Jouer à la «Marelle» de Cortázar avec le pli deleuzien
Cet article a fait l'objet d'une publication dans la revue brésilienne ArteFilosofia (UFOP), v. 12, p. 177, 2012 : https://www.periodicos.ufop.br/pp/index.php/raf/article/view/591
Introduction
Julio Cortázar, Rayuela, chapitre 28.
Marelle, de Julio Cortázar, est un signe manifeste de la conquête de la transgression. De même que le scorpion a besoin de sa scorpionité pour en finir d’être un scorpion, le roman Marelle a besoin de lui même pour finir d’être seulement un roman. C’est-à-dire que, Marelle, dans sa stratégie de composition, entremêle les fils de sa destruction comme roman. Or, ainsi est fait le baroque, art qui utilise la règle pour la contester. Le baroque ramasse les fragments du décomposé pour construire autre chose. C’est précisément dans la transformation d’un modèle classique que l’ « esprit baroque » se manifeste. C’est le cas également de Marelle, dont l’esprit de l’œuvre est engagé dans la destruction d’un sens commun. Elle utilise la perversion du langage pour briser les modèles qui pétrifient le genre du roman.
Ce que l’on veut montrer est que Marelle est une transformation « baroque » du roman. Nous utiliserons ce concept en s’appuyant sur deux aspects : on ne discutera que brèvement la dichotomie « classique et baroque » proposé par Wölfflin, qui considère le baroque comme une transformation et un renouveau du classicisme, et nous nous concentrerons sur le concept du pli deulezien.
Si l’on aborde Marelle du côté wölfien, le texte s’inscrit dans la tradition du roman qui rompt avec les conventions du genre et une certaine utilisation du langage littéraire. C’est l’acte du baroque contre le classique. Dans ce sursaut à l’égard de la tradition révolue (le projet de transformer un canon vieilli) se trouve l’une des caractéristiques les plus profondes du baroque : art du vieillissement du paradigme, art qui passe du schème unitaire du classique à l’idée d’une création du genre. Dans ce cas, Marelle inaugure une autre façon d’écrire et de lire le roman.
Marelle, ou bien Rayuela (le titre original en espagnol), fut écrit à Paris en 1963 lors d’un exil volontaire de Cortázar. Selon l’auteur, le livre n’est pas un « antiroman », parce qu’il ne s’agit pas de détruire le roman, mais tout au contraire, c’est une tentative de chercher des nouvelles ouvertures et possibilités romanesques. C’est, selon lui, un exercice de « desécriture » du roman. Marelle est un livre qui instaure un nouveau rapport de contact entre le langage, l’œuvre et le lecteur. Cortázar réclame la position d’un lecteur actif et complice. Cette participation active se réalise à travers le jeu, thématique courante dans son œuvre mais pour la première fois explorée de cette façon. C’est la première attaque de Cortázar contre le roman traditionel, offert au lecteur comme un produit fini, impossible à altérer, que celui-ci acceptait et assimilait passivement. Marelle participe, de cette façon, à la notion d’ « œuvre ouverte » d’Umberto Eco. Le roman vit, et il est construit par le lecteur en même temps que celui-ci peut en jouir esthétiquement – c’est le domaine du lecteur actif et constructeur de signifiés. De même, la lecture active permet l’apparition d’une autre caractérisque baroque, celle de la démultiplication de points de vue qui rend possible une variation infinie de l’œuvre.
Conjointement au concept de Wölfflin, on s’intéressera au baroque selon la perspective proposée par Deleuze. Le philosophe considère le passé dans une perspective historique discontinue, ce qui lui permet de (re)inventer le baroque dans l’actualité. Il reprend cette tendance esthétique dans une nouvelle perspective, ce qui lui permettra un débat avec l’art contemporain. « Elle résidait d’après lui dans le geste d’inventer le Baroque, ou plus exactement d’inventer un ‘concept opératoire’ capable d’étendre le rayon d’action multidisciplinaire et le champ historique du baroque, sans perdre la spécificité »((CAMPOS, Haroldo. « Baroque-ludisme deleuzien » dans : Gilles Deleuze, une vie philosophique, Colégio internacional de estudos filosoficos transdisciplinares, sous la dir. d'Eric Allez, 1996, p. 549.)). Pour cela Deleuze actualise le concepte leibnizien du pli et l’applique aux oeuvres contemporaines.
Le pli exprime l’invention de la relation entre nous-mêmes et le monde. Si toutes les arts ont le pli, ce n’est que dans le baroque qu’il ne connaît pas de limites. La mission du baroque est celle de continuer le pli, de le porter à l’infini. Le pli exprime autant un territoire subjectif que le procèdé de création de ce territoire, c’est-à-dire, qu’ il comporte en soi l’expression de ce qui est dedans et de ce qui est dehors - il est le trait entre la mémoire (dedans) et le chaos (dehors).
Le baroque est l’art du pli, par conséquent c’est le pli qui définira le rapport de cet art au monde. Dans le baroque les figures seront distendues par le pli – l’anamorphose qui corrompt le cercle. On n’aura plus de formes, mais des déformations causées par le pli. La façon dont la matière se plie va affecter sa texture. Les plis dont elle est capable corresponderont à sa matière d’expression. À partir de ces données, nous défendons l’idée que Cortázar s’efforce de nier la réalité quotidienne et d’offrir d’autres réalités possibles, par la tentative de plier la réalité. Le roman serait la matière à plier, sa texture serait celle d’un tissu – les plis dont il est capable constituerait sa matière d’expression – les morphologies baroques.
