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Naissance d’une science controversée : la "psychologie des foules"

Par Elena Bovo : MCF - Université de Bourgogne Franche-Comté
Publié par Alison Carton-Kozak le 06/03/2017

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"La psychologie des foules" est née à la fin du XIXe siècle. Souvent associée au nom de Gustave Le Bon, qui s’en est abusivement auto-proclamé l’inventeur, elle a été pendant longtemps disqualifiée en raison du caractère raciste et élitiste de ce dernier. Dans cette étude il s’agira, d’une part, d’analyser les sources dont il s’est largement inspiré et, d’autre part, le cadre idéologique – très différent de celui de Le Bon – dans lequel la « psychologie des foules » s’est constituée comme science et a pu trouver une application concrète en Italie.
fiumana boccioni

Introduction

La "psychologie des foules" est née à la fin du XIXe siècle. Ce nouveau savoir à caractère scientifique s’est constitué, en France et en Italie, en dehors d’un cadre institutionnel établi. Jamais enseigné en tant que discipline à l’université, il connut un succès intense, mais de très courte durée, avant de disparaître de la scène intellectuelle, relégué au seul rang d’objet de critiques pour les historiens des idées.

Souvent associée à celui qui s’en est auto-proclamé l’inventeur en 1895, Gustave Le Bon, lui conférant d’emblée, à son image, un caractère conservateur, réactionnaire, raciste, élitiste, la "psychologie des foules" a été pendant longtemps disqualifiée. Faisant l’impasse sur une analyse des sources dont il s’est servi, la "psychologie des foules" a souvent été réduite à n’être qu’un système idéologique, visant à vider de leur contenu politique les manifestations collectives. Ce manque de connaissance ou d’intérêt pour les sources de Le Bon vient de loin. En atteste le fait que Freud, en 1921, dans Psychologie des foules et analyses du moi, tout en reconnaissant que "les deux propositions renfermant les points de vue les plus importants de Le Bon,  (…) avaient été peu avant formulées par Sighele(2012, 37) ne discute ni ne prend en compte le contexte et la portée réelle de la contribution de ce dernier.

Dans le but d’analyser les sources de Le Bon, notre étude portera d’abord sur deux auteurs que l’on peut considérer comme les pionniers de la "psychologie des foules" : Hyppolite Taine et Gabriel Tarde. L’autre figure, que nous évoquerons ensuite, est celle du juriste italien Scipio Sighele, le premier qui déjà, en 1891, avait consacré un livre – La folla delinquente – aux lois psychologiques qui régissent les foules, et pas uniquement les foules criminelles, comme le titre pourrait le laisser penser. Mettant en relation, de manière inédite, les théories de l’imitation, de la suggestion, de l’hypnotisme et de l’atavisme qui circulaient à l’époque, sous le dénominateur commun de la "foule", il a formalisé la naissance de la psychologie collective dont la "psychologie des foules", comme il l’écrit, "représente le degré le plus aigu" (Sighele, 1892, VII).

Après avoir proposé une définition de la "psychologie des foules", il s’agira, d’une part, de montrer que les finalités sous-jacentes et le cadre idéologique de la réflexion de Sighele, inspirée de celle de Taine et de Tarde, se démarquent sensiblement de ceux de Le Bon et, d’autre part, que la "psychologie des foules" a eu également des répercussions sur la compréhension de l’individu, en contribuant à éclairer des aspects qui à l’époque étaient encore largement inconnus et intégrés dans la catégorie générique d’"inconscient", alors conçu comme une sorte de réservoir instinctuel profondément enfoui en chacun de nous, mais toujours prêt à ressurgir.

Rissa in galleria de Umberto Boccioni, 1910 (Pinacoteca di Brera, Milano
Rissa in galleria de Umberto Boccioni, 1910 (Pinacoteca di Brera, Milan)

1 - Définition de la "psychologie des foules"

La "psychologie des foules" –  selon les termes de  Sighele  –  fait partie de la psychologie collective, mais s’en distingue sur un point.  Ces deux branches d’une même science ont pour objet des "collectivités réunies statiquement" (Sighele, 1901, 176), dans un "très court espace de temps" (Sighele, 1901, 176), et non pas "dynamiquement" (Sighele, 1901, 176) dans un laps de temps élargi, comme peuvent l’être une communauté ou une société, objets de la psychologie sociale. Elles ont toutes deux pour champ d’observation des "agrégats hétérogènes" plus ou moins "provisoires" d’êtres humains, comme peuvent l’être un jury ou une assemblée, mais cet agrégat "hétérogène" qu’est la foule est également "inorganique", ce que ne sont ni un jury ni une assemblée, il a donc des lois qui lui sont propres.

