Ralph Waldo Emerson et le transcendantalisme américain
1. Ralph Waldo Emerson : quelque repères biographiques
Figure marquante de la pensée du 19ème siècle américain, Ralph Waldo Emerson ne se laisse pas aisément enfermer dans une catégorie bien délimitée : doit-on le définir comme théologien, philosophe, ou théoricien de la « loi morale » devant concourir au salut des âmes ? Il est tout cela à la fois. Né en 1803 à Concord dans le Massachusetts dans une famille de pasteurs unitariens, il se destinait au pastorat et suivit la formation du grand séminaire (Divinity School) de Harvard. Il devint officiellement pasteur de la Second Church de Boston le 1er juillet 1829 et composa deux sermons par semaine qu'il prononça devant sa congrégation et dans lesquels se retrouvent, à côté de la théologie unitarienne, les premières ébauches de sa propre philosophie qu'il allait développer après le 22 décembre 1832, date de la démission de sa charge pastorale.
Il convient de s'interroger sur les raisons de cette rupture qui priva Emerson d'une carrière toute tracée, d'un confort matériel indéniable, et qui lui valut l'hostilité de sa communauté et de sa famille unitarienne. Mais les mutations idéologiques du siècle étaient à l'œuvre, qui allaient faire vaciller les certitudes d'une Amérique encore largement imprégnée d'un puritanisme rigoriste qui déniait à l'individu cette liberté de choisir en conscience les voies de son propre salut. La coalescence de maintes influences, en particulier celles de la philosophie idéaliste allemande connue sous le nom de « post-kantisme », du romantisme européen, voire de la philosophie védique, qui se greffèrent à l'avènement d'un puritanisme plus libéral représenté par l'unitarisme, tout cela constitue la trame spécifique du transcendantalisme américain tel qu'il est théorisé par les écrits d'Emerson et qui pourrait se définir comme la prééminence de la conscience individuelle dans son rapport à un ensemble de lois supérieures qui régissent et informent les grands principes moraux universels sur lesquels doit se calquer toute conduite ici-bas et dont la finalité est le salut de l'âme.
2. Le socle religieux du transcendantalisme américain : l'unitarisme bostonien
Aux Etats-Unis aujourd'hui, l'unitarisme - connu également sous le nom d'universalisme - est considéré comme la religion des intellectuels et des lettrés. Il faut dire que ce mouvement religieux prône l'usage de la raison éclairée et confirmée par la révélation des Ecritures, l'unicité de Dieu, le rejet du dogme de la Trinité et de la divinité du Christ, tout en mettant l'accent sur la perfectibilité morale des individus et sur une conception plus intériorisée du salut. En Angleterre, l'unitarisme épousa les thèses du puritanisme calviniste qui s'opposaient à celles de l'orthodoxie anglicane. Persécuté pour sa dissidence, obligé de vivre dans la clandestinité, le mouvement ne rejeta jamais ce sentiment de non-conformisme vis-à-vis de l'institution, qui marqua profondément l'esprit de ses intellectuels. Il fallut attendre le pasteur Joseph Priestley (1733-1804), éminent scientifique, qui théorisa l'enseignement des principes unitariens relatifs à l'exégèse rationnelle de l'Ecriture Sainte et au rôle humanitaire du Christ pour le rachat des péchés pour que des sociétés unitariennes chargées de répandre les enseignements du mouvement soient créées puis unifiées au sein de la British and Foreign Unitarian Association en 1819.