Nous partons du fait que Cortázar écrit le roman comme s’il n’était pas ferme et rigide, mais souple et malléable, comme un tissu. Ce tissu sera formé comme un patchwork, puisque l’œuvre est faite de fragments. Forts de cette qualité de tissu, le livre et l’histoire peuvent être pliés, repliés et dépliés. La flexibilité du tissu et sa capacité à représenter la texture du matériau que le compose, permet que le roman soit construit par une narration, comme par une autoréflexion de sa propre écriture et plus encore, par une tentative de défaire la représentation à partir du langage.
Ce sont également les plis et les ‘déplis’ qui permettront l’infinité de l’œuvre dans la lecture, incarnée comme pliage, puisque, tel un « rhizome », Marelle a plusieurs entrées. Chaque chapitre pourrait en être le point de départ. Le roman peut se lire dans n’importe quel ordre, et fonctionner/signifier à chaque lecture qu’on en fera.
Par ailleurs, l’idée de rhizome est en connexion intime avec celle du baroque et de l’œuvre en question. Guattari et Deleuze défendent l’idée qu’on doit se demander « avec quoi il [le livre] fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la sienne (...) ((Félix Guattari et Gilles Deleuze, « Introduction: Rhizome », dans Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie, Editions de minuit, Paris, 2002, p. 10.)) ». Nous demandons les mêmes choses à Marelle pour pouvoir la lire comme une œuvre baroque – ou bien, une machine baroque. Au cours de notre analyse nous allons déceler ses multiplicités pour pouvoir proposer un panorama de caractéristiques propres au baroque. Marelle n’est pas un « livre-arbre », puisqu’il conteste exactement ce genre de livre classique, où les choses sont bien ordonnées et suivent une hiérarchie. Marelle imite le monde, mais pas le monde classique et structuré. Marelle imite le monde qui est devenu chaos – sans un centre de pouvoir, de culture, de religion, d’autres centres qui manquent pour l’homme moderne. Pour cette raison, Marelle est un livre qui cherche en plusieurs directions, un livre de multiples chemins en quête d’une réponse. Un « livre-rhizome ». Et qui plus est, un livre qui « fait rhizome avec le monde ((Félix Guatari et Gilles Deleuze, op.cit., p.18.)) »: c’est pourquoi il peut être lu comme une œuvre baroque.
La structure de Marelle permet ainsi de mettre en scène une confluence de topiques baroques : le jeu, le labyrinthe, l'œuvre qui en « se pliant sur elle-même » lui confère une sensation d'infini, la question des réalités simultanées, ainsi qu’une constante mouvance, qui mélange le linéaire et le fragmentaire. Il s’agit là de plusieurs données, cependant nous ne nous appliquerons qu’au étude du pli dans ce travail. C’est justement la théorie du pli de Deleuze qui nous autorise à articuler le champ pictural au champ littéraire. Le défi est d’investir le pli en dehors de ses limites historiques. En considérant le pli comme un trait qui définit le baroque par son côté fonctionel et opératoire nous pouvons l’appliquer aux objets qui portent l’infinité du pli dans les époques les plus diverses.
Un examen du pli deleuzien
Tout d’abord, nous pensons qu’il est important d’éclairer et de discuter le concept du pli. Ce concept nous permet de développer les morphologies baroques qui apparaissent dans l’œuvre. Le pli est également une clé pour présenter l’idée du roman comme tissu. En outre, nous exposerons l’idée que le roman est construit comme un patchwork, puisque l’on a affaire à un livre fragmentaire.
En proposant une nouvelle interprétation de Leibniz, Deleuze renouvelle le concept de baroque et en montre l’efficacité dans les œuvres contemporaines. Son travail de reconstruction nous donne des schémas conceptuels qui jettent un nouveau regard sur le baroque, et nous autorise à utiliser cette notion de manière transhistorique (mais avec précautions).
Deleuze propose le concept de baroque en tant que catégorie de la forme et non de la substance. Le baroque deleuzien « ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire plis (...) ((Gilles Deleuze, Le pli – Leibniz et le baroque, Les éditions de minuit, Paris, 2007, p.5.)) ». Nous avons déjà expliqué ce qu’est un pli. C’est donc ce concept qui organise la rencontre entre la philosophie de Leibniz et la reconstruction du terme par Deleuze.
Le pli permet à Deleuze de définir le Baroque par son côté fonctionnel et opératif, consistant dans la création de plis et replis et par son « prolongement infini » dans leur diverses variations matérielles et spirituelles: « il s’agit toujours de plier, déplier, replier », « Le trait du Baroque c’est le pli qui va à l’infini » ((Ibid., p.5.)). Selon Deleuze, le baroque est à l’origine de la création de « l’œuvre infinie», puisque c’est justement le pli qui transforme la matière en matière de l’expression et aussi « détermine et fait apparaître la Forme. Il en fait une forme d’expression, Gestaltung, l’élément génétique ou la ligne infinie d’inflexion, la courbe à variable unique ((Ibid., p.49.)) ».
