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Pourquoi et comment (n’) enseigne-t-on (pas) la pluralité linguistique de l’Espagne dans les cursus universitaires ?

Par Chrystelle Burban : Maître de Conférences - Université Paul Valéry Montpellier 3, Christian Lagarde : Professeur et Président de la SHF - Université de Perpignan
Publié par Christine Bini le 02/02/2010

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Article universitaire présentant un bilan de "l'offre de formation" concernant la pluralité linguistique de l'Espagne.

 

 

Résumé  

Après enquête auprès des différentes universités françaises proposant des formations d'études hispaniques en LLCE et/ou LEA, on tentera d'esquisser un bilan de l' « offre de formation » concernant la pluralité linguistique de l'Espagne, qui constitue une donné démographique, linguistique, culturelle voire sociopolitique objective, puisqu'elle concerne quelque 40% de la population espagnole. Au-delà de cet état des lieux, on s'interrogera, toujours à partir des données de l'enquête soumise aux enseignants du supérieur spécialistes de civilisation, de linguistique voire de littérature, sur les raisons pratiques (pédagogiques et/ou administratives, culturelles voire idéologiques (une « certaine idée » de l'Espagne et de la France) susceptibles d'influer sur l'effectivité ou non de tels enseignements, les différentes formes qu'ils peuvent revêtir, les volumes horaires qui leur sont éventuellement consacrés.

Il est en effet important de connaître, entre autre sous cet angle particulier, l'image de l'Espagne transmise à nos étudiants, et de susciter une réflexion croisée de la part de nos collègues universitaires espagnols. L'éducation à la connaissance de l'Autre et partant à la diversité, est à juste titre réputée constituer l'un des enjeux importants de la formation aujourd'hui ; a fortiori, de celle d'individus potentiellement en charge de devenir à court terme, au titre d'enseignants du primaire, du secondaire ou du supérieur, eux-mêmes des formateurs, et donc de transmettre/reproduire (ou non) les éléments acquis au long de leur propre formation.  

 

L’enseignement dans le supérieur face au défi de l’interculturalité

Dans un monde en profonde et constante mutation, la rencontre avec l’Autre, à la fois plus ou moins semblable et différent de Soi, est devenue une constante de notre vécu quotidien, tant à l’intérieur des groupes que dans nos relations intergroupales, induites et accentuées par la mondialisation. La démarche traditionnelle répond à cet embryon de rencontre « interculturelle » dans un même groupe, d’une part, par l’acculturation qui donne l’illusion au mieux d’un pluralisme culturel par juxtaposition des cultures en présence, au pire d’une homogénéité communautaire. D’autre part, le rapport aux cultures dites « étrangères » s’inscrit à tout le moins dans la recherche de l’identique et l’évacuation de la différence, quand ce n’est pas dans la concurrence selon le degré de « solidarité d'intérêts » des cultures en présence.

À la demande croissante d’égalité et de respect émanant des acteurs de la communication interculturelle, les systèmes d’éducation sont chargés d’apporter des réponses et des pratiques modifiées. Or selon Zarate ((Geneviève ZARATE, Représentations de l’étranger et didactique des langues, Paris : Didier, 1993.)) chacun d’eux organise traditionnellement ses pratiques face à la diversité des cultures par son caractère monoculturel ; le discours magistral d’expertise et la monographie; la simplification entendue comme uniformisation, voire neutralisation des différences intraculturelles.

