Vous êtes ici : Accueil / Littérature / Littérature espagnole / Poésie / Une approche de la poésie espagnole des XVème et XVIème siècles

Une approche de la poésie espagnole des XVème et XVIème siècles

Par Marta Martinez Valls : Etudiant-chercheur
Publié par Christine Bini le 14/06/2008

Activer le mode zen PDF

Article proposant une approche de la poésie espagnole des XVème et XVIème siècles via le thème de la nature.

Introduction

Dès les temps les plus anciens, la littérature exprime une attention particulière au monde végétal : marque d'érudition pour certains, image de la vie, du passage du temps, de l'amour pour d'autres, lieu de délivrance spirituelle ou de rencontre avec le merveilleux : le recours au thème floral connaîtra une véritable expansion au fil des siècles dans son emploi plus ou moins métaphorique.

A la fin du XVe siècle, les hommes tournent leur regard vers l'Antiquité. Les Humanistes se posent comme les héritiers des grands auteurs latins et grecs, le motif du paysage devient l'un des passages obligés dans leur réflexion sur le monde ; on prône un retour à l'art classique, les pensées sont imprégnées de platonisme : la beauté de la nature est le reflet de la Beauté suprême vers laquelle l'homme tend. L'essor d'une tel mouvement à la fois artistique et philosophique est concomitant avec la mise en place de l'esthétique d'une poésie nouvelle : le monde réel y est magnifié, on affiche un goût particulier pour les formes équilibrées, pour la clarté et l'ordre de la composition ; les éloges que Garcilaso de la Vega fera à propos de Boscán témoignent de cette tendance: Guardó una cosa en la lengua castellana que muy pocos la han alcanzado, que fue huir de la afectación sin dar consigo en ninguna sequedad, y con gran limpieza de estilo usó de términos muy cortesanos y muy admitidos de los buenos oídos, y no nuevos ni al parecer desusados de la gente(1).

La nature devient un élément majeur dans la création de cette esthétique qui prépare l'avènement de la Pléiade en France et du Siècle d'Or espagnol. Sa représentation reflète l'évolution de la poésie des XVe et XVIe siècles : elle nous permet d'apprécier les lignes de rupture ou de continuité qui se créent entre les auteurs des « Villancicos » et « Cancioneros » et des poètes tels que le Marqués de Santillana, Garcilaso de la Vega et San Juan de la Cruz.

1 - Tradition littéraire et oralité, aux fondements d'une esthétique nouvelle

A partir du XVe siècle, les hommes de cour participeront de plus en plus à la vie artistique et poétique de leur cité et, ainsi que Pétrarque, les poètes se feront l'écho des élégiaques latins qui avaient eux-mêmes puisé leur inspiration chez les Grecs. Le recours à l'art de la variatio et de l'imitatio sera au fondement d'une conception nouvelle de l'écriture.

Les « Villancicos » et les « Cancioneros » ont été rattachés à une tradition orale et populaire, ils sont ancrés dans un décor pastoral et mettent souvent en scène des bergers amoureux ; toutefois, leurs auteurs appartiennent à cette société aristocratique et le regard qu'ils portent sur le monde bucolique est celui de citadins.

1-1 - Influences de la littérature latine et grecque

Les hommes de la Renaissance vont chercher dans les œuvres des poètes antiques des préceptes qui les guident dans leurs propres créations. Ils adoptent les mêmes motifs qu'avaient exploités un Théocrite ou un Virgile et s'inspirent de leurs chants pour leurs recherches stylistiques.

En témoigne, par exemple, ce parallèle entre :

le début de la quatrième idylle de Théocrite :

THEOCRITE, Idylles, IV, v. 1-2 :

« BATTOS - Dis-moi, Corydon, à qui ces vaches ? Est-ce à Philondas ?

CORYDON - Non ; à Aigon. Il me les a données à garder. »

la troisième églogue de Virgile :

VIRGILE, Bucoliques, III, v. 1-6:

« MÉNALQUE - Dis-moi, Damète, à qui le troupeau ? à Mélibée ?

DAMÈTE - Non, à Égon ; dernièrement Égon me l'a confié.

MÉNALQUE - Malheureuses brebis, troupeau toujours malheureux ! Tandis que le maître courtise Néère et redoute qu'elle ne me préfère à lui, ce gardien étranger les trait deux fois par heure, sèche les mères, et soustrait leur lait aux agneaux. »

et la Glosa de las vacas de Cristóbal de Castillejo, v.1-4 :

Guárdame las vacas,

Carrillejo, y besarte he ;

Si no, bésame tú a mí,

Que yo te las guardaré.

On peut également apprécier la manière dont Garcilaso de la Vega reprend le début de leurs chants dans sa première églogue (2) :

El dulce cantar de los pastores,

Salicio juntamente y Nemoroso,

He de cantar, sus quejas imitando;

Cuyas ovejas al cantar sabroso

Estaban muy atentas, los amores,

De pacer olvidadas escuchando. [...] (v. 1-6)

Salicio, recostado

Al pie de un alta haya en la verdura [...] (v.45-46)

Le decía:

SALICIO

¡Oh más dura que mármol a mis quejas

Y al encendido fuego en que me quemo

Más helada que nieve, Galatea! (v. 56-59)

Les poètes des XVe et XVIe siècles se servent des légendes ou de passages célèbres de la littérature antique : Juan de Mena est connu pour ses traductions d'Homère, l'Ilíada en romance ; il sollicitera des personnages mythiques et des auteurs dont la renommée s'est perpétuée au cours des siècles, dans son Laberinto de fortuna et dans le « Razonamiento que hace Juan de Mena con la Muerte » ; Garcilaso de la Vega puise chez Ovide les histoires d'Apollon et Daphné, d'Orphée et Eurydice et d'Iphis et Anaxarète, entre autres, pour écrire ses poèmes ; les invocations aux nymphes qui scandent sa deuxième églogue trouvent leur origine dans les chants de Théocrite et de Virgile ; et l'image du Marqués de Santillana épiant ses filles (3), rappelle le lointain souvenir d'Ulysse caché parmi les buissons avant sa rencontre avec Nausicaa (4).

Du reste, les mêmes images florales sont utilisées : la rose sert à souligner la beauté d'une femme, elle était l'attribut de Vénus dans l'Antiquité ; le lierre ou la vigne sont des motifs récurrents chez Garcilaso de la Vega (5) ou San Juan de la Cruz, ils étaient déjà présents chez Théocrite pour suggérer des décors stylisés et revêtent une signification biblique pour le deuxième de ces auteurs. La référence à l'Auster dans les vers 131-135 du Cántico espiritual peut être rapprochée des allusions que Virgile avait faites à un tel vent, à la fois doux et réconfortant, propice à la floraison, dans ses Bucoliques (6) :

Detente, cierzo muerto ;

Ven, austro, que recuerdas los amores ;

Aspira por mi huerto,

Y corran sus olores,

Y pacerá el Amado entre las flores.

