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L'hospitalité et les rites alimentaires en milieu monastique

Par Claire Fauchon : AMN Histoire ancienne - Université Lyon 3
Publié par Salam Diab Duranton le 08/09/2008

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En 2002, à l'initiative du Ministère de l'Éducation nationale, du Conseil régional du Centre et de l'Université François Rabelais de Tours a été créé l'Institut Européen d'Histoire et des Cultures de l'Alimentation (IEHCA), dirigé actuellement par Maurice Sartre. Il est destiné à favoriser, dans une optique pluridisciplinaire, les recherches autour de l'histoire de l'alimentation. Cet institut a organisé, en collaboration avec l'Institut de France, un colloque à la villa Kérylos, les 5 et 6 octobre 2007, autour du thème « Pratiques et discours alimentaires des élites en Méditerranée de l'Antiquité à la Renaissance ». À cette occasion, il est apparu que le renouveau de l'histoire de l'alimentation repose sur un important renouvellement et une diversification des sources...

L'exemple de la Syrie aux Ve et VIe siècles

L'intérêt suscité par les questions alimentaires et l'histoire de la cuisine, des saveurs et des savoir-faire n'a cessé de croître ces dernières années. Il reflète en partie les préoccupations de nos contemporains qui oscillent entre la « mal-bouffe » et l'ultra technicité culinaire, caractérisée, entre autres, par l'apparition de la science dans nos assiettes (pensons à ce restaurant de cuisine moléculaire sis à Madrid et qui suscite tant de polémiques !).

L'engouement de la recherche se manifeste par la fondation de centres d'études. Ainsi, en 2002, à l'initiative du Ministère de l'Éducation nationale, du Conseil régional du Centre et de l'Université François Rabelais de Tours a été créé l'Institut Européen d'Histoire et des Cultures de l'Alimentation (IEHCA), dirigé actuellement par Maurice Sartre. Il est destiné à favoriser, dans une optique pluridisciplinaire, les recherches autour de l'histoire de l'alimentation. Cet institut a organisé, en collaboration avec l'Institut de France, un colloque à la villa Kérylos, les 5 et 6 octobre 2007, autour du thème « Pratiques et discours alimentaires des élites en Méditerranée de l'Antiquité à la Renaissance ». À cette occasion, il est apparu que le renouveau de l'histoire de l'alimentation repose sur un important renouvellement et une diversification des sources, comme en témoignent, par exemple, l'intérêt porté aux recettes et aux traités culinaires de la Renaissance par B. Laurioux, à la comptabilité des monastères byzantins par B. Caseau, et à celle des hôpitaux par C.-M. de la Roncière. Il sera ici question de présenter quelques points sur les rites alimentaires dans la Syrie des Ve et VIe siècles, dans le cadre de l'hospitalité pratiquée dans les milieux monastiques.

Introduction

 « J'ai rencontré là des moines qui, si personne ne venait les voir, ne prenaient aucune nourriture. Parmi eux était un moine, nommé Ammonius, qui demeurait près de moi. Sachant qu'il observait cette pratique, je venais à lui le samedi, pour qu'il prît quelque nourriture grâce à moi. Car ils avaient tous cette habitude que si l'on allait chez eux à n'importe quelle heure pour prier, eux-mêmes préparaient la table pendant que les autres priaient, et aussitôt ils prenaient leur nourriture » (Jean Moschus, LePré spirituel, 54)[1].

L'intérêt suscité par les questions alimentaires et l'histoire de la cuisine, des saveurs et des savoir-faire n'a cessé de croître ces dernières années. Il reflète en partie les préoccupations de nos contemporains qui oscillent entre la « mal-bouffe » et l'ultra technicité culinaire, caractérisée, entre autres, par l'apparition de la science dans nos assiettes (pensons à ce restaurant de cuisine moléculaire sis à Madrid et qui suscite tant de polémiques !).

