«L'Espagne et les Espagnols» de Juan Goytisolo
Juan Goytisolo, L’Espagne et les Espagnols, À plus d'un titre - Collection Athisma, 2012, 176 pages, traduit de l'espagnol par l'atelier de traduction de l'ENS de Lyon, dirigé par Philippe Dessommes.
Présentation
À quoi ressemble un Espagnol ? Eh bien à un beau brun, poilu, dansant le flamenco, jouant des castagnettes et aimant aller à la corrida, répondrait volontiers le touriste venu passer ses vacances de la Toussaint en Espagne ! Et à quoi ressemble l'Espagne ? Eh bien à un pays où le soleil est permanent, où les gens parlent fort, et où les fêtes religieuses et le football sont l'opium du peuple.
Comment nous détacher de ces clichés qui peuplent notre imaginaire quand nous, les étrangers, pensons à ce pays au passé conquérant et dominant qui de nos jours ne perce plus l'écran que grâce à ses coupes budgétaires et à son taux de chômage qui n'en finit plus de grimper.
Mais de quoi est faite l'Espagne ? D'une chrétienté conservatrice, regrettant le Siècle d'Or et revendiquant son « essence » espagnole ou bien d'un multiculturalisme, fruit non pas d'une lignée mais d'une culture, d'une permanente transformation de la société ? Qui sont les Espagnols? Étaient-ils jadis des chevaliers, hier des soldats et sont-ils aujourd'hui des toreros ? Comment les différentes cultures présentes en Espagne ont-elles trouvé leur traduction dans la Littérature ? Quelle fut l'attitude de l'Espagne face à l'Europe, aux Lumières, à la Révolution Industrielle ? Pourquoi Hemingway considérait-il la corrida comme un art ? Pourquoi l'Espagne est-elle restée si longtemps en marge du développement économique et de la société de consommation que connaissaient ses pays voisins ?
Qui mieux que Juan Goytisolo - espagnol exilé dès l'arrivée au pouvoir du général Franco - pour répondre à ces questions ? Dans L’Espagne et les Espagnols, il s'attache, avec un regard critique, à démystifier les vieilles croyances et à combattre l'ignorance de son propre peuple. C'est également un livre où il nous offre une analyse de sa production littéraire personnelle, en exposant sa vision d'un contexte historique maintes fois décrit dans ses livres.
Ce livre nous propose un voyage à travers les époques dans le but de dépoussiérer les vieilles croyances et de faire renaître certains auteurs oubliés qui avaient si bien compris l'Espagne, avec souvent un point de vue extérieur et scientifique. À l'aide d'historiens comme Américo Castro et Jean Vilar, ou de chroniqueurs comme Blanco White et Borrow, Juan Goytisolo se fait le psychanalyste d'une Espagne malade, le sociologue d'une littérature divisée. Celui chez qui « la fécondité de tout ce qui vit hors des camps retranchés, le vaste domaine des aspirations latentes et des questions muettes, des idées neuves et informulées, l’échange et l’osmose des cultures allaient constituer l’espace où se développeraient (s)a vie et (s)on écriture, en marge de valeurs et de théories, castratrices sinon stériles, liées aux notions de credo, patrie, état, civilisation ou doctrine (1)».
Notes de lecture
Ce que nous propose Juan Goytisolo, c'est un panorama de l'Histoire espagnole tout à fait libre et critique, un discours d'historien et de sociologue peu diffusé en Espagne, que ce soit dans les Universités ou dans la société civile, car ouvertement dénonciateur et démystificateur. Publié pour la première fois en 1969 en allemand, puis en 1979, en espagnol, puis complété par un nouveau chapitre : « En regardant vers l'avenir », écrit après la mort du dictateur Franco, ce livre est à ranger parmi les classiques du genre grâce à son point de vue acerbe et nourri. En 2012, même si cette analyse s'arrête à l'après-franquisme, elle ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur et lui livrera un discours clair et saisissant. Ce que combat ouvertement Juan Goytisolo, c'est l'antisémitisme, l'ethnocentrisme, la bêtise et la xénophobie, qui aujourd'hui trouvent malheureusement encore des échos dans nos sociétés.
