«Benang», itinéraire d’une reconstruction identitaire : de la dislocation à la renaissance
Introduction
Largement exploité dans la littérature aborigène, le processus de dislocation/reconstruction identitaire est au cœur du roman de Kim Scott, Benang, publié en 1999 et largement salué par la critique. Ce n'est pas le premier roman de cet écrivain : en 1993, paraît True Country, un roman semi-autobiographique s'inspirant largement de sa propre expérience de métis. Le terme métis revêt une acception particulière dans le contexte australien. Représenter quelqu'un ou quelque chose n'est pas un acte neutre. Il engage le représentateur dans la mesure où celui-ci est porteur d'une culture qui conditionne sa représentation de l'objet au sens large du terme. La domination et le contrôle des biens d'autrui (le colonialisme) passe par une appropriation des biens d'autrui mais également par une appropriation de l'identité de l'autre. Clef de voûte du « discours colonial », le concept de « race » a servi à expliquer la différence de couleur de peau ainsi que les différents attributs culturels et civilisationnels afférents comme le précise Bill Ashcroft : « Through such distinctions it comes to represent the colonized, whatever the nature of their social structures and cultural histories, as primitive and the colonizers as civilized » (Ashcroft, Bill., Postcolonial studies : the key concepts, London and New-York : Routledge, 1998, pp.42-43). Le colonialisme a donc engendré un discours sur la différence mais il a aussi généré des interactions entre colonisateurs et colonisés, créant des zones de contact. La conséquence majeure de ces interactions fut le métissage. En Australie, il existe bien un continuum entre Blancs et Aborigènes et ce dès le début de la colonisation. En effet, la conjonction de facteurs historiques (la conquête de ce vaste continent que l'on pensait vierge, nécessitait des qualités physiques pour sa mise en valeur) et démographiques (la pénurie patente de population féminine) a conduit de nombreux hommes blancs à avoir des relations avec des femmes aborigènes. Ces dernières sont devenues des « gins » ou « maîtresses » très souvent non consentantes. Ces relations ont engendré un grand nombre de naissances d'enfants métis. Dans le discours historiographique (N.J.B Plomley) et anthropologique (A.P.Elkin), l'hybride est présenté comme une ambiguïté : « In social terms, these people belong to neither race (and are shunned by both) , and lacking a racial background they have no history » ( N.J.B. Plomley, The tasmanian Aborigines : A short Account of Tem and Some Aspects of their life, p.66). A.P. Elkin utilise même l'expression de « cultural hiatus » lorsqu'il parle des métis. Comment expliquer la prédominance de ce type de discours jusqu'à la fin des années 1970 ? L'hybride est du point de vue de la représentation du colonisateur, une « forme impure » de l'Aboriginalité : « The fear of miscegenation stems from a desire to maintain the seperation between 'civilized' 'and savage' »(Ashcroft, B., ibid, p.143). L'hybride expose le discours du colonisateur à une forme de vulnérabilité, de menace, pouvant remettre en cause sa « supériorité » supposée. Pour contenir cette menace, les autorités australiennes ont mis en œuvre la politique d'assimilation. Etymologiquement, le terme « assimiler » signifie « rendre semblable, intégrer et transformer en sa propre substance » (Rey, Alain., Dictionnaire historique de la langue française, vol 1 : A-L, p.130, Paris, Les Usuels du Robert, 1992). Dans le contexte australien, la politique d'assimilation visait d'une part à une absorption culturelle, d'autre part à une « fusion biologique » par le biais d'unions forcées entre Blancs et Métis. Les conséquences extrêmement néfastes de cette politique sont au centre des préoccupations du roman de Kim Scott. Le degré de métissage est-il un critère à prendre en compte dans toute représentation de l'Aboriginalité ou bien faut-il considérer cette dernière comme une notion culturelle aux enjeux stratégiques et idéologiques ? L'œuvre de Kim Scott doit être examinée à la lumière de cette problématique complexe du métissage/identité aborigène.