L'engouement de la recherche se manifeste par la fondation de centres d'études. Ainsi, en 2002, à l'initiative du Ministère de l'Éducation nationale, du Conseil régional du Centre et de l'Université François Rabelais de Tours a été créé l'Institut Européen d'Histoire et des Cultures de l'Alimentation (IEHCA), dirigé actuellement par Maurice Sartre. Il est destiné à favoriser, dans une optique pluridisciplinaire, les recherches autour de l'histoire de l'alimentation. Cet institut a organisé, en collaboration avec l'Institut de France, un colloque à la villa Kérylos, les 5 et 6 octobre 2007, autour du thème « Pratiques et discours alimentaires des élites en Méditerranée de l'Antiquité à la Renaissance ». À cette occasion, il est apparu que le renouveau de l'histoire de l'alimentation repose sur un important renouvellement et une diversification des sources, comme en témoignent, par exemple, l'intérêt porté aux recettes et aux traités culinaires de la Renaissance par B. Laurioux, à la comptabilité des monastères byzantins par B. Caseau, et à celle des hôpitaux par C.-M. de la Roncière.

Il sera ici question de présenter quelques points sur les rites alimentaires dans la Syrie des Ve et VIe siècles, dans le cadre de l'hospitalité pratiquée dans les milieux monastiques.

La notion de milieu monastique recouvre une réalité plurielle. Sur un plan juridique, les moines et les moniales demeurent des laïcs soumis à un vœu qui oriente leur vie vers la perfection chrétienne. Il existe une apparente contradiction entre l'hospitalité, phénomène social d'échange qui se manifeste dans les activités du recevoir et la vie monastique qui consiste à vouloir s'écarter sciemment de ses semblables et à s'isoler pour se consacrer à la prière, que ce soit dans le cadre d'une vie érémitique ou cénobitique.

D'un point de vue géographique, la Syrie (ou Grande Syrie) est une région limitée au nord par le Taurus et les chaînes de l'Amanus, à l'est par une ligne assez imprécise qui s'étend au-delà de l'Euphrate et qui semble se fixer sur le cours du Chaboras (Khabour) au milieu du IVe siècle, au sud par les déserts d'Arabie, et à l'ouest par la Méditerranée. Elle englobe une mince frange de la Turquie actuelle, une faible portion du territoire irakien, la Syrie actuelle, le Liban, la Jordanie, la Palestine et Israël.Soumis à un climat chaud et sec, le plateau syrien est couvert de désert pierreux au sud et à l'est, de steppes au nord et à l'ouest. Les régions les plus propices à la vie et les plus tôt occupées sont la plaine côtière, la zone de jonction des montagnes et du plateau oriental, la Palestine, et les plaines fertiles de l'actuelle Djézireh et du Hauran.

Elle forme à l'époque une entité culturelle où le monachisme est un fait essentiel. Au Ve siècle, un large réseau de monastères quadrille cette aire géographique. Animé d'une logique qui lui est spécifique, ce monde monastique est perçu comme marginal, concurrentiel et autonome[2]. En réalité, le rayonnement matériel des moines, c'est-à-dire leur implication dans la vie concrète des villages environnants, voire plus éloignés, n'est que la transposition manifeste et concrète du prestige né de leur rayonnement spirituel.

Les sources attestent que l'un des premiers devoirs des moines est la pratique de d'hospitalité et de la charité, comme en témoigne l'anecdote suivante, rapportée dans le Préspirituel de Jean Moschus (16). Trois frères sont envoyés en Thébaïde, en chemin, ils s'égarent en plein désert. L'un d'eux a une extase. Il réclame alors à boire. La première réponse qu'il reçoit est négative. Puis il s'entend répondre : « Oui, sans doute il est insouciant, mais nous lui en donnerons parce qu'il est hospitalier ». Ainsi se trouve récompensée la qualité reconnue comme primordiale chez un moine : l'hospitalité. Comme le moine a fait preuve d'hospitalité dans sa vie, il est sauvé par un miracle. En outre, les monastères pouvaient rivaliser avec les églises pour l'accueil des hôtes. Les pandocheia monastiques[3] se rencontrent surtout dans l'enceinte des monastères qui étaient des centres de pèlerinage régional (Brej, Baffetin). Les auberges ecclésiastiques pouvaient aussi accueillir les voyageurs, les pèlerins, les nécessiteux et les malades.