En Amérique, la Nouvelle Angleterre fut la terre de prédilection de l'unitarisme, et bien que dès le début du 18ème siècle des congrégations unitariennes apparaissent dans le Maine et la Pennsylvanie, grâce à la venue de Joseph Priestley et de l'influence de ses écrits, c'est surtout dans le Massachusetts que ces théories allaient véritablement s'enraciner, en donnant corps au mouvement unitarien « libéral », c'est à dire ouvert, non-sectaire et non-dogmatique. C'est le schisme apparu dans le clergé congrégationaliste au milieu du 18ème siècle, en réaction aux prédications enflammées du pasteur calviniste Jonathan Edwards, qui apporta une cohérence et une spécificité renouvelées aux idées unitariennes. Edwards, en effet, tenta de ranimer la foi assoupie de ses coreligionnaires par des conversions massives lors de grands rassemblements durant lesquels « the preaching of terror » produisait parmi la foule des fidèles une grande exaltation religieuse. Connu sous le nom de « Great Awakening », ces rassemblements eurent lieu dans tous les territoires des colonies, et donnèrent l'occasion à Edwards et à ses disciples de réactiver les grandes thèmes calvinistes du péché originel, de la nécessité de la grâce comme seule voie de salut et de la soumission de l'homme à Dieu dans une atmosphère de « revival ». Le titre de l'un des sermons d'Edwards, « Sinners in the Hands of an Angry God » (1741) montre bien la tonalité de ces prêches qui déclenchaient de véritables mouvements d'hystérie collective. Le clergé congrégationaliste libéral, voyant d'un très mauvais œil se répandre cet « enthousiasme » assimilé au désordre révolutionnaire menaçant l'ordre social, se sépara de la branche calviniste pour propager - surtout parmi la bourgeoisie bostonienne - les idées d'un rationalisme religieux plus intériorisé, plus optimiste et davantage centré sur la prééminence du libre arbitre individuel.
C'est autour de Boston et de l'école de théologie de l'université de Harvard que se rassemblèrent les grands penseurs de l'unitarisme, donnant ainsi à la plus haute institution universitaire du pays l'occasion de développer et de diffuser les idées de la philosophie morale à la base de l'unitarisme, d'abord parmi les intellectuels et la bourgeoisie marchande de Boston, puis à travers l'Amérique toute entière. Dès son plus jeune âge, Emerson fut nourri au lait de l'unitarisme dont il intégra les grands principes qui constituent la base même de sa philosophie morale. Pour les unitariens en effet, l'homme est doué d'un « sens moral » qui lui permet de faire instinctivement la distinction entre le bien et le mal, sans prendre en compte l'égoïsme ou la recherche d'un avantage personnel. L'intuitionnisme moral, qui donne à tout homme la connaissance intime de ces principes moraux est donc la valeur suprême qui détermine la conduite de la vie terrestre. Largement inspirée des thèses de la philosophie morale écossaise, la philosophie morale de Harvard allait à l'encontre de la théologie calviniste, qui prêchait une obéissance inconditionnelle à des préceptes moraux édictés arbitrairement par un Dieu inconnaissable en mettant au contraire l'accent sur le perfectionnisme moral attaché à la connaissance de ces lois. William Ellery Channing, le théoricien et diffuseur de l'Unitarisme contemporain d'Emerson, insista sur le fait que les grandes vérités morales sont connaissables par la raison intuitive et non par la raison spéculative. Le fameux discours de Channing « Likeness to God » est à cet égard révélateur :
"It is conscience within us which [...] interprets to us God's love of virtue and hatred of sin; and without conscience, these glorious conceptions would never have opened on the mind. Men, as by natural inspiration, have agreed to speak of conscience as the voice of God, as the Divinity within us. This principle, reverently obeyed, makes us more and more partakers of the moral perfection of the Supreme Being" [Cité par Daniel Walker Howe, The Unitarian Conscience, Wesleyan UP, 1988, p. 53].
Si, dans la théologie unitarienne, la révélation du message divin aux hommes passe par l'étude des Ecritures, elle n'est pas le seul mode de connaissance de la perfection divine. La « théologie naturelle », qui stipule que le Créateur était connaissable par l'évidence de sa création sur terre, est l'un des grands pôles de l'épistémologie unitarienne. La nature, œuvre de Dieu, témoigne journellement de la perfection de ses lois, et donne à tous la possibilité d'entrevoir les vérités universelles par l'usage de la raison intuitive. A côté des vérités révélées des Ecritures, il y a la « révélation naturelle », la faculté de connaître Dieu par l'étude des phénomènes du « livre de la nature » comme portant témoignage de la perfection des lois divines. Pourtant, à la différence des conceptions d'Emerson qui voit dans une union quasi mystique avec la nature la source de toute révélation morale, les unitariens n'assimilent pas Dieu à la nature, ni même à l'ordre naturel. Dieu reste distinct de sa création, même si la perfection de cette création témoigne de l'évidence d'une Cause Première. Mais la conscience du divin obtenue par l'appréhension rationnelle des vérités de la religion naturelle doit nécessairement être complétée par la révélation des vérités contenues dans les Ecritures, lesquelles constituaient autant de commandements divins permettant aux hommes de codifier et de mettre en pratique les vérités morales perçues intuitivement. En somme, les vérités révélées de la Bible ne sont que le confirmation des vérités morales perçues intuitivement par la raison, d'où le sens d'un commandement tel que "Thou shalt not kill". Ainsi légitimées par Dieu, les vertus morales deviennent l'objet de l'obligation religieuse, et la foi se voit justifiée par la raison.