Désormais, l’éducation interculturelle en tant que « une des modalités possibles de traitement de la diversité culturelle au sein de l’école, de toutes les formes de diversité (pluralité européenne, régionale, migratoire, linguistique) en liaison notamment avec l’apprentissage des langues étrangères », selon Porcher ((Louis PORCHER, Martine ABDALLAH-PRETCEILLE, Éducation et communication interculturelle, Paris : PUF, 1996, p. 59.)), vise à « construire entre [les cultures] une relation convenablement régulée permettant d’accéder à un nouveau plan : celui d’une formation unitaire harmonieuse transcendant leurs différences sans les évacuer », ainsi que l’affirme Camilleri ((Carmel CAMILLERI, Margalit COHEN-ÉMERIQUE (dirs.), Chocs de cultures: concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, Paris : L’Harmattan, 1989, p. 389.)). Les méthodes d’un apprentissage interculturel envisagent, dit Collès, toute « une décentration et la compréhension de l’autre au détriment de la seule description et de la simple connaissance théorique » ((Luc COLLÈS, « Interculturel (didactique de l’) », in Gilles FERRÉOL, Guy JUCQUOIS (dirs.), Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris : Armand Colin, 2003, p. 175-180, p. 175.)) ; il est pris en charge dans le cadre de trois enseignements phares : les langues étrangères, l’histoire et la littérature. Cela dit, souligne Kerzil, «la mise en pratique révèle un fort décalage entre les déclarations d'intention et les possibilités réelles d'exécution du projet » ((Jennifer KERZIL, « L’éducation interculturelle en France : un ensemble de pratiques évolutives au service d’enjeux complexes », Carrefours de l’éducation, n° 14, 2002/2, p. 120-159, p. 145.)), et la démarche interculturelle depuis son émergence dans les années 1970 connaît nombre de déboires et dérives qu’ont signalés Abdallah Pretceille, Porcher et Camilleri.

Cependant, l’enseignement universitaire occupe une place particulière dans le monde éducatif. Ses spécificités pourraient en faire l’acteur idéal d’une démarche d'enseignement orientée vers l’interculturel, en ce sens que c’est la recherche universitaire elle-même qui en développe les principes, idéalement applicables et vérifiables dans les pratiques d’enseignement universitaire, dont l’avantage est de ne pas être soumises à des directives ministérielles. Nos filières de langues (L.L.C.E. et éventuellement L.E.A.) sont sans doute les plus à même d’en appliquer les principes, puisqu’elles concentrent les enseignements déjà mentionnés, qui en sont les principaux vecteurs.

La question que nous posons – et que nous nous posons – à la faveur de cette rencontre est tout entière contenue dans notre titre. Si elle s’intègre indiscutablement à nos axes personnels de recherche en sociolinguistique, il nous est apparu qu’elle concernait aussi la communauté des hispanistes français du supérieur et qu’au-delà, elle pouvait être retournée à nos collègues enseignant le français dans les universités espagnoles : dans une perspective de « regards croisés », les enseignements sur l’Espagne ont-ils pris en compte une pluralité linguistique de fait, incarnée en droit par le cadre de l’État des Autonomies à l’échelon de certaines Communautés Autonomes ? Si oui, dans le cadre de quelles matières cela s’est-il fait, et sous quelle(s) forme(s) ? Autrement dit, projette-t-on sur l’Espagne d’aujourd’hui depuis la France, par ethnocentrisme, une vision centralisée et jacobine ? Continue-t-on, sans aggiornamento (par routine intellectuelle), de penser le pays voisin tel qu’il se présentait du temps du franquisme ? Le thème n’est pas neutre, pas plus en France qu’en Espagne, et réaliser une enquête auprès des membres de la S.H.F. puis en présenter publiquement ici les résultats ne l’est pas davantage. Cependant, on va le voir, l’absence de réponse tout comme les réponses fournies sont significatives de différents positionnements aussi bien idéologiques que professionnels, allant de l’indifférence à des formes variées et parfois opposées de militantisme.