Les rites peuvent se définir comme l'ensemble des pratiques réglées - et invariables en théorie - qui s'exercent dans le cadre de cérémonies religieuses et qui sont prescrites par la liturgie. On entendra par rites alimentaires les gestes particuliers qui s'exercent dans le contexte spécifique des phénomènes d'accueil et de l'ensemble des activités du recevoir. En effet, l'intérêt spécifique des habitus alimentaires ne doit pas faire oublier le contexte social, anthropologique et historique dans lequel ces rites s'insèrent lorsqu'il s'agit de faire acte d'« hospitalité » : c'est-à-dire de recevoir et d'héberger quelqu'un chez soi par charité, par générosité, par amitié, de faire preuve de bienveillance et de cordialité dans la manière de l'accueillir et de le traiter, voire parfois de lui accorder asile. Dans le contexte des polémiques religieuses et des hérésies qui agitent les Ve et VIe siècles syriens, les monastères sont amenés à abriter des marginaux, des persécutés ou des exilés.

Loin d'être exhaustive cette courte présentation des rites alimentaires dans la Syrie tardo-antique s'organisera autour de trois axes qui sont autant de pistes de recherche à creuser : le contexte alimentaire ordinaire des moines, les perturbations du rythme alimentaire engendrées lors de phénomènes d'accueil, enfin la présentation de quelques rites alimentaires particuliers liés à des contextes d'hospitalité.

Le contexte alimentaire syrien tardo-antique.

Le cadre général de la culture méditerranéenne repose sur la triade céréaliculture, oléiculture, viticulture. Cette triade ne va pas de soi. Elle est en partie le résultat de l'Histoire. M. Padilla[4] rappelle que dans la Haute Antiquité, le mode de consommation méditerranéen dépendait exclusivement de la production locale originelle. Or, l'empire romain,par « son approche tyrannique »[5] des transports, a imposé les formes et les flux d'approvisionnement tandis que les Arabes, à l'extrême fin de la période qui nous intéresse, ont au contraire protégé la diversité et la diffusion des connaissances agronomiques et des techniques. Avec M. Padilla, on peut admettre que les Romains ont modifié en profondeur les bases productives par un comportement colonisateur : tout territoire conquis devait cultiver la vigne et l'olivier ; le marquage du territoire ainsi délimité crée alors une géographie romaine de l'alimentation qui correspond approximativement aux limites de leur pouvoir.

Ce point semble pouvoir se vérifier pour la période tardo-antique.Chez Jean d'Éphèse, par exemple, le menu des moines chez qui il est reçu se compose quasi invariablement de cette triade. Ce personnage mérite d'être présenté. Mésopotamien, confié à un monastère enfant, persécuté sous les règnes hostiles à son orientation confessionnelle, il arrive à Constantinople après une période d'errance, et il y fréquente les hauts cercles du pouvoir. L'empereur Justinien lui-même le somme d'aller convertir l'Asie Mineure. Il devient en 558 métropolite jacobite d'Éphèse, puis chef et meneur de l'Église jacobite jusqu'à sa mort en 588. Par ses missions il a beaucoup voyagé et reçu nombre de fois des marques d'hospitalité. Dans son ouvrage, Les Vies des saints orientaux, écrit en syriaque, on voit que l'auteur n'est nullement influencé par la culture grecque, la paideia. Ses voyages le mènent aux marges de l'Empire romain d'Orient, mais il témoigne pour autant que les moines du limes, ceux qui se situent aux frontières de la sphère d'influence gréco-romaine en contact avec les zones perses ou arabes, adoptent un comportement et des habitus alimentaires semblables à ceux de leurs confrères des zones côtières ou des villes, en général plus « romanisées » ou « hellénisées».

Le contenu du menu dépend évidemment d'autres facteurs, en particulier s'il s'agit de l'ordinaire ou d'extra comme les jours de fête. Si les fêtes entraînent un changement de menu, la réception d'un hôte entraîne-t-elle systématiquement une différence de l'ordinaire, une perturbation des habitus alimentaires et la mise en place de rites spécifiques ?

