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Borges et le fantastique, un pli baroque

Par Fernanda Salomão Vilar : Lectrice - ENS de Lyon
Publié par Christine Bini le 15/03/2011

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La nouvelle de Borges « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » nous permet de réaliser une lecture baroque-fantastique à partir de deux éléments communs à ces deux mouvements esthétiques : le labyrinthe et l'infini. L'actualisation de la philosophie de Leibniz faite par Deleuze nous permettra de faire cette approche, le pli en étant le concept clé.

Deux mouvements, deux périodes critiques

Il est intéressant de remarquer comment deux mouvements artistiques qui semblent être si éloignés dans le temps peuvent être proches au niveau formel. On parle ici du Baroque et du Fantastique. Ces deux mouvements naissent d'un moment de crise. Le Baroque symbolise l'abattement de la Renaissance et de l'idéal du classicisme. Le Fantastique représente la chute d'une société en transition, du monde de l'artisanat à celui de la machine, de la perte d'un Dieu au profit de la puissance de l'homme. Le Baroque a essayé de s'imposer avec une esthétique qui s'éloigne des canons renaissants. À partir de ce moment nous sommes confrontés à un monde qui n'a plus de centre ni figure. Selon Roger-Pol Droit[1]

« Les principes, en philosophie, s'effritent ou se grippent. Dieu n'est plus ce qu'il était : l'idéal théologique vacille. Mais le temps n'est pas encore au nihilisme, à la mort de Dieu ni à l'éclatement du monde. Le Baroque sauve ce qui peut l'être encore (...) à partir du manque, il produit l'abondance. Faute de centre, des perspectives innombrables et mobiles. Faute de Bien absolu, la richesse de ce qui est relativement meilleur »

Tous les principes sont joués, de façon à être multipliés, ou bien, tout ce qui commence à s'écouler devient matière pour une nouvelle combinaison - ce seront les plis qui vont combiner les divergences à l'infini, comme nous le verrons plus loin. De son côté, le Fantastique, aussi,  naît d'un monde en transition, où l'on commence à développer une mentalité moderne, rationnelle, scientifique et à construire un imaginaire fortement alimenté par la notion du progrès. Ces idées sont très liées à la mort de la culture religieuse et à la disparition de l'imaginaire théologique. Elles permettent à l'homme de s'approprier des pouvoirs, potentialités et mystères qu'il ne parvenait pas, jusque là, à maîtriser - c'est à nouveau « un monde sans centre ni figure », comme fut celui du Baroque. Partant du principe que ces deux mouvements sont l'expression d'une période critique, comprenant la transition des mentalités et des idéaux, nous tenterons d'établir une corrélation : à partir de lectures comme « Le Pli - Leibniz et le Baroque » de Gilles Deleuze ainsi que des théoriciens du fantastique, nous montrerons ce que le Baroque - basé sur la philosophie de Leibniz - , a en commun avec une sélection de textes de Jorge Luis Borges, un des écrivains le plus importants  du fantastique du XXe.  

