Dossier sur Carlos Liscano
Biographie et isolement...
Carlos Liscano est un écrivain uruguayen né en 1949 à Montevideo. Il commence des études de mathématiques à l'université, et s'engage avec ferveur dans le mouvement d'opposition « Tupamaros ». Inspiré de la révolte de Túpac Amaru, chef indien qui s'est opposé à l'impérialisme espagnol, le mouvement de Libération Nationale auquel Carlos participait prônait, dans les années 70, une révolution socialiste ainsi que la guérilla urbaine. Mais le coup d'Etat du 27 juin 1973 eut très vite raison de ce genre d'opposition un peu trop "extrême" et instaura un gouvernement militaire dont la répression draconienne fut considérée comme l'une des pires du continent Latino-Américain.
Carlos Liscano avait alors seulement 23 ans et ne se doutait pas que son avenir d'étudiant-chercheur en mathématiques allait être fortement compromis... Emprisonné pendant treize ans pour ses activités politiques, il découvre la torture, l'humiliation, l'enfermement mental... Il se rend compte petit à petit que compter ne sera pas une occupation suffisamment stimulante pour lutter contre l'anéantissement de son être, de son esprit et de son corps. Les livres, l'écriture, la magie des mots, qui s'étaient imposés à lui dès son plus jeune âge, se présentent alors comme un radeau de sauvetage ; mieux, comme une évidence : "Un día decidí, o mejor, un día supe que cuando saliera de allí sería escritor; no sabía si sería bueno o malo ni si alguien me leería, pero supe con certeza que sería escritor" (interview pour La página del idioma español). A ce moment-là, Carlos Liscano n'avait aucune certitude quant à son talent, mais il était déjà convaincu qu'il ne pourrait échapper à sa décision de devenir écrivain, à sa volonté de faire naître en lui l'homme écrivain.
Après sa libération en 1985, Carlos Liscano s'exile pendant une dizaine d'années en Suède. Là-bas, dans un monde qui lui est totalement inconnu, il réapprend doucement à vivre et peut développer son écriture, reprendre ses manuscrits, et les faire publier.
Trois de ses ouvrages traitent de son expérience carcérale : El método y otros juguetes carcelarios (1987), qu'il a écrit en prison, sont des récits imprégnés du langage et de l'ambiance du monde pénitentiaire. El lenguage de la soledad (2000) est une sorte de journal littéraire sur sa vie en tant que prisonnier et jeune écrivain qui doute et s'interroge sur sa situation et sa nouvelle vocation. El furgón de los locos (2001) centre son propos sur la torture et les procédés de destruction identitaire des bourreaux, ainsi que sur la joie ternie d'angoisse de la libération.
Après toutes ces années d'emprisonnement, Carlos Liscano remarque rapidement qu'il manque de mots : son langage, par faute de pratique, s'est appauvri... Alors, il décide de s'exprimer en bousculant les règles d'écritures standards, de faire de cette faiblesse une signature, un style personnalisé au service de l'écrivain qui est en lui et qui s'évertue à dire ce qui ne peut être raconté. Le résultat est surprenant et quelque peu désarçonnant. Par exemple, son œuvre La mansión del tirano, qualifiée par l'auteur lui-même d'œuvre « sauvage », traduit son intention de destructuraliser le langage. Par ailleurs, dans chacun de ses livres, on se laisse dérouter par la structure arythmique de l'œuvre et l'efficacité de la phrase : des chapitres courts et inégaux, des accroches brèves et cinglantes, des phrases laconiques qui frappent par leur franchise désintéressée, dénuées d'adjectifs et de nuances : une réflexion épurée et honnête.
La solitude est une constante dans l'œuvre de Liscano et si l'on observe sa vie, que l'on « écoute » attentivement ses livres, on comprend aisément le fondement de cette solitude : seul en prison, seul avec ses bourreaux, seul avec son corps, seul face à la liberté, seul dans un monde qu'il ne connaît plus et dans lequel il ne sait évoluer, seul face au futur... Une solitude qui se décline à tous les temps et à tous les niveaux, imprègne un style littéraire travaillé pour être percutant. Alors qu'il était écrivain en herbe, Carlos Liscano ne se doutait pas alors qu'une nouvelle forme de solitude allait bientôt s'ajouter à la longue liste : la solitude de l'homme de plume, celle de l'écrivain.
