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Sens de quelques petits riens dans le roman d’Arundhati Roy, « The God of Small Things »

Par Fabienne Labaune : Agrégée d'anglais - CNED
Publié par Clifford Armion le 30/05/2011

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Cet article se propose d'analyser le sens des petits riens qui donnent leur titre au roman. Ils seront vus comme un système de signes qui renvoient d'abord à la société et sont au service de la satire. Mais le déchiffrage de ces signes invite à voir le roman comme un palimpseste et les petits riens comme les signes de l'expérience traumatique ou de ses traces, donc comme les signes de l'exercice de la mémoire. Enfin, on montrera que les petits riens valent pour eux-mêmes, dans leur fragilité, et qu'ils renvoient à une conception de l'enfance et plus largement de l'écriture.

Le titre du roman The God of Small Things donne une place étrangement importante aux petits riens, qui se voient sacralisés. En effet, ce qui frappe à la première lecture du roman d'Arundhati Roy, c'est sans doute le nombre de détails entremêlés : incidents sans lien direct avec l'histoire, personnages croisés au hasard et qu'on ne reverra pas, objets futiles, petites bêtes comme les insectes ou les oiseaux, petits riens sensibles qui font ressentir des odeurs, entendre des bribes de chants... « Like a devotionally built temple, The God of Small Things builds a massive interlocking structure of fine, intensely felt details » (Updike, 156). Le champ d'étude suggéré par le titre est donc vaste et rend toute tentative d'exhaustivité illusoire. Mais il n'est pas impossible de le circonscrire : en effet le roman se présente comme l'exploration d'un monde et les petits riens « s'organisent en cercles et se recoupent en certains points » (Deleuze, 11). Le premier cercle, le plus apparent, est celui de la société ; le second, celui de l'enfance, mêle plénitude et réminiscence du traumatisme subi. Ils sont tous deux recoupés par un troisième, celui de la violence et de la mort. Enfin, un quatrième cercle les englobe : c'est le monde des impressions sensibles et de la nature, omniprésent. Parfois récurrents, toujours mis en relation les uns avec les autres, les petits riens tissent un réseau serré, qui invite le lecteur à les percevoir comme un ensemble cohérent et signifiant. Ils apparaissent ainsi comme un système de signes à interpréter, dans un roman dont la narration est éclatée, et qui propose au lecteur comme à ses personnages de retrouver une vérité, de reconstituer une trame. Or chercher la vérité, c'est « d'abord considérer une matière, un objet, un être comme s'ils émettaient des signes à déchiffrer. » (Deleuze, 10). Souvent un petit rien « a deux moitiés : il désigne un objet, il signifie quelque chose de différent » (Deleuze, 37). Pour les personnages, c'est un fragment de réel qui renvoie à leur univers passé ; pour le lecteur, c'est un indice qui le mettra sur la voie et lui permettra de recomposer l'histoire oubliée.

Ainsi, les détails sont d'abord des signes « de surface » qui  renvoient à la société dont ils pointent la violence sous-jacente. Ce premier déchiffrage invite ensuite à lire le roman comme un palimpseste, hanté par les signes de mort, et à voir dans les petits riens des manifestations de l'expérience traumatique et de ses traces, des fragments d'une totalité éclatée que la mémoire cherche à la fois à préserver et à oublier. Enfin, nous verrons que les petits riens valent pour eux-mêmes, dans leur beauté fragile, et qu'ils dévoilent une conception de l'enfance et de l'écriture marquées toutes deux  par la célébration du sensible.

1. Un système de signes : petits riens et peinture sociale

A l'aune de la Femme-Terre, comme le présente Chacko aux jumeaux, la vie humaine n'est rien d'autre qu'une agitation d'insectes, un battement de cils ou « a twinkle in her eye » (54), et la romancière a bien souvent sur le petit monde d'Ayemenem ce regard ironique, qui renvoie par exemple l'agitation de la gare de Cochin (« Scurrying hurrying buying selling luggage trundling porter paying children shitting people spitting coming going begging bargaining reservation-checking », 300) à celle des habitants du lavabo imaginés par Estha (108) ou à celle des fourmis écrasées ensuite par Rahel (185-186). Le premier monde que met en scène le roman est le monde social que les petits riens qui parsèment le texte décrivent par touches légères. Un inventaire des détails sociaux nous montre qu'ils peignent certes la surface des choses mais qu'ils sont aussi des signes à déchiffrer, signes constitués en réseaux - qu'il s'agisse de détails récurrents, ou d'éléments proches, ou qu'ils soient présentés, comme nous le verrons, par le même procédé littéraire. Ainsi le lecteur les identifie facilement, les relie et en dégage une signification : la cohérence interne de l'ensemble des différents petits riens lui permet de saisir immédiatement les connotations qu'ils véhiculent. Les petits riens sociaux sont de plus organisés en différents ensembles qui reflètent la hiérarchie sociale ou témoignent au contraire du refus de celle-ci.

1.1 Des signes d'appartenance à une société sclérosée

Vêtements, objets, possessions, apparemment anodins, sont des signes d'appartenance à un milieu social donné. Le rocking-chair et les costumes sur mesure de Pappachi, le violon de Mammachi, l'aviron, souvenir des années d'université de Chacko, la voiture (la Plymouth dont on est si fier) sont pour la famille autant de signes de richesse que les bagues, pantalons et cigarettes pour cet inconnu de la gare de Cochin : « A thick-lipped man with rings, cool in white, bought Scissors cigarettes from a platform vendor » (302). Les portraits du Petit Béni ou les photographies et diplômes chez Pillai sont aussi des signes ostentatoires de statut social : « Comrade Pillai's SSLC, BA and MA certificates were framed and hung on the wall behind her head » (269).

A l'inverse, la pauvreté est dévoilée par les revues pornographiques que vendent les enfants, les mégots de récupération des mendiants (301), le sac plastique qui est le seul vêtement de Murlidharan et ses clefs qui n'ont plus de tiroirs à ouvrir (63). De même les appartements à vérandas ou les maisons neuves des émigrés enrichis « With cement roofs for their thatched houses, and geysers for their parents' bathrooms » (140) sont loin de la cabane de Velutha, sans clefs ni placards à verrouiller, où son frère Kuttapen se demande comment font les gens qui ont trop de coins dans leurs maisons pour savoir où mourir, lui qui a « One corner for cooking, one for clothes, one for bedding rolls, one for dying in » (206-207).

Le plus souvent la romancière ne se contente pas d'allusions aux objets ou aux lieux apparemment insignifiants mais va jusqu'à la métonymie, désignant les personnages par un objet et établissant ainsi par un procédé littéraire un réseau de signes, un code compris aussitôt par le lecteur. C'est le cas pour le Love-in-Tokyo de Rahel, la banane d'Estha ou le chapeau et le pantalon de Sophie Moll. C'est encore le cas pour les ouvrières de la fabrique, réduites à une armée de tabliers « Blue-aproned, white-capped, like a clot of smart blue and white flags » (172).

