De l'intérêt des postures énonciatives de co-énonciation, sous-énonciation, sur-énonciation pour l'interprétation des textes (en classe)
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1. Locuteur, énonciateur et postures énonciatives
(1) On ne peut que partager le jugement de Hobbes selon lequel l’homme est un loup pour l’homme.
(2) Il se vérifie constamment que l’homme est un loup pour l’homme.
(3) Dire que l’homme est un loup pour l’homme est un truisme depuis Hobbes.
(3a) Dire que l’homme est un loup pour l’homme est un truisme depuis Hobbes, certes, mais le caractère doxique du jugement n’est pas une raison suffisante pour en saper la pertinence.
- Co-énonciation : coproduction d’un PDV commun et partagé par L1/E1 et un énonciateur second. Ainsi définie, elle se distingue de la co-énonciation chez Morel et Danon-Boileau 1998, qui ne correspond pas à une coproduction d’un énoncé commun par les deux locuteurs, mais aux calculs du locuteur pour produire un énoncé qui recueille le consensus de l’allocutaire en anticipant sur ses réactions. Rien de commun également avec la co-énonciation de Jeanneret 1999, car il s’agit d’un phénomène de co-locution qui ne présuppose pas que le PDV co-construit soit effectivement partagé par les deux. Les phénomènes d’accord sur un PDV étant limités (faute de quoi la communication n’avancerait guère et se réduirait à une coopération idéale), la co-énonciation est vite suivie par la sur- ou la sous-énonciation, mieux à même de rendre compte des inégalités, déséquilibres et désaccords caractéristiques de la dynamique communicationnelle (Rabatel 2007).
- Sur-énonciation : coproduction d’un PDV surplombant de L1/E1 qui reformule le PDV en paraissant dire la même chose tout en modifiant à son profit le domaine de pertinence du contenu ou son orientation argumentative.
- Sous-énonciation : coproduction d’un PDV ‘dominé’, L1/E1, le sous-énonciateur, reprenant avec réserve, distance ou précaution un PDV qui vient d’une source à laquelle L1/E1 confère un statut prééminent.
2. Les postures et leur interprétation
2.1 Co-énonciation
(4) « Je suis absorbé dans un compte que je me rends à moi-même, par ordre alphabétique, de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l’autre », écrivait Voltaire à Madame Du Deffand. C’est aussi ce que j’ai voulu faire[1]. Le sujet de ce livre ? Je répondrai volontiers, comme René Pommeau préfaçant Voltaire : « Tout ce qui prend place dans l’ordre alphabétique, c’est-à-dire tout. (Comte-Sponville 2001 : 10)
L’ordre alphabétique, qui n’est qu’un désordre commode, dit assez que chacun dans cet ouvrage peut circuler librement. J’inscrirais volontiers, au seuil de ce Dictionnaire philosophique, ce que Voltaire écrivait dans la préface du sien : « Ce livre n’exige pas une lecture suivie ; mais, à quelque endroit qu’on l’ouvre, on trouve de quoi réfléchir » – ne serait-ce, ajouterai-je à propos du mien, que pour corriger des faiblesses dont je n’ai que trop conscience. « Les livres les plus utiles, continuait Voltaire, sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié : ils étendent les pensées dont on leur présente le germe, ils corrigent ce qui leur semble défectueux, et fortifient par leurs réflexions ce qui leur paraît faible ». Merci aux lecteurs qui voudront bien, avec moi, faire cette autre moitié du chemin… (Comte-Sponville 2001 : 12)