Enfin, ces vers d'Ausone, que Ronsard et Garcilaso de la Vega rendront célèbres, témoignent du goût qu'affichent de tels poètes pour l'imitation de leurs prédécesseurs ; le sonnet XXIII de Garcilaso présente des caractéristiques tout à fait semblables au De rosis nascentibus, et à la philosophie du Carpe Diem prônée par Horace :

GARCILASO DE LA VEGA, Sonetos, XXIII, v. 9-12 :

Coged de vuestra alegre primavera
El dulce fruto antes que el tiempo airado
Cubra de nieve la hermosa cumbre.

AUSONE, Idylles, XVIII, v. 49-50:

Cueille, jeune fille, ces roses, tant que la fleur est nouvelle et nouvelle ta jeunesse, et n'oublie pas que ta vie passe aussi vite que la leur.  [Traduction de l'auteur]

1-2 - Pastorale et pastourelles

Les auteurs de l'Antiquité ont nourri la littérature du Siècle d'Or, mais ils ont été appréhendés à travers les apports de l'époque médiévale ; celle-ci a créé un écart considérable entre la poésie latine classique et celle des hommes de la Renaissance : si le poète est encore présenté comme une victime de la passion, ses rapports avec le paysage ont changé. La nature n'est plus uniquement motif ornemental ou lieu de détente, comme chez Théocrite ou Virgile.

A partir du Xe siècle, la conception de la fin'amor véhiculée par les troubadours rendra au chantre un rôle plus actif ; cette littérature se développe surtout dans des régions comme la Galice ou la Catalogne. La Castille, de son côté, bénéficie de l'influence de toute la lyrique des poètes musulmans. Le thème de l'amour courtois devient ainsi l'un des fils conducteurs de cette nouvelle poésie, et a laissé de profondes empreintes dans les siècles ultérieurs, par exemple dans l'œuvre du Marqués de Santillana. Par ailleurs, dans les romans de chevalerie du XIIe siècle, la nature devient l'espace de la rencontre amoureuse, et le soupirant est bien plutôt un voyageur, souvent perdu. Le rôle du locus amoenus revêt une importance majeure. Dans ses romans, Chrétien de Troyes plaçait dans un tel cadre, au milieu d'une vallée ou dans un bois, le point de départ d'une aventure, elle-même associée à des apparitions féminines. Le portrait d'Oiseuse, dans les vers 519 et suivants du Roman de la rose, et la référence à l'uis (8) (v. 519) que l'on retrouve au vers 971 d'Yvain ou le chevalier au lion, entre autres, en témoignent.

Les poèmes du Libro de buen amor mettent en valeur cette image du chevalier qui croise une bergère (serrana) sur sa route : dans ses quatre « Cánticas a la serrana » l'Arcipreste de Hita se met lui-même en scène et assume le rôle du voyageur. Le paysage évoqué est toujours celui d'un lieu écarté, son importance est suggérée par la place de sa description au début du récit. Parmi ces poèmes, soulignons particulièrement celui qui a, sans aucun doute, inspiré la septième serranilla du Marqués de Santillana :

ARCIPRESTE DE HITA, Libro de buen amor, Cántica a la Serrana, v. 1-5: Siempre se me verná miente D'esta serrana valiente Gadea de Riofrío. A la fuera d'esta aldea la que aquí he nomblado, Encontreme con Gadea, vacas guarda en el prado MARQUÉS DE SANTILLANA, Serranillas, VII, v. 1-4: Moza tan fermosa No vi en la frontera Como una vaquera De la Finojosa. –  La proximité entre l'Arcipreste de Hita et le Marqués de Santillana est considérable ; ces deux poètes s'exercent à la même forme poétique, la serranilla. La ressemblance entre les premiers vers se retrouve ainsi dans la structure et les recherches stylistiques, propres à ces « chansons » : le rythme, le sujet du poème, le jeu sur les sonorités, les dialogues entre le voyageur-poète et cette dame qui lui fera perdre l'esprit... –  Ces passages témoignent de l'influence de la littérature médiévale sur les poètes de la Renaissance. Le prestige des pastourelles semble être au fondement d'une telle poésie. Outre le thème évoqué - l'amour malheureux, ce sont surtout la métrique et la musicalité qui permettent de relier ces textes : l'œuvre du Marqués de Santillana est, une fois de plus, éloquente. L'emploi d'octosyllabes ou d'hexasyllabes, l'harmonie suggérée par les rimes embrassées, le jeu sur la métrique et sur les variations entre l'estribillo, la mudanza et la vuelta confèrent au poème un air de légèreté, mettent en valeur l'importance du chant et de l'oralité dans sa création. Le « Villancico que hizo el Marqués a tres hijas suyas » est composé de strophes de huit vers, entre lesquelles en sont insérés deux autres dont les mètres et les rimes vont variant au fur et à mesure du texte ; ces distiques rappellent les refrains (jarchas) qui fermaient les muwasahas, poèmes d'auteurs arabes ou juifs, forgés dans l'Al-Andalús du IXe siècle et dont on peut apprécier l'influence chez les troubadours occitans ou dans les Cantigas de Santa María du roi Alfonso X.

1-3 - Les poèmes « a lo divino »