Ce nouveau savoir à prétention scientifique voit le jour pendant la période positiviste. S’il est vrai que la "psychologie des foules" ne s’intéresse pas à une classe sociale particulière – les lois psychologiques des foules sont valables pour tous milieux confondus – il est aussi vrai qu’elle s’est indéniablement constituée dans un moment historique où les manifestations de rue et les grèves occupaient de plus en plus les espaces publics. La nécessité s’imposait dès lors d’en soumettre les acteurs à une analyse de type scientifique pour comprendre leur mode de fonctionnement, établir les lois de leur comportement et canaliser leur potentiel de dangerosité. Il est par conséquent évident que les stéréotypes, les peurs, les pressentiments confus sont entrés, eux aussi, dans la constitution de ce nouveau savoir.

La première question que l’on peut donc se poser est : quelle pensée de la foule est présupposée dans la "psychologie des foules" ? Ce sont les descriptions des journées révolutionnaires faites par les essayistes, historiens et philosophes au XIXe siècle, qui ont préparé, sans le savoir, cette nouvelle conception de la foule. Dans leurs récits, la foule n’était plus conçue comme une pluralité d’hommes dispersés, se rencontrant autour d’une passion commune, elle devenait un sujet, le sujet révolutionnaire, avec une constitution mentale propre, ne reflétant pas la psychologie des individualités qui la composent. La foule révolutionnaire apparaît être à la fois héroïque et cruelle, les deux adjectifs étant, nous allons le voir, consubstantiels. La foule révolutionnaire qui apparaît dans L’histoire de la Révolution française de Michelet, est emblématique de cette duplicité. D’un côté, la foule du 14 juillet, incarnation du Peuple, héroïque et sage. De l'autre, après les événements de 1848 dont Michelet a été le témoin actif, cette image laissera la place, lors de sa description des massacres de Septembre 1792, à une foule qui a perdu sa sagesse instinctive, potentiellement héroïque ou criminelle, en fonction de la présence ou de l’absence d’un héros, capable de lui éclairer la voie. C’est ce deuxième aspect de la foule dépeinte par Michelet (plus que le premier) qui deviendra central dans Les origines de la France contemporaine  de Taine, dont s’inspireront tous les psychologues des foules.

Pour donner une délimitation temporelle plus précise, on peut dire que la "psychologie des foules" s’est constituée entre 1875 et 1895. En 1875 paraît le premier volume de Les origines de la France contemporaine  portant sur "L’Ancien Régime", bien que la  partie consacrée à la "Révolution", qui nous intéresse le plus pour l’analyse des processus psychologiques des foules, ait été publiée à partir de 1878. 1895 est la date de publication de Psychologie des foules de Gustave Le Bon. Son livre devint un véritable best-seller, il fut traduit immédiatement en plusieurs langues et fit l’objet de nombreux débats. L’intérêt que lui accorde Mussolini est symptomatique du retentissement de son succès. Dans une interview de 1926 pour La science et la vie, il affirme qu’il considère Psychologie des foules comme une œuvre capitale, et Le Bon comme un homme qui a "honoré l’humanité[1](Susmel, 1957, 156). La thèse de cet essai à succès peut être exprimée en ces termes : plongé au sein d’une "foule psychologique[2]", l’individu perd tout ce que constitue son individualité, il se vide de sa rationalité, mais il acquiert une nouvelle force. Il est prêt à orienter ses désirs conscients et inconscients, son sentiment d’une injustice subie, ses ressentiments, dans la direction que saura lui donner un meneur capable de les catalyser. Dès lors, sous l’impulsion du nombre qui lui donne un sentiment de puissance, il commettra des actes que seul il n’aurait jamais accomplis. Héroïque ou cruelle, courageuse ou abjecte, la foule, à laquelle Le Bon reconnaît pourtant une valeur et un rôle politiques, n’en est pas moins privée d’autonomie, comme il l’écrit, elle est "toujours intellectuellement inférieure à l’homme isolé. Mais au point de vue des sentiments et des actes que ces sentiments provoquent, elle peut, suivant les circonstances, être meilleure ou pire. Tout dépend de la façon dont on la suggestionne (…) Criminelles, les foules le sont souvent, certes, mais, souvent aussi, héroïques" (2009, 15).

