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«Hitchcock/Truffaut» (2015 - Kent Jones)

Par Serge Toubiana
Publié par Marion Coste le 21/10/2015
A l'occasion du Festival Lumière 2015, Serge Toubiana, directeur de la Cinémathèque française, présente le documentaire ((Hitchcock/Truffaut)) qui retrace la rencontre et la collaboration entre les deux cinéastes. Ce texte est une transcription de son intervention.

Bande annonce

Présentation de Serge Toubiana

On m’a sollicité il y a un an et demi pour écrire un projet de documentaire sur ce thème, Hitchcock et Truffaut. Comme vous le savez peut-être, […] Truffaut, très jeune, dès vingt-deux ans, s’est pris de passion pour Hitchcock cinéaste, dans les années 1954-1955. La première rencontre entre François Truffaut critique et Hitchcock, c’est en 1954, quand Hitchcock tourne en France, sur la Côte d’Azur, La Main au Collet, avec Cary Grant et Grace Kelly. À ce moment-là, il […] organise la rencontre entre André Bazin et Hitchcock. […]

Bazin, qui a fondé les Cahiers du Cinéma et qui est le père spirituel de Truffaut, a des doutes dans les années 1950 sur le caractère auteur de l’œuvre d’Hitchcock : il pense que c’est un grand metteur en scène, mais il n’est pas sûr que ce soit un grand auteur. Et Truffaut qui est tout jeune – en 1954, il a vingt-deux ans, c’est un jeune homme. Vingt-deux ans, c’est un merdeux – est convaincu, avec ses copains Godard, Chabrol et Rohmer, que Hitchcock est un grand maître du cinéma. Et à l’époque, on le considère seulement comme un très bon fabricant de films à suspens.

Bazin fait le déplacement et rencontre Hitchcock pendant le tournage du film. Bazin ne parle pas l’anglais et c’est Sylvette Baudrot, qui est une merveilleuse script de cinéma – et qui, à 80 ans, continue à venir tous les jours à la cinémathèque pour voir un film – est script sur le tournage d’Hitchcock. Elle parle très bien l’anglais. Elle fait la traduction pour Bazin : Bazin sort de là convaincu. Il se dit « Les jeunes ont raison » et là-dessus sort le numéro spécial des Cahiers, « Hitchcock ». Et c’est vraiment […] un événement dans la critique cinématographique, car c'est comme si Hitchcock était l’équivalent des grands maîtres du cinéma. C’est le combat de Truffaut et de ses copains.

Six ans plus tard, Truffaut fait son premier film, Les 400 coups, puis Tirez sur le Pianiste et il fait son premier voyage à New York pour faire la promotion de Tirez sur le Pianiste. Il rencontre des critiques américains, et tous méprisent Hitchcock. Le top de la critique, le New York Times, etc, méprise Hitchcock : c’est un cinéaste public, pour le grand public, mais ce n’est pas un cinéaste pour les intellectuels, pour les auteurs. Truffaut rentre à Paris et écrit une longue lettre à Hitchcock : « Je veux faire un entretien avec vous. Je veux vous poser cinq cent questions. Je veux démontrer à la critique qu’elle se trompe. » Réponse d’Hitchcock par télégramme : « Ok. Venez début août 1962, je suis en train de monter Les Oiseaux. » C’est d’ailleurs un film sublime, plastiquement. On le voit quand les oiseaux arrivent : Hitchcock n’est pas simplement le roi du suspens, c’est un grand artiste, un grand artiste visuel, un cinéaste qui a le sens du plan, de l’image, du cadre.

Truffaut se retrouve à Universal, dans le bungalow d’Hitchcock […]. Il emmène avec lui une femme qui va lui servir d’interprète, Helen Scott, et ils vont passer une semaine à faire un entretien sur toute l’œuvre d’Hitchcock, pour un livre à venir. Je fais un saut en avant : en 1991, je tourne un documentaire sur Truffaut avec un ami, Michel Pascal : on ouvre une boîte dans les archives de Truffaut, qui est mort entre-temps, et on trouve toutes les bandes magnétiques de cet entretien. Découverte incroyable. Le cinéma selon Hitchcock est un livre, pour ceux qui l’ont eu entre les mains, qui est sorti en 1966 dans sa première édition chez Robert Laffont, qui n’a cessé d’être réédité et que François Truffaut, peu de temps avant sa mort, était en train de rééditer avec une nouvelle préface en 1983. C’est pour cela qu’il avait été invité chez Pivot en 1984, pour faire la promotion de cette nouvelle édition (il était déjà assez fatigué, plus le même physiquement, et il allait mourir quelques mois plus tard le 21 octobre 1984). Nous nous sommes servis de ces bandes magnétiques et si vous allez sur internet, vous les trouverez. [Avec ces bandes], mon ami Nicolas Saada et moi-même, en 1999, pour le centenaire d’Hitchcock, avons fait une série d’émissions sur France Culture, qui a eu un énorme succès parce qu’on a fait écouter les voix, et c’est cela qui est merveilleux, de Truffaut et Hitchcock.

