Espagne est une autre
La culture de l'autre : l'enseignement des langues à l'Université
Conférence inaugurale
Eric DAYRE, ENS-LSH Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, N'étant ni hispaniste, ni un grand connaisseur de la littérature espagnole, il me fallait ou bien risquer d'être impertinent, ou bien vous parler d'autre chose. Alors j'ai décidé de tenter les deux à la fois, c'est-à-dire de parler de l'Espagne et de l'autre, c'est-à-dire de parler d'une Espagne que vous connaissez parce que vous l'avez beaucoup étudiée, contrairement à moi. D'où ce titre qui me permet une pirouette et recouvre une imprudence par une hypothèse de travail. Si je dis « Espagne est une autre España es otra », je décide dans les quelques minutes qui suivent, de parler de l'Espagne sans trop en parler, et c'est la raison pour laquelle je demanderai votre indulgence, car je vous parle ici d'abord des hasards et des rencontres avec le monde espagnol, j'évoque des frôlements, l'aiguillon espagnol, je dis quelques mots des banderilles que l'Espagne a plantées dans notre peau européenne, car comme vous le savez : la nymphe Europe rencontra autrefois un taureau andalou assurément avec lequel elle traversa la mer et eut, comment dire ? ... un moment de grande intimité. Mais passons... España es otra. Dit d'un trait rapide, ce pourrait être un prénom et un nom dans un roman parodique, ou le nom d'une des « chicas del montón » une des filles du coin dans un des premiers films barcelonais de Pedro Almodovar. Pourquoi pas ? J'évoquerais d'abord quelques fleurs particulières de ce truchement. Lorca : le Romancero Gitano, appris et lu au lycée ; et le Quichotte évidemment dont je reparlerai pour ses propositions invraisemblables et pour sa poésie. Je me disais d'abord que je ne parlerai pas de Cervantès - mais c'est en fait impossible. D'autres bénédictions et truchements existent, des surprises architecturales massives : Grenade ; la nécessité de l'eau ; une immense noria en bord de route près de Valencia, les villages blanchis sur la nationale entre Valencia et Jaén avant les oliviers, des impressions évidemment touristiques, mais cuisantes et tenaces, d'être déjà passé en Afrique dans ce paysage fauve le chant profond de José Ménese, d'Agujetas ou de Terremoto de Jerez, les rouflaquettes américaines de Terremoto dans la télévision en noir et blanc d'un café, et ce que tout le monde sait : les repères d'une histoire nationale catholique intransigeante, 1492, l'obligation de la conversion ou l'expulsion ; et pourtant le métissage et le mélange des culture, dans les détails, l'architecture, la langue, les langues plutôt, les paysages, les jardins et dans la manière dont l'identité espagnole à chaque étape déterminante a trouvé à se déconstruire, à dire ses crises de liberté, quand l'Europe affirmait de son côté, les catégories de sa certitude. Murillo et ses enfants misérables assis par terre, au moment des apothéoses et des élévations baroques Goya graveur du sommeil de la raison, ou de la monstruosité sacrificielle à l'intérieur de la raison, c'est-à-dire dans la raison des Lumières, et dans l'eau forte de l'histoire et des désastres de la guerre, quand il ne fallait pas comprendre que la raison était le contraire du sommeil, mais qu'elle en était le sommeil même et qu'elle peignait « en vrai » le cauchemar que Goya peignait à son tour. Plus tard Picasso avec c'est-à-dire tout contre l'histoire de la peinture européenne et à chaque fois, sans complaisance pour l'idéal du portrait et la vérité en peinture, de plus en plus sans complaisance, ou depuis toujours sans complaisance car dans le cubisme, on ne devrait pas s'empêcher de voir éclater le mélange incomposé du visage, la peu catholique diversité espagnole, le portrait guère unifiable de Demoiselle Espagne ou la voir se refaire sans cesse, se figurer et se défigurer, se convertir et s'apostasier sans cesse, voir sa vérité en peinture, sans plus cacher les facettes contradictoires, ni effacer le retrait, le retrato dans le portrait. D'autres truchements évidents : Guernica à New York avant son rapatriement, l'Espagne républicaine et la guerre civile, qui m'explique d'abord pour un enfant la présence d'un homme déjà âgé dans une campagne française du Sud-Ouest dans les années 70, avec son accent particulier, un béret affirmatif plié devant, la gitane aux lèvres, et la gloire d'un passé de résistant anti-fasciste. On pourrait parler longtemps des particularités explosives de l'Espagne donc y compris de sa manière d'inventer sa sortie du franquisme, jusque dans le baroque comique d'un Almodovar, où le spectateur découvre le burlesque érotique, un cinéma aux limites de la vraisemblance, montrant l'obsession des libérations, après Buñuel qui avait agité la muleta du sexe au nez des personnages du franquisme et de l'Église. Almodovar frôlant le n'importe quoi dans la justesse du mélodrame qui touche l'époque par la surprise qu'elle réapprend à éprouver. Bref l'Espagne, tout simplement à comprendre comme une figure moderne du Grand Art, comme un mouvement charnel passionnant de l'art et du politique, tel que nous l'a rappelé l'essai poignant de Florence Delay, Mon Espagne, Or et Ciel.