2 - Taine et Tarde pionniers d’une science nouvelle

Rédigée peu après l’expérience traumatique de la guerre de 1870, et plus encore de la Commune, Les origines de la France contemporaine présente l’histoire de la Révolution, non pas comme un récit historique scandé par la chronologie des grandes journées ou des événements décisifs, mais à travers le prisme de la psychologie de ses acteurs.  Nous ne voulons pas ici discuter les sources d’archives, autrement dit la véracité des récits de Taine sur la Révolution, mais analyser ce qu’il en ressort des modes de fonctionnements psychologiques de la foule.

Inspiré par la philosophie matérialiste, par l’esprit positiviste, comme par les théories évolutionnistes qui circulaient à l’époque, Taine soutient la thèse selon laquelle la dissolution des institutions établies (gouvernements, lois, etc.) est la cause de la régression des hommes à l’état de nature. Le peuple, affamé, exploité, s’il est privé d’une structure artificielle qui puisse le contenir, régresse inexorablement à l’état "primitif" (Taine, 1986, 351), cherchant à satisfaire ses appétits, ses instincts, son besoin archaïque d’être dans un groupe, avec l’ivresse morale qui s’y associe. Voici comme il décrit l’anarchie du 14 juillet au 6 octobre 1789 : "par la dissolution de la société et par l’isolement des individus, chaque homme est retombé dans sa faiblesse originelle, et tout pouvoir appartient aux assemblements temporaires qui, dans la poussière humaine, se soulèvent comme des tourbillons" (1986, 350). Le retour à la barbarie caractérise, certes, pour Taine, la foule révolutionnaire, mais cette régression toujours possible, n’est pas propre uniquement à la foule, elle concerne également l’individu, tout individu. Contrairement aux principes constitutifs de la philosophie du dix-huitième siècle, qui, pour Taine, sont consubstantiels à la Révolution, l’homme, n’est ni raisonnable ni bon par essence : "la raison n’est point un don inné, primitif et persistant, mais une acquisition tardive et un composé fragile" (1986, 178). Elle n’a guère d’autorité, toujours prête à s’évanouir face aux instincts, puissants, violents, aux passions impérieuses, indomptables, bien plus profondément ancrées dans l’être humain que sa rationalité. Et, de même que la raison, la civilisation est instable, fluctuante, provisoire, construite laborieusement à force de contraintes, visant à s’affranchir d’une puissance brute, provenant d’un passé obscur, mais étrangement toujours prête à ressurgir.

Taine a introduit un élément qui se révèlera fondamental dans toutes les études sur la psychologie des foules, le "paradigme de la réémergence du passé"[3] : en absence d’une structure capable de réprimer ses instincts, l’individu régresse à des stades antérieurs de son développement. L’une des expressions emblématiques de ce retour à des caractères ancestraux est l’instinct d’imitation qui, en foule, assume un caractère dramatique, prenant la forme d’une contagion épidémique. Taine évoque souvent dans son œuvre l’instinct d’imitation comme l’une des expressions emblématiques de la foule révolutionnaire, mais il n’en donne pas les raisons scientifiques. Elles seront données par Tarde qui, dans le sillage de Taine, conçoit l’être humain, non pas à partir d’une conception linéaire du temps, mais à partir du paradigme "de la réémergence du passé" que nous venons d’évoquer.  

