Antoine Sire présente «L'héritière» (William Wyler - 1949)
Ce texte est une retranscription de sa présentation, qui a été par endroits modifiée pour l'adapter au format écrit.
Le cycle dans lequel se trouve ce film s’appelle « Hollywood, la cité des femmes ». Il s’agit d’un hommage aux femmes d’Hollywood, qui sont restées dans la mémoire collective comme des « sex symbols », des femmes qui portaient une image de glamour très forte, mais qu’on sous-estime dans la trace qu’elles ont laissé […]. On oublie à quel point elles ont mis de l’intelligence, de la volonté et de la force dans leur art : le métier d’actrice était un métier très difficile à l’époque – il l’est sûrement aujourd’hui encore.
Myrna Loy, qui est l’une des grandes actrices de l’époque, a par exemple dit qu’en ce temps-là, [les acteurs] n’avaient pas de syndicats et [qu’on les faisait] travailler jusqu’à la mort. Le maquillage commençait à 5h-6h du matin et il était extrêmement rare que la journée de tournage se termine avant minuit ou 1 heure du matin. C’était un rythme de travail très dur […].
Olivia de Havilland est l’exemple même de l’actrice qui m’a donné envie d’écrire Hollywood, la cité des femmes. L’héritière est un film qui lui doit énormément et qui s’inscrit profondément dans sa carrière : [plutôt que de présenter le film,] je vais en parler en relation à Olivia de Havilland.
Olivia de Havilland est une anglaise (il n’y a pas plus anglaise qu’elle, d’ailleurs) très bien élevée, rigoureuse, […] qui est née au Japon. Sa famille s’installe aux États-Unis et elle est un jour remarquée comme comédienne par Max Reinhardt, grand metteur en scène autrichien qui monte des pièces de Shakespeare à ce moment-là aux États-Unis. Elle était donc une actrice de théâtre pour qui la tradition jouait encore un très grand rôle.
La Warner va adapter Le Songe d’une Nuit d’Eté de Shakespeare au cinéma et Olivia de Havilland se retrouve embarquée dans la production cinématographique de ce film, ce qui l’oblige à signer un contrat avec la Warner. La Warner va par la suite l’utiliser non dans des films shakespeariens mais comme faire-valoir d’Errol Flynn, qui est le grand aventurier, le mâle typique du cinéma américain de l’époque : elle a donc tourné beaucoup de films avec Errol Flynn. Cette situation de faire-valoir va la frustrer, d’autant plus qu’elle a la possibilité de jouer dans Autant en emporte le vent, qui va être le plus grand succès de toute l’histoire du cinéma américain. Presque toutes les actrices américaines veulent jouer le premier rôle, celui de Scarlett O’Hara, mais Olivia de Havilland comprend qu’essayer de décrocher le second rôle, celui de Mélanie, [lui ouvrira autant de portes et lui permettra de se faire remarquer].
Elle décroche donc le second rôle dans le film mais celui-ci est co-produit par Selznick et la MGM, c'est-à-dire par un studio différent du sien. À l’époque, les acteurs appartiennent à leurs studios : ils ont des contrats en béton qui leur interdisent de faire des films avec d’autres studios. Pour jouer dans Autant en emporte le vent, Olivia de Havilland doit aller voir le patron de la Warner et lui dire qu’elle aimerait tourner ce film : [Warner refuse de la laisser partir]. Selznick et la MGM ont tellement envie qu’Olivia de Havilland fasse partir du projet qu’ils finissent par convaincre la Warner en leur proposant des acteurs de la MGM pour plusieurs autres films. Des échanges s’installent, et Olivia de Havilland va pouvoir jouer dans Autant en emporte le vent.
Elle comprend, à travers ce film et plusieurs autres qu’elle fait pour des studios extérieurs, que la Warner lui donne des rôles qui ne lui permettent pas d’exprimer tout son potentiel d’actrice. Elle décide alors d’essayer de s’extraire de la Warner : elle a signé un contrat de sept ans, qui devrait normalement expirer en 1942 [c’est-à-dire trois ans après la sortie d’Autant en emporte le vent]. Jack Warner lui apprend cependant que chaque fois qu’elle a refusé de tourner dans un film pour son studio, il l’a mise à pied., et que tous ces temps de mise à pieds se sont ajoutés à la durée de son contrat.