Comme la métonymie et la réification, l'utilisation des majuscules qui a bien d'autres significations encore est d'abord une manière d'amplifier un détail social et de réduire l'humain à des types. L'aéroport sépare les Attendeurs et les Attendus : « Across the tall iron railing that separated Meeters from the Met, and Greeters from the Gret [...] » (142). L'opposition sociale culmine avec celle du Grand Homme Réverbère (Big Man the Laltain) et du Petit Homme Chandelle (Small Man the Mombatti) racontée par le coolie qui ploie sous les bagages et que la romancière nomme par un petit rien caractéristique et une majuscule qui renvoie à tous ses pareils, car personne ne songe à le faire : « Smallest Man the Varicose  Veins » (90). Cette dénonciation de l'exploitation est reprise de manière parodiée par le langage marxiste de Pillai qui divise le monde entre les Renverseurs et les Renversés : « [...] he deftly banished Chacko from the fighting ranks of the Overthrowers to the treacherous ranks of the To Be Overthrown » (280). Plus largement, l'opposition entre Grands et Petits renvoie à celle de puissance et d'impuissance et montre les enfants en butte aux brimades des grands, « Someone Big », comme lorsque les bottes préférées d'Ammu sont lacérées par son père (181-182).

On perçoit déjà que les petits riens se présentent comme un système de signes où la notion de  classification est essentielle. L'obsession de la hiérarchisation, du Grand et du Petit (par exemple encore dans les tailles « small medium large » (137) des objets vendus à l'aéroport) est le reflet d'une société aux inégalités sociales prononcées, dominée aussi par le système des castes qui la divise et rend nécessaire le classement des choses insignifiantes. Si la confiture de Mammachi est illégale, c'est parce qu'elle n'appartient à aucun genre : « [...] it was neither jam nor jelly. Too thin for jelly and too thick for jam. An ambiguous, unclassifiable consistency, they said. » (30). Ce n'est pas non plus un hasard si le grand-père est entomologiste. Il cherche à épingler, classifier et nommer (de son nom) un papillon - et sans doute le réel tout entier - et subira un double échec puisque le papillon recevra - beaucoup plus tard - le nom d'un autre, avant de devenir,  sur un autre plan, l'un des petits riens les plus importants du roman (Cabaret, 78).

Dans ce système de classification, tous les petits riens liés à l'Angleterre sont perçus comme des signes d'élévation sociale par une bourgeoisie anglophile qui a intériorisé la prétendue supériorité de l'ancien colon. Le léger mépris des Arrivants à l'aéroport pour ceux qui sont restés au pays (140), l'admiration dont Sophie Mol fait l'objet en sont les preuves : « A beautiful child was dead. Two children were missing » (261). Il s'agit de s'appliquer à parler anglais, d'aller voir des films anglais ou américains, de montrer sa culture - Chacko faisant sans cesse référence à Oxford, Baby Kochamma citant Shakespeare - ou de s'habiller comme un Anglais comme le fait Pappachi.

Mais des petits détails plus subtils encore sont signifiants. La jambe artificielle de l'homme de la gare est rose pour réparer les erreurs du créateur ! « The hollow knobbled calf was pink, like proper calves should be » (301). De même, le film The Sound of Music est la vision parodique d'un idéal occidental où tout est propre, blanc, où tout le monde s'adore, monde idéal fourmillant de petits riens typiquement anglais et de bons sentiments, ce que Milan Kundera appelle le Kitsch, « le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant » (Kundera, 164) : « He loved her (Julie Andrews), she loved him, they loved the children, the children loved them. They all loved each other. They were clean, white children [...]. The house they lived in had a lake and gardens, a wide staircase, white doors and windows, and curtains with flowers. » (105). Ce monde à la perfection fausse contraste avec la réalité indienne sordide des toilettes du cinéma ; les rideaux à fleurs avec le rideau sale dont Rahel s'enveloppera à l'aéroport ; l'idéal paternel avec la scène de masturbation d'une figure paternelle perverse ; les oies sauvages poétiques avec l'oie gonflable des jumeaux qui sera éclatée par les policiers (Lanone, 138-139). La fascination pour l'Amérique, perceptible chez Pillai au retour de Rahel ou chez Baby Kochamma passant ses journées à regarder la télévision nouvellement acquise est une autre forme de cette aliénation, même si l'Amérique est aussi le reflet de l'Inde décadente, comme nous le verrons plus loin.

En célébrant la peau noire de Velutha et en faisant de lui celui qui, comme les enfants, échappe à toute classification, A. Roy mine ce système de signes sociaux (Cabaret, 80 ; Labaune-Demeule).

1.2 Les petits riens subversifs, au service de la satire sociale

En effet beaucoup de petits riens sont au service d'une satire sociale savoureuse : la caricature, la théâtralisation, la parodie, le décalage donnent à nombre de détails une connotation subversive. Comparaisons ou métonymies réifient les personnages que le lecteur reconnaît avec amusement à des détails toujours semblables. C'est par exemple la robe avec des jambes en dessous d'une Margaret typiquement anglaise, la cravate de travers et les avions incapables de voler de Chacko, signes de son échec, le maquillage outrancier, les petits pieds enflés et grotesques et la verrue de Baby Kochamma, qui soulignent son narcissisme et sa méchanceté cachée, le papillon ou les costumes de Pappachi, signes de prétention et d'échec. Le violon et les lunettes noires de Mammachi reflétent son aveuglement - au propre comme au figuré - face au réel,  comme l'œil de verre de Vellya Paapen. L'huile dont s'enduit Pillai traduit son autosatisfaction tandis que les bulles de salive et les jambes perpétuellement agitées du père alcoolique des jumeaux le rendent répugnant. Tous ces détails récurrents sont autant de contributions à la caricature.

La théâtralisation du moindre détail, quant à elle, dénonce l'artifice du monde social. Florence Labaune-Demeule l'a analysée, en particulier lors de la fête de l'arrivée de Sophie Mol (Labaune-Demeule), soulignant le rôle des costumes - par exemple la robe qui transforme Rahel en « Airport Fairy » (139) -  les attitudes artificielles et les déclamations - par exemple celles de Lenin Pillai (275), de Latha (269-273) ou la voix déclamatoire de Chacko (55). Tout l'épisode de la fête est une mise en scène. Les petits riens théâtralisés finissent par ne renvoyer à rien. Ce sont des signes à la fois stéréotypés et vides, ce que souligne Deleuze : « On ne pense pas et on n'agit pas mais on fait signe. [...] On n'en conclura pas que ces signes soient négligeables. L'apprentissage serait imparfait, et même  impossible s'il ne passait par eux » (Deleuze, 13).

Ce sont souvent des détails décalés qui permettent de percevoir la vacuité des signes mondains : le jeu théâtral des enfants qui se déguisent en grandes dames et se saluent parodie les manières qui règnent dans la bonne société d'Ayemenem et ainsi les dénonce (189-190). Ce décalage fonctionne comme on l'a vu au cinéma, entre la fiction filmée et la réalité indienne, mais aussi par exemple dans la description des objets rapportés de la maison bourgeoise des Ipe dans celle de Velutha : « Rich things in a poor house. A clock that didn't work, a flowered tin waste-paper basket. Pappachi's old riding boots [...] with the cobbler's trees still in them. Biscuit tins with sumptuous pictures of English castles and ladies with bustles and ringlets » (209). Le contraste entre richesse et pauvreté, entre univers indien et univers anglais, l'inutilité des ces objets usagés aussi, en font des signifiants qui ont perdu leur sens, et peut-être n'en ont jamais vraiment eu, ne renvoyant à rien, étant purement ostentatoires. Un petit détail décalé peut aussi ruiner tout l'édifice de ce système de signifiants vides. C'est le cas pour les fausses dents, les yeux retournés ou le dé à coudre que Sophie Mol place sur sa langue en posant pour la photographie (134) qui dynamitent les stéréotypes du portrait de famille.