3. Coleridge et l'idéalisme allemand
Les grands principes de l'unitarisme bostonien constituent bien le socle de ce qui deviendra le transcendantalisme émersonien : croyance en une perfection morale absolue connaissable par la raison intuitive, perfectibilité de l'individu qui choisit - par l'utilisation de son libre arbitre - de faire fructifier sa divinité potentielle par une conduite de sa vie terrestre à l'unisson des grands principes moraux universels, en somme une vision optimiste de la destinée humaine qui donne la primauté à la responsabilité morale de l'individu. Emerson, pourtant, se détournera de sa famille unitarienne sur une controverse théologique largement inspirée par la découverte des « idées nouvelles » venues d'Europe. C'est la lecture dès 1827 des œuvres de Coleridge qui constituera le tournant idéologique à la fondation du « parti de l'avenir », comme Emerson nomme son nouveau système de pensée. Car Coleridge, le grand poète anglais du romantisme, avait acclimaté en Angleterre les thèses des philosophes allemands post-kantiens qui avaient développé un système philosophique de la connaissance dérivé de celui de Kant. La question que se posaient ces philosophes était de définir les modalités de la connaissance : connaissons-nous par nos sens ou bien existe-t-il un mode d'appréhension « méta-sensoriel », une forme d'intuition, d'instinct, qui nous permet de connaître une autre réalité, que nos cinq sens ne perçoivent pas, en somme un mode de connaissance « transcendant » le réel ? Mais la question essentielle demeure la suivante : est-il possible de connaître Dieu autrement que par la foi, et comment avoir accès aux vérités « suprasensibles » qui dépassent la réalité immédiate de l'expérience et qui constituent le domaine de l'âme - et en définitive, du salut ?
A ces questions fondamentales, Kant répond qu'une connaissance rationnelle des vérités suprasensibles est impossible. Il existe bien une forme d'intuition, que Kant nomme intuition sensible, mais celle-ci n'est qu'une modalité particulière de la sensibilité de l'esprit humain et son mode d'appréhension non rationnel la disqualifie quant à la validité de la connaissance obtenue : ce que nous savons « intuitivement » n'étant ni vérifiable ni mesurable, il reste du domaine de l'hypothétique et non de la vérité absolue. Il existe bien, selon Kant, une loi morale absolue et universelle, mais elle ne s'impose pas d'emblée à la conscience individuelle : elle n'est que la création de la raison individuelle et de la volonté de chacun d'aller vers le bien en universalisant le principe de ses actes, en devenant une « volonté législatrice universelle ». Ces théories kantiennes allaient à l'encontre des espoirs de la métaphysique traditionnelle qui avait toujours eu pour finalité de prouver l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la possibilité du salut individuel : si le seul mode de connaissance à la portée des hommes se situait sur le plan scientifique, s'il était impossible de connaître ce qui échappait à nos sens, alors c'était la ruine du sentiment religieux et l'avènement du scepticisme.