Le Baroque invente ce processus de création de « l’œuvre infinie » justement pour reconstruire un habitat fracassé, où tout ne fonctionne pas selon les anciens modèles de réconfort. Dans ce monde chaotique, le pli baroque est mis-en-scène pour donner au même monde un autre décor. Le but étant de restaurer une genèse de principes et de directions. La recherche d’Oliveira est motivée, selon Cortázar, avec le but de restaurer, ou même de trouver d’autres principes pour vivre. Et Marelle a été écrit avec la même tonalité de contestation d’un ordre établi :
Le personnage de Rayuela, je crois que tous les lecteurs l'ont senti très clairement, est un homme qui n'accepte pas le monde de la civilisation auquel il est parvenu, de la civilisation judéo-chrétienne ; il ne l'accepte pas en bloc. Il a l'impression qu'il y a comme une erreur quelque part et qu'il faut, ou bien arriver à une sorte d'explosion totale pour, de là, commencer à emprunter un autre chemin. Disons que ce serait le plan métaphysique du personnage, mais ce qui m'a parallèlement intéressée a été de chercher une espèce de critique du langage et de critique du roman comme véhicules de ces idées, parce que, (…), nous ne pouvons rien contester si nous n'avons pas un langage capable de protester. Si nous utilisons le langage faussé et vicié par deux mille ans de civilisation occidentale, comment pourrions-nous l’utiliser pour ce que nous voulons si le langage lui-même nous trahit ((Margarita García Flores, “Siete respuestas de Julio Cortazar”, Dana Cortázar, Rayuela, op. BIT., p. 707. Traduction libre de “El personaje de Rayuela creo que todos los lectores lo han sentido muy claramente es un hombre que no acepta el mundo de la civilización al que él ha llegado, de la civilización judeo- cristiana; no lo acepta en bloque. Él tiene la impresión de que hay una especie de equivocación en alguna parte y que habría que, o bien llegar a una especie de explosión total para, de allí, iniciarse en otro camino. Eso sería el plano digamos metafísico del personaje, pero paralelamente me interesó buscar una especie de crítica del lenguaje y de critica de la novela como vehículos de esas ideas, porque, (…), no podemos protestar nada si no tenemos un lenguaje capaz de protestar. Si utilizamos el lenguaje falseado y viciado por dos mil años de civilización occidental, ¿como podemos utilizar-lo para lo que queremos si el lenguaje mismo nos está traicionando?”.)) ?
Cortázar a donc fait un roman qui innove non seulement dans la langue, mais aussi dans sa possibilité de pliage. L’histoire et le roman, comme nous l’avons présenté dans l’introduction, sont ‘tramés’ comme un tissu. Dans toute sa souplesse, ce tissu permet, par le biais du langage fluide et de la construction du roman par diverses parties indépendantes, une mobilité infini de pliages. Le lecteur est capable de faire une œuvre infinie par la création et récréation de plusieurs modes de lectures. L’œuvre ne fonctionne plus dans « l’ancien modèle de réconfort », avec un lecteur passif qui lisait le livre dans l’ordre du début à la fin. Il requiert une autre attitude du lecteur, celle de participant à la construction de l’œuvre.
Pour appréhender la façon dont le pli baroque participe à la reconstruction du monde et à l’histoire de la culture, Deleuze relit la notion leibnizienne de monade. Il dynamise l’allégorie de la maison baroque à deux étages, puisque, dit-il, c’est la seule façon qui nous permet de comprendre la monade leibnizienne « et son système lumière – miroir - point de vue – décoration intérieure » ((Ibid., p.39.)). À l’étage du haut, nous avons l’âme qui exprime le monde d’un point de vue singulier, puisque, suivant l’architecture baroque des maisons, il n’y a que quelques points qui reçoivent la lumière, et ce sont ces points éclairés-là les seules portions du monde que la monade peut exprimer. À l’étage du bas, nous avons l’univers matériel du corps, avec portes et fenêtres, soumis à des forces qui lui donnent son mouvement curviligne : il ne cesse de communiquer du mouvement. Ce qui permet l’inséparabilité de ce monde à deux étages, ce qui permet de les rapporter l’un à l’autre, c’est le pli du monde, il est le vinculum substantiale.
Les monades, comme substances simples, sont chaque fois plus inséparables si les étages sont toujours plus différents, « cela ne les empêche pas d’avoir des plis sans fin, dans lesquels se cachent leurs perceptions ((Leibniz, La monadologie, ed. PUF Paris, 1986, p.82.))». Les replis de la matière en bas et les plis de l’âme en haut forment dans chaque étage un labyrinthe : le continu de la matière et ses parties, ainsi qu’un labyrinthe de la liberté de l’âme et ses prédications.
Les monades n’ont pas d’action les unes sur les autres, mais elles sont en harmonie, comme dans un orchestre où les musiciens n’entendraient pas ce que les autres jouent, mais où tout est dans la plus parfaite harmonie, comme l’explique Leibniz dans une lettre à Arnauld d’avril de 1687. Cette communication entre monades participe du concept leibnizien de l’harmonie préétablie.
« C’est un grand montage baroque que Leibniz opère, entre l’étage d’en bas percé de fenêtres, et l’étage d’en haut, aveugle et clos, mais en revanche résonnant, comme un salon musical qui traduirait en sons les mouvements visibles d’en bas » ((Deleuze, op.cit., p. 6.)).
La maison à deux étages différencie l’âme de la matière par le biais de la courbure de l’univers, notion chère à Leibniz et aussi à Deleuze. Cette courbure se prolonge suivant trois autres idées fondamentales : la fluidité de la matière, l’élasticité des corps et le ressort comme mécanisme ((Ibid., p. 7.)). « Il y a toujours un pli dans le pli, comme une caverne dans la caverne » ((Ibid., p. 9.)). Pour cela, explique Deleuze, l’unité plus petite de la matière est le pli et non le point, qui n’est jamais une partie, sinon une simple extrémité de la ligne. En conséquence, la philosophie baroque de Leibniz défend l’ubiquité du vivant au lieu de proclamer son universalité.