Arte me demande ensuite d’écrire un projet, parce que ces bandes magnétiques et ce livre d’entretien sont un modèle dans la cinéphilie depuis les années 1960. Beaucoup de gens ont fait [par la suite] des livres d’entretiens avec des cinéastes comme Brian de Palma, Scorsese et beaucoup d’autres, sur le modèle d’Hitchcock et Truffaut, c’est-à-dire en posant des questions au metteur en scène sur sa conception de la mise en scène, de la direction d’acteurs, du découpage, du choix de la musique. Ce livre a pour moi une valeur presque originelle et emblématique de ce qu’a été la cinéphilie et surtout de la rencontre entre le jeune Truffaut, qui avait fait deux films à peine dans sa vie et qui avait trente ans en 1962, et un maître, qui avait déjà fait plus de quarante films […]. C’est vraiment le rapport d’un jeune cinéaste à un cinéaste déjà plus que mûr (Hitchcock a soixante-trois ans quand ils font cet entretien).

Nous avons donc voulu faire ce documentaire : il a été réalisé par Kent Jones, qui a tissé la parole d’Hitchcock et la parole de Truffaut dans l’œuvre d’Hitchcock. [Le documentaire contient] les témoignages de Scorsese, brillantissime, de Peter Bogdanovich, qui avait lui-même fait un entretien avec Hitchcock à l’époque, […] de Paul Schrader, le grand ami scénariste de Scorsese, de deux français, Olivier Assayas et Arnaud Desplechin, de Linklater, du cinéaste japonais Kurosawa, qui tous commentent et disent en quoi ce livre a été la Bible de leur cinéphilie et de leur jeunesse.

Je crois que c’est cela que ce film essaie de raconter. Comme ça l’a été pour moi, comme ça l’a été pour d’autres, ce livre a été fondateur : on a appris la mise en scène à travers le regard d’Hitchcock et c’est un livre qui a participé, en France et aux Etats-Unis, à la redécouverte d’un très grand cinéaste. Car cela ne fait plus de doutes aujourd’hui: Hitchcock est considéré comme l’un des grands cinéastes du vingtième siècle. Je le mets au niveau de tous les grands artistes, c’est-à-dire Picasso, Duchamp, etc. Hitchcock fait partie des grands visionnaires d’un art qui s’appelle le cinéma.

[Kent Jones] a très bien compris l’essence même de ce dialogue entre un jeune auteur, jeune cinéaste, jeune critique devenu cinéaste et un maître du cinéma […]. On se demande depuis ce que ce serait d’aller voir un tel maître, un équivalent d’Hitchcock aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui, nous reconnaissons les grands maîtres plus vite, parce que la critique est plus vivante et les festivals font leur travail. Hitchcock n’a jamais eu d’Oscar, par exemple. C’est sans doute l’un des plus grands cinéastes du siècle, et il […] a toujours été un peu méprisé, y compris par Hollywood. Il a eu un Oscar, vous le verrez à la fin [du documentaire] à la fin de sa vie. Il est là, telle une momie, et c’est Truffaut qui vient faire le discours. L’amitié entre le jeune Truffaut, qui a grandi entre-temps, et Hitchcock a duré jusqu’à la mort d’Hitchcock en 1980. Et Truffaut a été bouleversé par sa mort, car il le considérait non seulement comme un ami, mais aussi comme une sorte de maître auquel il faisait référence dans ses propres films, comme beaucoup d’autres cinéastes.

 

Pour citer cette ressource :

Serge Toubiana, "«Hitchcock/Truffaut» (2015 - Kent Jones)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2015. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/hitchcock-truffaut-2015-kent-jones