Plus originaire que tout contrat économique ou juridique, pour Tarde l’instinct d’imitation est au commencement de la vie en société. Chaque idée, à l’origine, a été déposée dans l’esprit par une conversation ou une lecture, de même que chaque acte habituel trouve sa source dans la vue d’une action analogue d’autrui.  L’origine du phénomène psychologique de l’imitation est à chercher dans celui de la "suggestion", qui peut être conscient ou inconscient, mais foncièrement passif, consistant à recevoir une suggestion de l’extérieur. Les recherches sur les phénomènes de l’hypnose, qui commençaient à se développer à l’époque, ont contribué à éclairer les caractéristiques du phénomène psychologique de la suggestion. Elles situent un individu face à un seul autre être humain, ainsi la relation sociale est, pour ainsi dire, réduite à l’essentiel et reproduit la relation originaire à l’autre, au niveau ontogénique comme phylogénique : pour l’individu, la relation au père puis au maître, pour une "société primitive", l’autorité souveraine d’un chef ou "de quelques hommes souverainement impérieux et affirmatifs" ( Tarde, 1884, 502) qui ont régné et se sont d’abord imposés par leur puissance, leur charisme, leur "prestige", par la fascination qu’ils ont suscité  plus que par la terreur. En outre, la personne hypnotisée illustre parfaitement les mécanismes inconscients de la relation sociale, "l’état social, comme l’état somnambulique, n’est qu’une forme du rêve (…). N’avoir que des idées suggérées  et les croire spontanées : telle est l’illusion propre au somnambule, et aussi bien à l’homme social" (1884, 501). La relation originaire à autrui, que la relation hypnotique réactive, se trouve également reproduite dans les phénomènes de foule, où l’individu subit une sorte de fascination hypnotique de la part du meneur qui le porte à l’imiter, ou mieux, à imiter ses désirs et à lui obéir. C’est en ces termes que Tarde établit ce parallélisme entre la relation hypnotique et la relation de la foule avec un meneur : "quand nous parlons d’obéissance à présent, nous entendons par là un acte conscient et voulu. Mais l’obéissance primitive est tout autre. L’opérateur ordonne au somnambule de pleurer, et celui-ci pleure : ici ce n’est pas la personne seulement, c’est l’organisme tout entier qui obéit. L’obéissance des foules à certains tribuns, des armées à certains capitaines, est parfois presque aussi étrange. Et leur crédulité ne l’est pas moins" (1884, 504).

Tarde nous projette très loin d’une conception de l’individu fondée sur le libre arbitre. Habité par une sorte de passivité imitative, il est le "lieu" où se rencontrent de multiples flux imitatifs, dès lors l’univers moral du choix et de la responsabilité vient en second lieu. La relation hypnotique, tout comme les phénomènes de foule, ne font que réactiver la forme du rapport social le plus élémentaire, ils reproduisent la relation originaire à autrui  –  telle qu’elle est pour chacun de nous dans l’enfance et telle qu’elle était à l’origine des sociétés humaines.

3 - L’école italienne de criminologie et la question de la responsabilité pénale

Ce qui caractérise en Italie les études sur la psychologie des foules, est le fait qu’elles se sont développées en trouvant une application concrète dans le cadre juridique. La question urgente qui se posait alors, notamment pour les juristes issus de l’école positiviste de criminologie, était de savoir dans quelle mesure on pouvait faire appel au principe de responsabilité pour les crimes qui étaient commis lors des manifestions publiques ou des grèves. C’était une question jusqu’alors inédite puisque l’école pénale classique née à la fin du XVIIIe siècle, encore en vigueur, présupposait derrière l’acte criminel le libre arbitre de son auteur. Au contraire, l’école positiviste, partant du présupposé que le libre arbitre est une illusion de la conscience, dévoilait le monde jusqu’alors inconnu "des facteurs anthropologiques physiques et sociaux du crime" (Sighele, 1892, 27). Tous les éléments parus dans les analyses de Taine et de Tarde – qui seront utilisés par Gustave Le Bon dans le but de "gouverner" les foules ou, comme il le précise, puisque "la chose est devenue aujourd’hui bien difficile" (2009, 5), du moins pour "ne pas être trop complétement gouverné par elles" (2009, 5) –  avaient été utilisés par Sighele dans une toute autre optique : pour juger avec plus d’équité les crimes commis par des manifestants exprimant collectivement leur mécontentement. Et si Gustave Le Bon se revendiquera l’inventeur de "la psychologie des foules", en écrivant que les "rares auteurs" qui, avant lui, s’étaient occupés de l’étude psychologique des foules les avaient "examinées (…) uniquement au point de vue criminel" (2009, 6, note 1), Scipio Sighele, lui, s’était situé dans un rapport de continuité avec ceux qui l’avaient précédé dans cette étude, Taine et Tarde que nous avons évoqués, mais aussi Cesare Lombroso, le fondateur de l’anthropologie criminelle, qui influença le jeune Sighele avec ses thèses sur la prédisposition anatomique et psychique, autrement dit sur le caractère inné du criminel[4], et enfin l’avocat positiviste et socialiste Enrico Ferri[5].  