Dans Marelle, nous avons un passage où Oliveira s’aperçoit que chacun de ses amis se portent comme une monade. Dans le passage suivant, nous verrons comment Oliveira voit le conflit entre le sujet et la multiplicité d’objets, c’est-à-dire, comment chaque être humain observe la réalité à partir de son point de vue. Après avoir ramassé quelques feuilles mortes « je la vois couverte d’une poussière d’or vieux » et les avoir mis dans son abat-jour, Oliveira reçoit deux visites, celle d’Ossip et celle d’Etienne :
Ossip arrive, reste deux heures et ne remarque rien. Etienne vient, l’autre jour et, le béret à la main : Dis donc, c’est épatant, ça, et il soulève la lampe, étude les feuilles, s’enthousiasme, Dürer, les nervures, etc. Je me prends à penser à toutes les feuilles que je ne verrai pas, moi, le collectionneur de feuilles mortes, à tout ce qu’il y a dans l’air et que ne voient pas ces yeux (...). Partout il y a des feuilles que je ne verrai pas ((Cortázar, Marelle, Chapitre 84.)).
A ce moment là, Oliveira s’aperçoit que l’être humain est limité à une petite portion de réalité : cela empêche Ossip de capter au-delà de son champ de vision : il ne voit pas les feuilles couvertes d’or qu’Horacio a vu, et Etienne arrive à voir encore plus qu’Horacio. En se fondant sur ce passage, il est pertinent de réfléchir au concept de réalités complexes dans le monde. Ce qu’on voit, avec notre perception simple, nous fait créer une réalité unifiée, dont chaque objet est une face. Cependant, par ce passage, on ne peut plus parler de la réalité, où un objet ne possède qu’une réalité unique, mais maintenant, et avec la vision baroque, on doit comprendre l’objet comme une complexion de réalités, qui constitue une forme multifaceté. Le baroque nous présente une situation composée de différentes versions : Ossip, Etienne et Horacio, chacun subdivise l’ensemble d’objets de son monde, désintègre et multipolarise l’objet selon sa vision propre. C’est le dépli de la matière au sein de chaque monade. Ou bien, ce n’est plus que la Circé de Rousset, où l’objet n’existe que dans ses métamorphoses.
Le corrélat de la monade leibnizienne est le rapport complexe entre l’âme et le corps baroque. La première toujours inséparable de la seconde, et trouve en lui « une animalité qui l’étourdit, qui l’empêtre dans les replis de la matière, mais aussi une humanité organique et cérébrale qui lui permet de s’élever, et la fera monter sur de tout autres plis » ((Ibid., p. 17.)).
L’inflexion est une autre notion fondamentale chez Deleuze. En tant qu’élément génétique du pli et de la courbure variable, elle permet au sujet et à l’objet de changer de statut.
C’est pourquoi la transformation de l’objet renvoie à une transformation corrélative du sujet. (...) En même temps que l’objet devient objectile, le sujet devient superjet. Entre la variation et le point de vue il y a un rapport nécessaire (...). Ce n’est pas le point de vue qui varie avec le sujet, du moins en premier lieu ; il est au contraire la condition sous laquelle un éventuel sujet saisit une variation (métamorphose), ou quelque chose = x (anamorphose) ((Ibid., p. 27.)).
C’est précisément l’idée de la perspective baroque : la vérité de la relativité et non la relativité de la vérité. « L’inflexion est une idéalité ou virtualité qui n’existe actuellement que dans l’âme qui l’enveloppe » ((Ibid., p. 31.)), puisque c’est l’âme qui inclut ce qu’elle saisit de son point de vue. Par conséquent, le monde entier n’est qu’une virtualité existant dans les plis de l’âme qui l’exprime.
On va donc du monde au sujet, au prix d’une torsion qui fait que le monde n’existe actuellement que dans les sujets, mais que les sujets se rapportent tous à ce monde comme à la virtualité qu’ils actualisent ((Ibid., p. 36.)).
Or, il faut mettre le monde dans le sujet, afin que le sujet soit pour le monde – c’est cette torsion qui constitue le pli du monde et de l’âme. De l’inflexion à l’inclusion.
En conséquence, le pli consiste en un des six traits que Deleuze offre pour définir le baroque. Le pli est un concept clé, parce qu’il a une spécificité qui permet d’élargir le champ historique du baroque, devenant pertinent pour l’analyse aussi des tendances artistiques contemporaines néobaroques. Deleuze nous explique que le « livre total » était le rêve de Mallarmé tout comme de Leibniz. Les deux obtiennent ce livre en opérant par fragments. De cette manière, le livre peut supporter toute dispersion comme autant de combinaisons. C’est par cette même utilisation du fragment qu’opère Marelle. Ce livre peut également supporter toute dispersion comme autant de combinaisons. C’est aussi par le concept opératoire du pli qui nous montrerons comment Marelle est une œuvre que se plie sur elle-même et permet l’éclosion de plusieurs signifiés.
Deleuze fait un schéma avec six topiques qui définissent le baroque. Le premier topique est celui du pli. Il faut reconnaître que le pli est présent dans tous les types d’art, il est une ressource qui apparaît en plusieurs manifestations artistiques. Pourtant il faut remarquer que le pli reste limité dans les autres cas, puisqu’il connaît dans le Baroque un affranchissement sans limites dont les conditions sont déterminables ((Ibid., p. 48.)). Le pli invente donc l’œuvre ou l’opération infinie. La question chère au baroque est de savoir comment continuer un pli et le porter à l’infini. C’est le pli qui détermine et fait apparaître la forme – il en fait une forme d’expression.