Bien qu'il ait déclaré il y a plusieurs années : "Creo que uno tiene algunas cosas para decir, y una vez dichas, lo mejor es retirarse, es dejar el lugar a otros", Liscano semble aujourd'hui se sentir prisonnier de sa vocation.
La biographie est maintenant pour lui un genre à double tranchants : ce n'est plus le récit et l'expérience de sa vie qui font de lui un écrivain, mais l'écriture qui transforme et réalise l'homme qu'il est. Son dernier ouvrage, L'écrivain et l'autre (2007), traite cette ambiguïté qu'il essaie d'analyser et à qui il attribue son incapacité d'écrire.
Carlos Liscano vit aujourd'hui à Montevideo et collabore avec les journaux Brecha et El País cultural, travaille comme traducteur au Teatro San Martin de Buenos Aires, pour le Teatro Real de Suecia, ainsi que pour les éditions Losada en Argentine. En 2002, son roman autobiographique, El furgón de los locos, obtient un prix littéraire pour sa qualité narrative. Romancier talentueux, influencé par l'écriture de Céline et notamment par son chef d'œuvre Voyage au bout de la nuit, Carlos Liscano excelle également dans l'écriture de pièces de théâtre qui sont traduites et mises en scène dans des pays aussi nombreux qu'éloignés, géographiquement et culturellement : Uruguay, Suède, France, Belgique, Canada, Guatemala, Italie, Etats-Unis, Espagne, Allemagne, Brésil, Mexique, Argentine... Il dirige actuellement la Biblioteca Nacional de Montevideo.
A I R (Assises Internationales du Roman)
Aux AIR (Assises Internationales du Roman) 2011, Carlos Liscano a participé à une table ronde dont le thème traitait de l'expérience de l'isolement. A ses côtés se trouvaient : Claudie Haigneré, première astronaute française qui a effectué plusieurs séjours à bord de la station MIR, et Percival Everett, poète et romancier Nord-Américain, qui étudie et écrit sur l'isolement psychique. L'isolement de Carlos Liscano se démarquait alors par la violence extrême de son expérience.
Présentation du livre Le Fourgon des fous de Carlos Liscano
1972, Carlos Liscano est jeté en prison pour une durée indéterminée... Trente ans plus tard, à travers un récit d'une simplicité et d'une sincérité désarmante, voire même troublante, l'auteur revisite ses souvenirs carcéraux un par un. Comme si l'on suivait le parcours mental d'un homme qui se prend à rebrousser le chemin de ses souvenirs, embarqués dans Le fourgon des fous, nous accompagnons Carlos Liscano depuis son enfance jusqu'au jour de sa libération, après treize années d'emprisonnement.
Avec minutie et sérénité, notre écrivain repense à chaque détail, à chaque évènement, à chaque relation qu'il a connu et vécu pendant ces treize longues années et nous livre ses pensées... Une plume froide retrace la mort de ses parents à qui il n'a pu dire au revoir ni rendre hommage, le souvenir nostalgique de sa sœur, les procédés de tortures, les relations avec les bourreaux, et avec les autres détenus... Toute nouvelle situation, tout bruit et toute question posée traduisaient un milliers de renseignements utiles pour l'organisation d'une résistance mentale et physique. Les analyses et la description des rapports au corps, du dégoût et de l'affection que l'on peut ressentir alternativement pour cette entité, dernière chose que l'on possède et que l'on doit chérir, sont autant de souvenirs tourmentés que Carlos Liscano décortique calmement, fort du recul des années... Avec un style laconique, saccadé et parfois répétitif, notre écrivain met à nu toutes les impressions, les vieilles images, et les stigmates qui dormaient docilement au fond de lui.
Sans porter le moindre jugement sur ses tortionnaires, ni sur la légitimité de sa condition de prisonnier, le témoignage qu'il réalise rappelle discrètement l'intention de Primo Levi, lorsque celui-ci écrit Si c'est un homme, récit désarmant de sa survie dans les camps de concentration. Il ne s'agit pas ici d'attirer la pitié sur soi, mais de se délivrer du poids d'une expérience ineffaçable. Il ne s'agit pas ici de trouver le mot juste pour déclencher l'apitoiement, mais la parole franche pour appréhender la nature humaine et réussir à regarder son passé avec dignité.
Pour citer cette ressource :
Anne-Marie Molin, Dossier sur Carlos Liscano, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juillet 2011. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/la-dictature-dans-la-litterature/carlos-liscano