Vous êtes ici : Accueil / Civilisation / XXe - XXIe / La mafia / Culture de la légalité et mouvements antimafia

Culture de la légalité et mouvements antimafia

Par Charlotte Moge : Agrégée d'italien, maîtresse de conférences - Triangle - Université Lyon 3
Publié par Alison Carton-Kozak le 22/05/2017

Activer le mode zen

L'héritage mémoriel de l’antimafia a donné vie à une culture de la légalité qui nourrit une nouvelle approche de la citoyenneté, développée notamment dans les écoles. Les assassinats de Pio La Torre (député et secrétaire régional du PCI), de Carlo Alberto dalla Chiesa (assassiné alors qu’il était préfet de Palerme en 1982, trois mois après Pio La Torre), de Giovanni Falcone et de Paolo Borsellino (magistrats, tués dans des attentats spectaculaires en mai et juillet 1992) sont vécus comme des traumatismes par une partie de la société et sont à l'origine d’un mouvement antimafia civil, qui se construit en dehors du politique. Charlotte Moge retrace l'expérience de Libera. Elle analyse ensuite le rôle des cérémonies de commémorations, avant de montrer que cette nouvelle approche de la citoyenneté aspire à un renouvellement identitaire. Cet article a été rédigé à l'occasion de la Journée académique des langues organisée par la Clé des langues en novembre 2016.

Introduction

Tout au long de mes recherches de doctorat, j’ai constaté que l’héritage mémoriel de l’antimafia a donné vie à une culture de la légalité qui nourrit une nouvelle approche de la citoyenneté, développée notamment dans les écoles. Ma thèse porte sur la construction d’une mémoire publique de la lutte contre la mafia à partir de quatre victimes, dont les assassinats constituent deux moments clé dans la formation du mouvement antimafia civil : Pio La Torre (député et secrétaire régional du PCI) ; Carlo Alberto dalla Chiesa (assassiné alors qu’il était préfet de Palerme en 1982, trois mois après Pio La Torre) ; Giovanni Falcone et Paolo Borsellino (magistrats, tués dans des attentats spectaculaires en mai et juillet 1992).

Les assassinats de ces quatre personnalités sont vécus comme des traumatismes par une partie de la société. Ce « choc moral » induit une « discontinuité historique » puisque la révolte de 1982 est en réalité l’embryon de la rupture qui se vérifie en 1992, dans un climat de contestation exacerbée de l’ensemble de la classe politique suite au scandale déclenché par l’opération « Mains Propres », qui révèle que la vie politique est financée par un système de corruption généralisé. L’étude des réactions politiques et civiles après les assassinats a permis de révéler une dégradation significative des rapports entre une frange des représentants politiques, de la société, de la magistrature et des forces de l’ordre ainsi qu’un transfert de légitimité vers les magistrats, au détriment des représentants politiques. Enfin, l’importante mobilisation civile de 1992 marque la naissance d’un mouvement antimafia civil, qui se construit en dehors du politique, témoignant ainsi de l’institution d’un rapport concurrentiel concernant l’appropriation de la mémoire des victimes. Ce mouvement antimafia civil, construit par et pour les citoyens, se saisit de la mémoire des victimes et les érige en véritables référents moraux. Les valeurs qu’ils ont défendues et pour lesquelles ils sont morts constituent le creuset de la culture de la légalité.

Nous analyserons d’abord Libera, l’expérience la plus novatrice qui a créé et promeut la culture de la légalité, ainsi que les commémorations qui sont le lieu privilégié de la transmission de cette culture et de ces valeurs aux jeunes générations. Enfin, nous verrons que cette nouvelle approche de la citoyenneté a vocation à entraîner un profond renouvellement identitaire.

I. Libera : création et promotion de la culture de la légalité

A. « La mémoire construit l’engagement »

Créée en 1995 par don Luigi Ciotti[1], Libera est un réseau antimafia qui regroupe de nombreuses associations dont la priorité n’est pas forcément la lutte contre la mafia mais qui, depuis les années 1980, sont régulièrement mobilisées dans des batailles contre la mafia. Le nom complet « Libera. Associations, noms et nombres contre les mafias » met en avant l’ambition de structurer le mouvement antimafia, de rapprocher toutes les victimes de toutes les mafias et d’en faire le moteur de l’initiative. Don Ciotti a réussi à convaincre les proches de victimes de se regrouper pour créer une large communauté de proches des victimes qui constitue le noyau dur de l’association, dont le but est de promouvoir des valeurs éthiques et morales capables de fédérer la société. Selon Nando dalla Chiesa, l’expérience originale et singulière de Libera constitue « la plus haute expression du Made in Italy sur le plan civil[2] ».