En outre, la littérature du Siècle d'Or revêt une tournure mystique ou ascétique ; nombre de chants sont dédiés à la Vierge ou au Christ. Les œuvres de Berceo avaient marqué une étape importante dans ce genre poétique au XIIIe siècle ; au XVIe, Fray Luis de León et San Juan de la Cruz en ont approfondi certains aspects. –  Leurs œuvres sont teintées de philosophie antique et d'éléments empruntés à la Bible : sont reprises les mêmes figures allégoriques du pâtre, représentant le Christ, de l'arbre et du troupeau, symboles de la Croix et du peuple. Fray Luis de León empruntera l'idée de la vanité du monde terrestre à l'Ecclésiaste, et nous trouverons l'empreinte de Platon et de Saint Augustin dans son poème « A Francisco de Salinas » : les quatrième et cinquième strophes suggèrent le cheminement de l'âme vers la Beauté suprême (Dieu) à travers la contemplation de celle de la nature. Quant à San Juan de la Cruz, la comparaison entre le Cántico espiritual et le Cantique des cantiques a déjà fait l'objet de nombreuses études : le dialogue entre l'Epoux et l'Epouse, les motifs employés, l'image de la vigne et surtout celle du lys... De même que pour Fray Luis de León la beauté du paysage permet l'extase face à la présence divine. –  Par ailleurs, ces auteurs auront recours à des sources païennes, comme le prouvent l'idée du chemin secret (iter secretum) qui permet l'accès au locus amoenus, lieu de l'épanouissement de l'âme : Fray Luis de León dans son poème « Vida retirada » reprend le mythe de l'Age d'Or exploité par Ovide dans ses Métamorphoses (v 89-150). Ce poète s'inspire de l'image du paradis terrestre, que développent aussi Virgile dans ses Bucoliques, puis Pétrarque, pour chanter l'objet de leur amour, et fait de la nature le reflet de la perfection morale, liée à la connaissance du divin. –  San Juan de la Cruz ne puisera dans la littérature profane que certaines images ou symboles ; cependant nous savons que le poète avait écrit plusieurs chansons et romances qui s'inscrivent dans la lyrique traditionnelle. L'influence de cette poésie est patente dans le « Pastorcico ». A cet effet, José Manuel Blecua publiera dans un article de la Revista de filología española un manuscrit trouvé à la Bibliothèque Nationale de France, preuve de la proximité du poète avec les Redondillas : REDONDILLAS Un pastorcico solo está penado, Ageno de plazer y de contento, Y en su pastora firme el pensamiento Y el pecho del amor muy lastimado. No llora por pensar que está oluidado, Que ningún miedo tiene del oluido, –   Mas porque el corazón tiene rendido Y el pecho del amor muy lastimado. Mas dice el pastorzillo: - ¡Desdicachado!, ¿Qué haré quando venga el mal de ausençia, Pues tengo el corazón en la presençia Y el pecho del amor muy lastimado? Ymagínase ya estar apartado –   De su vella pastora en tierra agena Y quédase tendido en el arena Y el pecho del amor muy lastimado. SAN JUAN DE LA CRUZ Un pastorcico solo está penado, Ajeno de placer y de contento, Y en su pastora puesto el pensamiento, Y el pecho del amor muy lastimado. No llora por haberle amor llagado, Que no le pena verse así afligido, Aunque en el corazón está herido; Mas llora por pensar que está olvidado. Que sólo de pensar que está olvidado de su bella pastora, con gran pena se deja maltratar en tierra ajena el pecho del amor muy lastimado. Y dice el Pastorcito: ¡Ay, desdichado! De aquel que mi amor ha hecho ausencia, Y no quiere gozar la mi presencia, Y el pecho por su amor muy lastimado. –  Un simple regard sur les quatre premières strophes du « Pastorcico » permet d'apprécier la manière dont San Juan de la Cruz a exploité une poésie populaire pour donner une valeur mystique à la sienne. Le poète n'introduit que de très légères variations par rapport au texte original ; la reprise systématique du vers « Y el pecho del amor muy lastimado » scande le poème tout entier et lui rend son caractère traditionnel. Une telle démarche lui permet d'ouvrir son œuvre à un très vaste public, alors que la profondeur du Cántico espiritual ne pouvait frapper l'esprit que d'une élite. –  L'ensemble de ces remarques montre la manière dont les poètes du Siècle d'Or se sont inspirés d'un bagage culturel riche pour forger leur propre esthétique : si leurs principales sources appartiennent à un monde savant (littérature classique ou textes bibliques), ils n'hésitent pas à puiser dans la tradition populaire ou orale, afin de rendre une poésie à la fois profonde et divertissante. Cette double articulation se retrouve dans les motifs que de tels auteurs exploiteront au cours de leur œuvre : certains voudront donner à leur poésie une orientation moralisatrice, l'univers floral sera utilisé pour aborder des thèmes tels que l'autorité des hommes de pouvoir et les différences de condition sociale entre les individus, la vie et la mort, le passage du temps... D'autres, Garcilaso de la Vega en particulier, donneront au paysage un caractère symbolique : les fleurs serviront à définir la beauté d'une personne, l'enchantement d'un lieu et l'épanouissement de l'amour. –  Se profile ainsi l'image du rapport de l'homme à la nature, à laquelle il est intimement lié.

2 - Rapports entre l'homme et la nature

2-1 - L'homme et la terre : seigneurs et paysans

La plupart des poèmes du Siècle d'Or sont éloquents quant à l'attachement de l'homme à la terre. Celle-ci est synonyme de propriété, de condition sociale, mais aussi de la fragilité de la vie.

Juan de Mena et Jorge Manrique associent cet élément à un symbole de puissance et dessinent la frontière entre deux genres d'individus : le conquérant et le paysan. Ces extraits du « Razonamiento que hace Juan de Mena con la muerte » (v.33-40 et 106-112) en sont révélateurs:

De todo cuanto ganaron En aquesta vida estrecha, No les vale ni aprovecha Salvo sólo el bien que obraron; Que si tierra conquistaron, O por fuerza o por maña, Cuantos de ellos hubo saña Poco les aprovecharon. [...]

Padre Santo, emperadores, Cardenales, arzobispos, Patriarcas y obispos, Reyes, duques y señores, Los maestros y priores, Los sabios colegiales, Tú los haces ser iguales Con los simples labradores.

Le poète efface ici toute différence de condition sociale entre l'homme de pouvoir et le laboureur face à la mort ; cette opposition montre cependant à quel point l'appropriation de la terre était importante dans l'esprit de l'époque. – Des vers semblables se retrouvent dans les Coplas que Jorge Manrique dédie à son père : la quatorzième strophe du poème fait écho aux vers 106 à 112 du «Razonamiento (10)». Les strophes XXX et suivantes (11) soulignent le rôle de la terre dans la définition du statut social de l'individu et confirment le contraste que Juan de Mena avait établi : l'autorité d'un homme se mesure en fonction de la quantité de ses richesses, et surtout par rapport à l'importance de ses conquêtes, qui témoignent de sa force et de son courage. Le paysan, au contraire, est le plus souvent représenté auprès de son troupeau : la nature a pour lui une valeur nourricière ; la caractérisation de ce personnage se fait notamment par la parole : les éléments naturels sont mis à contribution pour souligner une image ou évoquer une idée ; les propos de Tirreno dans la troisième églogue de Garcilaso de la Vega (12) ainsi que les vers 12 à 15 du poème « Muy graciosa es la doncella (13) » de Gil Vicente sont éloquents. – Autant le berger trouve dans la terre son moyen de subsistance, autant l'homme de cour, représentant de l'aristocratie guerrière, y verra une raison pour justifier et faire reconnaître son pouvoir. Le paysage sert à représenter la situation de l'homme par rapport au monde.