Le menu monastique quotidien et ses variations

À la villa Kérylos, dans sa communication sur les banquets dans les monastères byzantins, B. Caseau a montré qu'il existe un fort contraste entre l'image d'une ascèse alimentaire monastique stricte et la satire des banquets qui se déroulent dans certains monastères que l'on trouve dans les sources. Elle traite d'une période et d'une aire géographique où les monastères forment quasiment des centres autonomes et où les moines sont souvent issus de l'aristocratie. Le milieu monastique des Ve et VIe siècles syrien est quelque peu différent. Les laures[6], les coenobia[7] et les ascètes forment trois milieux distincts. Toutefois des tendances sont communes à ces trois formes monastiques.

Les sources montrent que dans l'idéal, il ne faudrait pas manger ! La preuve indiscutable de la vocation monastique ou érémitique apparaît dans les capacités et les qualités précoces d'un jeune homme à pouvoir jeûner.Ainsi le moine Théodore, encore enfant, refuse de s'alimenter. «Et ainsi tant qu'il fut dans la demeure, il jeûnait jusqu'au soir, souvent deux jours de suite, s'abstenant des mets et des aliments recherchés, comme un moine, pendant deux ans » (Cyrille de Scythopolis, Vie de Pachôme et Théodore, 21, 1-5). À quatorze ans, il obtient enfin le droit d'aller dans un monastère. Pachôme, quant à lui, le fondateur du monachisme selon la tradition, désire être le disciple d'un vieil ermite et lui demande de l'éprouver. Le vieil homme lui répond : «  Mon ascèse à moi est rude.En été je jeûne chaque jour, en hiver je mange tous les trois jours. Et par la grâce de Dieu je ne prends rien que du pain et du  sel : je ne fais habitude ni d'huile ni de vin. » (Cyrille de Scythopolis, Viede Pachôme et Théodore, 4, 26-29).

L'introduction du Préspirituel de Jean Moschus rappelle que « Le jeûne est manifestement la forme d'austérité la plus habituelle chez nos moines » (p. 20). La vie de l'abbé Marc (13), anachorète, nous le rappelle aussi : « À propos de l'abbé Marc, anachorète qui demeurait prés du monastère de Penthucla, on disait que durant soixante-neuf ans il garda cette pratique de jeûner des semaines entières, en sorte que certains pensaient qu'il n'avait pas de corps. Il travaillait nuit et jour d'après les commandements du Christ, et il donnait aux pauvres et ne recevait quoi que ce soit de personne. Les amis du Christ, apprenant cela, venaient pour lui faire la charité, et il disait : Je n'accepte rien, car le travail de mes mains me nourrit, moi et ceux qui viennent à moi pour l'amour de Dieu' ».

Cependant, l'ascèse trop stricte présente des dangers pour la santé. Jean Chrysostome avait ainsi trop abusé des privations alimentaires et en gardait des séquelles. Il en va de même pour le moine Palamôn : « Après cela Palamôn souffrit de la rate à cause des exercices surhumains de son ascèse. Tout son corps était affaibli. Car souvent il mangeait sans boire d'eau ; d'autres fois il buvait sans manger. Sur le conseil des frères et d'un médecin de prendre soin de lui pour être guéri, il obéit et mangea quelques jours les mets convenables à son état » (Cyrille de Scythopolis, Vie de Pachôme et Théodore, 8, 19-24). Il est donc recommandé au moine de boire et de s'alimenter au moins une fois par jour. Le pain et le sel sont les bases essentielles. Mais certains se contentent d'herbes et de racines (au point d'avoir donné lieu à une catégorie spéciale de moine : les brouteurs). Chez Cyrille de Scythopolis, une racine est récurrente et semble constituer le premier met des moines ascètes : la mélagria. Les variations de menu sont donc faibles. Une jeune fille de Gaza ayant consacré sa vie à Dieu s'offre parfois des fèves trempées et de la salade, nous rapporte Cyrille de Scythopolis.

Toutefois, des aménagements sont possibles selon l'âge, l'état de santé et l'origine monastique. L'important est de manger maigre, sans matière grasse et sans protéines. Dans les monastères, les frères économes préparent donc le repas, libres ensuite à certains d'adapter ces pratiques : « Et si l'un d'eux voulait revenir à l'abstinence totale, il pratiquait avec ardeur cette abstinence sans empêchement aucun » (Cyrille de Scythopolis, Vie de Pachôme et Théodore18, 8-10).