España es otra
Je passe sur des rencontres que nous avons tous pu faire avec l'Espagne. Je voudrais plutôt, devant vous, puisque je parle de la « culture de l'autre », dans tous les sens de cette expression, parler de la traduction car le grand théoricien de la traduction Antoine Berman et c'est une de ses particularités marquantes a été particulièrement soucieux de la langue espagnole. Il a multiplié les lectures et références ibériques et latino-américaines, en même temps qu'il analysait la pensée de la traduction du côté de l'Allemagne romantique et de la France. On est en apparence aux antipodes de deux traditions. Mais Berman a trouvé quelque chose de très précieux dans l'altérité hispanique. Ce qu'il a fait pour l'allemand, il en a réfléchi la pratique dans les textes latino-américains qu'il a traduits, et il y a là précisément une logique de l'altérité, qui dépasse ce qu'une nation ou la littérature d'une seule nation peut dire, ce qu'elle peut emprunter ou adapter de la littérature d'une autre nation. J'entends par là qu'il y a quelque chose de fondamentalement cosmopolite dans la logique de l'altérité, quelque chose qui ne se laisse pas totalement réduire à des traditions identifiées et repérables, ou simplement nommables. La perspective cosmopolitique est plus large que la perspective « internationale ». L'altérité reconnue nous porte au-delà d'un internationalisme : on est dans du pré-national, dans du post-national, dans une mondialisation qui s'effectue de l'intérieur de la langue elle-même, dans un souterrain ou un tunnel caché de l'histoire pour ainsi dire et peut-être, dans ce qui n'a pas du tout besoin d'être pensé en termes d'origine, de naissance ou de natio, et qui donne cependant des formes à la circulation des littératures. On est évidemment en plein dans notre histoire où un mouvement radical et bouleversant a lieu, qui propose et promet des formes. C'est de ce mouvement ou, si vous voulez, du sens de ce désordre, des formes de ce désordre, et donc également d'une merveilleuse illégitimité cachée en littérature, que je voudrais ici donner quelques indices brièvement à partir de quelques remarques sur Antoine Berman, portant sur l'épreuve de l'étranger, et en particulier sur l'étrangèreté de la littérature de langue espagnole, éprouvée par quelqu'un qui fut à la fois traducteur de l'hispano-américain, et théoricien de la traduction. España es otra donc, dans un premier temps, je passe l'Atlantique pour me retrouver sur le continent américain. C'est permis apparemment depuis 1492 et je trouve la littérature sud-américaine de langue espagnole. La traduction la plus connue d'Antoine Berman est celle de Los siete locos (Les sept fous) de l'Argentin Roberto Arlt, traduction parue en 1981 et réalisée en collaboration avec son épouse Isabelle. La traduction de Yo el Supremo (Moi le Suprême) d'Augusto Antonio Roa Bastos remonte, quant à elle, à 1977, trois ans après la publication de l'ouvrage en espagnol. Berman l'a réalisée seul. Les écrits théoriques de Berman les plus importants viennent juste après la traduction de Yo el Supremo. Et donc, finalement, assez tôt dans la carrière d'Antoine Berman. L'essai « La traduction des oeuvres latino-américaines » – paru en 1982 dans la revue allemande Lendemains est très près de l'autre essai « La traduction comme épreuve de l'étranger ». Le premier problème que le traducteur Berman rencontre, et qui tient justement au problème du cosmopolite et de la disparate chez l'écrivain paraguayen Roa Bastos, c'est ce que Berman appelle, et je crois par référence à la rupture cubiste qui a eu lieu en littérature aussi : le «polyfacétisme » du roman latino-américain c'est-à-dire ce mélange de style oral et écrit, de vernaculaire et de littéraire. Or ce « polyfacétisme » pose de nombreux problèmes pour le traducteur français, puisque la tradition française, en narration, dans le roman comme en poésie d'ailleurs, a consisté précisément à limiter et à éviter, dit Berman « tout lien avec le vernaculaire », en soulignant par là le fantasme très français de l'élégance et du style, la tendance de la littérature française à faire sérieux à partir du moment où cela doit s'écrire , c'est-à-dire finalement le désir franco-français de faire « grand siècle » en tout temps et en tout lieu, un complexe ou une forme