(5) BIEN (TOUT EST) : […] « Tout est bien », c’est aussi le dernier mot d’Œdipe, chez Sophocle, et de Sisyphe, chez Camus [P1]. Ce n’est plus religion, c’est sagesse [P2]. Plus optimisme, mais tragique [P3]. Plus foi, mais fidélité [P4] : « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure, qui nie les dieux et soulève les rochers. » [P5][2] (Comte-Sponville 2001 : 88)
(6) SUBLIMATION : Dans la sublimation, écrit Freud, « les émotions sont détournées de leur but sexuel et orientées vers des buts socialement supérieurs, qui n’ont plus rien de sexuel » (Introduction à la psychanalyse, I) [P1]. C’est mettre les énergies du Ça au service d’autre chose, qui vaut mieux [P2]. Au service de quoi [P3] ? De la civilisation : « C’est à l’enrichissement psychique résultant de ce processus de sublimation, écrit Freud, que sont dues les plus nobles acquisitions de l’esprit humain » (Cinq leçons…, V) [P4]. Les désirs infantiles peuvent ainsi « manifester toute leur énergie et substituer au penchant irréalisable de l’individu un but supérieur, […] un objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale » (ibid.), tout en procurant à l’individu des satisfactions « plus délicates et plus élevées » (Malaise dans la civilisation, II) [P5]. Cela vaut mieux que la névrose (qui reste prisonnière des désirs infantiles qu’elle refoule) [P6]. Cela vaut mieux que la perversion (qui les satisfait) [P7]. Cela vaut mieux qu’une sexualité simplement animale (qui les ignore) [P8]. C’est où l’humanité s’invente, peut-être, en inventant des dieux [P9]. Ce n’est pas le sentiment du sublime ; c’est le devenir sublime du sentiment [P10]. (Comte-Sponville 2001 : 560-561)
2.2 Sur-énonciation
(7) OPINION : Toute pensée qui n’est pas un savoir. S’oppose pour cela, spécialement, aux sciences. C’est ce qui faisait écrire à Bachelard, en un texte fameux : « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances » (La formation de l’esprit scientifique, I). Toutefois, c’est forcer trop l’opposition. D’abord parce que les opinions jouent un rôle aussi dans les sciences en train de se faire, et qui n’est pas seulement celui d’obstacle épistémologique (mais aussi d’idée régulatrice, d’hypothèse vague, d’orientation provisoire et tâtonnante…). Ensuite parce qu’il y a des opinions droites, comme Platon le soulignait déjà, lesquelles, pour insuffisantes qu’elles demeurent, sont légitimement tenues pour vraies. Enfin, et surtout, parce qu’une opinion pensée, réfléchie, théorisée, n’en reste pas moins une opinion pour autant. Par exemple quand Descartes affirme que la volonté est libre ou quand Spinoza assure qu’elle ne l’est pas : ce sont des opinions, ni plus ni moins, et pourtant des pièces essentielles, et hautement argumentées, de leurs systèmes. Et même chose, bien sûr, des "preuves" de l’existence de Dieu, de la démonstration de l’immortalité de l’âme, ou de sa mortalité, de la croyance en l’infinité ou en la finitude de l’univers, du statut de la vérité, du fondement de la morale ou de la définition philosophique de l’opinion… A la gloire du pyrrhonisme. Il n’y a pas de savoir philosophique (il n’y a de savoir que sur l’histoire de la philosophie) ; la philosophie n’est pas une science, et c’est en quoi toute philosophie, même la plus sophistiquée, est d’opinion.