Même si Benang n'est pas à proprement parler une suite de True Country, les deux romans sont profondément ancrés dans le contexte historique et politique de l'Australie de la fin des années 1990. En 1997, un rapport (Bringing them Home Report) reconnaît officiellement que des milliers d'enfants aborigènes ont été enlevés de force à leurs parents pour être placés dans des institutions dans le cadre de la politique d'assimilation. Dès la publication de ce rapport, les Aborigènes revendiquent une demande officielle de pardon afin de rétablir la dignité bafouée de tout un peuple. Or, le Premier Ministre (John Howard) se refuse obstinément à toute déclaration officielle de contrition. De nombreux artistes aborigènes décident donc de s'impliquer dans ce combat pour la reconnaissance de l'identité aborigène, au premier rang desquels des écrivains. Le roman de Kim Scott nous embarque dans une quête vertigineuse à l'issue incertaine. Ignorant qui il est véritablement, le narrateur (Harley) tente de renouer pas à pas les fils rompus. Dans une première partie, nous examinerons les formes de la dislocation culturelle qui se traduit chez Harley par un traumatisme physique et psychologique. Notre deuxième partie analysera comment le narrateur envisage la reconstruction du moi identitaire. Enfin, dans une troisième partie, nous nous intéresserons à la renaissance de l'identité aborigène définie comme un enracinement dans une « terre » .
1. L'identité en miettes
La colonisation de l'Australie par les Européens a profondément bouleversé le rapport à l'identité sociale. Un individu se construit en s'appuyant sur des racines qu'il trouve précisément dans l'identité sociale. Dans la culture aborigène, l'individu est à la fois unique et donc différent mais il est également perçu comme la manifestation, « l'incarnation » d'un esprit vivant du Rêve. A ce titre, chaque Aborigène se conçoit comme le descendant d'un ou plusieurs Ancêtres du Rêve dont il doit perpétuer le(s) histoire(s). Ce lien définit l'identité spirituelle de chaque individu qui s'exprime au travers d'associations totémiques avec des espèces (animales ou végétales) ainsi que des phénomènes naturels. Comme l'a rappelé Kim Scott lors d'un entretien, l'identité individuelle est en quelque sorte transcendée par le lien spirituel que chaque Aborigène entretient avec un territoire et des sites donnés :
I think of one's self being just one of the many possible manifestations of country or a particular place and it's related to traditinal ways of thinking and he is, as I am, just one of those many possible manifestations of place(...). Harley is ambivalent ; like a bird is an expression of a particular place in many instances but is not touching the land all the time(....). So you can be unique but you're still connected and still belonging in that place. (Scott, K., "An interview with Ramona Koval", Australian Book Review no.222, July2000)
Harley se pense avant tout en tant qu'individu appartenant à une communauté. C'est à ce titre qu'il s'estime investi d'une mission, celle de rétablir la vérité sur ses ancêtres dont l'histoire a été travestie par les Blancs: « Raised to carry on one heritage, and ignore another, I found myself wishing to reverse that upbringing, not only for the sake of my own children but also for my ancestors » (p.19). Dépossédé d'une partie de lui-même, il en résulte un sentiment d'écartèlement, de dislocation de la personne qui trouve son origine dans la double remise en cause de l'intégrité physique et morale des Aborigènes.
Une partie de la famille d'Harley se retrouve dans une réserve où sous couvert d'un discours de protection, l'administration met en réalité tout en oeuvre afin d'éradiquer les pratiques qu'elle juge "primitives" telles que l'initiation des jeunes gens. Ce sont d'ailleurs les jeunes enfants qui font l'objet de toute l'attention de l'administration qui espère par le biais de la conversion religieuse mais aussi par la scolarisation, les protéger de la « dépravation morale » et de « l'abandon éducatif » de leurs parents comme le stipule la loi de 1905. La réserve est une prison où tout concourt à humilier hommes, femmes, enfants et à les renvoyer à leur condition de « sauvages ». Les brimades y sont quotidiennes, la promiscuité permanente avec des répercussions sur les conditions d'hygiène et le régime alimentaire y est comparable à celui d'animaux abandonnés : « The evening meal(...). Cold. A thick yellow skin formed across the bowl. You tapped something solid at the bowl's centre. It bobbled, and the yellow skin broke apart» (p.92).
Les humiliations ne sont pas les seules formes de la violence physique. Femmes et enfants font également l'objet d'abus sexuels. Kathleen, une jeune métisse « recueillie » par le Sergent Hall et son épouse, est violée par ce dernier. Mariée de force au grand-père d'Harley, Ern Solomon Scat, celui-ci s'en détourne lorsqu'il s'aperçoit que l'enfant qu'elle met au monde n'est pas le sien mais celui du Sergent Hall. Kathleen n'est donc rien d'autre qu'un objet sexuel dont on s'amuse puis se débarrasse pour pouvoir le remplacer par un autre « objet », une fillette prénommée Topsy, violée sous les yeux de Kathleen : « Topsy lay still, her face hidden and limbs splayed like a discarded doll. She was so small. Ern straightened up, adjusted his trousers and closed the door in her face » (p.123).