particulière de snobisme littéraire qui nous a donné notre goût des « belles infidèles », et qui a donné une grande force de conviction aux théories ciblistes de la traduction. Devant le roman de Roa Bastos, le traducteur français n'a que deux possibilités : ou bien soumettre la langue de départ et le texte de départ aux normes réceptrices policées de la tradition galliciste, ou bien transgresser ces dernières, et prendre alors le parti de se couper de la tradition en question, ou risquer à tout le moins de n'être pas lu selon le goût admissible de ce côté-ci des Pyrénées. – Berman explique que cet obstacle est ressenti avec plus de force si l'on est le traducteur d'œuvres où l'oralité est massivement présente. « L'éthique » du traducteur consiste alors à – « opposer un système efficace » aux tendances déformantes du français qui feraient disparaître la spécificité de la langue de Roa Bastos. En parlant de «polyfacétisme » pour caractériser les oeuvres littéraires latino-américaines, Berman introduit la notion d'«espace polylangagier ». Or précisément, et c'est là où je voulais en venir : est-ce que la prose du roman, dans laquelle plusieurs tons, plusieurs registres, et plusieurs idiomes trouvent place est-ce que le pluralisme du roman ne doit pas quelque chose de fondamental à l'Espagne et à son histoire, et notamment à la manière dont l'Espagne de Cervantès a fait naître le roman moderne ? En observant les suggestions de Berman, sur la polyglossie et le polyfacétisme du langage romanesque latino-américain, dans cette première phase de son travail à la fin des années 70, on reconnaît l'influence des thèses de Bakhtine sur les langages du roman. Un roman polyfacétiste a pu exister dans d'autres traditions, et le polyfacétisme peut apporter quelque chose de neuf dans l'oreille française. L'«analytique de la traduction » de Berman renvoie ainsi à des termes d'inspiration bakhtinienne, comme espace polylangagier, polylinguisme, polylogie informe du roman. Tout se passe comme si le dialogisme romanesque était un modèle de ce que la traduction doit respecter et réitérer : « Dans le dépassement que représente la visée éthique [de la traduction] se manifeste un autre désir : celui d'établir un rapport dialogique entre langue étrangère et langue propre » (p. 223), lit-on ainsi dans L'Épreuve de l'étranger. On peut choisir de comprendre « dialogique » comme simplement ce qui signifie : « ce qui est en forme de dialogue » mais ce serait oublier l'autre sens bakhtinien, qui recouvre, je cite, « le résultat d'une composition entre deux langues ». Si la philosophie bakhtinienne du langage est ici directement évoquée ou citée, c'est qu'elle définit le roman comme l'espace, ou comme le genre littéraire par excellence où le vernaculaire et les accidents bienheureux de l'échange véritablement surprenant des racines, des cas et des emplois langagiers, les compositions intéressantes de la langue avec ses altérations, ses variations et ses emplois hiérarchisés, seraient les mieux observables et audibles. Comme si le roman était l'expansion de tous les pataquès de Sancho Pança, sans le ridicule qui semble les caractériser, mais surtout, il faut le souligner, dans le premier livre du Quichotte. La critique a souvent relevé dans Yo El Supremo des allusions à Don Quichotte. Les dialogues entre le Suprême et son secrétaire Patiño rappellent notamment ceux de Don Quichotte et Sancho Panza, et les multiples pataquès savoureux de Patiño, ceux de Sancho. « Pourquoi dit-on d'ailleurs qu'un pataquès est savoureux ? », parce qu'il s'y agit probablement d'un art culinaire très subtil. Cela pourrait être un sous thème possible à ce que je vais dire ici. Je ne ferai pas passer le traducteur Berman devant le tribunal du théoricien Berman mais nous pouvons retenir que la première langue qu'il a voulu respecter en traduction, c'est l'espagnol et plus exactement l'hispano-américain, c'est-à-dire la langue la plus instable et la plus historiquement chargée et changée en espagnol, ou encore la rencontre même de l'espagnol avec les langues de sa diaspora et de son histoire. Le paradoxe que je voudrais souligner est, en tout cas, le suivant : c'est le métissage de l'espagnol dans le roman hispano-américain qui donne à Berman l'idée de l'éthique de la traduction. C'est, je crois, un point à méditer.