Le slogan de Libera, « la mémoire construit l’engagement », est tout à fait significatif du lien innovant établi entre la mémoire des victimes et l’engagement civil dans la lutte contre la mafia. Don Ciotti justifie cette singularité en insèrant l’engagement antimafia dans une dimension civile qui doit concerner tous les citoyens, conférant ainsi une portée nationale au mouvement :

Nous devons tous sentir l’engagement et la responsabilité de la mémoire. Se souvenir de ceux qui sont morts en croyant en une société plus juste, en faisant de la mémoire la semence d’un nouvel espoir, un espoir qui s’appuie sur les jambes solides et les actes cohérents d’un engagement social et civil qui soit le plus partagé possible[3].

La reprise en filigrane du slogan « Leurs idées marchent sur nos jambes » démontre que Libera a pour ambition de fédérer les mobilisations civiles nées après les massacres de Falcone et Borsellino. La mémoire et l’engagement sont les piliers de l’action de Libera et sont devenus le ferment identitaire du mouvement antimafia.

B. Une antimafia « civile et sociale »

Dès sa création, Libera organise une grande pétition qui recueille un million de signatures afin de promouvoir un projet de loi sur la réutilisation sociale des biens confisqués. La loi 109/96 marque le début d’une nouvelle phase du mouvement antimafia, que Nando dalla Chiesa appelle « l’antimafia civile-sociale[4] ». Grâce à cette loi, Libera développe la branche Libera Terra qui accompagne la création de coopératives agricoles naissant sur les terrains confisqués aux boss mafieux et s’occupe aussi de la commercialisation des produits sous la marque « Les saveurs de la légalité[5] ». Le but est de mettre en place un modèle économique et social alternatif, lié au territoire, pour montrer aux populations qu’il est possible de produire un travail exempt de tout lien avec la mafia. Libera occupe donc un terrain jusque là laissé en friche – au sens propre comme au sens figuré – et, ce faisant, elle se substitue à l’État et s’accapare le versant culturel, éthique et social de la lutte contre la mafia.

La force symbolique de cette initiative séduit les jeunes de tout le pays, qui participent massivement aux camps E !State liberi ! qui ont lieu dans les coopératives agricoles pendant l’été. Le nom des camps repose sur un jeu de mots signifiant à la fois « Et soyez libres » et « Eté libres ». Après des journées consacrées aux travaux agricoles, les soirées sont rythmées par les témoignages des proches de victimes. La parole des témoins est une étape essentielle qui sert à impliquer émotionnellement les jeunes pour alimenter leur engagement. Les proches de victimes – qui interviennent également massivement dans les écoles depuis la création de l’association – établissent ainsi, à partir de leurs expériences privées, une narration collective qui constitue un patrimoine éthique et culturel ayant vocation à intégrer l’histoire nationale. Le récit permet aux jeunes de s’approprier les figures de la lutte contre la mafia et leurs valeurs, pour diffuser à leur tour cette « culture de la légalité ».

C. La culture de la légalité au cœur de la formation

Le troisième pilier de Libera est l’éducation à la légalité dispensée en milieu scolaire. Dès le début des années 1980, les proches de victimes ont saisi la nécessité de témoigner dans les écoles pour démystifier la mafia. L’action auprès des jeunes a pour but d’énoncer les bonnes règles du vivre ensemble afin de les soustraire à la subculture mafieuse. Le récit de la vie et de l’engagement des victimes de la mafia sert donc de point de départ pour ensuite inclure ces expériences personnelles dans un cadre plus général de défense de la légalité. La culture de la légalité devient ainsi la marque de fabrique de Libera et le ciment identitaire du mouvement antimafia. L’utilisation du terme « légalité », dans un contexte de corruption (financière et morale) de la classe politique, montre que cette culture se construit non seulement en dehors mais surtout en opposition au monde politique. Les références fréquentes à la Constitution comme texte fondateur des valeurs de la République défendues par les serviteurs de l’État abattus par la mafia constituent ainsi une grille de référence morale et éthique qui, par ricochet, affaiblit et délégitime encore un peu plus la classe politique.