Marelle est construite comme un tissu – dans sa première lecture (du chapitre 1 au 56) nous avons le tissu tendu. L’œuvre fonctionne selon le modèle classique de lecture, linéairement du chapitre 1 au 56. Cependant le « mode d’emploi » propose une lecture dirigée de telle façon qu’on commence à chiffonner, à plier le livre. Le lecteur est obligé d’ouvrir, chercher, lire, re-ouvrir, re-chercher et lire chaque chapitre de la façon dont l’ordonne l’auteur. C’est cette nouvelle proposition de lecture qui permet le pliage de l’œuvre. Suivant les termes de Leibniz, la première lecture est visible, courante, tandis que la seconde est lisible, on met en scène un théâtre de la lecture – du pliage. Ce pliage fait par le lecteur permet que le livre soit vraiment « plusieurs livres », comme le veut Cortázar.
D’autre part, le second point consiste dans l’intériorité et l’extériorité, où le pli infini sépare, ou passe entre la matière et l’âme, l’intérieur et l’extérieur. Cette ligne d’inflexion ne cesse de se différencier, c’est le trait baroque d’un extérieur toujours extérieur et d’un intérieur toujours intérieur. Cela participe au jeu de réceptivité et de spontanéité infinies : avec la façade de réception et les chambres d’action, on obtient la conciliation harmonique.
Le troisième point c’est le haut et le bas. Selon Leibniz et Deleuze, l’accord parfait de la scission se fait par la distribution en deux étages d’un seul et même monde. En haut, les plis de l’âme et le pliage des formes ; en bas, les plis de la matière ou le matériau.
Le quatrième point, c’est le dépli. Il est la continuation ou l’extension de l’acte du pli : la manifestation de sa mutabilité. Si toute forme doit être pensée en termes de pli, c’est parce que ce concept implique une fluidité, un devenir qui s’exprime dans le dépli. Marelle fonctionne par ce même biais, puisque si sa forme est dépendante du pli, elle implique également le dépli.
Le cinquième point porte sur les textures. La façon dont une matière se plie constitue sa texture. Par rapport aux plis dont elle est capable, la matière devient matière d’expression. Marelle, comme un tissu, se plie dans la forme du roman. Par le dépli, elle devient une matière nouvelle d’expression : un contre-roman, un acte de dés-écriture, un essai sur le roman, l’histoire d’Oliveira, c’est-à-dire, le pli et le dépli déterminent un modèle de construction et, par conséquent, d’interprétation du livre.
La sixième notion est le paradigme. Les composantes matérielles du pli (la texture) ne doivent pas occulter l’élément formel ou la forme d’expression. La question est : comment dégager l’élément formel du pli, c’est-à-dire, le pli comme pli et non comme forme ou accident matériel ?
Le Baroque serait donc l’art du pli – il ne fait pas un usage du pli, mais bien plutôt le baroque est un art qui se définit par le pli : le pli est la clé de son rapport au monde. Il constitue la forme visée par l’artiste. Il n’y a plus de nuage plié, mais un pli de couleur qui fait le nuage, selon Buydens ((Mireille Buydens, Sahara : L’esthétique de Gilles Deleuze, Librairie philosophique Vrin Paris, 2005, p. 139.)). La lecture de l’art baroque appellerait donc trois remarques, selon Buydens :
- Le baroque devient un art non-représentatif : son ambition n’est plus de représenter des formes, mais bien de présenter des plis affectant des textures. Cette défaite de la représentation et de la forme correspond à la défaite de l’essence ((Ibid., p.140.)).
- Le baroque veut présenter la texture de la matière et les flux qui la traversent. Mouvement vers l’aformel : le baroque boursoufle, étire, distend ses figures par la prolifération des plis qui absorbent et triturent les contours ((Ibid., p.141.)).
- Le baroque met en œuvre le couple matériau-force et la « catamorphose » des formes. La caractérisation de Deleuze du baroque comme art informel ne vise pas la négation de la forme, mais remarque que le mouvement de déformation du pli enserre les formes dans la matière. C’est-à-dire, les formes pliées seront pensées comme « paysage mental ».
Le baroque proposé par « Le pli » est un art mû par une ambition non- représentatif (non pas représenter les essences, mais les manières et les textures), travaillant par déformation et profondeur maigre. Dans ce sens, les plis de l’histoire, s’ils sont bien manifestes, n’atteignent pas l’élément formel en lui-même. Cependant le baroque atteint cette forme du pli dans la démesure, dans l’infini, dans le moment où la courbure variable a corrompu le cercle. Ce n’est pas un hasard si cette métaphore du déplacement du cercle – l’ellipse – est reprise par Sarduy pour expliquer la cosmologie baroque.
Deleuze, comme Sarduy, propose l’idée d’un univers infini, sans centre ni forme définie. La fonction du baroque serait donc de redonner l’unité à cet univers décentré (ou pluricentré) à travers une projection qui émane du sommet comme d’un point de vue ((Ibid., p.164.)). L’allégorie de cette unité, c’est le cône, puisqu’il fait coexister pour l’art l’unité intérieure la plus élevée et l’unité d’extension la plus ample. De cette façon, l’idée de Leibniz peut concilier la continuité en extension (la base du cône) avec l’individualité la plus condensée (le sommet du cône comme point de vue) ((Ibid., pp.28 et 29.)). En conséquence, on renouvelle la relation entre l’un et le multiple.
Le pli baroque, déplié à notre époque, remplace le centre de la sphère par le sommet du cône. Cette substitution permet que le sommet concentre toute l’extension de la base qui comporte des séries infinies. Finalement, la conception deleuzienne du pli nous permet de décrire la conception baroque ainsi que de saisir le caractère polymorphe du moderne. C’est bien cette idée du pli qui nous aidera à prouver que Marelle s’inscrit dans une tradition de la pensée baroque.