Qu’est-ce qu’une opinion ? Kant en donnait une définition presque parfaite : « L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement » (C. R. pure, « De l’opinion, de la science et de la foi » ; voir aussi Logique, Introd., IX). Pourquoi presque [italiques de C-S] parfaite ? Parce que c’est définir l’opinion lucide, celle qui se sait opinion, non l’opinion dogmatique, si fréquente, celle qui se prend pour le savoir qu’elle n’est pas, bien plus que pour la foi qu’elle se refuse d’être. Que Spinoza ou Descartes aient cru à leurs démonstrations, j’en suis convaincu ; mais cela ne nous dit pas lequel des deux, lorsqu’ils s’opposent (or ils s’opposent presque toujours), a raison, ni ne nous autorise à prêter à leurs philosophies, comme ils le voulaient, la certitude – d’ailleurs elle-même relative – des mathématiques. De là cette définition rectifiée que je propose : l’opinion est le fait de tenir quelque chose pour vrai, mais en vertu d’un jugement objectivement insuffisant, et qu’on ait ou pas conscience de cette insuffisance. C’est une croyance incertaine, c’est-à-dire une croyance, mais désignée (fût-ce par un autre) comme telle : une croyance dont on refuse de se satisfaire. (Comte-Sponville 2001 : 412-413)
(8) THEISTE : Celui qui croit en Dieu, spécialement s’il ne se reconnaît dans aucune religion établie. Le théiste, explique Voltaire, « n’embrasse aucune des sectes qui toutes se contredisent ». C’est un croyant sans rites, sans Eglise, sans théologie. « Faire le bien, voilà son culte ; être soumis à Dieu, voilà sa doctrine. Le mahométan lui crie : ‘Prends garde à toi si tu ne fais pas le pèlerinage de La Mecque !’ ‘Malheur à toi, lui dit un récollet, si tu ne fais pas un voyage à Notre-Dame-de-Lorette !’ Il rit de Lorette et de La Mecque ; mais il secourt l’indigent et il défend l’opprimé » (Dictionnaire…, article « Théiste »). Sa foi serait donc une morale ? Pas seulement puisqu’un athée peut se passer de celle-là sans renoncer à celle-ci. Le théiste ne se contente pas de faire le bien ; il croit que c’est le bien qui l’a fait et qui doit au bout du compte le juger. C’est pourquoi il se soumet à Dieu, comme dit Voltaire. Mais pourquoi faudrait-il se soumettre à ce qu’on ne comprend pas ? (Comte-Sponville 2001 : 582-583)
2.3 Sous-énonciation
(9) BEAUTÉ : La qualité de ce qui est beau, ou le fait de l’être. Faut-il distinguer les deux notions ? C’est ce que suggère Étienne Souriau, dans son Vocabulaire d’esthétique : « Quand on parle du beau, on est conduit à chercher une essence, une définition, un critère. Tandis que la beauté, étant une qualité sensible, peut être l’objet d’une expérience directe et même unanime. » Cette distinction, sans s’être absolument imposée, correspond à peu près à l’usage. Le beau est un concept ; la beauté, une chance. (Comte-Sponville 2001 : 84)
(10) FEMINITE : C’était à la rue d’Ulm, dans les soixante-dix. Je bavardais avec un ami, dans le couloir de l’Ecole normale supérieure. Soudain, je vois arriver trois jeunes femmes, bottées, casquées, la cigarette au bec, qui me demandent d’un ton rogue : « C’est où les chiottes ? » [italiques de C-S] Elles devaient descendre de moto, et je n’ai évidemment rien contre. Elles avaient bien sûr le droit de fumer et de dire des gros mots. Mais elles étaient étonnamment masculines, au pire sens du terme : sans douceur, sans finesse, sans poésie. Cela suggère, au moins par différence, ce qu’est la féminité. Non une essence ou un absolu, cela va de soi (les trois motardes, aussi peu féminines qu’elles m’aient paru, n’en étaient pas moins femmes pour autant), mais un certain nombre de traits ou de caractères qu’on trouve plus souvent chez les femmes, sans lesquels l’humanité se réduirait à la masculinité, avec tout ce qu’elle comporte de violence et de lourdeur, de prosaïsme et d’ambition – ce que Rilke appelait « le mâle prétentieux et impatient ». (Comte-Sponville 2001 : 242)
On reproduit […] ironiquement, avec colère ou de manière atone la formulation existante que l’on dénonce ainsi comme cliché ou comme fausse : il s’agit alors du degré zéro de la résistance. […] Le locuteur ne parvient pas à conquérir le statut d’énonciateur, est obligé pour se dire ou pour dire d’user de la formulation de l’autre tout en la dénonçant par l’intonation (« mais oui tu es gentil »). (Gardin 2005 : 143)
3 Conclusion : les postures et le sujet réflexif
- Les postures correspondent aux relations entre énonciateurs dans la co-construction linguistique d’un « même » PDV, ce qui concerne notamment la détermination de la source principale du PDV, de son orientation argumentative, de sa prise en charge ou de sa seule prise en compte. Cette co-construction interne au discours doit être distinguée de ses motivations « externes » (psychologiques, sociologiques, idéologiques, etc.), qu’elle n’ignore pas, sur lesquelles elle influe, mais dont elle n’est pas le reflet pur et simple.