Telle une poupée désarticulée aux membres inertes, Topsy n'a pas d'autre alternative que celle de la soumission. Devenue un témoin embarrassant, Kathleen échoue dans une réserve où elle subit à nouveau des violences sexuelles. L'histoire se répète inlassablement et les abus de pouvoir des représentants de la loi ou de l'Etat nous sont dévoilés dans toute leur horreur : « When you felt a hand on your shoulder as you leant on the trough you might think that, well, you had it coming. It was your own fault. The man wore a uniform. Well, maybe that was the way it had to be for us, the same thing happening over and over again» (p.139). L'intrusion du narrateur souligne avec acuité l'impuissance et la résignation des Aborigènes.
L'idée que cette violence puisse se répéter « over and over again » est d'autant plus insoutenable qu'elle touche également de très jeunes enfants. Tommy, le fils de Topsy et Ern, échoue dans une institution où les abus sexuels sont monnaie courante. Ainsi, chaque fin de semaine, des « oncles » sous couvert de s'occuper de Tommy, viennent le chercher pour une promenade au cours de laquelle ils se livrent à des actes de pédophilie. Puis ils raccompagnent Tommy non sans l'avoir au préalable récompensé pour sa « docilité » : « It's a game. You close your eyes and we'll put a lolly in your mouth. Well, of course, Tommy didn't want to open his eyes. They were pulling his pants down and that. Afterwards he got some white chocolate » (p.386-387). La crudité du langage n'est pas gratuite: les mots sont une arme servant à dénoncer une réalité trop longtemps niée.
La remise en cause systématique de l'intégrité physique s'accompagne également de violences psychologiques. L'humiliation publique en est une des formes les plus destructrices. Le « jeu du Treacle Buns » constitue une parfaite illustration du racisme et de la bêtise dont les Blancs se rendent coupables. Des enfants dont les mains ont été au préalable attachées dans le dos, courent tout en essayant d'attraper un gâteau dégoulinant de mélasse. En outre, pour parachever l'humiliation, les visages des enfants sont aspergés de farine afin de les « blanchir » (allusion directe à la politique de « blanchiment de la race » sur laquelle nous reviendrons plus en détail). Pour les Blancs, les Aborigènes sont des objets de divertissement. Pour les Aborigènes en revanche, il n'y a rien de ludique dans ces jeux avilissants qui laissent libre cours à la malveillance et à la cruauté : « Telling themselves of the simple obvious greed of these natives ! Shouting their delight at seeing dark heads jabbing, bobbing and twisting. Everyone having such a good time » (p.256).
La violence psychologique passe également par les mots. Tommy bien que très « clair de peau » au regard des critères eugénistes de son père, n'en demeure pas moins : « The nigger. Tarbrush in you, that's why » (p.381). La remise en cause systématique tant de l'intégrité physique que morale des Aborigènes découle du discours eugéniste dont la mise en œuvre est au cœur du roman de Kim Scott. L'eugénisme se définit par un ensemble de méthodes visant à améliorer le patrimoine génétique de groupes humains. Dans le contexte australien, cet ensemble de méthodes prit la forme d'une assimilation biologique. Son principal artisan fut A.O.Neville, Protecteur en Chef des Aborigènes.
Ce dernier est un véritable maître à penser pour Ern Solomon Scat. Fiction et réalité historique se rejoignent dans Benang puisque le maître et l'élève se côtoient. En effet, Ern est chargé de la mise en application des théories eugénistes prônées par A.O.Neville. Celui-ci est intimement convaincu que l'assimilation biologique est un objectif réalisable par le biais d'unions forcées sur deux ou trois générations : « A finger hovered over one portrait. Now, here, you see ? This woman is full-blood. And, here, her daughter half-caste, first cross. And the dealer produced a third photograph. Quadroon! He exclaimed. The freckles, you see, are the only trace of colour » (p.47).
Ern, subjugué par les théories de son maître, décide de les mettre en pratique. Il s'unit tout d'abord à Kathleen. Il ne fait aucun doute dans son esprit que les enfants qui naîtront de cette union seront blancs. Le désir sexuel est masqué par le recours systématique à un langage mathématique : en se bornant à un discours pseudo-scientifique, Ern se rassure quant à sa capacité à contrôler la réalité sociale. Comme le souligne fort justement Lisa Slater dans une analyse consacrée à Benang : « Ern uses language to name and subjugate the Nyoongar people : to be an an authority by naming. He does not understand it to be a productive and ambiguous exchange in which the colonized can learn to negotiate and creatively rearticulate» (Southerly Review, 2001, p.224). Cette première union est un échec. L'enfant qui naît n'est pas le sien. Il est donc confié aux « bons soins » d'une institution. Cependant, Ern n'est pas homme à s'avouer vaincu. Il demeure déterminé à « construire » une lignée de Blancs et ainsi démontrer le bien-fondé de l'assimilation biologique.