Les années de formation de Sighele, né en 1868, furent celles de la crise du gouvernement libéral, de la classe politique italienne, des graves problèmes économiques qui investirent alors l’Italie, de la progressive politisation du mouvement ouvrier et de la constitution du parti socialiste. Sans doute un tel contexte le poussa, influencé par ses maîtres Lombroso et Ferri, à s’intéresser au socialisme, un socialisme positiviste, matérialiste et évolutionniste. Bien qu’il n’adhéra pas au parti socialiste[6], et bien qu’il garda toujours l’idée, qu’il définit lui-même "pessimiste", que "s’unir dans le monde humain, veut dire se rendre pire" [7] (Sighele, 1901, 178), c’est dans un tel contexte qu’il forgea ses théories sur la foule, souvent utilisées par les avocats socialistes pour défendre ou atténuer les peines infligées aux manifestants ayant commis des crimes lors des grèves.

En Italie, le premier à avoir introduit la question de la responsabilité pénale dans les crimes collectifs fut l’avocat Giuseppe Alberto Pugliese, à partir d’une sentence du Tribunal de Bari prononcée en 1887, que Sighele mettra en appendice à la première édition de La folla delinquente. Pugliese, dans un court texte de 1887, Del delitto collettivo, relate les scènes de violence, brutalement réprimées par la police, qui éclatèrent le 8 mai 1886 à Gravina, ville de la province de Bari, à l’occasion de la fête de San Michele. Il était coutume, après les services religieux, que "tout le bas peuple" (Pugliese, 1887, 205) se livre à des festins alcoolisés. Mais, voulant arrêter la diffusion d’une épidémie qui menaçait alors la région, le maire avait exceptionnellement décidé d’interdire les festivités. La restriction fut à l’origine d’un déchainement de violence de la part d’un petit groupe, rapidement imité par plusieurs personnes. Sans aucune concertation et sans dessin préalable, excitée par l’alcool consommé malgré l’interdiction, par l’arrivée de la fanfare et par le son festif des cloches, la foule se lança contre les agents de la force publique. Nombreuses furent les personnes arrêtées, mais, telle est la question que pose Pugliese, comment les juger responsables ? Elles se sont abandonnées à la violence comme on se laisse gagner par une passion, l’excitation de la musique, de l’alcool, du contact des corps et surtout du nombre ayant agi comme un facteur aliénant une partie de leurs facultés. Pour cette raison, Pugliese fait appel au principe de la "demi-responsabilité" afin de juger les crimes collectifs de ce même type.

Dans La folla delinquente Sighele reprend et développe ce principe de la "demi-responsabilité". Il distingue tout d’abord deux formes de crimes collectifs : "le crime par tendance connaturelle de la collectivité, dans lequel entrent le brigandage, la camorra, la maffia (sic)" (Sighele, 1892, 28), et "le crime par passion de la collectivité" (1892, 28), représenté par les crimes commis par une foule. Comme il le précise, "celui-là est analogue au crime du criminel-né, celui-ci est le crime d’un criminel d’occasion" (1892, 28). Ce qui permet de soutenir la thèse que celui qui commet une action violente au sein d’une foule n’est pas forcément un criminel, encore moins un "criminel-né" et ne doit pas être à priori catalogué comme tel. En premier lieu, il faut prendre en compte, le "motif" pour lequel il a pris part à une manifestation publique. Si l’action a eu lieu lors d’une manifestation faite pour dénoncer publiquement et collectivement une injustice subie, il s’agit d’une action bien différente que, par exemple, tuer pour voler, et il faut en tenir compte lors du procès.