C'est pour palier les apories de ce système que les disciples de Kant, en particulier Fichte et Schelling, postulèrent qu'à côté de l'intuition sensible, il existait un autre mode de connaissance intuitif qui permettait à la conscience d'appréhender les vérités absolues sur un mode non rationnel, non conceptuel : l'« intuition intellectuelle ». Cette faculté de voir l'universel dans le particulier, l'infini dans le fini, - ce qui ne s'offre pas au regard, dans une sorte de saisissement, d'illumination - s'apparente à une forme de mysticisme qui ouvre une porte vers l'absolu. Concept clé du romantisme, ces « révélations », ces « visions » tissent des correspondances entre le monde sensible et suprasensible. En somme, elles réhabilitent l'expérience métaphysique et autorisent à tenir pour vrai ce qui s'impose immédiatement et sans médiation à la conscience de l'individu. Les transcendantalistes américains instrumentaliseront ce concept en postulant que l'esprit humain est capable d'appréhender les vérités spirituelles absolues sans avoir à passer par la médiation d'une quelconque autorité ou institution ecclésiale : cela allait dans le sens des doctrines protestantes de la prééminence de l'individu dans la recherche des voies du salut, tout comme se trouvaient justifiées les pratique mystiques de certains groupes religieux tels les quakers dont la révélation de la « lumière intérieure » témoignaient de l'obtention de la grâce divine.
C'est en grande partie la lecture par Emerson des œuvres de Coleridge qui fut à l'origine de sa rupture d'avec l'église unitarienne : En 1829, James March, président de l'université du Vermont, fit paraître une édition américaine du livre de Coleridge Aids to Reflection dont le thème était une approche radicalement différente de la connaissance spirituelle des vérités religieuses, une approche dérivée des thèses post-kantiennes, en particulier celles de Schelling. Dans sa préface à l'édition américaine, James March insistait sur la distinction qu'opérait Coleridge entre « raison » et « entendement » (« reason » / « understanding ») : si l'entendement était cette faculté de connaître par l'expérience et la rationalité - en somme la raison discursive, analytique - la raison coleridgienne est une forme d'intuition intellectuelle qui autorise la connaissance d'une réalité suprasensible, transcendante. C'est cette opposition conceptuelle qu'Emerson utilisera comme outil méthodologique dans la conception du transcendantalisme américain, en reprenant la tradition platoniste et néoplatoniste et en y intégrant le mysticisme de Swedenborg - une modalité extrême de l'intuition intellectuelle. Mais Coleridge était un poète romantique, et ses oppositions conceptuelles entre fantaisie et imagination (« fancy » / « imagination »), génie et talent relevaient de la même démarche épistémologique. Emerson retiendra le rôle des intuitions poétiques dans la nature comme le moyen privilégié de percevoir l'essence même des phénomènes dans les manifestations du réel le plus immédiat. La lecture par Emerson des autres œuvres majeures de Coleridge, Biographia Literaria et Table Talks, ne fera que le conforter dans sa nouvelle démarche spirituelle et épistémologique : ce ne sont plus les vérités révélées de la Bible, ni les préceptes et les dogmes religieux, ni les commandements des thuriféraires de la religion, ni les prières collectives, ni les liturgies, qui assureront désormais le salut des âmes : chaque individu ayant en lui-même la possibilité de connaître intuitivement les lois universelles, il demeure le seul comptable de son salut ici-bas. Emerson démissionna donc de sa charge pastorale le 22 décembre 1832 pour théoriser et diffuser par ses écrits sa propre pensée philosophique.
4. L'idéalisme émersonien
C'est la publication de Nature en septembre 1836 qui posera la première pierre de ce qu'il est convenu d'appeler le transcendantalisme émersonien, mais qui est en fait une forme d'idéalisme : les romantiques anglais avaient déjà exalté le sublime de la nature en ce qu'il autorise une communion émotionnelle qui dépasse le simple intellect pour ouvrir à la conscience individuelle à l'appréhension non rationnelle des vérités spirituelles supérieures, sources du génie et de la créativité artistique. La démarche émersonienne postule une assimilation de la nature avec le concept religieux de la révélation : à la différence de la théologie unitarienne qui considérait la nature comme simple témoignage de la création divine, Emerson décrit la nature comme le lieu privilégié où la conscience de chaque individu entre en communication avec les grandes lois universelles et intemporelles qui régissent le macrocosme cosmique tout autant que le microcosme humain (voir l'extrait de Nature). Ce que nous révèle la nature, c'est que nous sommes un élément d'un grand Tout absolu et universel, et que rien n'existe en dehors de lui. En somme, plutôt qu'un Dieu distinct de sa création, le Dieu d'Emerson est partout présent immédiatement à l'homme, lui-même divin. Pour entrer en relation avec la perfection divine représentée par les lois cosmiques éternelles et intemporelles qui régissent la nature aussi bien que l'esprit humain, il n'est pas besoin d'églises, de prêches, de dogmes ou de Bible : c'est par la contemplation solitaire des beautés naturelles, par le silence et l'introspection, que l'individu arrive à ressentir intuitivement au fond de lui-même son appartenance au Tout. L'épisode célèbre du « transparent eyeball » explique la marche à suivre pour entrer en communion avec le divin :