Espagne est une autre
Mon deuxième point dans ce périple vers le cosmopolitisme hispano-espagnol prendra Bakhtine, comme point de départ. C'est-à-dire le dialogisme et cette histoire de mélange impur dont l'Espagne n'est pas innocente, du moins la littérature romanesque espagnole, jusque dans son humeur et son humour. Je n'aurais pas voulu, ou j'aurais préféré ne pas parler de ce que vous connaissez déjà, je ne voulais pas, en fait, parler du Quichotte ; sauf qu'en réalité, c'est le Quichotte qui a parlé et qui parle de nous. C'est le Quichotte qui parle de l'autre chose, et donc aussi de la manière dont il se donne à lire, et dont il nous donne à nous lire en le lisant. Essayons alors d'entendre ce que le roman du Quichotte dit de Berman et de la traduction, à partir de la racine bakhtinienne du problème du polylinguisme. Le premier point de vue de Berman a consisté à découvrir la tendance polyphonique et la prosaïcité de l'hispano-américain. Le dernier Berman fera un pas supplémentaire en attribuant à la poésie la possibilité et la nécessité de faire entendre en elle-même toutes les voix de proses, les voix des métèques, des laissés pour compte, les nombres, les voix de prose et les indignes, la capacité à contenir son désordre, et l'humanité multiple dans le poème lui-même. Mais dans un premier temps, il y a le Quichotte : le modèle romanesque de la poésie dont est capable un désordre plus que suggéré par Cervantès, l'auberge espagnole où tout le monde se rencontre pour raconter, et l'esprit d'Alonso Quijano ou Quesado dérangé, génial et fermenté comme un manchego. Quel lien établir alors entre le dialogisme bakhtinien et la problématique générale de la traduction ? Autrement dit, en quoi sommes-nous tous auteurs, traducteurs et lecteurs pris dans le roman polyphonique de la langue ? La polyphonie bakhtinienne du roman comporte, je le rappelle, deux idées ou deux programmes différents :
- l'idée de la séparation de la voix de l'auteur et de celles des personnages en les distinguant à partir des jeux stylistiques les plus divers ;
- Le programme de la représentation de la stratification linguistique de la société qui y est décrite, par la mise en relief des registres, des connotations et des allusions déjà établies par l'usage collectif, professionnel, par les idiolectes, les sociolectes, qui posent d'ailleurs un problème aigu au transfert culturel en traduction.