Notre enquête se présente sous forme d’un questionnaire, composé de questions fermées, à choix multiple ou ouvertes ; elle est déclarative, les émetteurs pariant sur la sincérité des enquêtés, sans volonté ni moyens de vérifier la correspondance entre les dires et les faires de chacun. Elle a été adressée par message électronique à tous les adhérents de la S.H.F. recensés par l’annuaire 2006 en ligne, à l’exception des collègues déclarés alors retraités et des américanistes, soit à quelque 600 membres. Les adresses mail n’étant souvent pas actualisées, 400 à 450 messages seront parvenus à leurs destinataires ; nous n’avons reçu que 46 réponses, soit quelque 10 %. Leur faible nombre jette un doute sur les conclusions que nous pouvons être amenés à tirer de la consultation. Est-ce extraordinaire ? Non si l’on considère les retours habituels d’enquêtes d’opinion non saisies sur le vif ; ni si nous prenons en compte l’invasion paperassière dont les universitaires font chaque jour davantage l’objet. Certains collègues ont sans doute eu l’intention de répondre et toutes les bonnes raisons du monde de ne pas le faire. Par ailleurs, si ceux qui ont répondu sont précisément ceux qui se sont senti concernés par le thème abordé et si transposer en pourcentages les résultats obtenus représente une distorsion de la réalité, on ne peut pas pour autant interpréter la non réponse comme signe d’indifférence voire d’hostilité. Nous sommes dans l’éternel débat sur la représentativité des échantillons et les marges d’erreur ; mais au delà des regrets et des approximations, l’intérêt et la diversité des réponses et commentaires fournis méritent, on va le voir, l’analyse – avec les réserves qui s’imposent.

Le profil des enquêtés

Le collectif qui a répondu à notre enquête est donc de 46 individus, 20 hommes et 26 femmes d’une moyenne d’âge de 44 ans. 70 % sont nés en France, le reste en Espagne (26 %), moins deux dans d’autres pays ; par ailleurs, les trois-quarts d’entre eux ont fait l’intégralité de leurs études en France, 2 la totalité en Espagne, 7 dans les deux pays, 2 dans l’un des deux et un pays tiers. 12 déclarent avoir fait en Espagne au moins une partie de leur cursus dans les villes suivantes : 4 à Madrid, 4 à Barcelone, 2 à Valence, 2 à Salamanque, 1 à Saragosse, 1 à Palma. Ils ont satisfait aux critères écrits et non écrits de recrutement dans l’enseignement supérieur puisque, en plus de la thèse (ou éventuellement d’un doctorat d’état ou d’une H.D.R.), 40 (87 %) d’entre eux sont titulaires des concours du second degré, 24 du C.A.P.E.S. et de l’agrégation d’espagnol, 9 de l’agrégation, 7 du C.A.P.E.S.. L’échantillon semble en cela représentatif des hispanistes français, hors américanistes, nombreux d’origine latinoaméricaine. Leur recherche porte, pour tout ou partie, sur la littérature (45 %), la « civilisation » (32 %), la linguistique (21 %), l’image (4 %) ; leurs enseignements correspondent ou non à ces spécialités en fonction des nécessités des structures dans lesquelles ils sont affectés. Sans doute les linguistes sont-ils ici sur-représentés au détriment des civilisationnistes.

Au chapitre de leurs compétences linguistiques, français mis à part, ils sont 20 (43 %) à ne maîtriser, parmi les langues d’Espagne, que le castillan ou espagnol ; 20 autres déclarent des compétences bilingues et 6 trilingues. Parmi les « bilingues », aucun bascophone, 1 galégophone, 1 valencianophone, les 18 autres étant catalanophones. Parmi les « trilingues », 5 sur 6 déclarent connaître le catalan, 3 le galicien, 3 le portugais (langue péninsulaire mais pas « espagnole »), 1 l’aragonais. La question suivante portait sur les modes d’acquisition des différentes langues. Pour ce qui est de l’espagnol, le système éducatif est mentionné 35 fois, la famille apparaît à 19 reprises. Concernant la connaissance du catalan, elle est due dans 10 cas à des apprentissages formalisés, dans 4 cas à la famille et dans 13 cas au vécu personnel. Pour le galicien, la voie scolaire l’emporte sur la familiale, tout comme pour le portugais, le seul cas impliquant l’aragonais renvoyant à la sphère familiale.