Il y a longtemps que le monde est traité comme théâtre de base, songe ou illusion (...) ; mais le propre du baroque est non pas de sortir ou tomber dans l’illusion, c’est de réaliser quelque chose dans l’illusion même, ou de lui communiquer une présence spirituelle qui redonne à ses pièces et morceaux une unité collective ((Ibid., p. 164.)).
Dans Marelle, nous voyons clairement ce théâtre de l’illusion ; Horacio Oliveira, en proie à l’étourdissement de petites perceptions, ne cesse de réaliser la présence dans l’illusion. Quand il se trouve à Buenos Aires, il essaie d’imaginer Maga dans tout ce qu’il voit de positif. Il arrive à convertir l’illusion en présence dans la figure de Talita. « Les Baroques savent bien que ce n’est pas l’hallucination qui feint la présence, c’est la présence qui est hallucinatoire » ((Ibid., p. 170.)).
Pour conclure, Deleuze nous démontre le pouvoir de l’allégorie dans le baroque comme puissance d’une figuration différente, puisqu’elle permet de combiner l’éternel et l’instant. De cette façon s’expliquent les présences particularisées, les anecdotes personnelles, l’inscription et les emblèmes qui sont présents tant chez Marelle comme dans plusieurs manifestations de l’art contemporain. On voit donc que Marelle s’inscrit effectivement dans le concept de pli baroque, puisque la fragmentation, l’idolâtrie du détaille et l’autoréflexion dans le discours ne sont pas autre chose que des plis.
Le pli dans Marelle
Marelle est une œuvre qui se construit à partir du principe du pli. Ce sera le pli qui va permettre d’accomplir la majeure partie des morphologies baroques dans l’œuvre – du plan structurel au plan narratif. Si l’on repère tout ce qui permet à l’œuvre d’être construite comme un tissu – plus spécifiquement un patchwork - nous verrons comment le pli, et conséquemment le dépli, vont générer le baroque dans l’œuvre. Ce sera donc cette fonction opératoire, définie par Deleuze comme le trait fondamental du baroque, qui va condenser les topiques baroques de l’oeuvre. Nous avons présenté et analysé le concept défini par Deleuze, il nous faut à présent l’appliquer à l’examen de Marelle.
Si l’on commence sur un plan structurel, ce qui apparaît plus clairement c’est un pliage métatextuel de l’œuvre. Ce sont les écrits de Morelli qui fonctionnent comme un commentaire de l’œuvre qui est en train de se faire au cours de notre lecture. Il discute des possibilités d’un nouveau type de roman en même temps qu’on lit le roman dont il parle. On pourrait objecter et dire que l’idée du métatextuel n’est pas quelque chose de novateur. Cependant, il apparaît dans Les fruits d’or (1963) de Natalie Sarraute, roman qui parle de lui-même. Ou bien on peut prendre l’exemple de Cien años de soledad (1967), de García Marques où on a un personnage qui écrit en sanscrit une histoire qui est celle racontée par García Marques. Cependant, ce que l’on trouve de nouveau dans Marelle c’est que le texte se plie par la machinerie que lui-même met en mouvement. Or, l’œuvre se reflète sur elle-même de manière indirecte par les commentaires de Morelli. Le personnage-écrivain décrit et discute des coordonnées du roman, sans que soit faite une allusion à Marelle. Mais c’est à partir de ses commentaires que l’on s’aperçoit que le projet d’œuvre qu’il est en train de décrire est justement celle que l’on est en train de lire.
La machinerie du texte se plie : les réflexions de Morelli ne sont que commentaires sur la stratégie du roman. Ces commentaires, quand ils se plient, donnent à voir la texture du roman. En se dépliant, ils deviennent partie intégrante de l’œuvre. Les chapitres 79, 82, 94, 95, 99, 112 et 145 sont la mise-en-abîme de ce que voulait être Marelle. Plus clairement, ces chapitres font partie du patchwork que constitue le roman. Quand on les plie, ils donnent à voir la texture du roman, c’est-à-dire l’envers du tissu, la façon dont il a été construit : les fils et les trames. En les dépliant on les insère dans l’ensemble que forme l’œuvre et on trouve son signifié. On voit la figure qui se forme dans le tissu.
Encore sur un plan structurel, ce sera le pli qui aidera Cortázar à violer l’ordre fermé du roman linéaire. À partir du moment où il construit le roman par fragments et nous dit que l’œuvre sera construite par la lecture, les fragments fonctionneront comme des bouts de tissus qui seront disposés de la façon qu’on veut. C’est-à-dire que l’on va couturer les parties pour arriver à un tissu final, qui aura la forme d’un patchwork.
Notre lecture, qui implique la construction d’un patchwork, est une étape décisive de la recherche de l’unité dans le fragmentaire. Bien que chaque fragment semble être une partie isolée, puisqu’ils ont chacun leur particularité (de narration à citations et commentaires) ; à la fin, quand tout est cousu, nous nous apercevons que dans le procès de sauvetage et ramassage apparaît une combinaison révélatrice: le sens total d’une figure, l’image du monde.
Comme dans un patchwork, il n’y a pas une structure privilégiée, mais bien une pluralité de combinaisons capables de contenir et de permettre d’autres structures. Nous pouvons donc développer ici l’idée du livre comme un « rhizome », concept de Deleuze et Guattari. Ce tissu, formé par fragments, est dès lors ouvert à l’altérité par laquelle l’œuvre peut déplier ses sens. Et le plan narratif sera déterminé par cette structure mouvante – l’œuvre ouverte d’Eco.