Or ces deux programmes sont tenus dans le roman, si la langue qui sépare l'auteur des personnages trouve un écho dans la langue qui représente la parole courante. Autrement dit, le texte doit mettre en scène un conflit linguistique entre les personnages, mais aussi un conflit entre le roman comme lieu libre de l'invention linguistique et le lieu social où le code domine. Il faut, pour simplifier : un narrateur avec une langue propre, et des personnages (le narrateur étant aussi un personnage) qui mettent en relief le conflit entre la poétique du roman et la réalité, c'est-à-dire le conflit entre le caractère artistique et construit du roman par rapport au niveau des échanges quotidiens reconnaissables et des prescriptions idéologiques. Là encore le Quichotte est exemplaire puisqu'il montre d'une part : que le héros n'entend jamais la même langue que les autres, et d'autre part : que le narrateur n'est lui même pas du tout assuré de raconter une vraie histoire, de poiétiser ou d'écrire un récit qui n'aurait pas déjà été raconté autrement dans une autre langue, et en l'occurrence, en arabe, par Cide Hamete ben Engeli. Don Quichotte comprend tout à l'envers. N'importe qui raconte, et devient par là un personnage singulier du roman de la langue. L'invraisemblable se peut comprendre comme une source de vraisemblance, et inversement. C'est sa sagesse, mais c'est également son inquiétude, et c'est également le ferment de l'inquiétude du traducteur qui commence par ne plus trop savoir comment il doit parler dans sa langue. Le deuxième point important, c'est que Bakhtine oppose le courant dialogique-polyphonique (c'est-à-dire la lignée Rabelais, Cervantès, Sterne), devenant le « reflet intégral et polymorphe de son époque » écrit-il, (p.223) à un courant globalement monologique-« abstrait et idéalisateur » (p.188), qui court depuis le roman grec, dit des « sophistes », dans le roman médiéval, le roman pastoral, le roman galant des XVe et XVIe siècles, le roman baroque, ou le roman des Lumières avec Voltaire. Le premier critère de la ligne dialogique-polyphonique, c'est le fait que le texte est adossé à un plurilinguisme qui le rend audible comme roman de la translativité. Dans ce cas, dit Bakhtine, la stylisation implique aussi « un coup d'œil sur les langages des autres, sur des points de vue et des perspectives sémantiques et objectales des autres », qui fait, dit-il encore « la différence entre la stylisation du roman et celle de la poésie », laquelle serait strictement monologique du moins dans l'esprit du Bakhtine de l'Esthétique et théorie du Roman. Tout l'effort du dernier Berman sera de dire, au contraire, qu'il y a aussi dans la poésie, non pas une monologie, mais un dialogisme critique, une manière de dialogiser et de critiquer l'état de la langue, une « autre lyrique » capable d'aller plus loin que le roman. Cette idée viendra en grande partie de la leçon que le premier romantisme allemand, et Friedrich Schlegel en particulier, avaient tiré du Quichotte, lorsqu'ils voyaient dans le texte de Cervantès le roman de l'effondrement du roman, et à ce titre la première proposition moderne d'une poésie essentiellement critique. Je reviendrai plus loin sur ce point. Selon Bakhtine, le roman dialogique a été la manifestation la plus simple, le récit même de la rencontre des cosmopolitismes des vies et des traditions, ce lieu du mélange et du chant profond avant que ne triomphe l'espace des langues nationales, et aujourd'hui sa vulgarisation écrasante à la vitesse de la monolangue barbare des médias. Aujourd'hui, le roman doit savoir qu'il a un concurrent surpuissant dans la technolangue qui uniformise la langue où il avait permis autrefois de préserver des différences. C'est pourquoi il lui faut cultiver désormais différemment l'art des altérités qui le tissèrent autrefois. Malgré sa richesse magnifique, au moment où l'on parlait, grâce au roman plusieurs langues à la fois, on pouvait se souvenir d'autre chose, ou du détail même de la pregunta initiale du Quichotte se souvenir de la Mancha de la tache obscure, de la bande senestre sur le blason, ou de la mauvaise réputation, qui est aussi, ironiquement, pour le narrateur du