Toutes ces données appellent quelques commentaires. Tout d’abord, le questionnaire ne demandait pas de préciser la nature des compétences pas plus que leur degré, ce qui laisse une marge d’incertitude sur l’interprétation des déclarations de compétences. Cela n’est pas sans lien avec la proportion d’individus déclarant des compétences bilingues ou trilingues (en fait trilingues voire quadrilingues), de l’ordre de 56 %. Reflète-t-elle la réalité de l’hispanisme français ? La part importante qui revient au catalan (50 % de l’effectif) se justifie – comme pour les autres langues mentionnées – par la proximité des langues romanes, les origines, les parcours universitaires personnels, mais correspond-elle véritablement à l’ensemble des hispanistes français du supérieur ? Pour ce qui est des modalités, est-il vraiment surprenant que des universitaires aient appris les langues étrangères à l’école ? Toutefois, le catalan se distingue du castillan et du portugais par une part moindre d’apprentissage formalisé (au profit de démarches personnelles), qui correspond très vraisemblablement à un déficit d’implantation de cette langue dans les cursus scolaires et universitaires français.

La réalité pluriculturelle est une donnée bien présente chez les enseignants hispanistes du supérieur, qui s’y sont majoritairement frottés. Seuls 23,9 % des répondants affirment n’avoir été en contact de la pluralité linguistique de l’Espagne ni à travers leur cursus ni à travers leur vécu personnel. Parmi les 76,1 % restants, ceux qui ont eu accès à cette pluralité linguistique par le biais de l’enseignement (partiellement ou uniquement) sont minoritaires : 4,3 % n’ont eu un contact par le milieu éducatif et 34,7 % à la fois par le milieu éducatif et le vécu personnel. Cette distance entre le milieu éducatif et le vécu personnel en tant que pourvoyeurs d’une expérience pluriculturelle, s’explique parfois par l’âge – pas toujours avancé – des répondants, qui ont fait leurs études à une époque où la diversité linguistique était stigmatisée de part et d’autre des Pyrénées, du côté sud pour des raisons politico-idéologiques évidentes, et du côté français, en raison d’une vision ethnocentrée de l’identité dont le fondement est le principe d’unité.

Le vécu personnel – qu’il s’agisse de la configuration familiale ou de séjours de longue durée – reste donc le pourvoyeur principal d’une expérience pluriculturelle. Il est, semble-t-il, essentiel dans le comportement des enseignants, puisque ceux n’ayant eu aucun contact prolongé avec la pluralité linguistique de l’Espagne constituent un groupe où majoritairement (54,5%) cette pluralité n’intègre pas les enseignements. En revanche, le groupe ayant eu un contact plus approfondi (cursus et vécu) l’intègrent à leur enseignement pour 57,8 % d’entre eux, alors que ce chiffre atteint 70 % chez ceux qui en ont une expérience hors circuits éducatifs. On peut donc supposer que la présence ou non d’éléments liés à la pluralité linguistique dans le milieu éducatif n’a pas eu une incidence majeure sur les pratiques des enseignants.

Les représentations sur les langues

À partir des réponses obtenues à la question ouverte demandant aux enquêtés de donner leur opinion sur la pluralité linguistique, on peut très sommairement et provisoirement classer ces réponses en quatre catégories : les opinions positives représentent 69,5 % du total ; les défavorables 4,3 % ; une troisième, de 10,8 % regrouperait ceux qui se prétendent explicitement sans opinion ; et une dernière (15,2 %) engloberait ceux n’ayant donné aucune réponse.

Les opinions défavorables, très minoritaires, s’opposent à la pluralité linguistique sur la base de deux motifs, l’un d’ordre communicationnel : « le développement de l’usage du catalan ces 10 dernières années en Catalogne et Pays valencien complique les relations avec les autochtones ». L’ancrage géographique précis montre probablement, dans ce cas, un vécu négatif de la diversité (difficulté à communiquer) qui rejaillit ou conforte une représentation négative de la pluralité. Le deuxième motif renvoie à l’idéologie : « c’est une erreur qui débouche sur des attitudes racistes ou d’appartenance à un clan, le manque de logique me gêne ».