Ainsi d'autres apparentes bagatelles peuvent être interprétées comme autant de signes de subversion. Il en va ainsi par exemple de la transformation de l'enterrement de Sophie Mol en scène caricaturale (Cabaret, 88) et de la dénonciation des rituels religieux et sociaux mécaniques et répétitifs par trois détails : Rahel imagine des araignées dans les cheveux des prêtres ou la roulade de Sophie dans son cercueil ; un bébé chauve-souris fait irruption dans l'église : « The singing stopped for a Whatisit ? Whathappened ?' and for a furrywhirring and sariflapping » (6). Ce n'est pas un hasard si le transistor d'Ammu est couleur mandarine, un fruit qui appelle au plaisir. Et le vernis à ongles que les enfants mettent à Velutha (Labaune-Demeule) fait de lui quelqu'un qui échappe à toute classification, même celle du genre, ce qui le met davantage encore au ban de la société.  Les lunettes rouges de Rahel ont - entre autres fonctions - celle de colorer le monde du rouge de la colère : « Rahel put on her sunglasses and looked back into the Play. Everything was Angry-coloured » (185). Elles sont liées à cet endroit du texte à l'écrasement féroce par les deux petites filles si charmantes de la colonie de fourmis dont Rahel s'imagine qu'elles vont à l'église. Les petits riens sociaux sont donc des signes des valeurs sociales mais aussi de la subversion à l'oeuvre dans le roman.

1.3 Des révélateurs d'une violence cachée

En effet la satire se transforme en dénonciation virulente quand A.Roy donne certains petits riens à déchiffrer au lecteur. Tous les lieux sociaux (aéroport, cinéma, église, commissariat et même les salons et jardin d'ornement de la maison) sont caractérisés par l'hypocrisie et la brutalité, le meilleur exemple étant la devise si mensongère de la police, avec sa courtoisie affichée : « Politeness/Obedience/Loyalty/Intelligence/Courtesy/Efficiency. » (8) Sous l'apparence de politesse et d'innocuité des comportements sociaux admis se dissimule une violence à proprement parler innommable, que des détails se chargent de révéler. La cravache, le vase en cuivre, les bottes lacérées ou le rocking-chair brisé sont des signes de la violence de Pappachi. Celle de Baby Kochamma s'exerce sur son jardin ravagé (27) ; le camarade Pillai est celui qui - au propre comme au figuré - casse les œufs à plusieurs reprises : « He broke the eggs but burned the omelette » (281). Il est aussi présenté écrasant des bananes comme il écrasera les enfants et Velutha plus tard (286).

La nourriture, souvent offerte dans des lieux sociaux ou lors de moments de sociabilité, est d'ailleurs fréquemment associée à la violence : les gâteaux, faits pour l'arrivée de Sophie Moll ou offerts dans le train à Estha (323), sont liés à des expériences amères d'abandon. La recette de la confiture de bananes est ambivalente car écrite dans les deux écritures d'Estha, la seconde presque illisible (196). De plus elle correspond au moment où il planifie sans le savoir la catastrophe du bateau. Elle est à ce titre « a recipe for disaster » (Lanone, 129).

Quant aux boissons, elles connotent généralement la violence. Le soda est offert par l'homme du cinéma quand il force Estha à le masturber et la boisson devient alors aussi la métaphore de l'acte sexuel (Cingal, 89) : « Through the soggy paper straw (almost flattened with spit and fear), the liquid lemon sweetness rose. Blowing through the straw (while his other hand moved), Estha blew bubbles [...] of the drink he couldn't drink » (104). Du coca-cola est aussi en vente à la gare lors de l'abandon d'Estha (301) et les policiers lui en offrent encore au commissariat. La boisson a le goût de la peur (105 ; 313). Le motif, métaphorique cette fois, est repris quand Baby Kochamma met son dentier dans le verre de Listerine : « They sank to the bottom and sent up little bubbles, like prayers. Her nightcap. A clenched-smile soda » (298-299). Il y a ceux qui mangent sans cesse, les prédateurs comme Baby Kochamma ou Pillai, et ceux qui sont contraints d'avaler et cherchent à vomir, comme Estha.

Ainsi, les petits riens du monde social peuvent être des signifiants vides ou des codes faciles à déchiffrer. Ils éclairent en tout cas le fonctionnement de la société du roman. Mais leur superficialité n'est qu'apparente puisqu'ils pointent la violence sous-jacente. Tous les petits riens du roman apparaissent donc comme un double système de signes, signes apparents et signes cachés. Il s'agit pour le lecteur de percer la surface, de deviner le sous-texte et de déchiffrer les signes - manifestes ou dissimulés - que la romancière lui propose. Les leitmotive fonctionnent comme des indices et le roman peut être indéniablement qualifié de « roman d'investigation » (Gallix, 15).  Quelle vérité est alors révélée ? Il y a sous la surface, perceptible dans tous les détails suggérant la violence, quelque chose qui menace d'exploser (ou qui a déjà explosé). Sous la multitude de petits riens semblent se dessiner les contours d'un œil du cyclone, d'un trou (motif dont nous reparlerons) que Roy dissimule et désigne à la fois en saturant son texte de détails et en invitant son lecteur à creuser plus profondément encore. Certains petits riens peuvent en effet être perçus comme des éclats qui subsisteraient après que quelque chose aurait été brisé ; ils seraient des signes de la cassure et de la mort.

2. Les fragments d'une totalité éclatée : petits riens et expérience traumatique

2.1 Le roman comme palimpseste : les signes de mort

Le roman se présente  comme un palimpseste : sous les signes sociaux, sous la dérision et l'ironie, apparaît un autre réseau de signes, lié à celui de la violence. « On part d'une première nébuleuse qui constitue un ensemble apparemment circonscrit, unifiable et totalisable. Une ou des séries se dégagent de ce premier ensemble. Et ces séries débouchent à leur tour dans une nouvelle nébuleuse [...] » (Deleuze, 211) Il s'agit de tous les petits riens de la mort, présents quelle que soit la temporalité (1969 ou 1992).

Nous passerons assez vite sur les signes de la décadence d'une civilisation que perçoit Rahel en 1992. En effet, le spectacle des actualités américaines est un miroir de ce qui se passe en Inde (Pesso-Miquel, 26-27). Et la civilisation indienne tout entière est réduite à du folklore à travers un kathakali pour touristes et des objets étiquetés, privés de sens : « They were labelled with edifying placards which said Traditional Kerala Umbrella and Traditional Bridal Dowry Box » (126). Il y a bien là mort d'une civilisation.

La maison familiale, l'usine vide, « an indoor cemetery » (192), le fleuve ou la maison de Kari Saipu avant sa transformation en hôtel pour touristes semblent aussi des mausolées ou des cryptes (Lanone, 127). Plusieurs détails récurrents connotent la mort de manière précise. La poussière et une saleté grasse sont présentes partout à l'intérieur : « Filth had laid siege to the Ayemenem house like a medieval army advancing on an enemy castle. » (88). La moisissure (192) et la putréfaction « like toe-nails on a corpse » (27) atteignent les livres (9-10), le jardin (27), le sol spongieux de l'usine (192), la véranda de la maison de Kari Saipu aux poutres pourries (307). Le fleuve est devenu fangeux, plein d'ordures putréfiées, et offre un sourire de tête de mort (124).  Les insectes, petits riens récurrents et plurisignifiants, ont pris possession de tout : cafards (88), mouches (128), fourmis envahissent la maison, détruisant les livres de Pappachi : « Silverfish tunnelled through the pages, burrowing arbitrarily from species to species [...] » (155). Les chauve-souris hantent la maison de l'Histoire (307). Des objets abandonnés (coquillages, crucifix, cahiers d'Estha...) (156-157) ou les conserves renvoient comme nous le verrons plus tard à d'autres objets brisés.