Standing on the bare ground, - my head bathed by the blithe air, and uplifted into infinite space, - all mean egotism vanishes. I become a transparent eyeball; I am nothing; I see all; the currents of the Universal Being circulate through me; I am part and particle of God. (Nature, Norton, p. 29)
Ce que nous percevons du monde physique est fondamentalement le miroir d'une réalité méta-physique qui régit le monde de l'expérience humaine par un réseau de lois dont nous sommes tous tributaires. Du coup, entre nature physique et nature humaine s'établit un réseau de correspondances qui fait que les deux concepts se répondent. Comprendre intimement la vérité de la nature revient en définitive à comprendre la vérité de sa propre nature. Apprendre à percevoir les grandes lois qui régissent l'univers et calquer son comportement sur leurs enseignements, voilà à quoi aspire le sage, celui dont les pulsations intimes battent au rythme de l'univers. D'où l'analogie faite par Emerson entre physique et éthique : The axioms of physics translate the laws of ethics [Ibid., p. 38]. L'ensemble des lois qui président aux occurrences des phénomènes naturels peuvent être qualifiées de lois morales quand elles se retrouvent derrière les conduites des hommes.
La vérité se situe donc dans la reconnaissance des relations d'analogie qui lient esprit et matière : Visible nature must have a spiritual and a moral side. [Ibid., p. 39]. A quiconque perçoit ces relations, l'univers devient alors transparent et lumineux. Mais si tous les hommes possèdent en eux cette faculté, seuls les génies se rapprochent de cette transcendance : sages égyptiens ou Brahmines de l'Inde, philosophes, mystiques et prophètes - tout comme les poètes - tentent depuis toujours de lire l'énigme de la nature. Les formes matérielles ne sont que les représentations du monde des idées qui préexistent en Dieu. Le monde visible est sous-tendu par un faisceau de liens spirituels qui permettent de remonter aux origines. La nature est un livre ouvert de la révélation, de l'immanence divine, dont l'écriture doit être déchiffrée. Il existe une parfaite compénétration entre la nature spirituelle et la spiritualité humaine. Seule la vie au milieu de la nature et en harmonie avec elle permet cette ascèse intellectuelle, cette pureté du regard qui autorise la perception de l'invisible derrière la permanence des objets naturels. Débarrassé de tout concept artificiel qui masque les vérités éternelles, l'observateur vertueux peut atteindre à la connaissance de son âme et, en fin de compte, à la connaissance de l'âme universelle. A qui sait l'observer, la nature est donc un livre ouvert, plein d'enseignement. Ces leçons de la nature s'adressent à l'entendement aussi bien qu'à la raison. L'entendement, la capacité d'abstraire et de conceptualiser, permet de comprendre le fonctionnement des lois naturelles. La raison, dans la conception émersonienne, est cette faculté supérieure de la pensée intuitive qui donne à l'homme la faculté de déceler les analogies entre le monde physique et le monde spirituel :
The understanding adds, divides, combines, measures, and finds nutriment and room for its activity in this worthy scene. Meantime, Reason transfers all these lessons into its own world of thought, by perceiving the analogy that marries Matter and Mind. [Ibid.].
Cette distinction, qui rappelle la division opérée par le post-kantisme et reprise par Coleridge dans Aids to Reflection, prône une démarche cognitive quasi mystique. La connaissance des lois physiques révèle l'être fondamental dans une conscience transcendée du moi, abolit les limitations de l'espace et du temps, libère l'esprit de la contingence. Car il existe une spécularité entre les lois naturelles qui régissent les phénomènes physiques et les lois morales qui agissent sur la conscience individuelle. La raison rend l'homme conscient que ces lois à l'œuvre dans la mécanique des phénomènes visibles et invisibles procèdent, en définitive, du même esprit de nature :
Sensible objects conform to the premonitions of Reason and reflect the conscience. All things are moral; and in their boundless changes have an unceasing reference to spiritual nature. [Ibid., p. 41].