Cette chronologie commence avec une description de l'homo hispanicus, cet être humain ayant vécu sur la terre nommée « Espagne » et qui était donc par définition un « Espagnol ». La première idée à laquelle Goytisolo s'attaque est celle de l'identité espagnole, qu'il ne croit pas relative à un caractère fondamental mais à une culture, non figée, qui est en permanente transformation. Des siècles durant, les « bons chrétiens » auront au contraire à cœur de décrire cette identité comme une essence, inhérente à tout individu ayant vécu sur la péninsule ibérique. Ce dogme, que Goytisolo qualifie d'« outrage », a conduit les monarques à expulser les juifs et les maures, provoquant le « morcellement de l'Espagne ». La pureté de sang se détectait chez les individus par la pratique d'activités non liées à l'argent, l'art ou l'érudition. Ce que souligne Goytisolo, c'est la nécessité, sous Charles V par exemple, de briller par son ignorance pour être respecté et ne pas attirer les soupçons. Une véritable chasse au chrétien sévissait, alors que paradoxalement, jusqu'au XVème siècle, les juifs et les arabes participèrent avec les chrétiens à la construction des monuments religieux, jusqu'au jour où Isabelle la Catholique ne l'interdise. Il était possible de voir d'un côté les ultras chrétiens comme Quevedo, Lope de Vega et plus tard Ganivet ou Unamuno, et de l'autre des personnalités au profil plus individuel et marginal comme Fray Luis de León, Mateo Alemán ou Cervantès, qui furent les précurseurs du roman moderne européen.
Au XVIème siècle, la glorification de l'art chevaleresque et l'abandon de l'art, de la science et de la littérature étaient pratiques courantes. La servitude au roi et la contribution à l'expansion de son royaume étaient les qualités les plus appréciées, faisant de l'Espagnol une incarnation de l'idéal chevaleresque qui renaîtra avec la Phalange sous le slogan « À bas l'intelligence, vive la mort ! ». Une des idées phares de cette idéologie, propre au chevalier chrétien, est le fait de pratiquer la « saignée », de désirer la violence, car faisant partie intégrante de la culture espagnole. Ceci explique que le chevalier voyait dans la mort un soulagement et une exaltation.
Une autre idée répandue au Moyen Âge et jusqu'au XVème siècle est celle du péché originel. Avec l'arrivée des Rois Catholiques, le sexe devient synonyme de répulsion et de haine. Selon Goytisolo, c'était une manière d' « enfermer l'individu dans une problématique sans issue et de développer en lui une conscience dolente qui l'attache au domaine de la vie privée et le rende incapable de toute activité sociale adulte et libre ». L'une des traductions dans la Littérature de cette idée est le mythe de Rodrigo, le dernier roi Wisigoth, raconté dans La prophétie du Tage de Fray Luis de León, où est expliqué que l'invasion de l'Espagne par les maures aurait été provoquée par la conduite de Rodrigo, ayant pêché avec une prostituée. Les arabes auraient envahis la péninsule pour punir Rodrigo et tout le peuple espagnol. Le mal est ici incarné par le sexe et par la femme. L'amour idéalisé et platonique devient l'amour moral et les manifestations de haine envers les femmes se font nombreuses (Goytisolo cite l'exemple de Quevedo).
Dans le but de faire le lien entre l'Histoire et la Littérature, Goytisolo associe certains genres à des idéologies. Ainsi, les « vieux » chrétiens écriraient plutôt des romanceros, des romans de chevalerie, des auto-sacramentaux, qui privilégient des thèmes traditionnels et les légendes nationales, alors que les « convertis » préféreraient plutôt les thèmes provocateurs, qui bouleversent l'ordre établi et où règne l'humour noir, le pessimisme, l'imaginaire. Cela se traduit par exemple par les romans picaresques dans lesquels les personnages principaux sont des antihéros qui prônent des antivaleurs. Dans La Célestine, diffusé en 1502, on assiste à une inversion du schéma traditionnel des œuvres théâtrales car ce ne sont pas les nobles mais les prostituées qui sont courtisées. Pour Goytisolo, Don quichotte, Don Juan et La Célestine sont des représentations de la cohabitation séculaire d'Espagnols chrétiens, musulmans et juifs.