Cependant, les grands temps festifs offrent des possibilités de varier le menu, en particulier après l'Avent et le Carême qui sont des périodes d'extrêmes privations. Le vin et l'huile font alors leur apparition : « Le jour de la Joie, à la conclusion de la Semaine Sainte, le vieillard lui dit  puisque c'est aujourd'hui la fête des chrétiens,lève-toi et prépare-nous à déjeuner'. Préparant donc le repas, il versa de l'huile sur le sel écrasé qui était, comme on l'a dit plus haut leur nourriture ; quelquefois aussi c'est une ravenelle sans huile et vinaigre ; souvent ils mélangent de la cendre au sel. Tout étant prêt, il invite le vieux à manger. Celui-ci s'approche des mets et voit l'huile dans le sel ; alors s'étant frappé le visage, il se mit à pleurer, disant : Le seigneur est crucifié et moi je mange de l'huile ? Comme l'autre le pressait timidement de manger c'est tout juste s'il accepta, une fois jeté le contenu de l'écuelle, de s'asseoir pour prendre leur aliment accoutumé ». (Cyrille de Scythopolis, Vie de Pachôme et Théodore, 5, 17-27)[8].

À l'échelle du mois et de la semaine, il faut souligner l'importance du dimanche qui se confond généralement avec le jour de réception d'un moine ou d'un disciple si les moines vivent dans des laures. Dans ce système, les moines vivent en solitaire en semaine et se retrouvent une fois par semaine pour célébrer l'eucharistie et partager un repas : « Convenons donc ensemble, pour ne pas vivre séparés l'un de l'autre à l'avenir, de nous visiter mutuellement, toi une fois et moi une fois ». (Cyrille de Scythopolis, Vie de Pachôme et Théodore, 8, 14-16). Le jour de réception du patriarche, ou de l'évêque, dans le cadre de leur visite pastorale, marque aussi un temps fort : « Ainsi l'archevêque de Jérusalem Jean persuada alors notre saint père Sabas d'aller jusqu'à Césarée de Scythopolis avec d'autres higoumènes du désert pour y faire connaître la lettre impériale et inscrire les quatre conciles dans les sacrés diptyques de ces villes ». Les higoumènes[9] sont, nous dit-on, biens reçus et accueillis par le pontife en personne. (Cyrille de Scythopolis, Vie de Sabas, 162,20-25).

Les liens entre les moines et le jeûne ont fait l'objet de beaucoup d'études. Les visites reçues semblent engendrer une modification du menu. Trois critères sont à prendre en compte : la quantité, la qualité et l'originalité. Le plus souvent la modification du menu s'accompagne d'une série de rites d'hospitalité. Autour de l'acte essentiel : manger, qui constitue le cœur du phénomène de commensalité, se déroule une série d'actes secondaires non moins essentiels qui font partie du cérémonial de l'accueil.

L'hospitalité monastique et les rites alimentaires : cadre spatial et matériel

L'étude de ces rites, à partir des sources littéraires, iconographiques et archéologiques, a eu une importance dans la (re)découverte de l'histoire des realia pour la période antique classique. Les travaux de P. Schmitt- Pantel sur le banquet[10] à l'époque classique en sont le parangon. Pour la période romaine, le cadre de réception des banquets et de l'hospitalité des élites est donné par le célèbre Satiricon de Pétrone ou les Satires de Juvénal. Les études de ces textes ont bien montré que la forme des pièces, la place des convives, le mobilier, la décoration concourent à faire de l'acte de manger et de boire une cérémonie codifiée et porteuse de sens. À la villa Kérylos, B. Cabouret a mis en lumière les changements survenus à l'époque tardive. Ces cérémonies restent marquées par le luxe et la munificence mais reflètent une hiérarchie sociale croissante.