C'est l'existence de ces lois morales qui indique, dans un rapport intuitif qui passe par la contemplation des formes naturelles, où se situent les concepts de bien et de mal. C'est en cela que la nature possède un caractère éthique - son utilité et sa finalité - qui en fait la plus sûre alliée de la religion. La loi morale, analogon de la loi naturelle, est ainsi la référence suprême voulue par Dieu pour servir de modèle à l'homme, dans une discursivité religieuse qui rappelle les objurgations des premiers sermons émersoniens :
All things with which we deal preach to us. What is a farm but a mute gospel ? [...] This moral sentiment which thus scents the air, grows in the grain, and impregnates the waters of the world, is caught by man and sinks into his soul. The moral influence of nature upon every individual is that amount of truth which it illustrates to him. [Ibid.].
On le voit, c'est dans l'appréhension intuitive des lois universelles à l'oeuvre dans la nature que se situe la véritable révélation divine. Le message chrétien d'une révélation biblique du message d'un Dieu anthropomorphe et distinct de sa création n'a plus cours. La religion devient alors une religion naturelle qui trouve dans la spiritualité qui infuse la nature le fondement même de la foi : The aspect of nature is devout. [...] The happiest man is he who learns from nature the lesson of worship. [Ibid., p. 49]
5. « Surâme » et loi morale universelle
Les essais de 1841 « The Over-Soul », « Spiritual Laws », « Compensation » et surtout l'allocution de 1838 connue sous le nom de Divinity School Address, qui se placent dans la continuité de Nature, délimitent de façon méthodique le champ d'application de l'âme individuelle dans sa relation mystique avec l'âme divine, et révèlent du même coup la conception transcendantaliste d'une divinité qui relève moins de la Bible que de la tradition moniste spiritualiste de Platon, Plotin ou Schelling, avec quelques emprunts à la spiritualité hindouiste. L'essai « the Over-Soul » théorise ainsi en termes religieux le concept général de l'unité première, fondamentale et englobante, qui est la référence suprême : c'est la « surâme », l'autre nom de Dieu. Les âmes individuelles qui informent chaque existence particulière vibrent à l'unisson de la grande âme originelle dont elles sont issues. D'où la tension, la dialectique entre l'un et le multiple si typique de la grande tradition moniste spiritualiste :
We live in succession, in division, in parts, in particles. Meantime, within man is the soul of the whole; the wise silence; the universal beauty, to which every part and particle is equally related; the eternal One. And this deep power in which we exist, and whose beatitude is all accessible to us, is not only self-sufficing and perfect in every hour, but the act of seeing and the thing seen, the seer and the spectacle, the subject and the object, are one. [« The Over-Soul », Norton, p. 164].
Cette vision fusionnelle se démarque clairement de la mystique chrétienne de l'union avec un Dieu distinct de sa créature. Dans la grande tradition moniste, qui remonte à la mystique hindouiste des Vedantas, en effet, seul l'Un existe. La réalité phénoménale d'ici-bas, avec ses myriades d'existences individuelles, ne prend sens que dans le rapport fusionnel qui la pousse vers l'unité première dont elle est issue. Cette ascension s'opère par la présence des âmes individuelles qui informent les corps et leur inspirent la tentation de l'universel. Mais cette présence n'est pas d'emblée perceptible. C'est l'état de nature qui est le mieux à même d'aiguiser les perceptions intuitives capables de reconnaître les manifestations des âmes individuelles en de brèves visions extatiques, en des illuminations, qui épurent les facultés intellectuelles et révèlent l'appartenance à la simplicité transcendante de la loi supérieure : Emerson dira : From within or from behind, a light shines through us upon things, and makes us aware that we are nothing, but the light is all. [Ibid.]. Ces manifestations épiphaniques qui relèvent de l'intuitif sont le mode de communication non conceptuel entre l'âme supérieure et les âmes individuelles qui participent elles aussi de la substance divine.