Le pli naît dans le plan narratif par la recherche existentielle d’Horacio. Sa quête rend possible la confrontation de deux espaces, Paris et Buenos Aires. Ces deux espaces, liés par la présence d’Horacio, portent la contradiction d’un espace-temps double. Les similitudes de faits, personnages et lieux nous renvoie à la figure du labyrinthe. C’est comme si Paris se pliait sur Buenos Aires. Effectivement c’est ce que pense Horacio quand il reconnaît en Traveler et Talita des personnages doubles. Talita se déplie en Maga, tandis que Traveler et Horacio se plient pour être l’un la possibilité de l’autre. Dans ce mouvement vers le ciel de la marelle, Horacio génère le baroque dans l’œuvre. Par les jeux de mots, il plie la réalité stable des choses. Son labyrinthe physique c’est le pliage de Paris et Buenos Aires, son labyrinthe existentiel ce sont les doubles qu’il reconnaît. Enfin, Horacio est le personnage responsable du pli narratif. Nous sommes responsables du pli narratif et structurel, en tant que constructeurs, à partir des fragments qui se ramasseront dans le but de former l’histoire. Cette histoire est le patchwork, reflet du monde d’Horacio et de notre monde, où rien n’est séparé et vécu à son tour, mais sinon un lieu où tout se trouve entremêlé.
Le pli génère donc une tension dynamique entre les contraires. Sur le plan narratif, le pli surgit de la recherche existentielle, à partir des dialogues du personnage avec le monde qui l’entoure. Par le dépli du plan narratif, on a la confrontation de deux espaces, ce qui engendre les doubles textuels. Sur le plan structurel, le pli a comme la fonction d’un miroir par lequel le roman se regarde et s’autocritique. Par le pli et le dépli des fragments du livre, Cortázar arrive à violer l’ordre fermé du texte et à ouvrir un nouvel espace au lecteur. À son tour, le lecteur doit se confronter avec un texte mobile et être surtout actif dans le mouvement de plier et déplier l’œuvre pour construire des nouveaux signifiés, de nouveaux tissus. Il faut jouer le livre-jeu, il faut plier le livre-tissu, il faut soustraire le « livre-rhizome ».
Conclusion sur le baroque dans Marelle
La lecture baroque de Marelle nous a permis d’orienter le concept vers la crisis de la représentation d’un monde brisé. C’est-à-dire que la prérogative fragmentaire de Marelle dénonce les faiblesses d’un monde en l’absence d’un centre fixe, qui engendre la quête chez l’homme de son centre (soi-même). Le livre de Cortázar illustre ce chemin progressif menant vers une explication qui aboutit dans la perte finale. À la fin de la lecture, que ce soient nous ou le personnage, nous nous trouvons dans l’atmosphère labyrinthique d’une pérégrination inachevée. Tout cela parce que le baroque nous pose la réalité comme une notion problématique: elle est complexe, incohérente, et présente plusieurs facettes.
Horacio exprime cette réalité comme une expérience subjective – elle n’est qu’une interprétation de ce que l’on vit comme réel. La relation entre le langage et les concepts illustre le fait que ce qui nous est donné comme réel n’est en réalité qu’une convention. La mission du baroque, tel qu’on le voit dans l’œuvre, est de montrer que les signifiés ne sont pas fixes, mais équivoques et susceptibles de transformations. Ce qui explique pourquoi le roman n’est pas et ne peut être une illustration de la réalité, mais seulement sa recherche.
Par ce biais, le livre illustre l’espace du baroque - celui de l’abondance - et son action - celle qui consiste à dépenser au hasard tout ce qui est à notre disposition. L’élément qui est disponible et « ouvert » pendant tout le livre, c’est le langage. Au lieu d’un langage économique, communicatif, réduit à la fonctionnalité, Marelle est tenté de reproduire un langage baroque. C’est-à-dire qu’il ne sera qu’un instrument supplémentaire pour faire le jeu et construire le labyrinthe. Le langage fonctionnera comme une partie de la machine qui régit le livre, l’autre partie étant celle du pli. Cette machine baroque formée par le langage et le pli a pour fonction de détruire l’idée du roman et la « grande coutume » des relations, de révéler le côté caché du monde et de démasquer le langage comme mécanisme à tromper les hommes.
Quand cette machine entre en mouvement par la lecture, la crise du personnage s’instaure : Horacio est en quête d’un centre. Cette recherche sera frustrée, dès le départ, puisque son objet est dès lors incomplet. Pour Horacio, le centre sera toujours étranger, une voix lointaine, étrangère à tout ce qu’il peut comprendre et assimiler. Cette recherche va créer un décalage par rapport à la réalité et à son image idéale – Horacio aura peur de l’espace vide – l’horror vacui du baroque. Il sera toujours en mouvement en quête d’un centre qui lui permette d’assurer sa stabilité. Son mouvement préfigure le labyrinthe dans lequel il va se perdre. Or la constatation de l’échec n’impliquera pas un changement de projet, mais au contraire, la répétition de ce qui vient déjà de se passer. Horacio va chercher à refaire à Buenos Aires le parcours de Paris, et va voir en Talita la Maga. Il tentera de (re)construire la relation perdue, car pour lui il s’agit du seul moyen d’atteindre son but.
Cette répétition obsessive est un des moteurs générateurs du baroque dans l’œuvre, puisqu’Horacio n’a pas d’accès à la réalité idéale. C’est sur ce point que le baroque agira par le jeu, les doubles, le mouvement, le fragmentaire, le pli et le labyrinthe. À la fin on peut s’exclamer « Oh ! Mais tant travail pour rien, tout ce mouvement en direction à un but qui ne s’accomplit pas ». C’est la conscience de l’homo faber qui, voué au travail « productif », ne peut pas comprendre l’excès, les volutes, la démesure et le plaisir de se perdre qui caractérisent l’homme baroque: Horacio, tel qu’il est.