Le réexamen du Baroque par Deleuze

Le sens premier de ce mot, « Baroque », est purement péjoratif. Il signifie, venant du mot originel portugais, barroco, la perle irrégulière, la chose qui est fausse, de mauvais goût. Son emploi, même de nos jours, nous renvoie aux notions de bizarrerie, extravagance, excès... soit tout ce qui s'écarte du paradigme d'usage. Néanmoins, comme le défend Ana Dimiskovska[2], cette perle, même irrégulière « n'abandonne pas aisément sa valeur. L'éclat de l'insolite qui ne réussit pas à s'insérer dans les modèles existants de régularité parvient parfois à se montrer une force plus puissante que ces modèles mêmes, capable de les déstabiliser et transformer par la beauté subversive des nouvelles conceptualisations ». Ce nouveau paradigme stylique qui distingue les œuvres de la fin du XVIIe et début du XVIIIe siècle a été perçu comme détourné par rapport à l'idéal de perfection et à l'idée d'harmonie de la Renaissance. C'est justement son caractère excessif et dramatique, doublé d'une complexité et d'une abondance de détails, qui font du Baroque un mouvement contradictoire puisqu'il symbolise justement l'éclat de l'expressivité émotionnelle.   En plaidant pour une compréhension nouvelle du concept du Baroque, Gilles Deleuze le réorganise et le réexamine. S'aidant des éléments de la philosophie leibnizienne, il suit une voie de double main : d'un côté il fait un exercice de reprendre et (re)construire les caractères principaux de la philosophie baroque et, de l'autre, il nous permet de reconnaître, dans les manifestations artistiques contemporaines, les caractères baroques qu'il met en évidence. Ce travail de reconstruction nous donne donc des schémas conceptuels qui jettent un nouveau regard sur le baroque.  Pour ce faire, Deleuze extrait « une perle » du concept du baroque qu'il trouve dans la théorie de Leibniz : c'est « le pli ». Le rapport singulier que Deleuze noue entre Leibniz et le Baroque le porte à réfléchir sur le concept même du Baroque. « Il est facile de rendre le Baroque inexistant, il suffit de ne pas en proposer un concept. Il revient donc au même de se demander si Leibniz est le philosophe baroque par excellence, ou s'il forme un concept capable de faire exister le Baroque en lui-même »[3]. C'est donc le concept de Pli qui organise cette rencontre. Il permet à Deleuze de définir le Baroque par son côté fonctionnel et opératif, consistant dans la création de plis et replis et par son « prolongement infini » dans leur diverses variations matérielles et spirituelles: « il s'agit toujours de plier, déplier, replier », « Le trait du Baroque c'est le pli qui va à l'infini »[4]. Selon Deleuze, le baroque est le responsable par la création de « l'œuvre infinie», puisque c'est justement le pli qui transforme la matière en matière de l'expression et aussi « détermine et fait apparaître la Forme. Il en fait une forme d'expression, Gestaltung, l'élément génétique ou la ligne infinie d'inflexion, la courbe à variable unique »[5]. Le Baroque invente ce processus de création de « l'œuvre infinie » justement pour reconstruire un habitat fracassé, où tout ne fonctionne pas selon les anciens modèles de réconfort. Dans ce monde chaotique, le pli baroque est mis en scène pour donner au même monde un autre décor. Le but étant de restaurer une genèse de principes et de directions. Pour appréhender comment le pli baroque opère à la reconstruction du monde, Deleuze nous présente l'allégorie des deux étages de la maison baroque, puisqu'il dit que c'est la seule manière dont nous pouvons comprendre la monade leibnizienne « et son système lumière - miroir - point de vue - décoration intérieure »[6]. À l'étage du haut nous avons l'âme qui exprime le monde d'un point de vue singulier, puisque, suivant l'architecture baroque des maisons, il n'y a que quelques points qui reçoivent les lumières, et ces points éclairés-là sont les seules portions du monde que la monade peut exprimer. À l'étage du bas, nous avons l'univers matériel du corps soumis à des forces qui lui donnent son mouvement curviligne, il ne cesse de communiquer du mouvement. Ce qui permet l'inséparabilité de ce monde à deux étages, ce qui permet de les rapporter l'un à l'autre, c'est le pli du monde, il est le vinculum substantiale. Les monades, comme substances simples, sont inséparables, mais « cela ne les empêche pas d'avoir des plis sans fin, dans lesquels se cachent leurs perceptions»[7]. Les monades n'ont pas d'action les unes sur les autres, mais elles sont en harmonie, comme dans un orchestre dont les musiciens n'entendraient pas ce que les autres jouent, mais où tout serait dans la plus parfaite harmonie, comme explique Leibniz dans une lettre à Arnauld d'avril de 1687. Cette communication entre monades participe du concept leibnizien de l'harmonie préétablie. En conséquence, le pli consiste en un des six traits que Deleuze utilise pour définir le baroque. Le pli est le concept clé, parce qu'il a une spécificité qui permet d'élargir le champ historique du baroque, devenant pertinent aussi pour l'analyse des tendances artistiques contemporaines néobaroques - Deleuze lui-même lie le Baroque à la poésie de Mallarmé, à la prose de Proust, à la musique de Pierre Boulez, à la peinture de Simon Hantaï et même à l'écriture de Borges comme on le verra dans le développement suivant.  