- Aux plans syntaxique et discursif la co-construction repose centralement sur des marques de reprise, citation, mention et de reformulation, recontextualisation : dans ce cadre, toutes les marques qui entrent dans la co-construction des PDV (mode de donation des référents, choix de prédication, progression thématique, types d’arguments, procédés rhétoriques, etc.) contribuent à l’expression de telle ou telle posture (Rabatel 2004, 2008b, 2010a, 2011). Une posture est rarement indiquée par telle marque particulière, et, réciproquement, telle marque indique rarement à coup sûr telle posture, pour la raison d’une part que les marques sont rarement monovalentes et que, d’autre part, une marque est rarement pleinement signifiante, en contexte, par elle-même : ce sont donc des collocations de marques convergentes qui font sens[3].
- Aux plans sémantique et cognitif la co-énonciation équivaut à parler/penser avec les autres, la sur-énonciation à parler/penser par par-dessus les autres et la sous-énonciation à parler les mots des autres. Ces postures mettent en scène les efforts du sujet réflexif – en l’occurrence, philosophant – pour ordonner les concepts en tenant compte de l’histoire de ses agents et des notions, pour penser à partir des autres ou encore à partir d’une saisie non tronquée du réel, selon une approche hétéro- ou auto-dialogique du langage en interaction, puisque la construction des notions se double d’un positionnement (symbolique) interindividuel, qui affecte aussi les co-, sur- et sous-énonciataires.
- Aux plans énonciativo-interactionnel et pragmatique, la co-énonciation pose le locuteur co-énonciateur comme l’égal de son alter ego énonciatif ; les marques d’accord manifestes témoignent d’une harmonie avec l’autre qui n’est pas sans bénéfices symboliques lorsqu’il est une autorité. La sur-énonciation équivaut à « penser à partir de », à se donner le dernier mot. D’où l’occupation d’une place haute, au moins au plan cognitif, avec un profit symbolique et/ou institutionnel, si le rôle discursif est en rapport avec le statut. Enfin, la sous-énonciation indique que le locuteur prend en compte un PDV antérieur, pour diverses raisons : faute de mieux, parce qu’il ne peut ou n’ose proposer un autre PDV, par stratégie délibérée. Etre sous-énonciateur, c’est manifester que son PDV s’élabore « en référence à », « à la lumière de », « sous les instructions de ».
- Co-, sur- et sous-énonciation ne doivent pas être confondues avec la co-, sur- et sous-locution : un locuteur peut parler beaucoup sans que son PDV soit interactionnellement dominant, comme c’est le cas en (8), où le locuteur cité parle beaucoup plus que le locuteur citant. Inversement, être un petit parleur (un « sous-locuteur ») n’implique pas qu’on soit un sous-énonciateur. De même, la co-énonciation n’implique pas que les deux co-énonciateurs prononcent, comme locuteurs, la même quantité de paroles.
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Notes
[1] Ici et infra, les gras ou italiques sont de moi, sauf mention contraire.
[2] [P5] peut être considéré comme une phrase indépendante, ou, à tout le moins, comme une sous-phrase de [P4], selon la terminologie de Wilmet 2003.
[3] Cette prudence méthodologique décevra ceux qui s’attendent à trouver des marques susceptibles d’indiquer telle posture à coup sûr, mais elle prend appui sur la complexité des données qui rend aléatoire, en l’état actuel, une véritable modélisation des stratégies discursives de co-construction du sens.
Pour citer cette ressource :
Alain Rabatel, De l'intérêt des postures énonciatives de co-énonciation, sous-énonciation, sur-énonciation pour l'interprétation des textes (en classe), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2012. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/langues-et-langage/langues-et-langage-comment-ca-marche/de-l-interet-des-postures-enonciatives-pour-l-interpretation-des-textes