2-2 - Les fleurs, symboles de la fragilité de la vie

L'un des thèmes qui tiennent le plus à cœur à ces poètes du Siècle d'Or est celui de la fragilité de la vie face à la mort. L'image de la flore comme symbole du passage du temps est devenue un lieu commun : son caractère éphémère est souligné à tout moment dans les œuvres des grands auteurs tels que Garcilaso de la Vega. Il est également présent dans la Danza de la muerte, dans la réplique de l'écuyer de la strophe trente-quatre :

No traen, por cierto, firmalles ni flores Los que en ella danzan, mas gran fealdad

La vie humaine est représentée à travers le cycle de vie d'une fleur, le passage du temps est associé à l'idée de la fanaison et la mort à celle de la stérilité. Dans le sonnet XXIII de Garcilaso de la Vega, la rupture qui se crée entre l'accumulation des noms de fleurs (la rose et le lys), des éléments précieux (l'or) ou plaisants (le fruit, le printemps), tous symboles d'une reverdie de la nature des trois premières strophes et la conclusion du dernier tercet  en est un bel exemple. Les poèmes de Juan de Mena et de Jorge Manrique nous font apprécier une image de la mort qui prouve l'attachement des hommes à leur vie terrestre et qui marque la différence entre ces auteurs et des poètes tels que San Juan de la Cruz ou Fray Luis de León. Chez eux le sol est ce qui définit la limite entre le monde des vivants et celui des morts. La frontière qui se forge entre eux est soulignée dans les vers 19 à 22 du «Razonamiento que hace Juan de Mena con la Muerte (14) » ainsi que dans la vingt-troisième strophe des Coplas a la muerte de su padre (15) de Jorge Manrique. La violence de la mort est suggérée par sa froideur et sa dureté, comme l'indiquent ces vers de Garcilaso de la Vega (Églogas, I, v.293-295) :

Aquesto todo ahora ya se encierra, Por desventura mía, En la fría, desierta y dura tierra.

Aussi, les liens qui rapprochent l'homme de la nature et de la terre au sens propre sont multiples ;  ils témoignent du regard que celui-ci portait sur le monde et de la manière dont il appréhendait sa propre existence : du moins, au cours du XVe et au début du XVIe siècles. La poésie mystique de San Juan de la Cruz ou Fray Luis de León en offrira une image tout à fait différente : la mort étant pour eux synonyme de libération de l'âme, la nature sera représentée tout à l'opposé, en pleine éclosion. La flore devient un outil poétique qui servira par la suite à caractériser les personnages, à en élaborer un portrait physique autant que psychologique.

2-3 - Les fleurs, image de la beauté féminine

L'évocation de la nature et des éléments précieux tels que l'or, le raffinement des habits ou l'encens permettent aux poètes de mettre en valeur la richesse de la parure de leurs dames ou l'éclat de leur beauté. – Dans sa troisième serranilla, le Marqués de Santillana aura recours à l'image du fruit pour évoquer la sensualité qui se dégage de la bergère (16) ; de même, le septième de ses poèmes illustre la manière dont l'auteur se sert de la flore pour rendre une image séduisante de celle qui l'a charmé ; l'ensemble du texte et la quatrième strophe en particulier sont construits de façon à donner une impression d'harmonie et de légèreté :

No creo las rosas De la primavera Sean tan hermosas Ni de tal manera (hablando sin glosa) Si antes supiera De aquella vaquera De la Finojosa (17). Le rythme des vers et les assonances en « r » et en « l » confèrent à ce passage une fluidité qui semble être la même que celle du regard du poète parcourant le visage de la « vaquera » ;  les amplifications dont se sert ce dernier renforcent la beauté éblouissante de celle qui l'a subjugué : cette femme est plus belle que des roses pleinement épanouies, à un tel point que le voyageur a pu la remarquer malgré l'éclat du paysage dans lequel elle se trouve insérée (18). Gil Vicente en fera autant dans son poème « Muy graciosa es la doncella » en demandant au berger si la beauté de celle qu'il chante est comparable à celle du paysage qui l'entoure. Garcilaso de la Vega s'inscrit dans la continuité de ces premiers poètes ; nous avons déjà noté l'importance des fleurs dans le portrait de la beauté féminine dans son sonnet XXIII. De même, la réplique de Tirreno aux vers 312 à 315 de sa troisième églogue reprend les figures de style déjà employées par le Marqués de Santillana et Gil Vicente :

Flérida, para mí dulce y sabrosa Más que la fruta del cercado ajeno, Más blanca que la leche y más hermosa Que el prado por abril de flores lleno.

San Juan de la Cruz exploitera également de tels motifs, dans les strophes XXX et XXXII du Cántico espiritual (v.106-115):

De flores y esmeraldas, En las frescas mañanas escogidas, Haremos las guirnaldas, En tu amor florecidas, Y en un cabello mío entretejidas En solo aquel cabello, Que en mi cuello volar consideraste; Mirártele en mi cuello, Y en el presto quedaste, Y en uno de mis ojos te llagaste.

Ces passages révèlent l'influence de la poésie lyrique sur l'œuvre de ce dernier poète et l'importance de la nature autant dans l'expression de la beauté que dans la description de la parure d'une femme. – D'un texte à l'autre les mêmes images se profilent : le foisonnement des fleurs, souvent les mêmes (la rose ou le lys), l'évocation d'éléments précieux (l'or, les émeraudes), l'image du fruit et de la fraîcheur du printemps, sont autant de motifs qui permettent de dresser le portrait de la dame ; les couleurs et les parfums qui se dégagent de telles évocations, la texture des fleurs, la volupté suscitée par le goût d'un fruit mûr, l'émerveillement face à des métaux ou des pierres rares, viennent éveiller les sens du lecteur. Le portrait de la femme-fleur, tel qu'on le trouvait dans les romans de chevalerie français ou encore dans le portrait d'Oiseuse du Roman de la rose, l'emploi d'images, désormais topiques, comme celles de la rose ou du lys associées aux couleurs rouge et blanche, ou aux symboles de la passion et de la pureté, font participer le lecteur aux sentiments éprouvés par le poète.

2-4 - Le paysage, reflet de l'âme?

Les liens de dépendance qui se créent entre l'homme et la flore se retrouvent dans l'emploi métaphorique de la nature comme reflet des émotions de l'individu. – Le paysage se transforme au fur et à mesure que les sentiments des personnages évoluent dans le poème. Si celui-ci apparaît dans toute sa splendeur au moment où le poète rencontre sa bien-aimée, il prend également un air de désolation pour suggérer la souffrance du soupirant. Dans les romans de chevalerie, la forêt est déjà l'espace de la cuita de amor, une sorte de refuge ; on retrouve cet élément dans la première églogue de Garcilaso de la Vega, où Salicio souligne l'empathie avec laquelle l'accueille la nature (v.211-213) :

Con mi llorar las piedras enternecen Su natural dureza y la quebrantan; Los árboles parece que se inclinan.