Cette pratique avait déjà été utilisée contre plusieurs acteurs et actrices, dont Bette Davis, qui était considérée comme la reine d’Hollywood. Elle avait essayé d’attaquer la Warner en justice mais avait perdu le procès. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque : les studios étaient des multinationales, dotées de la puissance dont jouissent aujourd’hui Apple et Facebook et armées d’une horde d’avocats. Une actrice seule, même si elle avait le statut de star, [ne faisait pas le poids].
Olivia de Havilland décide malgré tout d’attaquer la Warner en justice ((Antoine Sire a écrit un article sur le sujet, "Olivia De Havilland contre Warner : le procès qui transforma Hollywood", publié dans les Echos le 18/12/2015. )). Elle trouve un avocat, qui s’appuie sur une loi californienne (qui concerne normalement les travailleurs agricoles) assimilant tout CDD supérieur à sept ans à du servage. La Warner va essayer de se défendre en faisant passer Olivia de Havilland pour une enfant gâtée, mais celle-ci reste droite et digne. Au bout du compte, ce sont Jack Warner et ses avocats apparaissent hargneux et exploiteurs. La justice finit par donner raison à Olivia de Havilland. : elle gagne non seulement en appel, mais aussi en cassation.
Jack Warner avait essayé de lancer contre elle une vaste opération de discréditation et de boycott, et avait même écrit à trois cent réalisateurs et producteurs en leur déconseillant de travailler avec elle car elle était « dangereuse ». Pendant toute la durée du procès, Olivia de Havilland a eu l’intelligence de ne pas chercher à tourner de films ; nous sommes dans les années 1940, les Américains entrent dans la guerre en 1942 et les artistes qui vont dans les camps d’entraînement pour divertir les soldats sont extrêmement bien vus. Olivia de Havilland a l’idée de se consacrer entièrement, par patriotisme, mais aussi par calcul, à entretenir le moral des troupes en donnant des spectacles dans les camps d’entraînement. […].
Ce procès décisif va faire jurisprudence et va changer la relation des acteurs à leurs studios. Par exemple, la Warner et la MGM avaient prévu de décompter les temps d’absence des acteurs partis à la guerre afin de prolonger injustement leurs contrats. Grâce à cette jurisprudence, des acteurs comme Clarke Gable ou James Stewart vont échapper à ce décompte.
Le procès change également la carrière d’Olivia de Havilland : elle travaille dorénavant de manière indépendante et joue dans des films dont elle est très souvent à l’initiative. C’est le cas du premier film qu’elle tourne après sa période à la Warner, À chacun son destin en 1946 et qui va lui valoir son premier Oscar. C’est également le cas de ce film, L’héritière, tourné en 1949, qui va lui valoir son deuxième Oscar.
Affiche du film The Heiress (1949)
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Olivia de Havilland est à l’initiative de L’héritière, qui est tiré d’une pièce (elle-même tirée d’un roman de Henri James, Washington Square). Elle avait vu cette pièce au théâtre et s’était dit que le rôle était fait pour elle. Elle est allée voir le plus grand réalisateur d’Hollywood, William Wyler, en lui disant qu’il fallait convaincre la Paramount d’acheter les droits de cette pièce. C’est ainsi que la production du film a été lancée, grâce à son initiative […].
Dans ce film, Olivia de Havilland s’enlaidit : elle fait partie des premières actrices qui ont compris que le secret pour être une grande actrice n’était pas forcément d’être belle, mais de jouer un grand rôle. Elle traverse dans ici plusieurs états, en suivant l’évolution de la personnalité du personnage, et livre une prestation d’actrice absolument extraordinaire.
Elle joue également avec deux acteurs formidables, Ralph Richardson, qui est l’un des plus grands acteurs shakespeariens de l’époque, et Montgomery Clift […], l’un des plus grands acteurs d’Hollywood. Olivia de Havilland et Montgomery Clift incarnent deux générations d’acteurs différentes ; Olivia de Havilland est une actrice des studios et Montgomery Clift est un acteur de l’Actors Studio, qui a un peu dynamité le système hollywoodien. Il a d’ailleurs parfois traité Olivia de Havilland à la légère sur le tournage, en lui faisant sentir qu’elle appartenait à une autre génération de comédiens, mais Olivia de Havilland lisait justement à l’époque la méthode de Stanislavski, ce qui lui a permis lui tenir tête.
Pour citer cette ressource :
Antoine Sire, Antoine Sire présente L'héritière (William Wyler - 1949), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2016. Consulté le 23/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/antoine-sire-presente-l-heritiere-william-wyler-1949-