Mais certains détails hantent véritablement le roman bien avant même que le temps ait fait son œuvre de destruction. Ce sont d'abord les allusions aux accidents, aux blessures : il y a l'homme blessé entraperçu par Sophie Mol, l'accident de Miss Mitten écrasée comme une grenouille (82), l'électrocution de l'éléphant (153), ou un imaginaire de la blessure : les kangourous en ciment rouge de l'aéroport semblent blessés  aux yeux de Rahel (138), le caoutchouc d'un arbre suinte comme une blessure (266). Les cadavres d'animaux jalonnent aussi toute la narration : poissons morts (13), grenouilles écrasées (82), crapauds dévorés, mouches qui s'assomment contre les vitres, qui se brûlent aux ampoules (9-10 entre autres), meurent dans les vases (88), fourmis écrasées par Rahel et par les policiers, mille-pattes sous la botte des hommes de main de l'Histoire... Le motif est si récurrent qu'il est impossible de citer toutes les références. Ce sont aussi l'éléphant dont il faut enlever le corps ou les oiseaux qui tombent sans cesse dans l'imaginaire des enfants, motif redoublé par celui des avions de Chacko qui s'écrasent au sol. Même vivants, les animaux peuvent évoquer un monde souterrain et blanc, fantomatique comme l'évoquent les belles litanies (202 et 336) du monde d'insectes qui vit sous le vieux bateau : « Dark and dry and cool. Unroofed now. And Blind.»

Si l'évocation de la mort se fait à travers ces litanies obsédantes, elle se fait aussi dans des chansons anodines en apparence. Vanessa Guignery a noté par exemple que « le chant du batelier aux accents scatologiques accompagne la décision fatale des enfants de traverser le fleuve à bord d'un bateau (196-197, 211-212). La chanson de Popeye revient quant à elle comme un leitmotiv tout au long du roman : « Little man. He lived in a cara-van.Dumdum [...] » (99). Le refrain apparaît en effet lors de l'entrée d'Estha dans ce cinéma à jamais honni (99), lors de la crémation d'Ammu dont Estha aurait gardé le reçu s'il avait été présent (119), mais aussi quand le jeune garçon redoute son emprisonnement après la mort de Sophie Mol (294), lorsqu'il est désigné pour aller identifier Velutha dans sa cellule (319), et enfin lors de l'adieu à Ammu dans le train pour Madras (325). Loin d'alléger l'atmosphère pesante, le vers chanté est à chaque fois de sinistre augure.  Tandis que l'ouvrage s'ouvre sur le gonflement des cantiques funèbres (4,6), les autres voix musicales chantent la tragédie du mari noyé et des amants suicidés dans le film Chemmeen (219-220) » (Guignery, 43). Mais c'est bien sûr la référence à l'odeur des roses, avec le refrain « Sicksweet. Like old roses on a breeze » (6, 12, 32, 55, 310) qui connote le plus la mort, comme nous le verrons ensuite.

Si les détails morbides sont à ce point nombreux, c'est qu'ils renvoient à deux, voire trois morts. Parfois ils servent d'annonce, comme si les enfants sentaient déjà obscurément la mort tisser sa toile dès que leur mère semble moins les aimer. Le plus souvent cependant, ils rappellent des morts passées  dont le roman s'approche peu à peu, son fil narratif suivant le travail lent et sinueux de la remémoration.

2.2 Des vestiges à préserver et reconstituer : le travail d'archéologue de la mémoire

Les petits riens sont d'abord la marque du traumatisme, que ce soit celui du cinéma ou celui de l'arrivée de Sophie Mol qui enlèvent aux enfants, croient-ils, l'amour de leur mère, ou celui, bien plus terrible, de la mort de Sophie et de Velutha. Les blessures et les cadavres renvoient directement aux deux décès, et au chapitre 18, lors de la descente de police sur l'île, chacun des petits riens de la forêt, dont la beauté est soulignée au début, se transforme peu à peu en signe de mort : le gibier qui détale, le canal étouffé, les arbres blessés, les fourmis et mille-pattes écrasés (305-306).

Mais le motif qui représente le mieux l'impact du traumatisme est celui des jouets. La fausse montre aux aiguilles peintes est signe de l'angoisse de Rahel (96) et elle devient vite le symbole du temps gelé par le traumatisme ; c'est la raison pour laquelle il y a aussi des montres peintes à la gare, lors de l'abandon d'Estha (Lanone, 134). La violence du choc a arrêté le temps à deux heures moins dix. Plus loin, on voit qu'Ammu elle aussi a arrêté le temps puisqu'elle offre à sa fille de onze ans des cadeaux pour enfant de sept (160). La Terreur a aussi détruit à jamais deux enfances : le fait que les policiers prennent les jouets, mettent les lunettes par plaisanterie, ou pire, fassent éclater l'oie gonflable avec leurs cigarettes est un redoublement du meurtre et une véritable profanation (312).  Un autre petit rien récurrent évoque la mort et le deuil : il s'agit du motif des taches et trous, qui de détails réels deviennent métaphoriques. Ce sont les trous en forme de chats noirs dont parle Vellya Paapen et les taches des cadavres énumérées sur la route de Cochin : « He said that there were only black cat-shaped holes in the Universe. There were so many stains on the road [...] » (82). Il y a un trou en forme de Joe (143), un autre en forme d'institutrice, comme si Margaret s'était perdue en même temps que Joe (250). Mais c'est surtout la mort de Velutha qui laisse « A History hole. A History-shaped hole in the Universe » (307). Le passage est exemplaire de la manière dont Roy transforme un petit rien en symbole. Le trou est ici à la fois un trou réel dans le toit de la maison, d'où s'échappent les chauve-souris, et la métaphore du meurtre et de la hantise qui s'ensuivra.

Car les petits riens traduisent bien cette hantise et l'obsession de la violence. Elsa Sacksick  relève que le temps du récit « est éclaté en fragments de passé et de présent qui se répètent au cours du roman [...]. Le roman, prisonnier d'un schéma cyclique, ressasse les mêmes scènes » (Sacksick, 111-112). La répétition des détails est le signe du retour obsédant du traumatisme passé, créant ainsi de véritables motifs déjà cités (l'odeur des roses, les chansons tristes, les oiseaux morts et plus largement les cadavres). L'araignée minuscule de la fin, vue par les amants, sa Majesté des Débris (Lord Rubbish) est un symbole de tous les petits riens, de la survie, mais est aussi sans doute à l'origine de la toile où les jumeaux sont prisonniers. Un détail récurrent symbolise la hantise : la présence des chauve-souris. D'abord signe de subversion, le bébé chauve-souris de l'enterrement (6) traduit aussi la naissance de la hantise ; puis on retrouve les chauve-souris s'échappant de la maison de l'Histoire (307) et enfin, elles deviennent un symbole du destin : « Bats, of course, are blind » (312).  Les traces matérielles pulvérisées deviennent également des spectres. Il y a des fantômes d'objets, « The terrible ghosts of impossible-to-forget toys » (91), ou de personnes, comme le fantôme de Kari Saipu. Mais Chantal Delourme montre que ce n'est pas tant l'objet perdu qui devient fantôme que la perte elle-même (Delourme, 154-155). Les petits détails deviennent alors des traces matérielles et immatérielles à la fois, qui hantent le présent : « The Loss of Sophie Mol stepped softly around the Ayemenem House like a quiet thing in socks » (15). La majuscule et le détail des chaussettes personnifient la perte.