Les vers 344 à 351 de la troisième églogue (19) de Garcilaso et les sonnets de Fernando de Herrera (20) en sont également représentatifs. Nous attirerons cependant l'attention sur ce dernier extrait ; ces vers rappellent à maints égards le mythe d'Orphée qui faisait muer la nature avec ses chants, ou la description de la mort de Daphnis dans la première idylle de Théocrite (v.132-136) : le paysage prend le deuil du poète et son bouleversement est mis en valeur par la figure de l'adynaton (les fleurs adoptent des formes et des couleurs incongrues, les éléments du paysage se métamorphosent en leur contraire). Un tel aspect se retrouve et est exploité dans toute son ampleur dans le treizième sonnet de Garcilaso : le poète procède à la réécriture du mythe de Daphné et Apollon, à partir du récit qu'en fait Ovide dans ses Métamorphoses. Dans ce poème est mise en avant la proximité entre les sentiments de l'homme et la nature ; la beauté du spectacle est suggérée dans les deux quatrains par le rythme des endécasyllabes (mètre italien par excellence), par l'accumulation d'épithètes signifiant la couleur ou par le contraste entre la tendresse de la jeune fille et la rigidité de l'écorce qui commence à la recouvrir. Cependant, c'est la douleur du soupirant qui sera à l'origine d'une telle merveille, les larmes d'Apollon arrosent l'arbre et le font apparaître dans toute sa splendeur :

¡Oh miserable estado, oh mal tamaño, Que con llorarla crezca cada día La causa y la razón por que lloraba! (21)

La force de la passion amoureuse semble décisive dans la croissance et l'épanouissement de la nature. Ce passage nous en offre une image paradoxale : contrairement à ce que chantent Tirreno et Alcino dans la troisième églogue (v.344-358) de Garcilaso, ce sont la douleur et la frustration qui engendrent ici la beauté de la végétation. Cependant, l'aspect le plus important d'une telle approche ne doit pas être la nature du sentiment qui provoque une mutation du paysage, mais bien plutôt sa force ou sa violence. En témoignent, les strophes 24 et 25 de la première églogue de Garcilaso de la Vega ainsi que le poème de Fray Luis de León, « En una esperanza que salió vana » : dans sa quatrième strophe, le vide de l'âme et la désillusion de l'auteur sont figurés par l'image d'un paysage stérile et celle du rossignol, à travers un jeu sur le clair-obscur, sur le va-et-vient entre passé et présent, le monde du vivant et celui de la mort :

No pinta el prado aquí la primavera Ni nuevo sol jamás las nubes dora Ni canta el ruiseñor lo que antes era; La noche aquí se vela, aquí se llora El día miserable, sin consuelo Y vence al mal de ayer el mal de ahora.

Les poètes établissent ainsi un lien transparent entre la flore ou le monde végétal et l'esquisse d'un portrait, les allusions à l'état d'âme d'un individu ou encore la définition de son être par rapport au monde. De tels procédés mettent en évidence la puissance évocatrice des plantes et des fleurs par leurs formes et leurs couleurs. La nature dégage une sensualité qui sera mise à contribution dans la création d'un nouvel espace : celui de l'épanouissement artistique et spirituel.

3 - Sentir la nature : pour une poétique du paysage

3-1 - La création de l'espace bucolique

 Les poètes du Siècle d'Or s'appliquent à offrir au lecteur une image raffinée de la nature et l'invitent à fixer son regard sur la représentation de l'homme et du paysage qui l'entoure. Celui-ci est évoqué de façon à solliciter la participation du récepteur qui se trouve inséré dans le cadre du poème tout autant que les personnages qui le peuplent. –  A cet effet, le plaisir que lui procurent les allusions à la flore est d'une importance majeure. La récurrence du verbe « ver » dans la description de rencontres amoureuses ou la profusion des fleurs, leur éclosion au milieu d'une nature printanière, lui font partager les mêmes émotions que celles du poète. Ces œuvres sont riches en effets de réel : l'insistance sur les noms de lieux, l'emploi des épithètes et le détail sur la description du paysage, les allusions au bétail et les dialogues entre les différents bergers des églogues provoquent une impression de vraisemblance qui imprègne l'ensemble du texte. Cependant, la nature se présente sous la forme d'un cadre stylisé et le poète met l'accent sur la sensualité qui émane d'un tel environnement : le « Villancico » et la septième serranilla du Marqués de Santillana témoignent de la mise en place de cet espace bucolique, véritable locus amoenus qui permet l'épanchement des sens. Dans chacun de ces deux poèmes les mêmes motifs sont employés pour décrire l'endroit où se trouvent les « belles »:

MARQUÉS DE SANTILLANA VILLANCICO, v. 1-3 Por una gentil floresta De lindas flores y rosas –   Vide tres damas hermosas SERRANILLAS, VII, v. 13-14 En un verde prado De rosas y flores –  De tels vers préparent ceux des poètes du XVIe siècle ; Garcilaso de la Vega s'en fera l'écho dans chacune de ses églogues. Il s'agit de donner une image idéalisée du monde pastoral, c'est pourquoi les auteurs multiplient les noms de fleurs et des allusions précises aux éléments du paysage dans lequel sont ancrés les personnages. Le poète tisse tout un réseau de correspondances entre ses « pièces » : l'emploi des mêmes motifs et l'utilisation d'expressions quasi identiques au fil des vers suggèrent la richesse d'un tel décor et la finesse de l'écriture. Dans la première églogue de Garcilaso, de nombreux parallèles peuvent être établis entre les strophes 6, 8, 16 et 18. La nature est évoquée dans toute sa splendeur : à la flore et à la végétation, s'ajoutent les allusions au chant des oiseaux ou au ruissellement de l'eau. L'emploi des épithètes renforce l'aspect visuel d'une telle description. –  De même le début de la troisième églogue nous laisse entrevoir la représentation d'un paysage idyllique, dans lequel l'homme peut se ressourcer à son aise. Celui-ci y côtoie des personnages mythiques, ces nymphes qui charment les yeux et l'esprit par leur grâce et leur beauté, et plonge de ce fait dans un univers complètement détaché de la réalité, il entre de plain-pied dans le monde de l'imaginaire.

3-2 - Images de la nature : un espace liminaire et artificiel

Chez Théocrite et Virgile, le paysage apparaît comme un outil permettant au poète de délimiter l'espace du réel et le domaine de l'artificiel, il doit assurer l'avènement du poétique. L'entrée en poésie coïncide avec l'entrée en nature, comme si le poète ne pouvait chanter qu'en franchissant le seuil naturel qui marque le passage vers le monde de la poésie bucolique.