II. Les commémorations comme lieu de transmission de la culture de la légalité

A. La Journée de la mémoire et de l’engagement

Depuis 1996, tous les 21 mars – premier jour du Printemps donc symboliquement signe d’une renaissance –, Libera organise la « Journée de la mémoire et de l’engagement en souvenir des victimes des mafias[6] » qui a lieu chaque année dans une ville différente. Selon Nando dalla Chiesa, au fil du temps, cette manifestation est devenue l’« un des plus grands rendez-vous fixes dans l’agenda de l’Italie civile[7] ».  En près de vingt ans, la mobilisation a été exponentielle : alors qu’ils n’étaient que 500 à Rome devant le Capitole en 1996, l’événement rassemble désormais près de 150 000 personnes chaque année. À l’origine, cette journée a pour but de rassembler les proches de victimes connues et inconnues pour en faire « une entité morale[8] » qui porte haut et fort l’exigence de vérité judiciaire. La dimension affective qui se dégage de ce rassemblement implique émotionnellement tous les participants, en particulier les jeunes, et devient constitutive de l’identité du mouvement antimafia. Le choix de la ville est déterminé par les nécessités de la lutte contre la mafia. Par exemple, en 2010, le choix s’est porté sur Milan afin de dénoncer l’implantation des organisations criminelles au nord. L’événement se déroule généralement sur trois demi-journées. Tout d’abord une rencontre réservée aux parents des victimes, puis une manifestation et enfin des groupes de travail sur une douzaine de thèmes, signe de cette volonté de conjuguer mémoire et engagement pour ancrer la célébration de la mémoire dans la lutte contre la mafia.

La manifestation est sans nul doute l’initiative la plus singulière. L’ambiance est festive et conviviale, les jeunes dansent sur des chansons antimafia comme I centopassi, qui rappelle l’histoire de Peppino Impastato ou sur des chansons emblématiques de la résistance comme Bella ciao. Les élèves participant aux programmes éducatifs antimafia brandissent les photos des victimes sur lesquelles ils ont travaillé au cours de l’année. Les militants de Libera distribuent des drapeaux en échange d’un don symbolique et le cortège devient une marée humaine aux couleurs de l’association, jaune, orange et rose où l’on retrouve toutes les composantes de Libera (les pacifistes, les ACLI, les scouts, la Lega Ambiente, la sinistra giovanile, etc.). Une petite centaine de personnalités procède à la lecture publique des noms de toutes les victimes, près de 1000. Ce grand moment de recueillement collectif constitue l’apogée de la manifestation :

Le fait d’y être, d’entendre les noms lus sur la place bondée, a une valeur célébrative et rituelle qui transcende la dimension associative et empiète sur celle identitaire[9].

La lecture des noms des victimes revêt une valeur émotive et symbolique qui devient une caractéristique identitaire de la manifestation mais aussi du mouvement antimafia tout entier, basé sur la célébration de la mémoire. Le rituel de la lecture des noms devient donc « une sorte de messe laïque[10] » dont le but affiché est de célébrer une communauté de victimes qui constitue un patrimoine éthique et moral pour tout le pays.

B. Les « Navires de la légalité »

La Fondazione Falcone, créée par la sœur du magistrat défunt, organise tous les 23 mai, une cérémonie d’hommage à Falcone. Deux ferrys, appelés les « Navires de la légalité », sont affrêtés pour amener les jeunes de la péninsule à Palerme. L’initiative représente l’aboutissement des programmes éducatifs antimafia : assister aux commémorations est une récompense au travail fourni au cours de l’année et seules les classes gagnantes sont sélectionnées. Les collégiens et les lycéens le vivent donc comme un privilège. La cérémonie de départ vise à fédérer les jeunes et leur faire prendre conscience qu’ils vivent une expérience extraordinaire.  Sous le regard bienveillant et amusé de Falcone et Borsellino – dont les immenses photos accrochées sur la poupe du navire donnent l’impression qu’ils assistent à la scène – les personnalités se succèdent mais les discours sont brefs. Les jeunes exposent les différentes pancartes réalisées pour l’occasion. L’esprit de groupe est stimulé par les chansons antimafia qui passent en boucle[11] puis le chant de l’hymne national donne une solennité au voyage et une dimension nationale aux figures de Falcone et Borsellino. À bord, plusieurs activités sont organisées, notamment la projection de documentaires suivis de débats et de tables rondes avec différentes personnalités. À Palerme, quatre parcours sont proposés : ils se concentrent autour de lieux spécifiques qui, de commémoration en commémoration, tendent à devenir de véritables lieux de mémoire.

