet d’admiration est réifié. Mais surtout, l’identité de Sterne se confond avec celle de son narrateur. L’homme désigne ici Sterne, l’auteur créateur du livre mais aussi son narrateur. Le pasteur devient un prolongement de sa création, à moins que ce ne soit cette dernière qui lui donne une nouvelle corporalité. En signant ses lettres personnelles du nom de son narrateur et en prolongeant l’utilisation du style shandéen, il fait éclater au grand jour le processus d’assimilation qui lie auteur et narrateur, d’autant plus que le nom est le lieu par excellence de l’identité. Quand Tristram veut se démarquer en tant qu’auteur, c’est avant tout Sterne qui tente d’affirmer son identité.

Les propos à première vue incohérents du narrateur, le refus des règles d’impression et la recherche éperdue de l’originalité sont paradoxalement les moyens de créer de la connivence entre un auteur prêt à vendre son âme et un lecteur soucieux d’entrer dans le cercle des initiés du shandéisme. Sterne tente de générer du lien avec son lecteur, en passant au-dessus de son narrateur, recréant ainsi un peu de la relation intime qui s’établit entre autobiographe et lectorat. Autobiographie et roman, en (dé-)structurant l’ouvrage et en créant un lien, répondent à la volonté de mieux dire la personnalité. Le visage humain du narrateur atypique est utilisé pour signifier quelque chose de plus large sur l’humanité et sa quête d’identité. Tristram n’est pas Sterne et l’auteur se sert d’êtres expérimentaux particuliers appelés personnages et dits fictionnels. Tristram Shandy dévoile un narrateur qui est auteur et qui dit l’homme en se disant lui-même, tant dans les signifiés que dans les signifiants. Alors qu'il raconte une histoire, sa vie, il est également personnage et même, selon la logique du genre de la fausse autobiographie, le protagoniste. L’auteur utilise un style bien spécifique pour dire un individu particulier qui ne pourra se présenter au lecteur qu’à travers le choix de ses mots. Mais rapidement cette enquête sur la vie de Tristram se révèle une quête sur son identité, et sur l’identité en général.

Dans les romans, ce sont les sphères intimes et privées qui permettent aux personnages d’acquérir aux yeux des lecteurs une consistance suffisante pour exister dans un milieu principalement concerné par la notion de public. Le texte littéraire absorbe de nombreuses formes de discours, politique ou économique, par exemple, mais ceux-ci sont subordonnés à la construction d’un individu à travers son intimité. Les romans agissent à l’intérieur de la sphère publique en se servant de détails et d’anecdotes, attributs d’un être unique. La littérature ne cesse d’être le lieu de la subjectivité et du particularisme. Pourtant, alors même qu’elle propose du particulier dans sa volonté de créer de l’intérêt chez l’individu unique, elle possède simultanément un caractère universel, en ce qu’elle devient le bagage commun de l’humanité. L’écriture doit donner, au sens de transcrire, un individu, le narrateur. Mais le style est la marque de la personnalité de l’auteur, ce qui prouve bien que l’écriture d’un livre est toujours une tentative d’écriture de soi. L’écrivain qui affiche la volonté de se mettre en scène pour mieux construire sa célébrité, explore de même sa véritable identité dans l’écriture d’un roman qui est toujours une forme de médiatisation. L’auteur cherche tout autant son identité que son narrateur et il n’est jamais plus lui-même que dans la création d’identités, moyen de se retrouver. La littérature repose d’ailleurs sur le postulat de l’identification du lecteur avec un personnage. Il s’agit non seulement d’une écriture du « je », mais aussi de la découverte du « nous », dont l’expérience, jamais directe, ne peut être qu’inférée. La strate qu’ajoute le romancier à l’autobiographie, avec la médiation d’un narrateur, ne fait finalement que renforcer le questionnement sur l’identité à l’origine de sa démarche.

Références bibliographiques

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« Pour aller plus loin »

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Pour citer cette ressource :

Marion Lopez-Burette, "La quête du moi au XVIIIème siècle en Angleterre : des philosophes empiristes aux romanciers", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2012. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/la-quete-du-moi-au-xviiieme-siecle-en-angleterre-des-philosophes-empiristes-aux-romanciers