Borges et le fantastique à la lumière de la philosophie Baroque de Leibniz

De même que nous avons utilisé la phrase de Ana Dimiskovska pour expliquer le Baroque nous pouvons l'utiliser pour le Fantastique « L'éclat de l'insolite qui ne réussit pas à s'insérer dans les modèles existants de régularité parvient parfois à se montrer une force plus puissante que ces modèles mêmes, capable de les déstabiliser et transformer (...) ». Le mot pour le fantastique, selon Todorov, est l'insolite. Dans les manifestations de l'art et de la littérature fantastiques, l'élément qui sert à bouleverser les données préétablies du monde réel, c'est l'insolite. L'auteur d'une œuvre fantastique crée toujours un cadre réaliste pour que le lecteur puisse faire une correspondance avec le monde où il vit. Dans ce scenario il met l'élément insolite. Son intrusion remet ainsi en question la validité des normes établies et contre toute attente et logique, déconstruit le cadre réaliste élaboré dans le but de l'interroger voire de le contester. Au XXe siècle nous verrons que le personnage, en acceptant le fait fantastique, ouvre une voie nouvelle. C'est à dire qu'à partir de son expérience il essaiera de montrer que la réalité n'est pas délimitée et qu'elle offre d'autres versants pour être vécue. Or, le fait fantastique n'est rien d'autre qu'un pli dans les possibilités de la réalité.   Selon cette idée du fantastique comme un pli dans la réalité, nous pouvons examiner le texte de Borges « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent »[8] à la lumière des idées de Leibniz dans la « Théodicée » ainsi que les concepts tirés de la philosophie de Leibniz par Deleuze. Comme l'indique Deleuze dans son cours sur Leibniz[9], on doit garder en tête le rêve d'Apollodore de la Théodicée pour analyser le texte de Borges. D'abord on expliquera en quoi consiste ce rêve. Apollodore voit une déesse qui l'emmène dans un palais en forme de pyramide, dont le point vers le haut n'a pas de fin. Il s'aperçoit que chaque section de cette pyramide constitue un palais, donc c'est un palais composé de divers palais. Quand il regarde de plus près il remarque qu'en haut, près de la pointe, il existe un personnage qui fait quelque chose. Juste en dessous, et ainsi par de suite, il y a encore le même personnage mais qui fait toute une autre chose et dans un autre lieu. De ce rêve on retient qu'à chaque niveau nous avons un monde possible. Or, Leibniz tire de cette métaphore le « jeux baroque » de Dieu. Il ne doit choisir qu'un de ces mondes - qui sera celui le plus proche de la pointe de la pyramide. Chacun de ces mondes est possible en soi. Cependant Dieu ne pouvait choisir qu'un de ces mondes, parce qu'ils sont incompossibles les uns avec les autres. Il a donc choisi « le meilleur des mondes possibles ». Le meilleur non en vertu de la morale, mais en vertu d'une théorie des jeux, c'est à dire, celui qui avait une plus grande continuité, où nous pourrions avoir plus de diversités et possibilités. Dans la nouvelle de Borges, le livre Le jardin aux sentiers qui bifurquent  n'est rien d'autre que le livre infini. C'est le projet que le chinois Ts'ui Pên a réalisé pendant douze ans de sa vie et qu'il n'a pas pu finir, parce qu'il a été assassiné. Son projet initial était d'écrire un livre et de construire un labyrinthe - mais à la fin on découvre que le livre est le labyrinthe prétendue. Le personnage Yu Tsun, le petit-fils de Pên, considère le livre comme "un laberinto de laberintos, en un sinuoso laberinto donde se abarcara el pasado y el porvenir y que implicara de algún modo los astros"[10]. Ce livre a été considéré comme chaotique, parce qu'il est composé de divers temps possibles. Le chinois établit des avenirs innombrables, lesquels bifurquent à l'infini et créent ainsi des contradictions : « en el tercer capítulo muere el héroe, en el cuarto está vivo»[11]. Dans le livre du chinois tous les chemins sont possibles, comme l'explique le spécialiste de l'œuvre, le personnage Stephen Albert :

Fang, digamos, tiene un secreto; un desconocido llama a su puerta; Fang resuelve matarlo. Naturalmente, hay varios desenlaces posibles: Fang puede matar al intruso, el intruso puede matar a Fang, ambos pueden salvarse, ambos pueden morir, etcétera. En la obra de Ts'ui Pên, todos los desenlaces ocurren; cada uno es el punto de partida de otras bifurcaciones.[12]