Le sentiment du bien et du mal - le sentiment moral - ne peut être ni appris ni enseigné selon un code acquis. Ce sentiment ne peut être que le résultat de la connaissance intuitive que nous avons tous de la perfection et de l'intemporalité des lois qui régissent l'âme universelle. La substance de ces lois - une fois connue - se révèle être de la même nature que celle des lois qui agissent en nous et qui constituent le référent moral intériorisé de nos actions. En somme, le bien n'est autre que l'adéquation des principes de nos actes aux principes universels. D'où ce sentiment diffus, intuitif, mais perceptible par tous, de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas, avec son corollaire rétributif de la sanction inéluctable promise à ceux qui ont transgressé les préceptes éternels de la loi morale immanente dont ils sentent la présence au plus profond de leurs consciences :
The intuition of the moral sentiment is an insight of the perfection of the laws of the soul. These laws execute themselves. They are out of time, out of space, and not subject to circumstance. Thus in the soul of man there is a justice whose retributions are instant and entire. He who does a good deed is instantly ennobled. He who does a mean deed is by the action itself contracted. [...] If a man is at heart just, then in so far he is God... [The Divinity School Address, Norton, p. 69.].
La divinité est donc posée en termes d'adéquation du moi à un absolu moral. Le mal est montré - a contrario - comme l'aliénation de l'individu d'avec son moi profond : If a man dissemble, deceive, he deceives himself, and goes out of acquaintance with his own being. [Ibid.]. C'est cette énergie mise sans relâche à trouver l'adéquation parfaite entre les actes et la conscience de ces actes qui fait de l'homme the providence to himself [Ibid.]. La référence suprême n'est plus la théologie calviniste ou luthérienne qui comptabilise les péchés des hommes et leur octroie, dans une ténébreuse confusion, le salut ou la damnation. Si les âmes individuelles se retrouvent symboliquement au paradis ou en enfer, elles ne le devront qu'à l'exercice de leur libre arbitre.
On le voit, le transcendantalisme émersonien se démarque radicalement de la médiation de l'institution religieuse pour donner la prééminence à l'individu dans l'exercice de sa volonté de faire fructifier le divin en lui et de mener sa vie terrestre à l'unisson des grands principes universels et intemporels - le sentiment moral - qu'il intuitionne au fond de lui-même. Mais les théories émersoniennes ne restèrent pas cantonnées à la sphère du religieux et connurent des développements dans le domaine social et politique en influençant grandement la conscience américaine au nom des grands principes moraux. L'enseignement d'Emerson se poursuivit par des essais qui valorisèrent le rôle de la conscience morale individuelle face aux institutions destructrices des libertés fondamentales : « Self-Reliance » et « The American Scholar » ou « Politics » postulent la résistance de l'individu éclairé par la loi morale universelle face à la culture dominante. Les prises de positions courageuses d'Emerson contre l'esclavage, pour l'émancipation des Indiens et pour la cause des femmes, la « résistance » de Henry David Thoreau au gouvernement esclavagiste, les expériences pédagogiques novatrices de Bronson Alcott et d'Elizabeth Peabody, les thèses proto-féministes de Margaret Fuller, sans parler des audaces poétiques de Walt Whitman, pour ne mentionner que les plus connus des disciples d'Emerson, tous mettront en pratique les préceptes du transcendantalisme et militeront pour les réformes sociales et l'avènement de l'individu libéré des contraintes institutionnelles, indépendant, autonome et moralement comptable de ses actes. Bien qu'il n'ait pas survécu en tant que mouvement religieux et philosophique dès la fin du 18ème siècle, battu en brèche par les avancées du pragmatisme et du rationalisme, il fut - et reste - l'une des influences majeures qui façonnèrent la conscience de l'Amérique.
Références bibliographiques
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Pour aller plus loin
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ANNEXE : extrait pour la classe
Présentation
Cet extrait de Nature est d'abord remarquable par sa qualité littéraire - voire poétique - qui caractérise le style des essais émersoniens. Plus qu'un aride texte théologique ou philosophique, l'auteur « donne à voir » la relation particulière qui unit l'homme à son environnement naturel et qui autorise une « révélation » spirituelle de l'évidence de la divinité - non par le biais de l'intellect qui déchiffrerait la parole révélée de la Bible - mais par la médiation des sens transcendés par l'esprit qui « intuitionne » le divin dans les manifestations immédiates des faits de nature. Ainsi se révèlent les grandes lois divines qui régissent la nature aussi bien que l'humain.