Le baroque dans Marelle se manifeste dans le jeu visant à la recherche d’un centre, jeu dont la finalité se situe en soi. C’est un jeu incomplet tout comme le baroque, puisqu’il est le signe d’un univers mobile et décentré. Comme le défend D’Ors, le rythme qui précède ce jeu est celui d’un logos qui se caractérise par l’infinité, ou, comme le dira Deleuze, par son inépuisable capacité de dépli. C’est justement pour être un homme baroque dans un univers baroque qu’Horacio ne rencontre pas le ciel de la marelle. Horacio et sa quête sont le reflet de la disharmonie, de la rupture de l’homogène, du déséquilibre du désir qui ne peut pas atteindre son objet. Sa réalité consistera donc à déplier les parcours pour essayer de trouver un centre. Dans ce mouvement, Horacio sera confronté à son monde- labyrinthe aux possibilités infinies.
L’instrument qu’Horacio va utiliser dans ce parcours sera le langage. À son tour, tous les personnages du livre seront liés d’une façon ou d’une autre à cet instrument. Plus clairement, Morelli est aussi en train de chercher une autre ouverture dans la réalité, par le biais du roman et du langage.
Avec le langage, Horacio créera des jeux. Ils fonctionnent comme une tentative de transformation du réel. Les différents jeux du livre nous montrent d’autres significations et nous font percevoir comment la réalité est indéterminée – ou bien déterminée par un unique point de vue. Sa fonction est de déstabiliser le modèle fermé du monde en même temps d’ouvrir nos yeux sur une nouvelle possibilité dans le flux du réel. Ces jeux ont une fonction baroque puisqu’ils nous donnent une place nouvelle pour mettre en scène de nouveaux points de vue. À son tour, Morelli interviendra dans le roman par ses notes qui incitent un mouvement de désécriture du roman. Ses interventions fonctionnent comme un miroir reflétant le processus d’écriture du roman et de sa critique.
En outre, par son structure malléable, tel un tissu, Marelle nous présente un terrain propice au développement d’un haut degré de conscience du « faire » littéraire. Le livre porte en lui-même le désir conscient de réaliser une construction littéraire qui en même temps se nourrit de son autodestruction. Il met en résonnance le libre jeu de la fantaisie et du langage avec une vision réflexive. C’est un roman qui dénonce les formules littéraires conventionnelles en même temps qu’il critique les valeurs d’un monde qu’il veut nier. Or, tout cela constitue l’esprit baroque par excellence se manifestant depuis la structure de l’œuvre.
Le baroquisme de Marelle est donc enraciné dans son processus d’écriture. En tissant le texte par des fragments, Cortázar inscrit son œuvre dans une double structuration. Le livre va se tendre entre la direction et la perte: c’est la manifestation du désir baroque de vouloir aller au-delà de ses limites. Pour cela Cortázar a choisi de construire un livre sur un axe de significations convergentes et non sur le traditionnel axe linéaire. Même si les fragments sont très hétérogènes, ils s’intègrent au dynamisme de Marelle. Tel est le patchwork, dont les bouts de tissus s’intégreront dans un dessin final: l’apparence d’un labyrinthe. Le texte fonctionne donc par ruptures, et ce seront les fragments qui vont offrir une matière en gestation au lecteur. Ce sera au lecteur de couturer le tissu, de faire le patchwork et de donner le sens à la figure par le pliage que l’œuvre comporte. Au-delà du désordre des apparences, affirmait Wölfflin, le baroque se donne pour but de rechercher la vérité profonde que constitue l’ordre du monde. Telle est la saga d’Horacio entre Paris et Buenos Aires – il est en train de chercher le centre: la vérité profonde.
Après tout ce que nous avons vu, nous pouvons affirmer que Marelle surpasse le paradoxe baroque annoncé par Rousset « ou bien se nier comme baroque pour s’accomplir en une œuvre, ou bien résister à l’œuvre pour demeurer fidèle à lui-même » ((ROUSSET, Jean, La Littérature à l’âge baroque en France, cité par RAYMOND, op. cit., p.39.)). Marelle est en même temps un roman et le récit de son propre processus créatif. Il fonctionne comme un prétexte qui, à chaque lecture, se métamorphosera en un « postexte ». Et dans cela réside son baroquisme par excellence: Marelle se réalise à travers même son processus de création.
Il s’agit bien en quelque sorte d’un texte omnivore et « autophagique » ((Idée empruntée à Davi Arrigucci Jr., “A destruição arriscada”, in: Rayuela, op. cit., p. 803.)), puisque Marelle concrétise dans sa construction le mouvement de sa propre recherche et destruction. Il prend tout ce qui est autour, en choisit des morceaux, et construit son sens par ces fragments tout en opérant sa propre destruction en tant que roman. Il se compose d’un récit qui n’a ni début ni fin, quelque soit la direction de lecture choisie. Nous sommes enserrés définitivement dans un livre-pliage, livre-rhizome, livre-labyrinthe. Il faut se battre contre le langage baroque, langage-mineur, langage-contestation. Il faut jouer avec l’infinité de possibilités qui se trouve à notre disposition.
Notes
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Pour citer cette ressource :
Fernanda Salomão Vilar, Jouer à la Marelle de Cortázar avec le pli deleuzien, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2011. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/les-classiques-de-la-litterature-latino-americaine/jouer-a-la-marelle-de-cortazar-avec-le-pli-deleuzien