Il se tourne donc vers Topsy, prototype idéal car supposée avoir plus de « sang blanc » que de « sang noir ». Le « blanchiment » de sa toute nouvelle épouse tourne à l'obsession : Ern exige qu'elle se poudre le visage lorsqu'elle sort. Craignant qu'elle n'apparaisse pas aussi blanche qu'il le voudrait, il va jusqu'à la plonger dans des bains d'eau de javel. Lorsqu'il s'aperçoit que ses efforts sont vains, il décide de concentrer toute son attention sur Tommy. Lors d'une visite chez le photographe, Ern n'a de cesse de convaincre ce dernier de retoucher les clichés afin que Tommy apparaisse aussi « blanc » que possible : « I'd like.....that is, I've seen photographs with the colours in them, like a painting. Can you do that ? » (p.155). Cette demande formulée avec insistance participe de l'obsession de donner une image de ses enfants non pas tels qu'ils sont mais tels qu'il se les représente.
Ern Solomon Scat fabrique de toutes pièces une identité qu'il impose à ses enfants comme une image de progrès et de réussite. La « blancheur » est un marqueur génétique que l'on manipule aisément afin d'accréditer la « supériorité » de l'Australie blanche.
« L'assimilation de la race » à travers la mise en œuvre de la politique d'assimilation, conduit inéluctablement à la dislocation de l'identité et à un sentiment d'aliénation. Celui-ci est vécu avec une acuité toute particulière par les métis dont le dilemme moral semble insurmontable. Le certificat d'exemption instauré par le gouvernement australien dans les années 1850, est présenté comme un assouplissement aux dispositions de la loi de 1905. Celui-ci est censé accorder une citoyenneté partielle à certains Aborigènes à la condition expresse qu'ils acceptent de renoncer définitivement à leur culture, qu'ils rompent tous liens communautaires et tribaux et qu'ils adoptent des coutumes « civilisées ». Présenté par le gouvernement comme une mesure progressiste, il est massivement rejeté par les intéressés car d'une part il s'apparente à une forme de citoyenneté au rabais, d'autre part il contraint ceux qui souhaitent accéder à cette citoyenneté partielle à ne plus interagir avec leur communauté. Nier une partie de lui-même s'apparente pour le narrateur à une négation de son identité : « Hovering before a mirror, he saw a stranger. It was hard to focus, but this was clear: he was thin, and wore some sort of napkin around his loins (....). The image shifted and changed shape. And then I saw myself poised with a boomerang, saw myself throwing it out to where the sky bends » (p.12).
Si Harley ne se reconnaît pas dans le miroir, c'est parce qu'il a cherché à voir l'image que les autres ont de lui, à savoir l'image d'un Blanc (the first-White-man-born) pour reprendre les termes utilisés par son grand-père. Comme le narrateur le souligne, le sentiment d'aliénation est lié à la nécessité pour survivre de correspondre à la représentation que son grand-père se fait de lui. Il n'y a pas d'autre alternative possible : s'assimiler ou disparaître : « You were driven to the settlement like animals, really, but of course it was not for the slaughtering. Certainly it was for the breeding, according to the strict principles of animal husbandry» (p.91). Le recours à la structure passive renforce l'idée de soumission, d'absence de toute échappatoire. Les Aborigènes sont écrasés par un discours raciste qui les oppresse et sont systématiquement ravalés au rang d'animaux comme le soulignent les termes de « breeding » (reproduction) et « animal husbandry » (élevage). Ce glissement sémantique vers l'animalité est une image extrêmement prégnante dans les propos tenus par Ern ou le Sergent Hall, et il ne laisse planer aucun doute quant à la volonté des Blancs d'imprimer leur marque à la fois sur les hommes et l'environnement.
Les Aborigènes sont en effet perçus comme une menace qu'il convient de contenir afin qu'elle ne mette pas en péril le « dur labeur » des colons. Ceux-ci, en vertu du principe de la Terre vide, s'estiment les propriétaires légitimes d'une terre qu'ils ont contribué à mettre en valeur : « Citizens had made sacrifices, had worked themselves to exhaustion (.....). They measured themselves against these original inhabitants, and consequently wanted them pushed further down. Controlled» (p.117-118). En s'appropriant des territoires de manière brutale et autoritaire, les colons ont profondément modifié l'environnement et les habitudes des Aborigènes. En outre, malmener la terre et l'exploiter, c'est aux yeux de ces derniers très attachés au principe de la Terre Mère, porter atteinte aux Esprits des Ancêtres qui sont à l'origine de tout être et de toute chose selon le concept du Rêve. La logique d'exploitation des colons contribue à l'altération du lien homme/nature. Celle-ci est perçue par le narrateur comme un véritable traumatisme s'inscrivant dans un processus de destruction de l'identité aborigène. Pour contrer ces tentatives de contrôle, le narrateur répond par l'écriture.