Par exemple, le quartier de la Magione où ont grandi Falcone et Borsellino devient dès 1993 un des lieux-clefs des commémorations des deux magistrats (il constitue un point de départ fréquent pour les chaînes humaines). En 2012, la place de la Magione abrite un premier Village de la légalité où les écoliers présentent leurs réalisations dans le cadre du programme éducatif. Sur la scène, les spectacles des collégiens se succèdent (danse, récitation de poésies écrites en sicilien) et une visite du quartier, dans les pas de Falcone, est également organisée par les écoliers palermitains.

Une partie des jeunes venus avec la Nave della legalità peut assister à la commémoration officielle qui a lieu dans l’Aula bunker, la salle du maxi-procès. Les sœurs du juge Falcone sont présentes ainsi que des magistrats, le chef de l’État accompagné de son épouse, le chef du gouvernement et de nombreux ministres. La salle est un haut lieu pour l’histoire de l’antimafia puisqu’elle incarne la victoire de l’État italien, grâce à Falcone et à ses collègues, contre la mafia. C’est ainsi devenu un lieu de mémoire, désormais fermé au public, mais qui accueille très souvent des classes dans le cadre des programmes éducatifs antimafia. La commémoration, pourtant officielle, n’a rien d’une cérémonie classique de dépôt de gerbes car elle conjugue les différentes dimensions de l’action antimafia menée par les associations. Cette commémoration est aussi la cérémonie de remise des prix (pour les classes du secondaire) et des distinctions pour les travaux de recherche financés par la Fondazione Falcone. Les années précédentes, des débats ont aussi été organisés dans l’Aula bunker. La commémoration est donc également conçue comme un moment de réflexion. Enfin, l’après-midi, deux manifestations sont organisées à travers la ville. Les deux cortèges se retrouvent au domicile palermitain du magistrat, sous l’Arbre Falcone – véritable objet de dévotion civile – pour un moment de recueillement à l’heure fatidique de l’attentat, puis les proches de victimes prennent la parole.

III. Une nouvelle approche de la citoyenneté pour promouvoir une nouvelle identité

A. Une mémoire fondée sur la narration collective

La narration mémorielle collective qui se forge au fil des commémorations a l’ambition d’être une sorte de public history qui passerait directement du témoin au citoyen, sans le filtre des institutions. La parole des proches est un vecteur de construction mémorielle et leur centralité démontre que l’antimafia est une mémoire « vive[12] » ou publique qui s’impose par le bas et qui a vocation à se faire histoire. Elle renverse, en cela, le processus habituel de construction de la mémoire dite « officielle » qui est transmise par les institutions et se révèle particulièrement soumise aux risques d’instrumentalisation politique.

B. La culture de la légalité comme vecteur identitaire

Mais la narration chorale qui émerge des commémorations civiles a avant tout une vocation identitaire. Le but ultime est donc la transmission des valeurs qui ont guidé l’engagement des victimes aux jeunes générations. Pour Maria Falcone, « parler d’action antimafia c’est parler de légalité[13] ». Les associations et les proches, par leur action dans les écoles, jouent un rôle éducatif essentiel de diffusion de la culture de la légalité issue du martyrologe de la lutte contre la mafia. Julien Fragnon, historien, a analysé le rappel stratégique de la mémoire des anciens combattants en ces termes : « la mémoire exemplaire doit être rappelée à l’intention d’une jeunesse auquel le pouvoir politique peine à offrir un idéal. […] L’usage du passé recouvre ici une morale publique[14]. » Cette analyse s’applique parfaitement à l’antimafia puisque le mouvement civil, par sa nature « éthico-sociale[15] », a justement vocation à offrir aux jeunes un nouvel idéal de société fondé sur la légalité. La culture de la légalité a donc une portée morale mais également politique de renouvellement du vivre ensemble. Grâce aux programmes éducatifs antimafia et au matériel didactique utilisé, les jeunes s’approprient la mémoire des victimes : lors des commémorations, ils revendiquent une filiation morale et scandent des slogans anti-amnésie[16]. L’exercice de cette mémoire au quotidien trouve une application concrète dans l’activité de réutilisation civile des biens confisqués à la mafia. Le pouvoir de la mafia étant fondé sur le contrôle du territoire, l’action des coopératives agricoles de Libera constitue un geste hautement symbolique de réappropriation civile de biens acquis de manière illégale qui séduit les jeunes, comme le démontre le succès des camps de bénévolat E! State liberi!.