On le voit, la valeur et la charge politiques d’une manifestation collective ne sont  pas évacuées dans cette réflexion, au contraire. De même que dans l’analyse de Le Bon, c’est l’autonomie et la rationalité de la foule qui sont mises en question, mais cet argument a ici une finalité bien différente de celle de Le Bon. Il ne s’agit pas, pour Sighele, d’apprendre à gouverner ou à manipuler les foules, mais plutôt de défendre les manifestants acteurs de violences. L’argument principal est que le pouvoir hypnotisant de la foule sur l’individu, cette même foule capable de rendre forte et efficace une protestation qui passerait inaperçue si elle été menée par  un seul homme, peut l’atteindre. Elle peut le transformer au point de lui faire accomplir un acte criminel, dans le cas où, bien sûr, il n’éprouve pas pour cet acte une aversion absolue, c’est-à-dire dans le cas où il présente un terrain favorable, ou pour le dire dans les termes de Lombroso, "une prédisposition organique". Mais il ne serait jamais passé à l’acte s’il n’avait pris part à une manifestation pour exprimer, collectivement, un mécontentement légitime, qui devient, par la force de l’action collective, dénonciation de l’exploitation d’une classe. Le "mais" est ici déterminant, il permet, lors d’un procès, d’attribuer une partie de la responsabilité au milieu (à la foule dans ce cas), et ainsi d’appliquer une peine plus légère à l’accusé, qui ne doit pas être jugé comme un criminel, mais tout au plus comme un "faible", qui a cédé à ses instincts. C’est donc, selon Sighele, autant que possible au cas par cas qu’il faudra évaluer la dangerosité de chaque individu ayant commis un acte criminel sous l’influence de la foule. Il faudra en étudier la personnalité, les conditions de vie, mesurer jusqu’à quel point la foule a agi sur lui en aliénant une partie de sa personnalité. C’est une conclusion qui n’est pas encore satisfaisante sur le plan juridique, du fait que la législation alors en vigueur ne prenait pas en compte l’influence de la foule sur l’individu. Le seul moyen était donc de faire référence aux articles n° 94 et n° 95 du Code pénal « Piemontese »[8], qui deviendront ensuite, avec le Code Zanardelli, dès 1889, les articles n° 46 et n° 47 sur la non imputabilité pour infirmité ou l’imputabilité réduite à cause de la partielle infirmité de l’esprit. Mais, grâce à Sighele, un pas était franchi, en effet, parmi les circonstances atténuantes du délit, à l’article n° 62 du code pénal aujourd’hui en vigueur, on peut lire que le délit est atténué, entre autres, "par le fait d’avoir agi sous la suggestion d’une foule tumultueuse, quand il ne s’agit pas de réunions ou de rassemblements interdits par la loi ou par les autorités, et quand le coupable n’est pas délinquant, ni contrevenant habituel, ni professionnel, ou ayant tendance à la délinquance".

Taine et Tarde avaient déjà analysé la force des instincts ancestraux. Comme nous l’avons vu, Sighele applique à la sphère juridique les lois de psychologie des foules, et tout particulièrement le pouvoir hypnotisant de la foule sur l’individu. Sa réflexion le porte pourtant à déborder le cadre juridique et à s’interroger, à partir mais au-delà de Tarde, sur la nature même du phénomène de la suggestion, à la base du phénomène de l’hypnose.  

Son questionnement sur l’origine du phénomène de la suggestion apparaît, en particulier, dans un texte postérieur à La folla delinquente, La coppia criminale, de 1893. Si, pour Tarde, ce phénomène était la source première de toute vie sociale, Sighele a l’intuition qu’il n’est pas l’élément premier, parce que quelque chose de mystérieux et d’inconnu se cache en lui et en constitue l’origine. Freud, quelques années plus tard, en découvrira la nature, ou mieux, ce qui rend ce phénomène possible, à savoir le "facteur affectif", "l’énergie amoureuse" et plus précisément la "libido". Dans Psychologie des foules et analyses du moi,il reconnaîtra qu’en vertu de la "libido", un individu en foule, s’identifiant à tous les autres qui la composent, grâce à la même relation de fascination, d’amour et de sujétion que tous subissent vis-à-vis du meneur, peut s’abandonner totalement à ce dernier. Ayant transposé dans le meneur son propre "idéal du moi" et essayant par conséquent de s’identifier à lui, encore une fois par amour, ou en tous cas en vertu du lien affectif, il perd en peu d’instants tous ses acquis individuels. Comme l’écrit Freud, le meneur, objet de l’identification du moi "a pour ainsi dire absorbé le moi" (2012, 79).

Pour revenir à Sighele, la suggestion, telle qu’il la conçoit, n’a pas encore une connotation explicitement érotique, sexuelle, amoureuse, mais elle constitue l’essence du lien dès la plus petite unité sociale : le couple. Un couple d’amoureux, d’amis, une relation entre maître et élève, un couple criminel aussi, s’organise toujours à partir d’une relation d’interdépendance inconsciente entre un incube et un succube, un dominateur et un dominé, qui sont réciproquement complémentaires, seule l’intensité en détermine l’aspect pathologique. Dans l’amour, dans l’amitié, il y a toujours une personne (l’incube) qui garde inconsciemment une sorte de supériorité sur l’autre (le succube) qui, encore une fois, inconsciemment, le reconnaît et essaye de s’identifier au premier. 