Au XVIIème siècle, lors de la guerre de succession, la dynastie française l'emporte et le pays est plongé dans la superstition et l'ignorance. Une très grande pauvreté sévit. Les idées des Lumières ne s'implantent pas du tout car selon Goytisolo, l'Espagne est une terre trop « inculte ».
Au début XIXème, le peintre Goya est le seul artiste à associer raison et imagination. Il essaie d'enterrer la superstition, de combattre l'ignorance et de rejeter le mythe esthétique, religieux et moral. Les créatures maléfiques présentes dans ses toiles (diables, sorcières, boucs) font référence à des mythes présents en Espagne depuis le Moyen Âge et qui demeurent inchangés au fil des siècles. Ainsi, le diable est représenté sous forme d'un bouc, censé rappeler les arabes qui s'adonnent au plaisir sexuel de manière beaucoup plus libre que les chrétiens, et les sorcières, elles, sont des femmes ayant pêché avec un homme arabe. Goya explore le subconscient et les songes des Espagnols.
Pour construire son propos, Goytisolo s'appuie sur de nombreux autres auteurs qui ont écrit sur l'Espagne. Deux en particuliers retinrent son attention : Blanco White (Lettres d'Espagne (2)) et George Borrow (La Bible en Espagne (3)). Ces deux auteurs, pour le premier expatrié et pour le second étranger, ont pu donner de l'Espagne une image extérieure et juste aux yeux de Goytisolo. Borrow fait par exemple une description des coutumes « primitives » et « tribales » de la bureaucratie et des archétypes de la société espagnole qu'il a pu rencontrer lors de son voyage (curé carliste, fanfaron libéral, garde méfiant et pointilleux, pauvres généreux et riches sots).
Au début du XIXe siècle, alors que l'industrialisation prend forme en Catalogne, les petits bourgeois s'enrichissent et poussent les « pauvres » à choisir l'action directe et la subversion. Néanmoins, la grande masse des Espagnols est dans l'immobilisme et le traditionalisme. Le progrès ne naît pas d'une fécondation mais d'une « greffe » effectuée sur les pays voisins. La philosophie, les sciences, la technique, la politique, la littérature, viennent de l'extérieur, même si un développement économique accéléré à lieu à la fin du siècle. « L'Homo hispanicus vit et vivra encore dans sa majorité, pendant plus d'un demi-sicle, étranger et rétif aux motivations du moderne Homo œconomicus ».
C'est également l'époque de la perte des dernières colonies (Cuba, Puerto Rico et les Philippines) qui confirme le déclin de l'Espagne au niveau international. Cette même année, surgit la « Génération de 98 », qui a pour objectif de passer au crible l'art et la littérature. Les grandes figures de ce mouvement sont Ganivet, Unamuno, Machado, Azorín. Mais cela ne signifie pas pour autant une quelconque ouverture, car les sciences et la technique restent bannies et méprisées. À travers ce courant, la vieille caste chrétienne de Castille se voit glorifiée avec toutes ses valeurs les plus caractéristiques : race ibérique, mépris du sexe, spiritualité, esthétique religieuse, nostalgie du Siècle d'Or. La promotion du paysage espagnol (castillan) est omniprésente. Goytisolo s'attache démystifier ces écrivains, étudiés dans les universités et qui symbolisent pour lui un ethnocentrisme castillan.