Quichotte le lieu où le héros est né agit et s'agite, se fait et se défait, le lieu dont le narrateur, dit – « de cuyo nombre no quiero acordarme », le lieu dont il ne veut se souvenir ni du nom ni du nombre, et aussi le nom du lugar auquel il ne peut s'accorder, l'endroit, la bourgade, le pueblo ou la « population » avec lesquels le roman ne saurait avouer, ou qu'il ne doit pas nommer s'il veut commencer, le lieu que da lugar à l'histoire et que le roman pourtant refuse de nommer en commençant, tellement ce lieu est indigne ou inaccordable, ou invalide. Mais justement : ce lieu oblitéré et marqué, manchego, manchado ou entaché au point qu'il faut dire d'entrée de jeu qu'on veut l'oublier, la marque d'indignité de la naissance du roman, ce lieu ou ce lapsus que malicieusement Cervantès a voulu que la narrateur fasse en disant qu'il fallait l'oublier, cet endroit avec lequel il n'y a pas d'accord, cette origine répugnante pour qui voudrait encore y faire une histoire exemplaire, c'est par définition le lieu où tout le monde a parlé la langue de l'indignité elle-même, c'est la langue pécamineuse mélangée et bâtarde de la naissance des histoires, c'est-à-dire aussi la langue merveilleuse de la fable arabo-judéo-hispanique. Ce lieu sacer, autour duquel il faudra avoir recours à la langue arabe et à sa traduction d'un texte plus ancien, est le lieu mêlé à cause duquel il faut inventer Cide Hamete Ben Engeli afin de pouvoir continuer à raconter l'histoire traduite en arabe avant de l'être en espagnol, et cette histoire pouvait bien dans la cascade de toutes ses métalepses avoir été dite oralement avant, contée en n'importe quelle langue, patois ou idiolecte, en langue intermédiaire non codifiée, ou scandée en langue de signes, de dessins, de figures, de pantomimes, interrompue par des cris, des grimaces et des masques hérétiques dans la rumeur des vieilles voix, le souffle mouillé des joncs qui résonnent à travers l'arc brisée de la minuit [« Brisas de caña mojada / y rumor de viejas voces / resonaban por el arco / roto de la medianoche. » Lorca, Romancero Gitano, Muerto de amor] et que sais-je encore? car ici « personne ne sait », ni ne peut savoir, ni vouloir, ni pouvoir se souvenir, et ce d'autant plus que l'oubli n'en est pas non plus possible. – La traduction des romans polyfacétiques aurait donc averti Berman du fait que le polylinguisme tirait, en fait, toute sa valeur d'une provenance littéralement insouhaitable, indésirable, c'est-à-dire au sens propre sacrément poétique. En disant cela ainsi, je veux parler d'une provenance de l'invention, du poème du muthos, de la fabrique des histoires, qui a lieu dans toutes les langues et dans aucune langue en particulier, dans nulle origine dont on puisse comme telle se souvenir, ou qui soit comme telle en elle seule utilisable, et qui repose à l'histoire ce que j'appellerai volontiers la question de son invraisemblable, de l'impossible pataquès et le pataquès néanmoins nécessaire de l'invention, de la fabrication d'une histoire c'est-à-dire qu'en oubliant le lieu d'origine, on prend conscience d'une illégitimité, d'une dépossession qui arrive à celui qui raconte, comme d'ailleurs à celui qui raisonne à partir de tout ce qui se raconte. On prend le risque que l'invention fictive fait courir à toutes les langues, et à chacune d'entre elles en particulier - le risque du dédoublement à l'infini, de la doublure par la puissance du jeu des langues qui ne se limitent jamais aux seules possibilités des langues connues. On peut même aller plus loin, et dire que la merveille de la traduction ne vient pas de l'histoire du roman, mais de ce qui le précède et qui l'abandonne à sa question. Nous sommes renvoyés à la question platonicienne de la voix et des modes de la mimésis littéraire, car le mode mixte de la mimésis littéraire se rapporte à la question sans fin ni origine, à la fois mimétique et légale du « partage des voix du discours », au principe du partage des « voix » que depuis la Grèce nous appelons herméneuia, notre espace herméneutique. On le sait déjà : l'herméneuia, l'interprétation aimée, la désirée, c'est la plus risquée, c'est toujours celle que l'autre fait et fera.