Mais pour se sentir « part and particle of God », c'est-à-dire partie-prenante du grand schème universel diffus dans la nature, il convient d'adopter une conduite particulière qui autorise cette révélation : loin du tumulte pernicieux des villes, l'homme doit se rendre seul au milieu de « the wilderness », la nature primale, et la contempler sans en déranger l'ordonnancement en devenant « a transparent eyeball ». Alors seulement l'homme à l'écoute de son moi profond ressentira-t-il de façon intuitive les grandes lois cosmiques, universelles et intemporelles qui régissent la nature humaine tout autant que l'ordre naturel. C'est cette vision romantique qui fonde le transcendantalisme émersonien, en postulant un commerce entre l'homme et le divin qui passe par l'intuition de l'appartenance à un réseau de lois cosmiques dont la perfection doit être le « télos » vers lequel doit tendre la conduite morale ici-bas.
Extrait
To speak truly, few adult persons can see nature. Most persons do not see the sun. At least they have a very superficial seeing. The sun illuminates only the eye of the man, but shines into the eye and the heart of the child. The lover of nature is he whose inward and outward senses are still truly adjusted to each other; who has retained the spirit of infancy even into the era of manhood. His intercourse with heaven and earth, becomes part of his daily food. In the presence of nature, a wild delight runs through the man, in spite of real sorrows. Nature says, -- he is my creature, and maugre all his impertinent griefs, he shall be glad with me. Not the sun or the summer alone, but every hour and season yields its tribute of delight; for every hour and change corresponds to and authorizes a different state of the mind, from breathless noon to grimmest midnight. Nature is a setting that fits equally well a comic or a mourning piece. In good health, the air is a cordial of incredible virtue. Crossing a bare common, in snow puddles, at twilight, under a clouded sky, without having in my thoughts any occurrence of special good fortune, I have enjoyed a perfect exhilaration. I am glad to the brink of fear. In the woods too, a man casts off his years, as the snake his slough, and at what period soever of life, is always a child. In the woods, is perpetual youth. Within these plantations of God, a decorum and sanctity reign, a perennial festival is dressed, and the guest sees not how he should tire of them in a thousand years. In the woods, we return to reason and faith. There I feel that nothing can befall me in life, -- no disgrace, no calamity, (leaving me my eyes,) which nature cannot repair. Standing on the bare ground, -- my head bathed by the blithe air, and uplifted into infinite space, -- all mean egotism vanishes. I become a transparent eye-ball; I am nothing; I see all; the currents of the Universal Being circulate through me; I am part or particle of God. The name of the nearest friend sounds then foreign and accidental: to be brothers, to be acquaintances, -- master or servant, is then a trifle and a disturbance. I am the lover of uncontained and immortal beauty. In the wilderness, I find something more dear and connate than in streets or villages. In the tranquil landscape, and especially in the distant line of the horizon, man beholds somewhat as beautiful as his own nature.
The greatest delight which the fields and woods minister, is the suggestion of an occult relation between man and the vegetable. I am not alone and unacknowledged. They nod to me, and I to them. The waving of the boughs in the storm, is new to me and old. It takes me by surprise, and yet is not unknown. Its effect is like that of a higher thought or a better emotion coming over me, when I deemed I was thinking justly or doing right.
Yet it is certain that the power to produce this delight, does not reside in nature, but in man, or in a harmony of both. It is necessary to use these pleasures with great temperance. For, nature is not always tricked in holiday attire, but the same scene which yesterday breathed perfume and glittered as for the frolic of the nymphs, is overspread with melancholy today. Nature always wears the colors of the spirit. To a man laboring under calamity, the heat of his own fire hath sadness in it. Then, there is a kind of contempt of the landscape felt by him who has just lost by death a dear friend. The sky is less grand as it shuts down over less worth in the population.
Ralph Waldo Emerson, Nature, 1836, Norton, (pp. 29-30)
Pour citer cette ressource :
Marc Bellot, Ralph Waldo Emerson et le transcendantalisme américain, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2008. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/ralph-waldo-emerson-et-le-transcendantalisme-americain