2. Reconstruction du moi identitaire
Dès les premières pages du roman, Harley est déterminé à rompre avec cette identité qui lui a été imposée de l'extérieur. Cette rupture se fait dans la violence et la colère. Harley ressent le besoin de détruire ce que son grand-père a construit pour pouvoir se reconstruire en tant qu'individu. Dans le démantèlement pièce par pièce de la maison de son grand-père, Harley trouve un exutoire à sa colère : « I had peeled back the roof above some of the rooms, and there the joists showed like ribs against the stars. I know now there are many of us rising. Like seeds, we move across and dot the daytime sky » (p.105).
Passé (I had) et présent (I know now) se confondent. Harley prend conscience qu'il fait partie d'un tout. Il est une de ces « graines » prête à donner naissance à un nouvel individu. Il porte en lui les germes du renouveau à condition qu'il rompe définitivement avec l'identité imposée. C'est la raison pour laquelle il s'emploie à couper les racines de cet arbre généalogique qui n'est pas le sien, métaphoriquement représenté par l'élagage d'un arbre jouxtant la maison de son grand-père : « Grandad wrote : cut down the tree. Burn it, dig it out the roots. He might also have written : displace, disperse, dismiss.....My friends, you recognize the language » (p.108). Le futur est envisageable mais il faut surmonter la honte et le doute qui entraînent Harley plusieurs fois à la dérive. D'une part, la diégèse ne se déroule pas selon un schéma linéaire, faisant écho à l'absence de direction dans la vie d'Harley. Il semble incapable de dire où ses pérégrinations vont l'entraîner. Le lecteur suit Harley pas à pas et partage ses doutes, sa souffrance et sa colère : « It disturbs my clumsy narrative even more, of course, this sudden and not contemporary journey » (p.165-168). Cette façon de structurer le texte est également liée à la volonté du narrateur de déconstruire les « mythologies blanches » au premier rang desquelles l'idéologie prétendument progressiste des politiques de protection et d'assimilation. Le caractère fragmenté de la diégèse permet également au narrateur d'exposer les traumatismes de la violence coloniale. Pour être au plus près de la douleur ressentie, le narrateur épouse le point de vue de ses victimes, totalement désorientées. Les événements s'imposent à eux tout la diégèse s'impose au narrateur et au lecteur. Bousculé dans ses certitudes, ce dernier se perd dans un véritable labyrinthe où les personnages surgissent, où passé et présent se télescopent. L'important, ce sont les événements eux-mêmes indépendamment de toute localisation spatiale ou temporelle. D'autre part, Harley se retrouve à plusieurs reprises dans la position inconfortable de celui qui flotte au-dessus des autres, ce qui l'empêche d'être en prise directe avec sa véritable identité. Cet état d'apesanteur peut toutefois être envisagé sous un angle positif : Harley fait un pied-de-nez aux théories sur « l'élévation du sauvage » chères au mentor de son grand-père, A.O.Neville. Le « sauvage » est effectivement capable de « s'élever » et ainsi de mettre en place des stratégies de résistance au discours des Blancs sur les Aborigènes.
Dans le but de se ré-approprier son identité, Harley fait le choix de l'écriture et ce faisant de la langue anglaise. L'utilisation de la langue de l'oppresseur peut apparaître comme un choix paradoxal : « I had inherited his language, the voices of others, his stories » (p.183). En réalité, il n'en est rien. D'une part, la langue de l'oppresseur est un outil utilisé par le narrateur pour déconstruire le discours des Blancs sur les Aborigènes. D'autre part, grâce à la langue, il devient possible de retourner cet instrument contre ceux qui s'en sont servis comme d'un outil de domination. Il s'agit donc d'offrir aux lecteurs un autre discours sur les Aborigènes et le sort qui leur a été réservé dans la société australienne. Comme Kim Scott le confiait lors d'un entretien : « Neville was a literate person and he used language to tell his ideas. I am a literate person too. And I'm going to use his language and turn it back on itself, I am going to rip his ideas to pieces» (Antipodes vol.15, n°.2, December 2001)
Comment le narrateur s'y prend-t-il pour déconstruire le discours de son grand-père? Harley se comporte de manière tout aussi violente que ce dernier. Il grave des mots dans la chair de son grand-père, inversant ainsi le processus d'appropriation identitaire : « My blade drew letters with a fine white line, but in an instant all precision would be lost in gushing blood. I bandaged his wounds to conceal that I wrote and, bathing them, considered how they grew, how they altered on what I intended » (p.286). Il est intéressant de noter que le narrateur utilise le champ lexical de l'expérimentation (grow, alter) faisant écho aux expériences menées sur« le blanchiment de la race» par son grand-père.