L'autre Espagne
Depuis quelle herméneutique peut-on désigner l'autre Espagne ? De quelle herméneutique suis-je en train de parler, au fond ? Bakhtine nous fournit une réponse, ou suggère un motif important pour décrire le polyfacétisme romanesque. Le polylinguisme et le dialogisme du roman supposent l'invention préalable du discours indirect libre. Le discours indirect libre est la marque du dialogisme que l'éthique de la traduction selon Berman doit prendre en compte, parce qu'il est le lieu et la technique où les autres qui parlent se font entendre, indirectement dans un texte obligeant le traducteur à reconstruire cet échange : « ... cette impression vivante produite par des voix entendues comme en rêve ne peut être directement rendue que sous forme de discours indirect libre. C'est la forme de l'imaginaire par excellence. C'est pourquoi cette voix a résonné pour la première fois dans le monde merveilleux de La Fontaine (...) ». Ce sont les mots de Bakhtine dans le chapitre 11 du texte de 1929 sur Le Marxisme et la Philosophie du langage. Que découvre-t-on ici ? et bien on découvre autre chose que le roman, on découvre le poème - et plus précisément, Bakhtine découvre le poème particulier de la fable de La Fontaine, comme cette « forme par excellence de l'imaginaire » dont le roman se réclamera naturellement. Retenons cela comme un moment critique intéressant : un poète français, un classique inattendu La Fontaine occupe une place symptomatique : « Le discours indirect libre constitue une forme directe de l'appréhension du discours d'autrui, de l'effet vivant produit par ce dernier (...) cette forme ne s'utilise pas dans la conversation et ne sert qu'aux représentations de type littéraire. Là, sa valeur stylistique est immense. » (idem p.203-204). Autrement dit, le tour le plus génial du style indirect libre, c'est de marquer la place de l'écrit comme le moment de la rupture nécessaire avec l'oralité, et en même temps de donner une forme d'existence aux variétés orales du ton et de la voix, d'être à la fois un acte critique, un discernement, un partage législatif et une instance de régulation de la langue littéraire désormais distinguée de la langue orale, et en même temps, le meilleur témoin de la réalité des voix vivantes. Je parle donc d'une scène herméneutique, dans sa fonction tant esthétique que judiciaire, de la rupture marquante authentifiant le témoignage écrit d'une voix, ce qui n'est pas rien si on se souvient de la position platonicienne sur la poésie. Ce n'est évidemment pas un hasard, car non seulement l'invention de La Fontaine est déterminante pour reconsidérer le partage des voix, mais elle en est le modèle esthétique et moral le plus accompli. Et avec l'« entente » des voix des autres, la didactique indirecte et libre des voix innommables dont on ne saurait se passer, on découvre l'état de création, la possibilité du jugement créateur, un enseignement audible par lequel le poème écrit en cessant de parler, par lequel il écrit ce qui n'est pas le poème seul, mais les autres qui « parlent » à travers lui et en lui, et qui ne sont pas des personnages du roman. Telle est la condition pour qu'il y ait des voix dans la fiction, et pour qu'existe une fiction de la rencontre des voix à partir d'une voix qui distingue et écrit plusieurs voix en se fabriquant, et à proprement parler, à l'intérieur du tribunal précis et de l'audience particulière qui rend le poème faisable : la voix vraie, la voix de « personne » avant celles des personnages. Le point de départ de l'idée dialogique, c'est un style indirect libre continué, la dictée de l'autre dans la voix d'un même, sa délibération une voix de narrateur apte à faire la fable, à manier des personnages et à entraîner le narrataire pour qu'il tente de se faire une idée des échanges qui ont lieu. Ce processus est également celui qui définit la parodie comme transformation de tout discours en objet de représentation seconde. En ce sens, c'est le poème qui est seul capable de libérer et d'unifier à la fois la polyphonie. Ce n'est qu'à partir de la – puissance critique du poème, c'est-à-dire de sa force de rupture par rapport à l'oralité, de sa capacité à trancher dans le vif de la parole pour reconstruire une autre parole surprenante et neuve, une personne dans les voix, et des personnes dans une voix, c'est-à-dire une écriture indirecte et libre de la parole échangée, que la polyphonie romanesque, peut s'étendre à des récits plus longs que la fable. Parce qu'il enchaîne des récits fabuleux et des poèmes à des dialogues, le roman est exactement le résultat de ce que permet l'invention fabulaire ou herméneutique du partage des voix et du style indirect libre. En définissant la fiction à partir du style indirect libre polyphonique, c'est-à-dire à partir de la fable considéré comme traduction écrite de la voix de l'autre, puis comme la retranscription - comme la traduction des écrits des autres, on peut éviter de situer l'origine du roman du côté du mythe, échapper à la pseudo généalogie des récits ou