L'angoisse et la hantise font des jumeaux des âmes en peine et des ombres à peine existantes. La mort imprègne tous les petits riens de leur vie : « It would lurk for ever in ordinary things. In coat-hangers. Tomatoes. In the tar on the roads. In certain colours. In the plates at a restaurant. » (55). « It hid in books and food. In Mammachi's violin case. In the scabs of the sores on Chacko's shins that he constantly worried » (15-16).

L'omniprésence des signes de mort témoigne d'une angoisse sous-jacente, révélée par d'autres petits éléments. On l'a vu, ce sont les lunettes de Rahel, qui montrent le monde avec le rouge de la colère et aussi de l'angoisse, mais surtout le motif récurrent du papillon. D'abord signe de l'échec de Pappachi et du tourment qui en découle pour lui, il devient la matérialisation de l'angoisse qui se transmet de génération en génération. « Its pernicious ghost -grey, furry, and with unusually dense dorsal tufts- haunted every house that he ever lived in. It tormented him and his children and his children's children. » (49). Rahel le perçoit quand sa mère l'aime moins (112) ; il est vu comme un prédateur froid et velu « A cold moth lifted a cold leg » (118) qui prend son temps (113,118), et il ouvrira ses ailes complètement lors de la mort de Sophie Mol (293).

Les petits riens illustrent donc le choc et sont des traces de son impact. Ce sont des vestiges du passé que l'on peut retrouver, comme la montre enfouie dans le sol (127), ou garder comme le fait Chacko avec les détails physiques de son bébé qu'il ne reverra plus (117). A l'instar de Rahel qui se remémore le passé, la narration fait un travail d'archéologue, en cherchant à préserver ces petits riens du passé, à les retrouver et à les reconstituer : « [...] resurrected from the ruins and examined. Preserved. Accounted for » (32). Les tiroirs, clefs ou placards ne sont pas des détails anodins mais témoignent de cette démarche : Estha préserve tout : « He was the Keeper of Records » (163) ; Rahel exhume ce qui se cache sous la poussière dans les placards : les cahiers d'Estha et la multitude de petits objets du passé qu'elle met au jour (155-156). C'est pourquoi l'insistance sur le détail des clefs du mendiant est signifiante : « Murlidharan had no home, no doors to lock, but he had his old keys tied carefully around his waist. In a shining bunch. His mind was full of cupboards, cluttered with secret pleasures » (63).  Le tiroir qui n'existe plus contient son passé perdu, et compter ses clefs, c'est se faire croire qu'on pourrait encore y accéder. L'écriture de Roy, avec ses leitmotive de petits riens qui reviennent comme le comptage des clefs, est bien une écriture de l'investigation.

Une autre vétille, à la fois réelle et métaphorique, symbolise le travail de la mémoire et la narration : il s'agit du motif du point de croix (31, 201, 219, 266...). Il qualifie la broderie, puis le couvre-lit, puis l'après-midi de sieste lui-même. Le motif renvoie à l'entrecroisement des deux niveaux narratifs (Delourme, 151) mais aussi plus largement à la couture ou au tissage qu'opère la répétition des petits riens dans l'écriture. « Les leitmotive [...] aiguillent le lecteur sur la voie de la reconstitution de la scène [...]. La répétition répare, elle recoud les accrocs, que ce soit la déchirure psychologique ou le trou de 23 ans dans le temps. Elle reconstitue la trame par ses passages répétés. » (Sacksick,126-127). Le texte est explicite : « Little events, ordinary things, smashed and reconstituted. Imbued with new meaning. Suddenly they become the bleached bones of a story » (32-33). Pourtant dans le même temps le texte montre la résistance à cette entreprise.

2.3 Exorcismes, écrans, bulles : les petits riens et le refus du souvenir

Le choc a laissé des fragments décousus : « As though meaning had slunk out of things and left them fragmented. Disconnected. The glint of Ammu's needle. The colour of a ribbon. The weave of the cross-stitch counterpane. A door slowly breaking » (225). La mémoire, comme la narration, peine à reconstituer leur trame. Certains petits riens sont ainsi un signe de refus de se remémorer et d'autres voient leur sens se dérober.

Les petits riens sont d'abord des tentatives pour exorciser la douleur ou le souvenir de celle-ci. Les chants, en particulier la chanson de Popeye, ne sont pas seulement une annonce du destin et une marque d'ironie tragique, mais un moyen pour Estha de contrôler l'angoisse, par exemple quand il a peur de la prison après la mort de Sophie Mol (319) ou lors de l'adieu à sa mère à la gare (325). De même la comptine innocente qui accompagne et symbolise la masturbation de l'homme du cinéma est une manière pour Estha de supporter l'insupportable : « Fast faster fest/ Never let it rest/ Until the fast is faster/ And the faster's fest » (104). A la gare, il se récite mentalement tout ce qu'il voit pour éviter de penser aux adieux (300-301). Les listes et le comptage de petits riens ont aussi le même effet : quand sa mère fait la valise d'Estha, la liste des objets reflète son point de vue à lui, à demi-conscient de ce que cela signifie et se raccrochant au fait que ces petits biens lui appartiennent (226-227) ; lors de la scène de la masturbation, il se récite les produits de l'usine de sa grand-mère pour se rassurer (104) ; quand Rahel dit « sa liste » à Sophie Mol, le texte indique explicitement pourquoi : « Rahel's 'list' was an attempt to order chaos » (151). De même Velutha, affolé par la révélation que tout est fini, se met dans sa fuite à étiqueter et compter tout ce qu'il voit. « His mind, desperately craving some kind of mooring, clung to details. It labelled each thing it encountered. » (284) ; « He began to count. Something. Anything. » (285). Comme le dit E. Sacksick, « [l]es listes et par là même la répétition sont le fait d'un esprit qui se raccroche à l'énumération comme ultime tentative de garder un ordre quand le sens s'enfuit. » (Sacksick, 117).

La distanciation introduite par les chants, listes, et autre comptage, se retrouve dans certaines images visuelles. Le regard du personnage angoissé se déplace vers un petit détail plus anodin. Ce peut être la transformation de l'intolérable en élément connu, la mort perçue comme un univers de cartoon : quand Rahel pense à la mort, elle voit la grenouille et Miss Mitten aplaties comme dans un dessin animé (82). Les policiers sont perçus comme des personnages de pacotille : « A cartoonplatoon. New-Age princes in funny pointed helmets » (304). Ce peut être aussi la métamorphose du réel. Les enfants se racontent des histoires à partir d'un élément du réel qui à la fois traduit et déplace leur angoisse. Rahel voit ainsi des images d'animaux menaçants ou de soldats romains - qui par ailleurs annoncent pour le lecteur les policiers (83) ; Estha métamorphose les  fissures du lavabo où il tente de vomir en rues d'une ville (108) ; il voit des formes d'oiseaux morts dans la confiture qu'il tourne au moment où il va prendre la décision de  partir pour fuir l'homme du cinéma (194) ; Rahel adulte voit des crapauds et les perçoit avec son ancien regard d'enfant comme des princes métamorphosés qui ne pourront plus être embrassés car ils vont être dévorés par les serpents (187). Que ce soit au moment du choc ou après, au moment de se souvenir, ces procédés de distanciation témoignent d'un refus d'affronter ou de reconstituer le passé.