La démarche du narrateur repose sur une déconstruction de l'histoire officielle afin de mettre en évidence la volonté réelle d'éradication sous le masque d'une idéologie « progressiste » et ce, documents authentiques à l'appui. La violence des mots dénonce le mépris et le racisme des Blancs sans que ces derniers puissent esquiver leur part de responsabilité : « I have written this story wanting to embrace all of you, and it is the best I can do in this language we share. Of course, there is an older tongue which also tells it » (p.495). 'All of you' permet au narrateur de s'adresser directement au lectorat blanc dont il utilise la langue pour raconteur ces histories. Par le biais de la langue anglaise, il réaffirme également qu'il existe un continuum linguistique et génétique entre Blancs et Aborigènes. L'écriture apparaît comme un instrument de thérapie tant individuelle que collective : individuelle puisqu'il s'agit de démontrer l'échec du projet porté par son grand-père ; collective dans la mesure où l'écriture est un moyen d'écrire et réécrire les traumatismes subis par les communautés aborigènes : « I had the bones hidden away in there said Uncle Jack. Large ones, small ones. Skull, hand, the tiny what names bones of a foot » (p.176). Pour être au plus près des émotions ressenties par les victimes, le narrateur laisse les événements s'imposer à lui sans chercher à leur donner un ordre, une cohérence, créant ainsi confusion et malaise chez le lecteur. Celui-ci est totalement dérouté par le schéma narratif peu conventionnel, sans cesse remis en question par l'apparition de personnages ou d'événements passés et présents. Harley est un passeur d'histoires, peu lui importe quand et où les événements se sont produits: « In this narrative, time itself seems to be convoluted, for the when of events is eclipsed by the events themselves » (Antipodes, vol.14, n °2, December 2000). Le passé doit être réapproprié. Une fois la colère et le ressentiment dominés, l'affirmation du moi identitaire redevient possible.
3. Renaissance et affirmation de l'Aboriginalité
L'affirmation de l'identité aborigène est un processus complexe au cours duquel le narrateur est amené à faire la part entre ce qu'elle fut et ce qu'elle est réellement à ses yeux. La narration rejette une identité quantifiée à l'aune du « pourcentage de sang aborigène » coulant dans les veines du narrateur et celles de ses ancêtres : « I was intended as the product of a long and considered process which my grand-father had brought to a conclusion » (p.28). Le recours à la voix passive renforce l'idée que le narrateur a été l'objet d'un dessein le dépassant : celui d'être « blanchi ». Coupés de leurs familles et de leur culture dès leur plus jeune âge, les enfants métis étaient placés dans des familles adoptives afin qu'ils « s'intègrent » à la société blanche. Or, plusieurs protagonistes dans le roman sont confrontés à un double langage : bien qu'ils aient renoncé à leurs « pratiques de sauvages », ils ne sont jamais traités à l'égal des Blancs. Les métis sont systématiquement dénigrés et mis à l'écart par des Blancs qui s'estiment « supérieurs » : « Go back to where you came from » (p.290).
La colère et la révolte sont des réponses temporaires à ce marché de dupes. Il faut relever la tête avec fierté, dépasser le sentiment de honte qui prédomine et refuser de se laisser enfermer dans toute classification : « They are crying for some silly people not walking properly ; not walking proud. They feel sorry for them, they always walk so nice and proud themselves » (p.283). L'Aboriginalité ne se quantifie pas. Elle se définit selon le narrateur par un sentiment d'appartenance, d'attachement aux êtres et à la terre. Les deux derniers chapitres du roman s'intitulent respectivement « Not beginning »/ « Continuing ». Le récit des vies bouleversées de Kathleen, Tommy ou Topsy s'inscrit dans une continuité : « And you hear something like a million million many-sized hearts beating, and the whispering of waves, leaves , grass » (p.495). Le narrateur souligne l'attachement viscéral des Aborigènes à leur terre. C'est grâce à celui-ci qu'Harley se libère du sentiment d'aliénation et de dislocation qui l'empêchait d'être en harmonie avec lui-même.