Pour les opinions favorables, qui représentent une très forte majorité, la diversité est généralement perçue comme une « richesse », ou sous ses variantes « enrichissante » ou « enrichissement ». Ce dernier terme, récurrent, peut apparaître accompagné d'adjectifs comme « culturel, linguistique, énorme » ou « incontestable ». Les alternatives adjectivales sont diverses : « passionnante, intéressante, amusante, souhaitable, bénéfique, nécessaire » et « indispensable ».

Mais ces représentations ne sont pas homogènes et se déclineraient selon deux modalités : celle d’une adhésion inconditionnelle et celle d’une adhésion restrictive, modalisée selon les schémas énonciatifs suivants :

représentation positive + adversatif (mais, cependant) + restriction
représentation positive + condition (si) condition

Les restrictions exprimées sont diverses : elles peuvent ne pas être explicitées et rester dans les généralités : «intéressante, enrichissante, mais très compliquée». Les autres, plus précises, concernent le domaine politico-idéologique perçu comme élément de perversion (« enrichissante si elle n'enferme pas dans les nationalismes linguistiques odieux qui sévissent actuellement », « richesse culturelle incontestable, mais usage politique parfois douteux », « c’est indubitablement une richesse si on n'en fait pas un argument ou un instrument bassement politique ») ; le langagier, en tant qu’obstacle à la communication (« intéressante, même amusante..., mais peut représenter une barrière à la communication ») en particulier entre nationaux (« c’est évidemment une richesse culturelle et linguistique à maintenir, en prenant soin que les Espagnols des régions concernées maîtrisent parfaitement le castillan à l’oral comme à l’écrit ») ; il est aussi d’ordre quantitatif, remettant en cause une montée en puissance des langues et cultures dominées : « c’est une richesse, mais les particularismes, y compris linguistiques, ne doivent pas être poussés à l’excès », « il est nécessaire de privilégier la pluralité linguistique d’un pays (...) Cependant, je pense que les langues autonomes prennent parfois une part trop importante dans certaines régions ».

Sous toutes ces considérations apparemment générales apparaît implicitement une dénonciation des nationalismes périphériques – auxquels seuls quelques-uns se réfèrent nommément (« je refuse de parler catalan quand on me l'impose ») –, de leur politique linguistique visant à faire de leur langue propre une langue normale de communication à l'instar du castillan, et de leurs effets réels – de progression desdites langues – ou supposés – politique monolinguiste et donc recul du castillan. L'opinion générale s’oriente ainsi vers une défense, voire une apologie de la pluralité linguistique, mais dans certaines limites : les langues doivent se tenir à l'écart de l'idéologie et du politique. Or, ce sont bien souvent les secteurs nationalistes qui prennent en charge la défense et promotion des langues et cultures minoritaires, dans le but proclamé d’assurer la continuité des langues. Et c’est nier l’évidence de leur lien avec le champ politique, qui les érige en éléments constitutifs d’une identité. Par ailleurs, la pluralité linguistique devrait comporter une hiérarchie des langues en contact, avec maintien de la diglossie (castillan langue dominante, les autres dominées). Finalement, tout en défendant la pluralité des langues, par les restrictions qu'ils ont exprimées, les enquêtés posent davantage les conditions d’une pluralité limitée que celles de sa permanence ou de sa promotion.

Ce qui ressort des représentations de cet échantillon d’enseignants a priori favorable à la pluralité linguistique, est donc un paradoxe. Une adhésion systématique à la pluralité linguistique s'exprimant selon les mêmes modalités pourrait être le signe d'un stéréotype, une de ces valeurs dans l’air du temps que l’on s’approprie facilement parce que relevant de bons sentiments. Cependant, les restrictions sérieuses et fréquentes exprimées montrent que ces valeurs ne résistent pas à l’expérience concrète de terrain. Si tel est le cas, c’est que les enseignants sont en proie à leurs propres représentations ethnosocioculturelles, à savoir le centralisme unitariste, dont vraisemblablement ils ne se sont pas départis et qu’ils transféreraient à l’Espagne. Leurs représentations sont donc guidées par un « égocentrisme national », qui risque de compromettre l’avènement d’un enseignement interculturel qui est de signe opposé.