Les milieux monastiques ne sont pas exempts de rites spécifiques. Jean d'Ephèse décrit ainsi en détail les phénomènes d'accueil et les cérémonies qui s'ensuivent, notamment dans la Vie de Siméon et Sergius : « Toutes les fois qu'un étranger portant l'habit( ) venait à lui [à l'hôte], il venait lui-même ouvrir la grille située au sommet du mur, il sortait pour venir le rejoindre, le prenait dans ses bras, l'embrassait, baisait ses mains, ses pieds,il se jetait face contre terre, l'attirait à lui, embrassait ses pieds et ses talons,criant en poussant des cris de joie : Je remercie le seigneur Jésus qui est venu aujourd'hui visiter le pêcheur' »[11]. Avant de manger, une série de rites sont indispensables : laver les bras et le visage de l'hôte, réciter une prière, l'emmener visiter les lieux,entre autres. Ces éléments ne sont pas sans rappeler la grille établie par S. Reece[12]. Sonétude des conventions de la scène homérique a permis de mettre en évidence une grille flexible de 38 éléments, parmi les plus importants :l'arrivée, la réception, le moment de s'asseoir, de festoyer, de s'identifier, de se coucher, de se baigner, le don des cadeaux, la prise de congé. L'invitation à partager un repas est l'acmé de l'acte hospitalier.

Parfois, cependant, les moines se dérobent à leur devoir d'hospitalité. Ils le font soit pour conserver leur sérénité. Ainsi, Jean Moschus (le Pré spirituel,53) nous rapporte que les« siens » viennent le voir mais lorsqu'ils arrivent dans la laure et à sa cellule, le moine est déjà parti se réfugier au désert pour garder sa tranquillité ; soit parce qu'ils sont conscients que leur mode de vie est trop difficile à suivre, telle jugement de Jean d'Éphèse sur Sergius : « c'est un homme très pieux qui récite beaucoup de prières la nuit et donc ne dort pas plus de deux ou trois heures par nuit. C'est très fatigant et les étrangers demeurent peu de temps avec lui ».

Certains, en cas d'absence, ne manquent cependant pas de témoigner leur hospitalité. La Vie de Siméon le Solitaire (Jean d'Éphèse, XXIII)montre la prévoyance et la charité prescriptive des moines : « Le jour où il quittait sa cellule,il commençait par cuisiner de la nourriture,dresser la table, humecter le pain et le tremper, les sortait et mettait une tablette inscrite laissée au sommet que nous avons souvent lue et sur laquelle il y avait ces mots :  Bienvenue nos frères, à la suite de Jésus,entrez dans la maison du serviteur avec confiance, rafraîchissez-vous et n'hésitez pas' ». Même absent le moine veille au bien être de celui qui pourrait être amené à séjourner dans sa demeure. Qui plus est, rafraîchir physiquement son hôte permet de rafraîchir son âme ajoute Jean d'Éphèse, dans la Vie de Malkha(XXIX). Ce mendiant étranger est reçu selon les règles de l'hospitalité,son âme en est rafraîchie. On lui propose ensuite d'être logé dans les pièces réservées aux étrangers de passage.

L'exemple des moines est tel qu'il contamine la société civile. La Vie d'Elijah et Théodore raconte la destinée de deux marchands qui transforment leur maison en xenodoxeion. Ils accueillent des moines itinérants et une multitude d'autres personnes. Mais toutes suivent plus ou moins l'ordonnance monastique. Ils chantent et lisent les évangiles (Jean d'Éphèse, XXI).

Conclusion

L'hospitalité monastique reflète certains rites alimentaires et sociaux qui reposent sur un ressort anthropologique. Ce socle commun des comportements face à l'altérité a été bien abordé par les études pluridisciplinaires du centre de recherche sur l'hospitalité de Clermont-Ferrand[13].Toutefois, il serait intéressant de s'interroger plus en profondeur sur les spécificités propres à la Syrie de cette époque.

Il ne semble pas exister expressément de changement de menu dans la pratique, ni de règle (canonique ou monastique) y incitant. En revanche,la volonté de se dépouiller, de tout donner à l'hôte invité est manifeste. Dans ce contexte ascétique, l'hôte propose le meilleur de ce qu'il possède, qui n'est jamais que le nécessaire (sans doute en allusion à l'épisode biblique de l'hospitalité d'Abraham à Mambré[14] ou de la veuve qui donne ses deux pièces[15]).