Ce procédé est transparent dans les œuvres des XVe et XVIe siècles ; les parallèles que nous avons pu établir avec celles de la littérature antique en sont déjà fort éloquents. De même, dans ses Serranillas, le Marqués de Santillana plaçait ses rencontres avec les bergères près d'une frontière ; si le terme est explicite dans le septième de ces poèmes (v.2), il est simplement suggéré dans le troisième (v.4) : le poète se trouve sur le chemin qui le porte vers un endroit différent. L'auteur insiste sur cet espace de l'entre-deux et l'image de la « vegüela » nous fait apprécier une nature en plein épanouissement, source de ravissement.

L'un des exemples les plus frappants des effets du paysage sur l'esprit du poète est sans doute la deuxième églogue de Garcilaso de la Vega : le début du poème nous présente une image riche et foisonnante de l'environnement dans lequel Albanio se trouve inséré. Les premiers vers de sa réplique suggèrent la confusion de la nature, qui se mêle à celle de ses sentiments : elle est à la fois la source et le reflet de ses malheurs. Le contraste entre les couleurs, le chaud et le froid, la solitude et le transport amoureux du poète, ainsi que le jeu sur des images paradoxales, fondent son chant et laissent entrevoir l'égarement du personnage qui s'est laissé envahir par la contemplation du paysage et de celle qui s'y trouvait. La flore, unie à d'autres éléments tels que l'eau, permet de construire un espace tellement stylisé qu'il échappe au rationnel et absorbe celui qui s'en approche : les apparitions de jeunes femmes lui rendent, de ce fait, un caractère magique ou féérique, tout à fait semblable à celui que l'on trouvait chez Chrétien de Troyes.

Le poète, le lecteur et les personnages mis en scène partagent cette même confusion, qui exacerbe leur sensibilité. C'est l'image d'une nature recomposée qui dépasse sa simple fonction descriptive ; aussi, celle-ci deviendra le personnage principal du poème, en se faisant elle-même créatrice ; son action effacera celle de son auteur, les mots et les sonorités ne sont plus le fruit d'un choix mais celui d'une imposition : le paysage est devenu le maître du poème, il se donne à voir comme un artifice, une merveille ; les effets de style que nous aurions pu attribuer au poète (métrique, rythme, harmonies imitatives) sont en réalité la trace d'une voix, celle de la flore et de la nature tout entière.

3-3 - Flore créatrice, création de la flore et libération de l'être

 Toutefois, nous ne devons pas concevoir un tel basculement dans l'ordre de la composition dans l'idée d'un rapport de forces. La flore, créée par le poète, devient sa complice tout au long du texte : d'où l'impression de bien-être qui se dégage de sa description, mais aussi son rôle de refuge. Elle se joint à lui au cours de la création poétique et engendre la libération de l'esprit qui se traduit par l'épanchement des sens. Dans les poèmes de Fray Luis de León et San Juan de la Cruz tous ces éléments revêtent des consonances mystiques : chez le premier de ces auteurs, le paysage est senti comme un lieu de recueillement, un paradis terrestre, source d'extase et de bonheur. Ses œuvres « A la salida de la cárcel » et « Vida retirada » s'inscrivent dans la droite ligne du Beatus ille d'Horace (Epodes, II, v.1-3) ; le poète rêve d'une vie de retraite qui le mènera à l'extase spirituelle :

Dichoso el humilde estado Del sabio que se retira De aqueste mundo malvado, Y con pobre mesa y casa En el campo deleitoso Con sólo Dios se compasa (FRAY LUIS DE LEÓN, A la salida de la cárcel, v. 3-8) L'esprit s'ouvre vers la liberté morale et la sérénité que lui permet le contact avec le divin ; dans « Vida retirada » le poète évoque l'image du verger, endroit calme et amène qui suggère une impression d'harmonie et de paix :

Del monte en la ladera, Por mi mano plantado, tengo un huerto, Que con la primavera, De bella flor cubierto, Ya muestra en esperanza el fruto cierto; Y, como codiciosa Por ver y acrecentar su hermosura, Desde la cumbre airosa Una fontana pura Hasta llegar corriendo se apresura; Y luego, sosegada, El paso entre los árboles torciendo, El suelo de pasada, De verdura vistiendo Y con diversas flores va esparciendo. El aire el huerto orea Y ofrece mil olores al sentido; Los árboles menea Con un manso ruido, Que del oro y del cetro pone olvido. (FRAY LUIS DE LEÓN, Vida retirada, v. 41-60)

La fontaine symbolise la foi, et la sensualité qui émane de ces vers exprime son épanouissement dans la fusion du poète avec le paysage qui l'entoure. Des vers semblables se retrouvent dans le Cántico espiritual de San Juan de la Cruz ; l'idéal d'une telle vie est mis en évidence par sa place à la fin du poème, dans les vœux que prononce l'Epouse - vivre éternellement dans l'extase et la contemplation du Seigneur - et encore une fois à travers la description d'une flore en pleine éclosion. Ces deux poètes adaptent à la philosophie chrétienne l'idée de Platon qui voyait dans la beauté de la nature le reflet de la Beauté Suprême. Les quatrième et cinquième strophes du Cántico espiritual suggèrent l'éclat d'un monde, que le Seigneur a créé, à sa propre image :

PREGUNTA A LAS CRIATURAS ¡Oh, bosques y espesuras, Plantadas por la mano del Amado! ¡Oh, prado de verduras, De flores esmaltado, Decid si por vosotros ha pasado! RESPUESTA DE LAS CRIATURAS Mil gracias derramando, Pasó con estos sotos con presura, Y yéndolos mirando, Con sola su figura Vestidos los dejó de hermosura. (SAN JUAN DE LA CRUZ, Cántico espiritual, IV-V, v. 16-25)