À partir de ces passages nous pouvons être d'accord avec Deleuze quand il dit que « Borges a fait une espèce de copie conforme de Leibniz avec une différence essentielle : pour Leibniz tous les mondes différents (...) sont incompossibles les uns avec les autres. (...) Tandis que Borges met toutes ces séries incompossibles dans le même monde. Ça permet une multiplication d'effets »[13]. Si l'on considère l'idée que nous propose Borges dans sa nouvelle sur la création d'un labyrinthe infini, nous pouvons y reconnaître l'idée du pli baroque qui conduit à l'infini, puisque comme le dit Deleuze « Un labyrinthe est dit multiple, étymologiquement, parce qu'il a beaucoup de plis. Le multiple, ce n'est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est plié de beaucoup de façons. »[14] Donc les traits baroques de la nouvelle de Borges résident surtout dans l'idée du labyrinthe. Quand Borges choisit que le labyrinthe infini du chinois serait tous les mondes possibles - ici on considère comme tous les mondes possibles les incompossibles aussi, il considère qu'on arrive à l'infini à partir de la répétition, puisqu'elle va produire la différence. Chaque monde que le chinois crée est un monde compossible, mais quand il choisi tous les mondes, ils sont incompossibles les uns avec les autres. C'est à dire que tous les mondes on une même caractéristique, ils se répètent. Cependant, s'il y a un seul événement changeant dans cette répétition (comme l'option de tuer Fang ou pas) cela va causer la différence. Cette différence c'est celle qui donnera la possibilité de l'infinité des mondes. Nous pouvons comprendre mieux cette possibilité infinie des mondes chez Borges dans le passage du récit où Albert nous explique que le chinois ne croyait pas en un temps uniforme et absolu, mais en une possibilité de temps divergents qui se bifurquent et qui englobe toutes les possibilités :

A diferencia de Newton y de Schopenhauer, su antepasado no creía en un tiempo uniforme, absoluto. Creía en infinitas series de tiempos, en una red creciente y vertiginosa de tiempos divergentes, convergentes y paralelos. Esa trama de tiempos que se aproximan, se bifurcan, se cortan o que secularmente se ignoran, abarca todas las posibilidades. No existimos en la mayoría de esos tiempos; en algunos existe usted y no yo; en otros, yo, no usted; en otros, los dos. En éste, que un favorable azar me depara, usted ha llegado a mi casa; en otro, usted, al atravesar el jardín, me ha encontrado muerto; en otro, yo digo estas mismas palabras, pero soy un error, un fantasma.[15]

L'infinité des mondes proposés par Borges est possible et explicable si l'on considère qu'on peut plier le temps et l'espace et donc Borges actualiserait le pli. Si l'on prend en compte l'idée de Deleuze selon laquelle le pli amène à l'infini, Borges a donc créé une infinité des possibilités de l'avenir, ou, même,  il a proposé un temps simultané dans lequel nous avons plusieurs mondes possibles, ce qui est en relation très étroite avec le rêve d'Apollodore. Cette possibilité des mondes simultanées et infinis est aussi le sujet d'un récit de Bioy Casares, La trama celeste, dont une des solutions du mystère peut être expliqué par la théorie de l'éternel retour de Blanqui. On peut s'interroger sur le fait que le fantastique puisse être vu comme un pli dans la réalité, un pli qui permettrait de montrer d'autres possibilités de regarder le monde et l'expliquer. Il y a plusieurs textes que nous pouvons utiliser pour faire une corrélation entre les caractéristiques du baroque et les caractéristiques fantastiques et considérer ainsi quelques auteurs fantastiques comme néobaroques - et parmi eux, surtout Borges. 

Notes

[1] Roger-Pol Droit. Leibniz selon Deleuze. In : Le Monde, le 9 septembre 1988. Sur site web : http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php?sp=liv&livre_id=2022 consulté le 8 octobre 2008.  

[2] Ana Dimiskovska Deleuze et Leibniz: dans les plis de la pensée baroque. In : Journal for Politics, Gender and Culture. Issue le 10/2006, pages 261-282. Vol. 5, no 1/ Winter 2006, p. 262.

[3] Gilles Deleuze, Qu'est-ce qui est Baroque ? In « Le pli - Leibniz et le baroque ». Les éditions de Minuit, Paris, 1988, p.47.  

[4] Ibid, p.5.  

[5] Ibid, p.49.  

[6] Ibid, p.39.  

[7] Leibniz, La monadologie, ed. Puf, Paris, 1986, p.82.  

[8] Jorge Luis Borges, original El jardin de senderos que se bifurcan In: Ficciones. Buenos Aires: Emecé, 2004.  

[9] Cours de Deleuze, Leibniz, Vincennes le 22/04/1980. Sur site web: http://www.webdeleuze.com/php/sommaire.html consulté le 7 octobre 2008.

[10] Borges, 2004, p.134.  

[11] Ibid, p.137.  

[12] Borges, 2004,p.140.  

[13] Cours de Deleuze cité ci-dessus.  

[14] Deleuze, 1988, p.5.  

[15] Borges, 2004, p.142.  

 
Pour citer cette ressource :

Fernanda Salomão Vilar, "Borges et le fantastique, un pli baroque", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2011. Consulté le 15/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/les-classiques-de-la-litterature-latino-americaine/borges-et-le-fantastique-un-pli-baroque