L'ascétisme se veut refus du luxe des villes, de la richesse et de la décadence des élites. Sur ce point, nos sources déforment la réalité puisque les sources chrétiennes insistent sur la décadence de ce vieux monde gréco-romain moribond alors que les sources « païennes » insistent sur sa vitalité et son renouveau et amplifient justement la richesse de ces élites encore en ville (Libanios à Antioche pour le IVe siècle).La dichotomie des visions (déclin contre nouveauté) ne fait que reproduire une dichotomie présente dans les sources tardo-antiques. La plupart des sources classiques sont « conservatrices » et favorisent une lecture en terme de permanence voire de déclin ou de disparition. Les sources chrétiennes sont plutôt porteuses de thèmes novateurs et permettent une lecture en termes de modernité et de développement[16].La description de banquets fabuleux qui nous donne une idée d'orgie ne s'explique que par cette volonté de mettre en exergue la vitalité économique des élites. Il faut faire attention à ce prisme.

Existe-t-il une théologie de l'hospitalité, si oui quelles en sont les influences (païennes, juives) ? En tous cas l'évolution sémantique semble refléter un changement de conception : en grec classique et jusqu'au IIIe siècle de notre ère, la notion de xénia désigne l'hospitalité ou le statut d'étranger. Au IVe siècle, le terme grec repose sur une double tradition : d'une part celle des textes classiques littéraires, au premier rang desquels Homère avec l'ancien mythe de Zeus hospitalier, d'autre part celle de la Septante grecque via l'hospitalité vétérotestamentaire d'Abraham et l'injonction néotestamentaire de Pierre« Exercez l'hospitalité » (I Pierre 4, 9).La notion d'hospitalité, dans un cas comme dans l'autre, renvoie au bon accueil qui doit être réservé à la présence divine au cas où elle ferait à l'homme l'honneur d'un séjour sur terre (théoxénie). Mais si, dans le premier cas, ce dieu doit être considéré comme un hôte de marque qui honore de sa visite les notables, le Dieu chrétien, lui, est la figure christique du pauvre et du nécessiteux qui s'invite dans toutes les demeures, même celles des plus démunis.

Son équivalent latin revêt une signification plus juridique. L'hospitium désigne dans le monde gréco-romain le droit d'hospitalité qui remonte aux coutumes ancestrales[17]. Il règle les rapports avec les étrangers et constitue selon la définition qu'en donne Jean-Luc Lamboley[18] une première forme de droit international.

À l'époque byzantine, le terme grec a connu une mutation sémantique importante qui ne va pas de soi. Le xénion en vient à désigner le moine ; les xénodochéiales structures d'accueil destinées aux nécessiteux, ancêtres des hôpitaux et non plus simples structures d'accueil pour les voyageurs et les étrangers de passage ; et la xeniteiale déracinement volontaire à l'origine de la vocation monastique qui prône le modèle du moine itinérant.

Notes

[1] Cf. la bibliographie indicative.

[2] ESCOLAN (P.), Le monachisme syrien du IVème au VIIème siècle : un monachisme charismatique, Paris, 1999.

[3] Même si certains historiens ne sont pas d'accord sur l'identification des données archéologiques.

[4] PADILLA (M.), « L'alimentation méditerranéenne : une et plurielle »in PADILLA (M.) et OBERTI (B.) (dir),Alimentation et nourriture autour de la méditerranée, Paris, Montpellier,2000, pp. 7-16.

[5] Si l'on en croit le médecin Fitzpatrick en 1994, cité par M. Padilla.

[6] Réunion de cellules ou petites demeures habitées par des anachorètes.Ces derniers vivent reclus et se retrouvent une à deux fois par semaine.

[7] Dans ce système, les moines vivent en communauté.

[8] Cf. la bibliographie indicative.

[9] L'higoumène est à la tête d'un monastère.

[10] SCHMITT-PANTEL (P.), La Cité au banquet : histoire des repaspublics dans les cités grecques, Rome, 1992.

[11] Traduction personnelle, tout comme celle des passages cités par la suite.