des romans dits canoniques et précisément nommés tels pour jouer le rôle d'une origine. On nommera alors dans sa globalité l'attitude régulatrice et réceptive des autres, l'éthique à l'intérieur de la fabrique des voix, du poiein, la combinatoire de la voix d'une personne qui parle comme elle parle, en toute langue, dans le mode lyrique cosmopolitique si peu dissimulé par Cervantès, et on construira à partir de ce noyau trouble des actions et des propos qui font des personnages, des récits dialogiques, ou des romans. Lorca écrit : « Mil gritos/ se hacen nardos ». « Mille cris/ se font nards », racines de fort parfum, « et la maison s'emplit de la senteur du parfum » (Jean, XII:3) », pourrait-on rajouter. On plonge alors dans une saveur plus profonde dans un procès qui regorge de langues anciennes et de langues instables. Un romancero pousse sa corne et l'arc brisé de son minuit dans notre romantiser en style indirect-libre-dialogique ? On plonge dans une préhistoire poiétique artisanale jamais disparue, dans des langages et des formations linguistiques qui ne prétendent pas accéder au rang de langages reconnus. « (...) en las yemas de tus dedos/ rumor de rosa encerrada » [Federico García Lorca « Thamar et Amnon », Trois romances historiques]. Cervantès est à l'écoute de cette langue inconnue que personne ne parle, de la rumeur qui a déclenché la folie du Quichotte et la passion du lecteur. « Un rumor último y sordo/le despega la camisa, y al mirar nubes y montes/ en las yertas lejanías, se quiebra su corazón/de azúcar y yerbaluisa.» [Federico García Lorca, « La monja gitana », Romancero Gitano] Les langues du roman ne sont guère pensables, si on n'invente pas la pensée ou le motif qui décentre l'idée même d'une langue communicationnelle « représentée » dans la fiction : c'est-à-dire si on n'ose pas faire parler au roman une langue en passe de redevenir littéralement impossible, libre ou indéfiniment partageable, et in fine inassignable à une origine c'est-à-dire une langue totalement indirecte, lapsaire, plurielle, déviante et insistante, même lorsqu'elle se dissimule dans la langue compréhensible où l'histoire, conformément à sa définition, entend se dévoiler à elle-même afin d'y être racontée. La langue de sucre, de verveine ou d'herbelouise, que personne n'entend, mais que tout le monde écoute depuis l'espagnol : cette manière enfantine de ne pas comprendre toute la fable qui se raconte, mais de se laisser emporter par la merveille, notre douce folie de lecteurs quichottesques nous renvoie au motif le plus intérieur de la langue : à l'obsession de traduire, de faire un éthos en traduisant, c'est-à-dire d'inventer le thème, de faire dire à la langue lambda ce qu'elle n'a pas encore dit. Pourquoi le Quichotte fit-il donc tout ce qu'il fit ? Je rappelle le départ : sa bibliothèque a brulé dans l'incendie : il doit sortir une seconde fois, refaire et récrire, ailleurs que sur du papier qui brûle, ce qui a été détruit par le feu. Il doit parler la langue et faire l'histoire qui ne saurait plus du tout être détruite par le feu, inventer une langue et une histoire qui passent par-dessus l'apocalypse, dans la résurrection fantastique de l'enfance. Mais la langue surnaturelle du Quichotte, son style post-apocalyptique, qu'est-ce que c'est au juste ? Comment les penser, les présenter ? Comment l'imaginer ou plus exactement l'évoquer ? Quelle est sa loi ? Fábula es otra c'est-à-dire : celui dont toute la ville parle, celui dont on se moque, la risée du village, et pareillement, la fable : voilà ce qui redevient poésie. A chaque instant, dans la langue d'Espagne, un poème cosmopolite est à rechercher dans la tête du poète, dans la ville secrète qui devient un tunnel de silence pour les gardes et la police, car la fille d'Egypte, ou l'enfant gitan, l'homme sumérien qui joue avec la lune et le sable, y sont dissimulés au regard inquisiteur. Ils sont dans la nuit et les feux, ils s'appellent, « como llamas », comme des flammes, jouant de la proximité entre llamear, llamarse et llamar, entre enflammer, et appeler ou nommer en ce lieu qui s'évoque et se chante, « este lugar que no puedes olvidar » malgré le désaccord, ce lieu brisé du souvenir que je ne peux pas ne pas me rappeler, la ville de douleur musquée, des forges qui fabriquent les flêches et les soleils, la ville de la fête et des rumeurs de sempervives au nuit des nativités anonymes. Je vous suggère après Lorca, pour ce lugar, un nom possible celui qui conclut le Romance de la Guardia Civil española, ultime poème du Romancero gitano par l'appel obsédant et cinq fois réitéré à la « Ville des gitans », en vous demandant d'excuser mon accent qui ne sera pas très andalou peut-être :
(...) (...) Je vous remercie.
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Pour citer cette ressource :
Eric Dayre, Espagne est une autre, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2010. Consulté le 08/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/perception-de-lespagne-et-de-lespagnol/espagne-est-une-autre