Comment raconter le conflit ?
C’est parce qu’un conflit ne peut être que la conséquence d’une tension, due logiquement à une proximité, que nous nous sentons aussi proches dans nos désamours.
Et ce lien est usuellement donné comme inhérent à un antagonisme d’affrontement, fatal et inéluctable, mais (comme) sans raison profonde.
Pourtant, friction est frottement physique, mais avant il y a le toucher. Avant différend et incompatibilité les points de friction ont été des zones de désir. Pour nous haïr nous devons donc nous connaître, nous « rapprocher », avec une volonté très puissante, active, jusqu’au besoin fatal, jusqu’à nous aimer. Mais l’amour, s’il n’est pas beau, grand et parfait, la rupture résultante du différend n’a pas lieu d’être, ou bien elle est sans poids dans nos vies.
L’amour, grand, beau, parfait, fort et impérieux n’a d’égal que l’Amour de Dieu (des Dieux). Son objet ultime est l’union avec Lui, la fusion avec son Idée. L’échec est interdit, ou bien mortel. La haine de soi s’ensuit. La haine de soi est exclusion de l’espace amoureux, ou l’autre n’est plus, et mon miroir est insupportable.. Si nous ne pouvons être réunis, l’un de nous deux, l’absent, doit cesser. Et cet autre, cet absent, en disparaissant, en me désavouant, me condamne au retour chez les miens, me pousse au giron tribal, dans la chaleur de mes semblables, dans ma force multiple. Je n’ai pas le choix…
Dans les guerres civiles, du moins celle que j’ai connue, les lignes de démarcations (qui étaient nos « points de conflits ») ressemblaient à des boites aux lettres, à un relais de vaillants messagers. On y exprimait le désespoir de voir nos amours nous quitter, s’éloigner, décliner l’invitation amoureuse qui disait à l’autre : reviens- moi, oublie pères et mères, renie ton monde, disparais en moi… sinon je te dévore, te tue… Ou je m’explose en toi et nous nous unissons éternellement dans le néant.
Si nous sommes, tous, dans la grande fraternité humaine, et dans l’amour de l’Idée, comment tolérer ta différence ? Comment expliquer ton déni et comment accepter ton refus ? Cette distance me menace de doutes et d’incertitudes. Sommes-nous frères ou non ?
Ainsi, le soldat américain parlait au rebelle afghan. L’invitant à rejoindre son Idéal du monde libre chèrement payé et âprement défendu, il tentait de l’inviter à partager le Progrès, autrement appelé le festin du Seigneur. Il est vrai que le Seigneur n’est pas le même pour tous, puisqu’on continue de l’appeler Allah de l’autre côté, même dans les traductions les plus fidèles, mais Dieu jouit quand même du brevet d’invention et du droit d’ainesse. Même sans point de friction, ou de proximité géographique, le désir du partage fraternel et de la communion reste intact. Le refus du rebelle afghan est insupportable et la déception du soldat sans limite. Un malentendu tragique…
La tragédie d’un conflit « ce sont les innocents ». On le répète partout et sans cesse sans en définir le continu, sans s’attarder à désigner « les innocents », à la manière des actes de repentance que nous infligeait le curé une fois nos péchés avoués dans le confessionnal. A genoux, la douleur nous purifiait plus que la sentence de supplication puisque nous étions certains de l’absolution accordée à l’avance, par la bouche même de l’intermédiaire du Tout Puissant. Nous étions tous, sans exception, innocents et purs, avant même de se creuser la tête à chercher la liste de nos péchés puisque nous avions la chance de les reconnaître pour en être lavés. Nous étions donc sortis de toute possibilité « tragique », ou de « conflit » entre le pêché et sa conséquence. Nous étions puissants et invulnérables.
Mais il m’a fallu grandir dans la guerre pour aller chercher, des années durant, le sens de l’innocence. Pour me poser des questions à répétition autiste sur la notion de clé de la puissance. De l’innocence de la puissance. De son invulnérabilité, son immunité totale.
Les Innocents des conflits ne sont pas les morts victimes des frappes aveugles et des dégâts collatéraux, et desquels on demande à être absouts. Ces victimes-là font partie de « la nature » du conflit, étaient, d’une manière ou d’une autre, ses militants combattants, sa base arrière géographique ou idéologique, son vivier et sa réserve, et sont devenues ses « martyres », dans toute la splendeur du/des drapeaux qui couvriront la dépouille.
J’exagère, je généralise et j’extrapole. Sans doute. Comme toutes les personnes contraintes à la blessure. Et je suis blessée car là, des années après m’être enfuie de « là-bas », je prétends que je suis innocente. Les dommages collatéraux c’est nous, qui avons payé le prix cher, celui de nous trouver entre les deux pierres de meules. Nous vivons dans les frictions, sur les lignes de démarcations, fantômes invisibles; entres les dictatures et les fondamentalismes de tous genres et de toutes espèces, d’ici et de là-bas. Des hors - sujet dans le dialogue entre le soldat américain et le rebelle afghan. Des démocrates et rêveurs de libertés, minorité qui ne pèse nulle part. Etrangers à l’étranger comme dans la maison de notre père, nous sommes les innocents qui n’avons pas le droit de réclamer réparation ou restitution de pertes… Orphelins devant le festin du, des Seigneurs, nous sommes l’exemple inutile de l’intendant de la maison de Dieu, que l’ange des psaumes, en colère, jeta dans le grand pressoir de la Malédiction divine…
Bon, calmons-nous, et réjouissons-nous de notre statut de parias. Contentons-nous de l’ombre statique des mendiants sacrés qui rentrent en eux leur âme et leur orgueil…
Ecrivons des romans…
Pour citer cette ressource :
Hoda Barakat, Comment raconter le conflit ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2013. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/litterature/contemporaine/textes-inedits/comment-raconter-le-conflit-