Par ailleurs, certains enseignants présentent la particularité de répondre à la question tout en se prétendant sans opinion : pour eux, il s'agit d’un « fait », d’une « réalité ». Il semblerait cependant, que cet argument constitue une stratégie d'évitement. En effet, certains laissent entrevoir implicitement une opinion sur le sujet. Les opinions, neutres au départ (1), se décantent plutôt positivement dans un deuxième temps (2) pour s’achever sur une note négative (3), tantôt implicite (énoncé 1) tantôt de dénonciation (énoncé 2).

Phase 1 Phase 2 Phase 3
Je n’ai pas à avoir d’opinion, c’est une réalité. Lorsque je vais en Galice, on me sait gré de parler galicien en me faisant remarquer que mon accent est un peu trop portugais
Cette pluralité est un fait et je n’ai rien contre le bilinguisme, bien au contraire. Mais je n’apprécie guère la tendance actuelle qui vise à rendre monolingues – dans la langue de la CA – des populations jusqu’à présent bilingues. Je tempête très régulièrement contre l’attitude à mon avis idiote des universités qui envoient systématiquement à de futurs étudiants Erasmus français, des documents dans la langue de leur C.A., avec traduction en anglais

 

Le deuxième énoncé se termine toutefois sur une note positive, mettant en lumière les représentations linguistiques de l’énonciateur, de toute évidence favorables à un bilinguisme déséquilibré et donc au maintien de la diglossie : « Il me semble aussi nettement plus intelligent, comme le font certaines, de proposer à ces mêmes étudiants des cours gratuits de langue de la C.A. Quand c’est le cas, je conseille à mes étudiants de les prendre à titre d’option ».

On ne peut évidemment pas généraliser ces opinions à l’ensemble de ceux qui prétendent ne pas en avoir mais y voir un prétexte dissimulant des représentations plutôt négatives. Au final, les classifications et les résultats sont bien différents de ce qu’ils étaient au début : les attitudes nettement favorables ne constitueraient plus que 41% du total, les attitudes défavorables concerneraient entre 36 % et 41 % des réponses (selon que l’on y inclut partiellement ou totalement ceux disant ne pas avoir d'opinion), et ceux prétendument sans opinion seraient entre 0 % et 6,5 %.

 

Intégration des données dans les enseignements

Les enseignants n’ont pas toujours complété les cases correspondant aux formes d’intégration dans leurs cours d’éléments touchant à la pluralité linguistique de l’Espagne. De ce point de vue, les champs disciplinaires offrent des images de pratiques contrastées. Dans les enseignements de civilisation, sur 27 réponses, 21 (78 %) répondent par l’affirmative, 22 % par la négative. Pour la littérature, sur 20, 7 (39 %) sont positives, 13 (61 %) négatives. Pour ce qui est de la linguistique, sur 14 réponses, 9 (64 %) sont positives contre 5 (36 %).

Il existe donc un assez large consensus dans les enseignements de civilisation de l’Espagne contemporaine, justifié par la nécessité de rendre compte fidèlement de la configuration et du fonctionnement de ce qu’est l’actuel État des Autonomies. Au delà, une remontée dans les temps historiques permet de rendre compte aussi bien des processus ayant conduit à l’unité politique de l’Espagne que de la naissance et la montée en puissance des revendications politiques des « périphéries » permettant d’« éclairer les conflits permanents contre un pouvoir central autoritaire ». C’est en raison du lien historique des revendications politiques et linguistiques que la pluralité linguistique est abordée.

Chez beaucoup, cela se limite à l’expression d’une probité intellectuelle (dire ce qui est), chez d’autres on trouve un positionnement plus militant allant de la défense de la diversité comme « gage de richesse et de tolérance » jusqu’à la revendication de « casser les clichés » d’une Espagne monolingue. Sont alors mis à contribution l’étude de textes d’époque et/ou « en langue différente du castillan » voire « plurilingues », celle des statuts d’autonomie, à la faveur du cours, d’exposés des étudiants, ou encore d’interventions de lecteurs ou d’étudiants Erasmus en tant que témoins dignes de foi de la réalité quotidienne de l’Espagne d’aujourd’hui. Au rebours de cette démarche de pédagogie interculturelle, les réponses négatives, peu nombreuses, qui invoquent avant tout des contraintes de maquettes, peu probantes hors préparation aux concours, semblent vouloir dissimuler des blocages informulés, idéologiques et/ou ethnocentriques.