Ensuite, notre auteur commente l'ouvrage d'un autre étranger ayant séjourné dans la péninsule : Ernest Hemingway, qui a écrit un ouvrage rendant hommage à la tauromachie, Mort dans l'après-midi (4). Une idée déjà exprimée resurgit, celle qui attribuerait aux Espagnols un goût prononcé pour la mort. Pour Hemingway, la tauromachie est un art car elle sert à satisfaire un désir. Il prouve personnellement beaucoup de plaisir en la regardant. En revanche, pour Goytisolo cette pratique est immorale car liée à la corruption et à de grands enjeux économiques comme l'élevage de taureaux. Voici ce qu'il dit, en guise de réponse à Hemingway : « Parmi les masses d'aficionados qui remplissent aujourd'hui les arènes, le nombre de ceux qui payent le prix d'entrée pour éprouver la sensation de la vie et de la mort, du mortel et de l'immortel, est à peine plus élevé que celui des fidèles qui se rendent à la messe chaque dimanche pour méditer sur le mystère de la transsubstantiation... ».
En 1931, la seconde République naît pacifiquement. Deux images s'opposent alors dans la société espagnole : celle du castillan orgueilleux et paresseux avec celle du catalan, motivé par le gain et moins cultivé. C'est l'année suivante que se créée la Phalange, qui conserve le « vieil idéal de la domination de la caste militaire : celui du chevalier chrétien, mystique et guerroyeur, soucieux de sa manière d'être et de son style de vie, qui exalte "l'obéissance au chef", "l'impératif poétique" et la "disposition combative" ». Quelques intellectuels comme Ortega y Gasset, Marañán ou Pérez de Ayala résistent, mais l'incapacité de la bourgeoisie à assurer une autorité dirigeante et le maintien de structures médiévales comme le latifundia bloquent l'Espagne. Là encore, Goytisolo cite un auteur étranger, anglais, qui effectua un travail conséquent sur l'Espagne :Gerald Brenan (The face of Spain, 1950). Brenan vécut sept ans en Espagne jusqu'à l'arrivée de la Guerre Civile de 1936. Il revint en 1949 en tenant un carnet de voyage où il s'attela à décrire avec une précision cinématographique les Espagnols qui subissaient la répression. À Madrid, régnait une apparente tranquillité, tandis que dans les campagnes, la misère sévissait. Il est également témoin des fêtes religieuses qui poussent les Espagnols à « s'associer avec la Mort et travailler pour elle » comme en témoignent les chaînes, les cilices et les fouets utilisés lors de ces fêtes populaires.
Des années 1950 à 1970, un tournant s'opère dans la mentalité des Espagnols du fait de l'ouverture apparente du régime qui favorise l'industrialisation et le développement d'une société moderne de consommation. Le tourisme s'implante et une nouvelle religion voit le jour : le consumérisme. Mais pour Goytisolo, cette mercantilisation se traduit par l'improvisation, le mimétisme et le manque d'authenticité, ce qui conduit à la caricature : « Jusqu'à très récemment, l'Espagnol méconnaissait ou refusait l'éthique de la productivité. Comme la majorité des peuples sous-développés, il réagissait à l'utilitarisme des sociétés industrielles avec un mélange ambigu d'envie et de mépris ». Cette caricature a engendré des désastres au niveau du patrimoine espagnol : le béton côtoie les charmants villages et le flamenco andalou s'exhibe dans les régions du Nord de l'Espagne.
Le dernier chapitre, « En regardant vers l'avenir », a été écrit par Juan Goytisolo deux ans après la mort de Franco. L’Espagne hérite alors d'un passé oppresseur où le droit de s'exprimer, de s'éduquer hors des sentiers battus et de se cultiver n'existait pas. Le peuple espagnol est malade, d'autant plus que le nom du général est imprononçable et qu'il n'est évidemment pas si simple d'effacer quarante ans d'Histoire. La démocratie apparaît comme vitale et les premières élections libres depuis 1936 ont lieu.
Notes
1 - Juan Goytisolo, Chasse gardée, Paris, Fayard, 1985, pp. 41-42
2 - José María Blanco Crespo "Blanco White", Letters from Spain, Londres, 1822
3 - George Borrow, The Bible in Spain, Londres, 1843
4 - Ernest Hemingway, Death in the Afternoon, Charles Scribner's Sons, 1932
Pour citer cette ressource :
Caroline Bojarski, "«L'Espagne et les Espagnols» de Juan Goytisolo", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2013. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-espagnole/auteurs-contemporains/juan-goytisolo-l-espagne-et-les-espagnols