[12] REECE (S.), The stranger'swelcome : oral theory and the aesthetics oh Homeric hospitality scene, AnnArbor,1993. Cette étude est à compléter par l'étude sur le mythe de Zeus hospitalier. « Zeus est l'Hospitalier qui amène les hôtes et veut qu'on les respecte ». (Odyssée, chant IX, vers 270). Ce mythe a été étudié par SCHERER (R.), Zeus hospitalier,Paris, 1993.

[13] MONTANDON (A.) (dir), Mythes et représentations de l'hospitalité,Clermont-Ferrand, 1999.

[14] Gn,18.

[15] Mc,12, 38-44.

[16] Les historiens, Paris, 2003, p. 347.

[17] Dichotomie que la notion juridique reflétait déjà puisque le droit d'hospitium était une obligation, pour les particuliers qui sont citoyens, de loger les soldats et les fonctionnaires impériaux. Plus qu'une hospitalité entendue comme accueil de l'autre, le terme désigne en réalité une réquisition (qui existait déjà plus ou moins sous cette forme à la période hellénistique). Des exemptions existaient pour l'ordre sénatorial, les vétérans (en échange des services rendus), les vieillards, les veuves. La législation théodosienne précise que les personnels ecclésiastiques sont aussi exempts de ces charges économiques,sans doute assez lourdes, dont l'exercice est réservé aux riches citoyens.

[18] LAMBOLEY (J.-L.), Lexique d'histoire et de civilisation romaines, Paris,1995. En son temps, Théodore Mommsen dans son Manuel des antiquités romaines édité à Paris en 1891, plus exactement au tome VII, dans le chapitre sur les relations étrangères aborde le problème de l'exercice du droit d'hospitalité : hôtes, amis, ennemis reçoivent du peuple pour eux et pourleur serviteur un logement gratuit, garni de tout ce qui est nécessaire (TiteLive 45, 22, 1 et Valère Maxime 5, 1, 1). Ils sont parfois même entretenus aux frais de l'état ce qui entraîne un usage exagéré du droit d'hospitalité, les hôtes de grandes distinctions ont à leur disposition des moyens de transport et les lettres de recommandations pour leur chemin.

Bibliographie indicative

Outils et instruments indispensables

CAMERON (A.), GARNSEY (P.) (eds), The Cambridge Ancient History, vol. 13 : The late Empire A.D. 337-425), Cambridge, 1998.

CAMERON (A.), WARD-PERKINS(B.), WHITBY (M), (eds), The Cambridge Ancient History, vol. 14 :Late Antiquity : Empire and successors (A.D. 425-600), Cambridge, 2000.

Quelques sources

Pour Cyrille de Scythopolis nous n'avons consulté que la traduction : FESTUGIÈRE(A.-J.), Lesmoines d'Orient, 1. Cultureou sainteté: introduction au monachismeoriental ; 2. Les moines de la région de Constantinople ; 3/1. Lesmoines de Palestine : Vie de saint Euthyme ; 3/2. Les moines dePalestine: Vie de saint Sabas ; 3/3. Les moines de Palestine : Vie dessaints Jean l'hésychaste, Kyriakos, Théodose,Théognios, Abraamios,Théodosios, Théodore de Pétra ; 4/1. Enquête sur les moines d'Egypte ;4/2. La première vie grecque de saint Pachôme, Paris, 1961-65.

JEAN D'ÉPHÈSE, Histoire ecclésiastique,éd. E.W. Brooks, Iohannis Ephesini Historiae ecclesiasticae pars tertia, CSCO 105 et 106 (Scriptores syri 55), Louvain, 1936 (réimp. 1952).

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LeBarbare, l'Étranger : images de l'Autre :actes du colloque organisé par le CERHI, Saint Etienne, 14 et15 mai2004, textes réunis et présentés par NOURRISSON (D.) et PERRIN (Y.),SaintEtienne, 2005.

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Pour citer cette ressource :

Claire Fauchon, "L'hospitalité et les rites alimentaires en milieu monastique", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2008. Consulté le 24/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/l-hospitalite-et-les-rites-alimentaires-en-milieu-monastique