L'Epouse - l'âme - accède à la connaissance de son Epoux - le Seigneur - à travers un cheminement qui la portera à apprécier d'abord le fruit de sa création. De même, les strophes 26 et 27 permettent la transition entre les paroles de l'Epouse et celles de l'Epoux : celle-ci se fera à travers la description d'un verger, de manière fluide telle la source dont il est question dans les strophes 10bis et 11, qui précèdent la rencontre entre les deux êtres. Du reste, les strophes 13 et suivantes sont d'une extrême sensualité : l'évocation d'une flore en plein épanouissement suggère l'élévation de l'âme, la joie du transport amoureux et l'intimité qui se crée entre l'Epouse et son Epoux. Comme dans le Cantiques des cantiques, les éléments propres à la lyrique amoureuse sont adaptés à l'expression du mystique. L'âme, délivrée de sa prison charnelle, se couvrira de fleurs, symboles de son extase face à la contemplation du Seigneur, ainsi que le montrent les dernières strophes de la « Noche oscura del alma » : le lyrisme, le style subtil et délicat avec lequel est évoquée la scène amoureuse, l'impression de paix et de sérénité suscitée par le dernier vers, l'image des fleurs, suggèrent la manière dont la nature devient elle-même démiurge, source de bonheur et de joie.   Ainsi, la présentation de la flore dans la poésie de la Renaissance dépasse le simple motif ornemental ; le paysage est bien plus qu'un outil pour un jeu de lettrés, un exercice de style. La nature est étroitement liée à l'homme, elle le définit et fonde son être au monde. Son évocation sert à la révélation discrète mais assurée des idées du poète. Celui-ci affirme à travers son image toute une réflexion sur la poésie, le monde et la manière de vivre. La présence de la flore contribue au dévoilement de ces idées, elle dépasse le domaine purement formel propre au langage et à la parole pour atteindre le monde de l'esprit et de l'intelligence. Le poète traite ainsi les questions de la création poétique, du bonheur et de l'ordre cosmique. En bref, la nature témoigne des rapports complexes que les poètes des XVe et XVIe siècles entretenaient avec leur environnement, leur œuvre est étroitement liée à la philosophie humaniste et l'exploitation du thème floral sert son idée par excellence :

l'homme, inscrit au centre de l'univers.

Notes

(1)GARCILASO DE LA VEGA, Obras Completas, Carta a doña Jerónima Palova de Almogávar, éd. José Rico Verdú, Clásicos Plaza y Janés, PLAZA Y JANÉS, Esplugues de Llobregat, 1984.

(2) THÉOCRITE, Idylles, VI, v. 1-7: « Une fois, ô Aratos, Damoitas et Daphnis avaient conduit en un même lieu chacun son troupeau ; l'un d'eux n'avait qu'un duvet doré, l'autre avait à moitié sa barbe ; assis tous les deux près d'une fontaine, au milieu d'une journée d'été, ils chantèrent ainsi. Daphnis commença le premier ; car c'était lui qui, le premier avait porté le défi : « O Polyphème, Galatée lance des pommes à tes moutons ; elle te traite d'homme qui ne sait pas aimer... » VIRGILE, Bucoliques, VIII, v. 1-5 et 16-19: « Nous dirons le chant des bergers Damon et Alphésibée ; la génisse oublia l'herbe en admirant leur lutte ; leurs airs frappèrent les lynx de stupeur et changèrent le cours des fleuves immobilisés ; nous dirons le chant de Damon et d'Alphésibée. [...] Damon, appuyé sur un bâton d'olivier lisse, commença ainsi : « Parais, Lucifer, avant-coureur du jour bienfaisant, tandis que, trompé dans mon amour malheureux pour Nysa, je me plains... »

(3) MARQUÉS DE SANTILLANA, Villancico, v. 11-14: Por mirar su hermosura / De estas tres gentiles damas, / Yo cubríme con las ramas, / Metíme so la verdura.

(4) HOMÈRE, Odyssée, VI, v. 1-149.

(5) GARCILASO DE LA VEGA, Églogas, I, v. 135-142.

(6) VIRGILE, Bucoliques, II, 58-59 : « Sur les fleurs, dans mon égarement, j'ai lâché l'Auster » ; V, 82-85 : « Quels présents te faire ? quels présents dignes d'un tel chant ? En effet, ni le sifflement de l'Auster proche, ni les rivages battus des flots ne me charment autant, ni les torrents qui dévalent parmi les cailloux des ravins. »

(7) RONSARD, Odes, « A Cassandre ».

(8) A. J. GREIMAS, Dictionnaire de l'Ancien Français, LAROUSSE, Paris, 2001, s. v. uis.

(9) JOSÉ MANUEL BLECUA, Los antecedentes del Pastorcico, de San Juan de la Cruz, Revista de filología española, XXXIII, 1949, pp. 378-380.  

(10) JORGE MANRIQUE, Coplas a la muerte de su padre, XIV, v. 164-175: Esos reyes poderos / Que vemos por escrituras / Ya pasadas, / Con casos tristes llorosos / Fueron sus buenas venturas / Trastornadas; / Así que no hay cosa fuerte, / Que a papas y emperadores / Y prelados / Así los trata la muerte / Como a los pobres pastores / De ganados.

(11) JORGE MANRIQUE, Coplas a la muerte de su padre, XXX, 365-370: Después que hechos famosos / hizo en esta dicha guerra / que hacía, / hizo tratos tan honrosos, / que le dieron aún más tierra / que tenía. Ibid., XXXII, v. 384-389: Y sus villas y sus tierras, / ocupadas de tiranos las halló / mas por cercos y por guerras / y por fuerza de sus manos / las cobró.

(12) GARCILASO DE LA VEGA, Églogas, III, v. 345-347: El blanco trigo multiplica y crece; / produce en el campo en abundancia tierno / pasto al ganado; el verde monte ofrece / a las fieras salvajes su gobierno.

(13) GIL VICENTE, Muy graciosa es la doncella, v. 12-15: Digas tú, pastorcico / que el ganadito guardas, / si el ganado o los valles o la sierra / es tan bella.

(14) JUAN DE MENA, Razonamiento que hace Juan de Mena con la Muerte, v. 19-22: So la tierra dura yacen / para siempre sepultados / desnudos todos, robados, / caídos son en pobreza.

(15) JORGE MANRIQUE, Coplas a la muerte de su padre, XXIII, v. 286-288: cuando tú, cruda, te ensañas, / con tu fuerza las atierras / y deshaces.

(16) MARQUÉS DE SANTILLANA, Serranillas, III, v. 8-10: de guisa la vi / que me hizo gana / la fruta temprana.

(17) MARQUÉS DE SANTILLANA, Serranillas, VI, v. 20-27.

(18) MARQUÉS DE SANTILLANA, Serranillas, VI, v. 14-21: En un verde prado / de rosas y flores, / guardando ganado / con otros pastores, / la vi tan graciosa, / que apenas creyera / que fuese vaquera / de la Finojosa.

(19) GARCILASO DE LA VEGA, Églogas, III, v. 344-351: ALCINO: De la esterilidad es oprimido / el monte, el campo, el soto y el ganado; / la malicia del aire corrompido / hace morir la hierba mal su grado; / las aves ven su descubierto nido / que ya de verdes hojas fuer cercado; / pero si Filis por aquí tornare, / hará reverdecer cuanto mirare.