Mais d'autres petits riens vont plus loin dans le refus : le mécanisme du déplacement en fait des images ou des souvenirs-écrans (Delourme, 155). Les faits importants ne sont pas présentés dans le texte avant le chapitre 18 alors que « sont conservés des souvenirs apparemment insignifiants. Phénoménologiquement, certains de ces souvenirs se présentent avec une netteté et une insistance exceptionnelles contrastant avec le manque d'intérêt et l'innocence de leur contenu. [...] Le souvenir écran est une formation de compromis entre des éléments refoulés et la défense. [...] Le mécanisme prévalent est ici le déplacement » (Laplanche et Pontalis, 451).

Certains détails s'opposent au contenu refoulé et sont agréables, voire drôles : ce sont par exemple les allusions nombreuses au bleu du ciel, aux porte-bonheur comme le dé à coudre et le tablier de Sophie Mol qui proclame « Vive les vacances » ou la feuille sur le dos de Velutha, même si ces mêmes détails fonctionnent sur un autre plan comme des signes de l'ironie tragique. La roulade dans le cercueil, socialement subversive, dédramatise aussi l'enterrement et en rend le souvenir supportable pour Rahel.

D'autres détails au contraire déguisent le souvenir refoulé. Le souvenir de l'odeur des roses en est un exemple (6, 12, 32, 55, 310) car il sert d'écran à l'odeur du sang de Velutha, tout comme celui de l'odeur du métal (8, 72). Le motif de l'oiseau et son corollaire, l'avion, sont plus frappants encore : le souvenir des avions brisés de Chacko renvoie à un temps antérieur aux traumatismes subis par les jumeaux mais il est immédiatement porteur d'angoisse, dès la manifestation que Rahel voit à travers les yeux des oiseaux de proie (79), et dès l'aéroport, quand les aigles sur les bouteilles thermos surveillent et menacent le monde (137), ou encore quand il est lié au motif du papillon : « A glass-paned cupboard was crammed with damaged balsa airplanes. Broken butterflies with imploring eyes. A wicked king's wooden wives languishing under an evil wooden spell » (238-239). Mais s'il est investi ainsi dans la narration (et dans le souvenir de Rahel, les deux voix n'étant pas toujours distinctes), c'est qu'il a une « fonction de support pour des fantasmes projetés rétroactivement » (Laplanche et Pontalis, 451). Il est à mettre en rapport avec la mort de Sophie Mol et celle de Velutha : la chute imaginée par Rahel du peintre des avions sur la voûte de l'église (6) sert d'écran au souvenir insupportable du corps disloqué de Velutha. Et les femmes emprisonnées (239) renvoient à Ammu et à Rahel elle-même. La question centrale du roman est peut-être posée par ce motif et par Sophie Mol au début : « Where do old birds go to die? Why don't dead ones fall like stones from the sky? » (16).

D'autres petits objets deviennent quant à eux des symboles du refoulement comme les « vases clos » pleins d'eau. Les deux stylos-billes offerts par Sophie Mol, où l'on voit une rue de Londres en miniature sous l'eau sont déjà inquiétants : « A red double-decker bus propelled by an air-bubble floated up and down the silent street. There was something sinister about the absence of noise on the busy ballpoint street » (267). C'est sans doute parce qu'ils renvoient à d'autres objets : fixer le presse-papier du commissariat où valsent sous l'eau des petits personnages est un moyen pour Estha de refouler l'horreur de la scène qu'il a vue avant (318). De même la maison de l'histoire revue par Rahel devient un trésor sous l'eau : « Swaddled in silence. Breathing bubbles through its broken windows » (307).

Ainsi le fait de voir le réel à travers un objet fermé et souvent par son reflet met la réalité à distance et l'enclôt, illustrant le processus du refoulement. C'est la manifestation vue dans les yeux des milans (79), la pièce perçue par Margaret dans le reflet du ventilateur quand elle pense à son mari mort (239) ou le reflet de l'oiseau observé par Estha dans les testicules de son chien mourant (12). Enfin le refoulement est total quand les trois personnages principaux incorporent littéralement le souvenir. On retrouve le petit rien des oiseaux avec les chauve-souris dans les clavicules de Rahel (299) et d'Ammu : « Shadows gathered like bats in the steep hollows near her collarbone » (162). Cela se traduit encore par le détail du cri enfermé dans la poitrine d'Ammu : « The faraway man inside her began to shout » (162), les yeux vides de Rahel dans l'amour, reflet du Dieu des Petits Riens en elle (19), ou la pieuvre à l'intérieur d'Estha : « He grew accustomed to the uneasy octopus that lived inside him and squirted its inky tranquillizer on his past » (12). Ainsi les petits riens peuvent symboliser le refus du souvenir et les tentatives pour l'exorciser, le distancier, le déplacer ou le refouler.

La mémoire dans le roman obéit donc à un double mouvement paradoxal que les divers petits riens, au sens parfois contradictoire, accompagnent : elle cherche à la fois à préserver et à oublier, à retrouver et à perdre, à reconstruire le passé et à le garder éclaté. En témoignent deux personnages incidents, croisés au hasard et qui à ce titre méritent d'être qualifiés de petits riens, même s'ils sont aussi des Grandes Choses, des allégories. Ce sont le mendiant avec des clefs certes, mais qui n'ouvrent rien, et la femme du train rencontrée en Amérique. Les détails triviaux du comportement de celle-ci rejoignent ceux qu'on a déjà cités : elle expectore - et en cela rappelle Ammu malade - mais referme aussitôt les papiers avec ses crachats, tout en les regardant alignés devant elle. Cette succession de mouvements contradictoires en font une allégorie explicite de la mémoire : « Memory was that woman on the train. Insane in the way she sifted through dark things in a closet and emerged with the most unlikely ones - a fleeting look, a feeling. The smell of smoke. A windscreen wiper. A mother's marble eyes. Quite sane in the way she left huge tracts of darkness veiled. Unremembered. » (72).

Le fait que les petits riens du texte soient des fragments épars et en même temps très souvent  des leitmotive donne au roman son écriture très particulière, caractérisée à la fois par le tissage et la fragmentation, écriture qui tente ainsi de rendre compte du travail de la mémoire. Mais, de même que le passé est quelque chose qui est, qui coexiste avec le présent, la totalité est enclose en chaque fragment et les petits riens ne sont pas seulement des signes, mais valent pour eux-mêmes. Il faut maintenant considérer « la matière dans laquelle le signe est taillé » (Deleuze, 104) et chercher ce que sont les petits riens dans l'absolu, en prêtant attention à leur petitesse, leur fragilité et leur beauté.