Tout au long de cette quête, Harley est guidé par son oncle (Jack) mais aussi et surtout par son père Tommy qui renonce symboliquement au mode de vie imposé par les Blancs : « He was gunna retire from the roads, just go fishing for a living along the coast. He said maybe he should have got himself a different woman, a black woman, and had really dark kids » (p.442). Le narrateur oppose très clairement la route (élément associé à la civilisation) à l'océan (élément naturel associé à la culture aborigène). Afin de se sentir pleinement aborigène, Harley met ses pas dans ceux laissés par ses ancêtres. Lors d'une promenade avec ses enfants, ils foulent le sable que ceux-ci ont foulé avant lui : « This seems too simple, I know, but it is true. I felt at peace and as if belonging » (p.451). Harley sait qui il est parce qu'il sait d'où il vient. Il se définit en tant qu'Aborigène non pas selon des « critères génétiques » mais en fonction d'un ancrage, d'un enracinement dans un « pays », une terre. Toutefois, la position défendue par le narrateur sur l'identité aborigène ne fait pas l'unanimité. Le refus de prendre en compte le degré de métissage lorsqu'on parle d'Aboriginalité, est perçu par certains Aborigènes comme un raccourci aux effets pervers, ayant permis à certaines personnes de revendiquer leur Aboriginalité pour en tirer des avantages au demeurant bien limités. Le débat sur l'authenticité, fin des années 1990/ début des années 2000, autour de quelques cas médiatiques (on pense à l'écrivain Mudrooroo dont l'Aboriginalité a été remise en cause par des analyses génétiques ; ou encore le cas de l'écrivain Wanda Koolmatrie alias Leon Carmen, cas d'imposture avéré ayant suscité de très vives réactions chez nombre d'intellectuels aborigènes) a confirmé que l'Aboriginalité était toujours perçue comme « a fixed thing » pour reprendre les termes utilisés par Marcia Langton où la relation sujet/objet prévalait. Or, c'est précisément cette relation qu'il faudrait abolir afin d'instaurer un véritable dialogue de sujet à sujet : « Aboriginality is a field of intersubjectivity in that it is remade over and over again in a process of dialogue, of imagination, of representation and interpretation » (Langton, M., "Aboriginal art and film : the politics of representation" in Blacklines, Contemporary Critical Writing by Indigenous Australians, Grossman, M., Coordinating Editor, Melbourne : M.U.P., 2003, p.119).
Le narrateur se refuse à rentrer dans ce type de considérations qui ne peuvent conduire qu'à une impasse. Il importe peu de savoir si Kathleen ou Harley lui-même sont « moins Aborigènes » parce qu'ils sont métis. Ce qui est essentiel à ses yeux, c'est de ne plus avoir le sentiment qu'une partie de lui-même a été annihilée, niée.
Conclusion
Benang en langue Nyoongar signifie « demain ». Les histoires de vies bouleversées de Kathleen, Topsy, Tommy ou Jack doivent être dites et redites : « Speaking from the heart, I tell you that I am part of a much older story, one of a perpetual billowing from the sea, with its rhythms of return, return and remain » (p.495). Le rythme ternaire de la dernière partie de la phrase, qui fait écho au mouvement de flux et reflux de l'eau, affirme le rôle prépondérant de la mémoire et de la nécessité de la transmission. Rien ni personne n'empêchera de transmettre leur culture et leurs histoires. Le narrateur délivre ainsi un message de résistance et d'espoir dans lequel le lecteur est partie prenante. A travers l'acte de lecture, ce dernier est amené à réfléchir à la façon dont le discours en sélectionnant, en hiérarchisant, a participé à l'instauration d'une logique de domination des peuples colonisés.
Informations complémentaires : Aperçus historiques et culturels
Le Rêve ou The Dreaming
Selon les écrits anthropologiques, le Rêve ou Dreaming est un concept qui renvoie d'une part aux origines du monde (à la manière dont l'univers et toutes les choses qui le peuplent ont été créés), d'autre part à la manière dont ce monde continue à exister. Il ne renvoie pas à un concept chronologique mais davantage au lien qui perdure entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Les créatures ancestrales qui ont engendré au cours de leurs déplacements reliefs, faune, flore et êtres humains ont également légués à ces derniers des Rêves qu'ils doivent perpétuer sous formes de rites.La dépossession de leurs terres par les colons a privé les Aborigènes de leurs repères spirituels et ce faisant, les a plongés dans un profond désarroi.