(20) FERNANDO DE HERRERA, Voy siguiendo la fuerza de mi hado, v. 1-4 et Yo voy por esta solitaria tierra, v. 1-4.

(21) GARCILASO DE LA VEGA, Sonetos, XIII, v. 12-14. (Cette même image est reproduite dans les vers 162 à 166 de la troisième églogue du poète).

Bibliographie indicative, webographie, sites d'intérêt

Les traductions des œuvres de Virgile et de Théocrite sont celles qui ont été publiées aux Presses Universitaires de France :

THÉOCRITE, Idylles, texte établi et traduit par PH.-E. Legrand, « Les Belles Lettres », PUF, Paris, 1960.

VIRGILE, Bucoliques, texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, « Les Belles Lettres », PUF, Paris, 2002.

Sources primaires 

ARCIPRESTE DE HITA, Libro de buen amor, Clásicos adaptados, leer los clásicos, ANAYA, Madrid, 2004.

BOSCAN, Juan - GARCILASO DE LA VEGA, Obras completas, Crisol, AGUILAR, Madrid, 1964.

FRAY LUIS DE LEON, Obras completas castellanas, éd. Felix GARCIA, Biblioteca de autores cristianos, LA EDITORIAL CATOLICA, Madrid, 1967. (3 volumes)

GARCILASO DE LA VEGA, Obras Completas, éd. José RICO VERDU, Clásicos Plaza y Janés, PLAZA Y JANÉS, Esplugues de Llobregat, 1984. (3 volumes)

LOPEZ DE MENDOZA, Iñigo, Poesía, Temas de España, AGUILAR, Madrid, 1982.

SAN JUAN DE LA CRUZ, Obras completas, éd. Luce LOPEZ BARALT et Eulogio PACHO, El libro de bolsillo, ALIANZA, Madrid, 2003. (2 volumes)

Autres textes

CHRÉTIEN DE TROYES, Romans de la table ronde, texte établi et traduit par J.-P. Foucher, LE LIVRE DE POCHE, Paris, 1970.

GUILLAUME DE LORRIS, Le roman de la rose, édition de D. Poirion et traduction de J. Dufournet, GF-FLAMMARION, Paris, 1999.

RONSARD, Les amours, édition d'André Gendre, « Classiques de Poche », LE LIVRE DE POCHE, Paris, 1993.

THÉOCRITE, Idylles, texte établi et traduit par PH.-E. Legrand, « Les Belles Lettres », PUF, Paris, 1960.

VIRGILE, Bucoliques, texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, « Les Belles Lettres », PUF, Paris, 2002.

Instruments de travail

A. J. GREIMAS, Dictionnaire de l'Ancien Français, LAROUSSE, Paris, 2001.

http://www.cervantesvirtual.com : bibliothèque virtuelle de l'Institut Cervantes, comportant une banque de textes écrits en espagnol, ainsi que de nombreux articles et des ressources numériques importantes.

http://www.gallica.fr : bibliothèque virtuelle de la BNF (France)

http://es.wikisource.org/wiki/Portada : banque de textes écrits en espagnol.

http://www.wikisource.fr : banque de textes écrits en français.

Littérature secondaire

BLECUA, José Manuel, Sobre poesía de la edad de oro: ensayos y notas erúditas, Campo abierto, GREDOS, Madrid, 1970

Las flores en la poesía española, HISPÁNICA, Madrid, 1944. [non consulté]

COLLECTIF, Antología poética de los siglos XV y XVI, éd. Vicente TUZON, Biblioteca didáctica Anaya, ANAYA, Madrid, 2002.

http://www.educajob.com/xmoned/temarios_elaborados/ castellano/indice.htm

site espagnol offrant plusieurs études sur la langue et la littérature espagnole, classique notamment.

Liens vers les oeuvres des auteurs cités

Littérature espagnole

ALFONSO X http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=1000090

ARCIPRESTE DE HITAhttp://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=659

FERNANDO DE HERRERA http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=411

FRAY LUIS DE LEON http://es.wikisource.org/wiki/Fray_Luis_de_Le%C3%B3n http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=71

GARCILASO DE LA VEGA http://es.wikisource.org/wiki/Garcilaso_de_la_Vega http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=719

GIL VICENTE http://es.wikisource.org/wiki/Gil_Vicente http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=513

MARQUÉS DE SANTILLANA (IÑIGO LÓPEZ DE MENDOZA) http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=519

JORGE MANRIQUE http://www.cervantesvirtual.com/FichaAutor.html?Ref=523

JUAN DE MENA http://es.wikisource.org/wiki/Juan_de_Mena

SAN JUAN DE LA CRUZ http://www.cervantesvirtual.com/FichaObra.html?Ref=116

Littérature de l'Antiquité

Littérature grecque

HOMÈRE http://remacle.org/bloodwolf/poetes/homere/table.htm

THÉOCRITE http://remacle.org/bloodwolf/poetes/falc/theocrite/oeuvre.htm#vie

Littérature latine

AUSONE http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm#ausone

HORACE http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/intro.htm#horace

OVIDE http://bcs.fltr.ucl.ac.be/META/00.htm

VIRGILE http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/buc/bucgen.html

Autres sites d'intérêt

http://juxta.free.fr banque de textes latins et grecs, numérisés, traduits pour la plupart au XIXe siècle, avec une présentation en juxtalinéaire.

http://remacle.org site de vulgarisation proposant des liens vers des textes latins et grecs avec leur traduction ainsi que des parties portant sur la culture antique.

http://www.weblettres.net « Le portail de l'enseignement des lettres », site comportant des rubriques à l'usage des professeurs de français, latin et grec, qui propose des cours et séquences, et une partie « langues anciennes » très fournie.

http://www.thelatinlibrary.com site anglais proposant une banque de textes latins et grecs, ainsi que des liens vers d'autres sites où l'on peut trouver la traduction des œuvres de l'Antiquité, ou des articles sur la langue et la littérature latine.

http://www.noctes-gallicanae.org site de vulgarisation sur la littérature latine et grecque, proposant également une banque de textes.

Littérature française

CHRÉTIEN DE TROYES http://fr.wikisource.org/wiki/Chr%C3%A9tien_de_Troyes

GUILLAUME DE LORRIS http://fr.wikisource.org/wiki/Guillaume_de_Lorris

PIERRE DE RONSARD http://fr.wikisource.org/wiki/Ronsard

Tous ces sites ont été consultés entre les mois de décembre 2007 et janvier 2008.

 

Pour citer cette ressource :

Marta Martinez valls, Une approche de la poésie espagnole des XVème et XVIème siècles, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2008. Consulté le 22/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/poesie/une-approche-de-la-poesie-espagnole-des-xveme-et-xvieme-siecles