3. Le Dieu des Petits Riens, un éloge de la fragilité

3.1 Le Dieu des Petits Riens, dieu de la faiblesse

Le fait que Roy inscrive les petits riens dans le titre du roman et leur donne un Dieu est bien le signe qu'elle affirme leur unité irréductible et qu'elle les sacralise. Elle a dit dans un entretien ce qu'était pour elle le Dieu des Petits Riens : « To me the god of small things is the inversion of God. God's a big thing and God's in control. The god of small things... whether it's the way the children see things or whether it's the insect life in the book or the fish or the stars - there is a not accepting of what we think of as adult boundaries » (Roy, citée par Lanone, 143). Dans le roman, le grand Dieu est le destin ou l'histoire ; il est aussi présenté comme funeste et impitoyable et concerne les grands  désespoirs comme celui de l'Inde : « In the country that she came from, poised forever between the terror of war and the horror of peace, Worse Things kept happening » (19). Il est aussi impitoyable pour les individus qui oseraient rendre public leur désespoir intime : « That Big God howled like a hot wind, and demanded obeisance » (19).

D'où les allusions au fait qu'on ne parle de rien d'important, même dans les moments où l'on pourrait le faire et dont la gravité est soulignée par les majuscules, comme lors de l'arrivée des deux anglaises : « And the Air was full of Thoughts and Things to Say. But at times like these, only the Small Things are ever said. The Big Things lurk unsaid inside » (142). Le petit dieu est alors celui des désespoirs personnels masqués par une fausse gaieté, car les hommes ont conscience de l'insignifiance de leur malheur et s'efforcent d'y survivre par l'indifférence et le déni : « Inured by the confirmation of his own inconsequence, he became resilient and truly indifferent » (19). C'est par conséquent le dieu des petites choses auxquelles on se raccroche pour survivre comme le font les jumeaux ou les amants : « Even later, on the thirteen nights that followed this one, instinctively they stuck to the Small Things. The Big Things ever lurked inside » (338). On a vu la transformation de détails en images-écrans pour les jumeaux ; quant aux amants, ils s'en tiennent au monde des insectes et des poissons qui les entourent et ils surveillent avec anxiété la survie de l'araignée qui devient leur emblème : « They chose him because they knew that they had to put their faith in fragility. Stick to Smallness. » (339)

Ce petit dieu est donc aussi le Dieu des Petits Riens et il est peu à peu assimilé à Velutha. C'est d'abord le peintre de la voûte de l'église que Rahel compare à Velutha (6). Puis quand Ammu rêve du Paravan (sans le nommer cependant), elle s'interroge sur l'existence probable de ce Dieu du Deuil (215). Le rapprochement entre l'intouchable et le Dieu des Petits Riens est explicite quand Margaret oublie Velutha (265), et il est ensuite développé lors de sa fuite (289), de sa mort (312) et quand Ammu le désire (330). Il est en effet un double du créateur : Rahel le voit en peintre du ciel, des nuages et des avions sur la voûte de l'église (6) ; il est symboliquement celui qui fabrique des jouets pour les jumeaux et pour Ammu enfant, des meubles pour la maison, et celui qui répare tout, du bateau aux machines de l'usine. Il est, de plus, lié à la nature, dont son corps est un élément : « The cheerful one-armed man with salty skin and a shoulder that ended abruptly like a cliff emerged from the shadows of the jagged beach and walked towards her » ( 330). « That he belonged to it. That it belonged to him » (333).

Mais c'est, comme le dit Roy, un dieu inversé. Loin d'être abstrait, terrible et tragique, il est sensuel et rieur. Le portrait des pages 215 à 217 insiste sur sa peau douce et luisante, ses muscles, son rire et une expression sera reprise aux pages 217 et 330 : « The God of Goose Bumps and Sudden Smiles », les majuscules soulignant ici une qualité littéralement essentielle. Loin d'être tout puissant, il est au contraire faible et fragile : dans le rêve d'Ammu (215), il est soumis aux regards de la rangée de gens à lunettes (qui représentent la famille mais aussi plus largement les agents du Grand Dieu) ; il est infirme, manchot et caractérisé par ce qu'il ne fait pas : « He could do only one thing at a time. If he held her, he couldn't kiss her. If he kissed her, he couldn't see her. If he saw her, he couldn't feel her » (215). L'expression est reprise avec une variation à la page 330 et mise en italiques pour la souligner.  Il est en manque de tout et cerné d'ombres à la page 215 : « He had no other arm with which to fight the shadows that flickered around him on the floor. / Shadows that only he could see ». Il est nu, solitaire et exclu lors de sa fuite (290) et sera bientôt un corps disloqué (6, 312). L'histoire en fait son chien : « History walking the dog » (288) et il a à peine droit à l'existence. Le leitmotiv qui le montre ne laissant aucune trace est à cet égard signifiant et fait une allusion explicite au statut des intouchables : « He left no footprints in sand, no ripples in water, no image in mirrors » (216, 265, 289-290). S'il est à la fois le Dieu du Deuil et des Petits Riens, c'est pour plusieurs raisons : d'abord parce que sa mort laissera des traces (tous les petits riens) dans la mémoire des enfants, comme nous l'avons vu précédemment ; ensuite parce que, dieu intouchable, il n'a droit à rien sinon l'insignifiant, et subit le manque et la mort. Le Grand Dieu, celui de la totalité, ne lui laisse que des fragments dont il parvient pourtant à faire du beau. En témoigne le détail de la rose : le motif est tragique quand c'est le Grand Dieu qui est à l'œuvre et mêle le sang et les roses mais Velutha transforme sa peur en rose, la donne à Ammu ; elle séchera et laissera une trace (338, 340). En témoigne aussi le détail des bouteilles cassées en verre bleu rejetées par l'océan, qu'Ammu voit dans son rêve. Dieu de la brisure, du fragment, du petit rien, c'est encore un dieu qui réussit à enfermer la mer dans chaque tesson. –

Faire un dieu d'un intouchable est une des plus belles manières qui puisse se concevoir de donner aux faibles une existence sacrée.  Par les petits riens, Roy célèbre la fragilité. Mais pour elle, le Dieu des Petits Riens est aussi la manière dont les enfants, sensibles à tout ce qu'un adulte ne voit plus, perçoivent le monde.

3.2 L'enfance, un monde de petits riens

En effet tout ou presque est vu selon la perspective des enfants et c'est un univers où chaque détail a son importance. Une perle dans le nez devient l'objet d'un passage presqu'épique (132), une remarque de leur mère leur donne l'impression que leur monde s'écroule. De petits jouets tiennent beaucoup de place dans la narration (pensons à la montre, à l'oie, aux lunettes, aux stylos, aux koalas). Les jeux rythment celle-ci (par exemple le déguisement avec Velutha (189-190), le jeu avec le bateau (194), avec le théâtre quand Estha mime César mourant (83), avec les kangourous (138)... C'est aussi un monde où le réel est constamment métamorphosé, qu'il s'agisse des fourmis (185), des nuages (83), des taches sur la route (82), d'un lavabo (108), ou des volutes de la confiture (194). Tous ces détails insignifiants ne le sont pas pour les enfants, qui leur donnent une autre vie et se créent des histoires à partir d'eux. Tous les petits riens de la nature font leur bonheur : « [...] moments of high happiness when a dragonfly they'd caught lifted a small stone off their palms with its legs, or when they had permission to bathe the pigs, or they found an egg - hot from a hen » (46). De même le hibou, l'éléphant ou les crapauds ont plus d'importance pour eux que Pillai par exemple.