Contrairement à la « civi », s’expriment des réticences voire des impossibilités du côté des enseignements de littérature. Les objections formulées sont l’ampleur du champ littéraire hispanique (impliquant des choix et des priorités) et l’incompétence linguistique des enseignants et des étudiants à aborder des œuvres d’une autre langue que le castillan. De même, il y aurait une réticence à aborder ces œuvres par le biais de la traduction. L’exception concerne la littérature catalane, qui trouve un espace de traitement dans des filières optionnelles ou dans la préparation de l’épreuve optionnelle à l’oral de l’agrégation externe. Les enseignements de littérature, sans doute parce que davantage basés en France sur l’étude des textes que sur l’histoire littéraire, ne paraissent rendre compte que de manière isolée et volontariste de créations moins nombreuses et plus inégales (selon les époques et en valeur). Mentionner quelques « grands auteurs » périphériques, mettre à contribution des auteurs « bilingues » de langue espagnole, faire des programmations régionales sont quelques-unes des initiatives évoquées.

Du côté de la linguistique, les modes de prise en compte sont plus nombreux. La perspective diachronique y aide sans aucun doute plus ou moins nécessairement, à travers la fragmentation de la Romania et la romanistique contrastive. Retracer l’histoire de la langue castillane, devenue espagnole, suppose en outre de traiter des causes et des modalités de son expansion au détriment des autres langues péninsulaires. De même, les espagnols d’Amérique renvoient à leurs origines, les « hablas meridionales » et, à travers la dialectologie, aux variétés géolinguistiques péninsulaires. La perspective synchronique conduit parfois à proposer des enseignements sur la pluralité linguistique actuelle de l’Espagne qui rejoignent une approche civilisationniste.

 

Les objectifs de l’intégration

L’intégration des données de pluralité linguistique n’est pas dans la tradition de formation des enseignants. L’un d’eux, disant tout haut ce qui est le lot de beaucoup, avoue ne pas avoir « réfléchi à la question ». Or, lorsque celle-ci se trouve posée, elle amène à s’interroger sur la formation des étudiants. Si quelques collègues expriment la crainte que ce soit là un moyen de « revenir aux féodalismes clos sur eux-mêmes » ou qu’on en fasse « le centre de tous les enseignements », la plupart s’accordent à faire de cette intégration un véritable enjeu de formation. L’un d’eux affirme même qu’à cet égard elle est « indispensable pour un futur professeur d’espagnol ». Au-delà de la présentation, à la fois de « la diversité et [d]es traits communs » permettant de tendre vers « une vision objective et complète », il s’agit de fournir des « clés » d’une « meilleure compréhension » de la « spécificité de l’Espagne actuelle ». Multiplier les points de vue, c’est en outre éviter de «fausser la perspective» et par là «lutter contre les idées reçueset le manque de vision pluriculturelle », « ouvrir les étudiants à autre chose », « susciter chez eux la curiosité et peut-être l’envie d’apprendre une autre langue », une manière d’éduquer à la tolérance, et pourquoi pas à un « décloisonnement mental et pédagogique ». Là où beaucoup protestent de leur incompétence linguistique, comme pour se justifier de ne rien mettre en œuvre, d’autres, plus rares, le regrettent explicitement (« malheureusement, je suis monolingue »).