Cependant, tout en pressentant la puissance des forces inconscientes qui agissent en chacun de nous, Sighele n’a pas encore découvert l’inconscient dans le sens psychanalytique que Freud donnera à ce terme.  Pas seulement parce qu’il en ignore la grammaire – les processus refoulés, la sublimation des pulsions, les actes manqués, l’épreuve de la censure, les transpositions d’actes psychiques de l’inconscient vers le conscient etc. – mais plus radicalement parce que, en élève fidèle de Lombroso, il cherche encore à déceler dans la constitution anatomique et psychique de l’individu, dans le milieu dans lequel il évolue tout au plus, les raisons de sa conduite et de son éventuelle pathologie. Il ne les cherchera jamais dans son histoire personnelle, dans les événements de son passé qui auraient pu l’amener – pour reproduire mystérieusement un traumatisme subi ou pour transférer la  charge d’amour d’un objet interdit à un autre fantasmé –  à avoir certaines obsessions, à accomplir certains actes.

Notes

[1] L’interview fut reproduite dans Il popolo d’italia (n° 139, 12 juin 1926, XIII).

[2] Il est important de distinguer la "foule" de la "foule psychologique". Comme le précise Le Bon, "mille individus réunis au hasard sur une place publique sans aucun but déterminé, ne sont nullement une foule psychologique" (2009, 9). Une "foule psychologique" constitue en quelque sorte "un seul être", "la personnalité consciente s’évanouit, les sentiments et les idées de toutes les unités sont orientées dans une même direction" (2009, 9). 

[3] L’expression est du philosophe italien Paolo Rossi. Taine n’a pas inventé ce "paradigme", que l’on retrouve par ailleurs dans l’anthropologie criminelle de Lombroso, mais aussi dans les œuvres de Freud et de Jung, et qui s’exprime par l’idée  qu’"un passé "primitif" puisse sous une certaine forme ré-émerger dans l’homme du présent" (1991, 123, ma trad.). Ce paradigme est fondé sur le "présupposé métaphysique", très ancien, qui, comme l’écrit Paolo Rossi, "remonte au moins à Saint-Augustin" (1991,123, ma trad.) et établi une correspondance entre la vie de l’individu et celle de l’espèce humaine, ce qui se traduit par l’idée que l’ontogénèse est une  répétition raccourcie de la phylogenèse.

[4] Le concept d’atavisme congénital jouera un rôle déterminant dans la conception lombrosienne du criminel dès la première édition de L’uomo delinquente (1876), bien que l’expression "criminel-né", "delinquente nato", n’apparaisse qu’à partir de la troisième édition, en 1884. Le "criminel-né" est conçu par Lombroso comme un être humain ayant subi un arrêt dans son développement au stade fœtal, ce qui le rapproche de l’homme primitif ou même de ses ancêtres pré-humains. Ainsi, il incarne parfaitement le "paradigme de la réémergence du passé" que nous avons déjà évoqué. Il fait le mal essentiellement à cause d’une prédisposition physique et physiologique qui le "destine" à reproduire des comportements primitifs ou sauvages que notre civilisation a fait disparaître, mais qui étaient considérés comme normaux à des époques révolues.

[5] La pensée réformatrice et progressiste de Ferri, mais aussi l’intérêt qu’il portait aux aspects sociaux,  influença la pensée de Lombroso. En effet, le concept d’atavisme congénital restera pour ce dernier toujours important pour déterminer les causes des actes criminels, mais progressivement d’autres éléments seront également pris en considération, notamment les causes environnementales, sociales,  accidentelles. Ce qui le conduira, dans la cinquième édition (1896-1897) de L’uomo delinquente à intégrer, dans les figures des criminels, le criminel "d’occasion", "passionnel", "hystérique".

[6] Sighele  était issu d’une famille de patriotes trentins et dans le Trentin, alors sous domination autrichienne, il avait sa maison familiale où il passait ses étés et où il accueillait les plus grands patriotes du Trentin. Engagé dans la défense de la culture italienne, l’irrédentiste Sighele pris part entre la fin du XIXe siècle et les premières années du XXe à la lutte pour obtenir une université laïque et de langue italienne à Trieste, autre ville sous l’Empire. Son irrédentisme, qui venait avant tout de la certitude qu’il manquait encore à l’Italie une conscience collective nationale capable de dépasser les régionalismes, devait le rapprocher du mouvement nationaliste, bien que l’adhésion à ce dernier se révéla être également impossible. S’il fut l’un des fondateurs du mouvement nationaliste, il en sortira en 1912 car il considèrera que les principes démocratiques dans lesquels il se reconnaissait n’étaient pas respectés par le parti nationaliste.