Le langage, lui non plus, n'obéit pas aux règles du langage adulte et il subit des métamorphoses, avec des décompositions de mots comme « Lay-ter » ou « Bar-Nowl », ou une fusion de deux mots comme « stoppit », ou encore un langage à l'envers. C'est un univers où toutes les broutilles deviennent des mystères à éclaircir, comme tente de le faire Sophie Mol avec la sexualité (135) ou encore les jumeaux : « One man with three kinds of hair. Estha wondered how that could be. He tried to think of whom to ask. [...] She wondered whether people always kissed each other sideways. She tried to think of whom to ask. » (64). En revanche, les adultes comme l'inspecteur ou Pillai ne sont plus capables de se poser des questions : « They were both men whom childhood had abandoned without a trace. Men without curiosity. Without doubt. Both in their own way truly, terrifyingly adult. » (262).

L'univers de l'enfance est fait de petits riens qui deviennent dès lors importants ; le regard enfantin est capable de donner sens à ce qui est petit et fragile, et d'en voir la beauté. La narration, qui adopte très souvent le point de vue des enfants sur le monde, célèbre elle aussi cette fragilité.

3.3 Une écriture du détail, célébration de la fragilité

Si l'histoire est finalement simple, le récit, lui, est fait de détails entremêlés et les petits riens ressentis sont justement ce qui lui donne son originalité : « Little events, ordinary things, smashed and reconstituted. [...] Suddenly they become the bleached bones of a story. » (32-33). Ils permettent à la fois de tout saisir selon la perspective enfantine, de dévoiler les traces du passé et de donner à voir un monde. Ils saturent le texte par leur nombre, leur omniprésence, et par leur répétition. Ils ont aussi, souvent, plusieurs significations et permettent plusieurs niveaux de lecture : pensons au détail de la rose par exemple, qui est signe d'amour et souvenir-écran ; les oiseaux et avions sont à la fois des signes d'échec, des souvenir-écrans, et des symboles : de la mort, de l'obsession ou de la liberté qui perdure malgré le temps ; la fausse montre représente à la fois la plénitude de l'enfance qui ne connaît pas le temps et l'expérience traumatique ; les insectes sont symboles de déclin et de mort, d'angoisse, mais aussi de survie et de beauté fragile. Les exemples pourraient être multipliés.

De plus, chacun de ces détails peut être lu selon plusieurs registres à la fois : les détails de la clef, des avions, du papillon ou des lunettes (noires ou rouges) par exemple servent la satire morale ou sociale mais participent aussi du tragique, en devenant des signes du destin aveugle, de l'angoisse, ou de  l'impossible catharsis de la mémoire. La richesse des petits rien est infinie et laisse au lecteur une double impression : celle d'être imprégné durablement par ce monde où il a pénétré, et celle d'avoir appris à prêter attention à la moindre chose car Roy fait exister ce que personne ne voit, et nomme ce qui est trop petit pour se voir accorder un nom, qu'il s'agisse des hommes, des bêtes ou des choses. En ce sens, chacun des petits riens est un bijou : « Moments like these, the twins treasured and threaded like precious beads on a (somewhat scanty) necklace » (62) ; « A banana flower [...]. A gem held out by a grubby schoolboy. A jewel in the velvet jungle » (305).

Et l'écriture célèbre grâce à ces vétilles « la chance que tous - même les moins chanceux - ont de percevoir, ne serait-ce que fugacement, la beauté de la vie ordinaire » (Coussy, 288). C'est le miracle que perçoit Estha quand il voit le reflet de l'oiseau  dans les testicules du chien mourant : « To Estha [...] the fact that something so fragile, so unbearably tender had survived, had been allowed to exist, was a miracle » (12). Le texte fait l'éloge du sensible, et en particulier des éléments naturels, dans ce qu'ils ont de plus fragile, de plus éphémère et pourtant de plus résistant. La fragmentation de l'écriture montre l'absolu dans chaque petit rien. Ce sont des énumérations séparées par des points qui isolent chaque élément : « The water. The mud. The trees. The fish. The stars » (333-334) ou de véritables strophes poétiques pour les petits riens de la fabrique (193-194), de la gare (301), d'une après-midi lumineuse (201), de la forêt quand les policiers arrivent (304-306) ou les litanies du monde blanc du bateau (202, 336). Les majuscules, dont on a vu qu'elles ont d'autres fonctions, sont aussi une manière d'attirer l'attention sur chaque fragment du réel ; on les trouve pour « Small Things » (330) et « Small God » (19), pour donner un nom à « Smallest Man the Varicose Veins » (90) ou à l'araignée « Chappu Thamburan » (339), mais aussi pour les « Vacuum Eagles » (137), « White insects » (202 ; 336) ou de manière plus comique pour « [...] Atmosphere in Waiting Room, plus Screams from Behind Curtain [...] » (132). A l'instar de Velutha jouant avec les enfants, A. Roy préserve ainsi le rêve fragile porté par chaque petit rien : « It is after all so easy to shatter a story. To break a chain of thought. To ruin a fragment of a dream being carried around carefully like a piece of porcelain » (190).

 Si Roy accorde tant d'importance aux petits riens dans le roman, c'est parce qu'ils sont des signes bien sûr : signes de l'hypocrisie et de la violence du monde, signes de l'expérience traumatique vécue par ses personnages principaux, mais aussi parce qu'ils traduisent la perspective enfantine sur le monde - perspective qui est la seule à donner leur vraie place aux choses et aux êtres. En ce sens, le regard omniscient de la romancière qui voit les humains comme des insectes et les insectes comme essentiels, se rapproche de celui des enfants, qui n'accordent que l'importance qu'ils méritent aux petits riens sociaux. Les versions officielles de l'histoire (303) qui ne prennent pas en compte les petits riens - c'est-à-dire le plus important - sont comme des versions fausses et tronquées du roman. C'est la parole des adultes, de ceux qui n'ont rien compris ; c'est aussi la voix de l'Histoire et du Destin, celle qui empêche les petits, les enfants, les femmes, les intouchables et les mendiants de s'exprimer,  et les petits riens d'exister. Ecrire les petits riens, c'est refuser la parole officielle, celle du plus fort. C'est vouloir préserver la vision de l'enfance, une vision poétique du monde où l'absolu est présent dans chaque fragment, pour peu qu'on parvienne à voir.

Cette écriture, baroque par ses entrelacements de motifs, sa saturation par les détails, et pourtant réduite à l'essentiel, donnant à voir l'absolu de chaque élément comme le fait la poésie, caractérisée par le tissage de motifs répétés et la fragmentation, est paradoxale. Les détails sont répétés pour que le lecteur, à la manière des jumeaux adultes, déchiffre leur sens profond ; et dans le même temps l'écriture maintient le fragment, l'éclatement en petits riens, et empêche un déchiffrage complet et une reconstitution totale. C'est une façon de nous dévoiler un univers en morceaux, brisé par le choc. Mais c'est aussi une manière de refuser de clore par une version univoque de l'histoire - fût-elle celle des enfants - et de montrer que la totalité est enclose dans chaque fragment, comme le révèlent les objets pleins d'eau où le réel miniaturisé apparaît paradoxalement dans sa réalité essentielle.

Références bibliographiques

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Pour citer cette ressource :

Fabienne Labaune, "Sens de quelques petits riens dans le roman d’Arundhati Roy, « The God of Small Things »", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2011. Consulté le 29/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/dossier-the-god-of-small-things/sens-de-quelques-petits-riens-dans-le-roman-d-arundhati-roy-the-god-of-small-things