Terra Nullius
L'expression signifie littéralement « terre de personne ». Les premiers colons britanniques n'ayant reconnu aucun droit de propriété sur le territoire australien, l'ont décrété Terre vide. En effet, celui-ci est fondé sur la mise en valeur du territoire. Or, les Aborigènes ne pratiquent pas l'agriculture. Ils ont donc été jugés « trop primitifs » par les Européens guidés par leur ethnocentrisme, pour exercer et revendiquer un quelconque droit de propriété. En conséquence, ils en ont été purement et simplement dépossédés par les colons qui les ont repoussés toujours plus loin à mesure qu'ils constituaient un frein pour le développement des activités économiques des colons. Le principe de « Terra Nullius » n'a été remis en cause qu'en 1992 par la Haute Cour d'Australie lors du « jugement Mabo ». La Haute Cour a reconnu que la tribu des Meriam dans le Détroit de Torres entretenait bien un lien inaliénable et intransférable avec leur terre et ce avant l'arrivée des Européens. Cette décision historique a ouvert de nouvelles perspectives pour les Aborigènes dans le combat qu'ils mènent pour la restitution de leurs terres. Toutefois, la Loi sur le Titre Foncier Indigène (Native Title Act) de 1993 a limité fortement les conditions dans lesquelles les Aborigènes ont pu faire valoir les liens ininterrompus qu'ils entretenaient avec leurs terres du fait même des politiques de déplacements forcés dont ils ont été l'objet dans le cadre de la politique d'assimilation.
Politique de l'Australie blanche
Les premiers colons européens (bagnards) soucieux de ne pas voir se développer une société basée sur les inégalités sociales caractéristiques de la société britannique, favorisèrent d'emblée la reconnaissance de qualités personnelles telles que le courage et le sens de l'effort particulièrement utiles dans l'environnement hostiles du bush. En outre, l'établissement d'une société démocratique et égalitaire telle que la rêvait les colons, passait par la mise à l'écart des indésirables : d'une part, les Aborigènes considérés comme « primitifs » ; d'autre part, les Asiatiques (mais pas seulement) qui constituaient aux yeux des colons, une menace pour l'homogénéité raciale de la nation australienne. Dès la naissance du nouvel Etat Fédéral, le 26 janvier 1901, la constitution entérina l'exclusion raciale.
La politique de l'Australie blanche perdura jusque dans les années 1970. Elle eut de multiples conséquences : déplacements forcés et ségrégation des populations autochtones, expulsions de certaines populations et accès très restreint au pays notamment pour les populations asiatiques.
« Blanchiment de la race »
Des Protecteurs dépendant des « Bureaux de Protection » furent chargés entre les années 1870/1880 et la fin des années 1930, de procéder à des rapts d'enfants et d'adolescents furent pratiqués dans le Victoria dès 1886 puis étendus à l'ensemble des Etats. En arrachant ces derniers à leurs communautés, les autorités étaient convaincues qu'elles parviendraient à leur inculquer le mode de vie occidental. Nombre de ces enfants étaient placés dans des institutions où on les transformait en main d'œuvre docile. La discipline était rude et les sévices fréquents. Persuadés par les autorités australiennes qu'ils avaient été abandonnés par leurs familles, ces enfants grandissaient, coupés de leurs racines. Le drame des « Générations Volées » ne fut reconnu qu'au terme d'une longue enquête diligentée par le gouvernement australien en 1995 et la publication d'un rapport en 1997 « Bringing Them Home Report ».
Pour aller plus loin
Ouvrages en anglais
Scott, Kim, Benang, Fremantle : Fremantle Arts Centre Press, 1999
Scott, Kim, True Country, Fremantle: Fremantle Arts Centre Press, 1993
Shoemaker, Adam, Black Words, White Page: Aboriginal Literature, 1929-1988, UQP, Saint Lucia, Queensland, 1992
Ouvrages en français
Shoemaker A, and Muecke Stephen, Les Aborigènes d'Australie, Découvertes Gallimard, Paris, 2002
Piquet, Martine, Australie Plurielle, L'harmattan, 2004
Glowczewski, Barbara, Les Rêveurs du désert, peuple Warlpiri d'Australie, Actes Sud, coll.Babel, Arles, 1996
Quelques sites internet
www.hreoc.gov.au/social_justice/bth_report/report/index.html
http://www.australianstogether.org.au/stories/detail/the-stolen-generations
Pour citer cette ressource :
Isabelle Bénigno, Benang, itinéraire d’une reconstruction identitaire : de la dislocation à la renaissance, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2011. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/benang-itineraire-d-une-reconstruction-identitaire-de-la-dislocation-a-la-renaissance