C. Une nouvelle identité républicaine

La culture de la légalité sert donc à promouvoir un nouveau modèle identitaire capable de se substituer au mythe désormais séculaire de la mafia « bénigne[17] » analysé par l’historien Paolo Pezzino. Ce dernier se demande si les victimes de la mafia « sont progressivement en train de supplanter, dans la mémoire collective, le mafieux comme homme de justice[18] ». Au vu des résultats de cette recherche, je crois que l’on peut apporter une réponse positive à cette question. Le mythe de la mafia « bénigne » reposant sur l’acceptation tacite d’une violence qui est perçue comme légitime, la dénonciation médiatique de la violence mafieuse que l’on a pu observer au lendemain des meurtres excellents a contribué à briser le climat d’omerta, affaiblissant ainsi la subculture mafieuse. L’action des proches et des associations dans les écoles, renforcée par la participation des jeunes aux commémorations, permet de construire une culture et une identité alternatives. Dans un pays en mal de référents moraux, celles-ci fournissent de nouveaux modèles auxquels s’identifier grâce à la promotion des vertus civiques qui ont guidé l’engagement des victimes. Nous avons vu que la singularité du mouvement antimafia civil réside dans sa nature atypique et ambivalente, à la fois pro et anti-système[19], parce qu’il ne s’agit pas d’une « contestation globale » mais d’une volonté de chasser du système les « pouvoirs criminels[20] » qui renforcent l’emprise de la mafia. Cette nouvelle identité en construction apparaît elle aussi à la fois pro et anti-système. En effet, pour la consolider il est nécessaire de l’ancrer dans un socle de valeurs commun à tous, d’où la centralité de la Constitution comme texte fondateur dans les discours des militants de Libera. Le rapprochement avec la mémoire de l’antifascisme sert donc à inscrire la culture de la légalité dans une tradition nationale tout en inversant les rôles. Les proches et les associations se posent en garants d’une mémoire qui véhicule une identité qui s’est construite en opposition à l’image des dirigeants politiques et dont l’ambition est de remettre la légalité, à savoir le respect des règles, au centre de la vie publique. La culture de la légalité comporte donc un dimension morale puisqu’elle a pour objectif d’inculquer une véritable éthique publique que chacun doit appliquer dans sa vie de tous les jours comme dans la vie politique. Il serait ainsi particulièrement intéressant de mener une solide enquête de terrain dans les écoles, auprès des militants et des jeunes afin de mesurer l’impact de cette politique et de cette pédagogie mémorielles sur les jeunes. Enfin, l’union faisant la force, depuis les commémorations du massacre du massacre de Capaci de 2015, la Fondazione Falcone s’est alliée avec Libera et avec l’Istituto Cervi pour que les célébrations irriguent tout le pays grâce à des liaisons directes entre différentes villes, à l’image du duplex réalisé entre Palerme et Milan. L’utilisation de moyens médiatiques dignes de la télévision est une confirmation ultérieure de l’ambition affichée du mouvement antimafia civil d’acquérir une dimension nationale pour faire de la mémoire de la lutte contre la mafia une mémoire nationale et intégrer la culture de la légalité à l’identité républicaine.