Légitimement soucieux de transmettre l’essentiel à un bon niveau de compétence, nos collègues pourraient sans aucun doute s’échapper des schémas de « reproduction » de la formation disciplinaire qu’ils ont reçue, faire davantage preuve d’imagination, à travers des approches comparatistes mettant en jeu les cheminements des histoires sociopolitiques, socioéconomiques, socioculturelles et sociolinguistiques, la romanistique, les traductions et les autotraductions. Reconnaissons que le compartimentage des savoirs et des apprentissages, qui sépare langue, littérature, culture et histoire (favorisé, en particulier en licence, par le cadre administratif) n’y incite guère. Il ne peut être facilement dépassé que grâce à la polyvalence des enseignants. Si nous mettons ces aspects en rapport avec la question portant sur les conditions de définition des programmes (pas de réponse : 8,6 % ; imposés par un collègue : 13 % ; définis nationalement : 23,9 % ; négociés entre collègues : 47,8 % ; choix personnel : 69,5 %), ou bien encore avec celle concernant l’identification d’obstacles (aucun : 54,3 % ; ne répond pas : 32,6 %), nous voyons clairement que les difficultés à traiter de la pluralité – entre autre linguistique – de l’Espagne, ne proviennent pas véritablement d’agents extérieurs de censure ou d’interdiction administrative mais bien de blocages et d’autocensures individuels, qui ont sans doute pour motif chez chacun de régler ses pratiques sur la représentation héritée et collective de ce qu’est être un (bon) agent de l’hispanisme français de l’enseignement supérieur.

Conclusions

Les données recueillies par notre enquête déclarative sont à la fois minces et éloquentes. Les logiques et les contradictions qu’elle révèle expliquent sans doute, pour partie au moins, le faible taux de réponses auquel elle a donné lieu. Ainsi qu’a pu le mettre en évidence l’analyse discursive concernant les représentations des enquêtés, souvent, ne pas répondre est soit un aveu implicite d’absence de réflexion sur la question, révélateur – consciemment ou non – d’une attitude ethnocentrée, soit de l’évitement de la formulation d’une réponse négative, a fortiori argumentée. C’est là un premier nœud de contradictions.

Cet évitement permet à qui le pratique de s’abstenir de mettre en regard dires (pétitions de principes humanistes, ouvertes à l’altérité) et faires (pratiques reproductives, consensuelles, en un mot, normées). Il permet aussi de ne pas s’aventurer dans des labyrinthes argumentatifs, révélateurs de ces porte-à-faux idéologiques (universalistes et relativistes) aussi bien en matière de langues, de cultures que de géopolitique. C’est le deuxième nœud de contradictions.

Le « politiquement correct » est un paravent bien utile de présupposés qui confinent parfois aux stéréotypes. Or, qui sont les enquêtés sinon des universitaires, des chercheurs par nature – par vocation ? – en capacité de prendre une distance critique – et même d’en transmettre les clés ? Sont-ils ici dans leur rôle ?... En réalité, derrière ces nœuds paradoxaux se cache une véritable logique : puisqu’il n’y a pas de véritable injonction de faire tel qu’il apparaît, c’est donc plus ou moins délibérément que les faires s’accordent aux présupposés : on fait davantage ce que l’on croit bon de faire que ce que l’on devrait faire.

Du coup, les attitudes et les pratiques vis-à-vis de la pluralité linguistique de l’Espagne – au delà de sa spécificité – ne sont-elles pas le reflet des blocages de la communication interculturelle telle que nous l’avons définie au départ ? Faut-il pour autant jeter la pierre aux hispanistes français ? Sans aucun doute, pas plus qu’à de nombreuses autres corporations, et nous avons pu voir que beaucoup, du moins parmi ceux qui ont répondu à notre enquête, œuvrent à des degrés divers dans la voie de l’interculturel. Avouons tout de même qu’entre non réponses, non dits et positions de refus, il y a du pain sur la planche... 

Notes

 

***

Communication issue de la deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) qui s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon.

 
Pour citer cette ressource :

Chrystelle Burban, Christian Lagarde, Pourquoi et comment (n’) enseigne-t-on (pas) la pluralité linguistique de l’Espagne dans les cursus universitaires ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2010. Consulté le 23/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/linguistique/pourquoi-et-comment-n-enseigne-t-on-pas-la-pluralite-linguistique-de-l-espagne-dans-les-cursus-universitaires-