[7] Sighele prend le soin de préciser que cette idée ne s’applique bien entendu pas à toute collectivité. Ce n’est certes pas à la société qu’elle s’applique, car, comme il l’écrit, "il faudrait être fou pour affirmer une chose pareille" (1901, 178), mais  uniquement aux "collectivités réunies statiquement" et "dans un très court espace de temps" (1901, 176).

[8] En vigueur depuis 1859.

Bibliographie

LE BON, Gustave. 2009 (1895). Psychologie des foules. Paris : PUF.

LOMBROSO, Cesare. 1876. L’uomo delinquente studiato in rapporto all’antropologia,la giurisprudenza e alle discipline carcerarie. Milano : Hoepli.

FREUD, Sigmund. 2012 (1921). Psychologie des foules et analyses du moi, trad. par P. Cotet, A. Bourguignon, J. Altounian, O. Bourguignon et A. Rauzy,  Paris : Payot.

PUGLIESE, Giuseppe Alberto. 1887. “Del delitto collettivo”, dans Rivista di Giurisprudenza, anno XII, vol. XII, pp. 203-227. Trani: Vecchi.

ROSSI, Paolo. 1991. Il passato, la memoria, l’oblio. Otto saggi di storia delle idee. Bologna : Il Mulino.

SIGHELE, Scipio. 1891. La folla delinquente. Torino : Bocca.

SIGHELE, Scipio. 1892. La foule criminelle. Essai de psychologie collective, trad. par P. Vigny. Paris : Alcan.

SIGHELE, Scipio. 1893. La coppia criminale. Studio di psicologia morbosa. Torino : Bocca.

SIGHELE, Scipio. 1901. La foule criminelle. Essai de psychologie criminelle, trad. par P. Vigny. Paris : Alcan.

SUSMEL, Edoardo, Duilio. 1957. Benito Mussolini. Opera Omnia, vol. XXII, Firenze : La Fenice.

TAINE, Hyppolite. 1986 (1875). Les origines de la France contemporaine, (« La Révolution », I, « L’Anarchie »), Paris : Laffont.

TARDE, Gabriel. 1884. « Qu’est-ce qu’une société ? », dans Revue philosophique, Tome XVIII, 1884.

Pour aller plus loin

 La Fiumana, 1895-1896, de Pelizza Da Volpedo, (Pinacoteca di Brera, Milano)
La Fiumana1895-1896, de Pelizza Da Volpedo, (Pinacoteca di Brera, Milan)
  • Sur la conception micheletienne de la foule révolutionnaire, voir ARAMINI, Aurélien. « Les deux conceptions micheletiennes de la foule révolutionnaire. De la prise de la Bastille aux massacres de Septembre », dans BOVO, Elena (dir.) 2015. La foule. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, pp. 55-71.
  • Pour une analyse de la pensée de Taine, voir RICHARD, Nathalie. 2013. Hippolite Taine. Histoire, psychologie, littérature. Paris : Garnier.
  • Pour une analyse de la catégorie du "criminel-né" dans l’œuvre de Lombroso, voir TABET, Xavier. « "Costrutto diversamente dagli altri" : criminalité, atavisme et race chez Lombroso », dans ARAMINI, Aurélien et BOVO Elena (dir.). (A paraître courant 2017). La pensée de la "race" en Italie. Ruptures et continuités de l’âge romantique au fascisme. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, Cahiers de la MSHE Ledoux, Série « Archives de l’imaginaire social ».
  • Pour approfondir la pensée de Tarde, voir TARDE, Gabriel. 1993, (1890). Les lois de l’imitation. Paris : Kimé.
  • Deux ouvrages portant sur la thématique de la foule au tournant du XIXe siècle : BOSC, Olivier. 2007. La foule criminelle. Politique et criminalité dans l’Europe du tournant du XIXe siècle. Paris : Fayard. PALANO, Damiano. 2002. Il potere della moltitudine. L’invenzione ddel’inconscio collettivo nella teoria politica e nelle scienze sociali italiane tra Otto e Novecento. Milano : Vita e pensiero.

 

Pour citer cette ressource :

Elena Bovo, Naissance d’une science controversée : la "psychologie des foules", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2017. Consulté le 07/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xvie-xixe/naissance-d-une-science-controversee-la-psychologie-des-foules-