Conclusion

Je conclurai brièvement en reprenant une déclaration de Maria Falcone : « Je crois que Giovanni Falcone n’est pas seulement le juge antimafia, mais que c’est un homme qui peut représenter un grand contenant de valeurs pour tous les jeunes. En cette période d’inattention, de distraction, d’envie de paraître, de course au bien-être matériel, je crois que des personnages comme Giovanni et Paolo sont justement le stimuli pour penser à quelque chose d’autre, qui ne soit pas uniquement la satisfaction de nos besoins essentiels. » (Maria Falcone, Io ricordo, p. 228). Dans un pays fortement conditionné par vingt ans de berlusconisme, les victimes de la lutte contre la mafia constituent donc un modèle identitaire alternatif qui prône un retour aux valeurs morales centrées sur le bien commun.

Notes

[1] Voir PEZZINO Paolo, « La mafia », in ISNENGHI Mario, I luoghi della memoria. Strutture ed eventi dell’Italia unita, Rome-Bari, Laterza, 2010 [1997], p. 113-135.

[2] « I caduti dell’antimafia, e soprattutto Giovanni Falcone e Paolo Borsellino, stanno progressivamente soppiantando, nella memoria collettiva, il mafioso come uomo di giustizia ? » in Ibid., p. 133.

[3] Ces deux caractéristiques avaient déjà été mises en avant dès 1983 par Nando dalla Chiesa. Voir DALLA CHIESA Nando, « Gli studenti contro la mafia. Note (di merito) per un movimento », in Quaderni piacentini, n°11, 1983, p. 58.

[4] « Contestazione globale » ; « poteri criminali » in SANTINO Umberto, Storia del movimento antimafia, op. cit., p. 20.

[5] « Parlare d’azione antimafia significa parlare di legalità. » in ZINGALES Leone, Giovanni Falcone un uomo normale, op. cit., p. 72.

[6] FRAGNON Julien, « 1998 : retour du passé, force du présent », in COTTRET Bernard & HENNETON Lauric (dir.), Du bon usage des commémorations, op. cit., p. 182.

[7] « Movimento etico-sociale » in SANTINO Umberto, Storia del movimento antimafia, op. cit., p. 19.

[8] Quelques slogans entendus à l’occasion du 20e anniversaire du massacre de Capaci : « Capaci di ricordare » ; « Capaci di cambiare » ; « in…capaci di dimenticare » ; « Lezione di vita, lezione di coraggio, questo è per noi il 23 maggio » ; « Le loro idee camminano sulle nostre gambe » ; « Palermo è nostra e non di Cosa nostra ».

[9] Voir la différence entre mémoire « officielle » et mémoire « vive » in VAN YPERSELE Laurence, « Les mémoires collectives », in VAN YPERSELE Laurence (dir.), Questions d’histoire contemporaine, op. cit., p. 195.

[10] I cento passi des Modena City Ramblers et Pensa de Fabrizio Moro.

[11] « Giornata della memoria e dell’impegno in ricordo delle vittime delle mafie »

[12] « Uno dei più grandi appuntamenti fissi nell’agenda dell’Italia civile » in DALLA CHIESA Nando, La scelta Libera, op. cit., p. 53.

[13] « Un’entità morale » in Ibid., p. 54.

[14] « L’esserci, il sentire i nomi letti nella piazza stipata di gente, ha un valore celebrativo e rituale che trascende la dimensione associativa e sconfina quella identitaria. » in DALLA CHIESA Nando, La scelta Libera, op. cit., p. 125.

[15] « Una specie di messa laica » in DALLA CHIESA Nando, La scelta Libera, op. cit., p. 55.

[16] « Antimafia civile-sociale » : Conférence de Nando dalla Chiesa à l’ENS de Lyon, le 3 mars 2015.

[17] « I sapori della legalità ».

[18] Prêtre fondateur du Gruppo Abele qui s’est occupé des toxicomanes, des malades du Sida et des homosexuels. C’est par le combat contre la drogue que don Ciotti arrive à l’engagement contre les mafias.

[19] DALLA CHIESA Nando, La scelta Libera. Giovani nel movimento antimafia, Turin, Edizioni Gruppo Abele, 2014, p. 10.

[20] Préface de Don Luigi Ciotti in MASCALI Antonella, Lotta civile contro le mafie e l’illegalità, Milan, Chiarelettere, 2009, p. XX.

 

Pour citer cette ressource :

Charlotte Moge, "Culture de la légalité et mouvements antimafia", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2017. Consulté le 19/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/la-mafia/culture-de-la-legalite-et-mouvements-antimafia