«Wild River» / «Le fleuve sauvage» (Elia Kazan - 1960)
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Une Amérique tiraillée entre deux temps, un monde qui laisse place à un autre, avec son cortège de peur de l'avenir et de l'inconnu, son repli sur soi, tout cela sonne éminemment actuel, en cette période d'élections.
C'est, entre autres, de cela que parle Wild River.
En 1933, dans l'Amérique du New Deal, l'ingénieur Chuck Glover (Montgomery Cliff) est chargé de convaincre quelques propriétaires d'une petite ville du Tennessee de vendre leurs terres au gouvernement, qui va construire un barrage censé réguler le cours meurtrier de la rivière Tennessee. Parmi les derniers à résister, Ella Garth (Jo Van Fleet), grand-mère revêche, refuse et s'accroche à son bien.
Le film est le récit de cette confrontation.
Dans les années 50, Kazan a déjà tourné des grands films, voire quelques chefs-d'œuvre. Qu'on en juge: il révèle Marlon Brando avec A Streetcar Named Desire (Un tramway nommé désir) en 1951, tourne On the Waterfront (Sur les quais) en 1954, découvre James Dean en 1955 avec East of Eden (À l'est d'Eden) et réalise BabyDoll en 1956. Excusez du peu!
Avec Wild River, il entame, en 1960, une trilogie magnifique et fébrile, qui comprendra également Splendor in the Grass (La fièvre dans le sang, 1961) et America America (1963).
Le film s'ouvre par des images d'archives, qui témoignent de la violence des crues du Tennessee, et des drames qu'elles entraînent. Un homme pleure sa famille disparue. Nous voilà d'emblée plongés en plein drame, dont nous connaissons les causes.
Chuck est donc l'annonciateur d'un projet porteur d'espoir pour la région. Néanmoins, il est aussi perçu comme l'étranger, le Yankee venu de la ville, le col blanc qui ne connait rien des gens et de leurs coutumes. Les thèmes de prédilection de Kazan sont là: un personnage rejeté, l'Amérique et ses valeurs, mais aussi ses dérives, ainsi que celles du capitalisme, qui causent tensions et oppositions.
Mis à part un meneur raciste et la bêtise habituelle de la foule (Kazan vient de réaliser "A Man in the Crowd/Un homme dans la foule"), tous les personnages sont intéressants, car ils ne sont pas manichéens. Leurs raisons semblent valables.
Ella Garth est la dernière à résister. Elle vit sur une île, donc un bout de terre hors du temps, où elle fait sa loi, depuis toujours. Bien sûr, elle exploite les ouvriers noirs, qu'elle materne tout à la fois. Bien sûr, elle est rétrograde et vit dans le passé. Bien sûr, elle refuse tout changement. Bien sûr, elle incarne l'intérêt particulier face au bien public. Mais elle est aussi admirable dans sa détermination et l'amour de sa terre, dans l'affirmation de sa liberté. Partir, pour elle, c'est mourir. Rester, c'est vivre et être fidèle. Beau dilemme!
Chuck est totalement, sincèrement, déconcerté par cette attitude. Il sait sa cause juste, croit au progrès et n'envisageait aucun obstacle. Mais il est aussi le "technocrate" qui ne sait rien des réalités de l'endroit, de l'aridité du quotidien, de la dureté des gens, du facteur humain à prendre en compte dans tout projet. Il doit tout apprendre: la mentalité du Sud profond, et aussi son rythme lent, celui du fleuve, celui des gens. Bel éloge d'un temps "humain".
Sa traversée du fleuve par le bac, pour se rendre sur l'île est une scène récurrente et symbolique. Beauté du fleuve, beauté de l'aube ou du crépuscule, brume tenace qui imprègne et qui tient ce pays, et lui confère un charme magique, presque "American Gothic".
Et puis il y a Carol (magistrale Lee Remick), la petite fille d'Ella, délaissée, farouche. Dès l'arrivée de Chuck, elle reconnait le désir et son fleuve, et en femme forte qu'elle est, elle ne transige pas avec son désir. Visitant une maison déserte, c'est elle qui lui barre la porte. Lui, homme faible découvre la sensualité de ce pays, sa force tellurique, et il se laisse emporter par le courant.
Tous les personnages sont en fin de compte des îles, qui soudain se rencontrent. Le temps passe doucement, mais la marche vers le progrès, la marche vers les autres semble inéluctable, et se fait jour alors l'impossibilité d'une île.
Kazan n'oublie pas la question du racisme, qui à l'époque agite la société américaine. En toile de fond, le racisme ordinaire ou violent est là, montré dans toute sa veulerie.
Les fleuves sont nombreux dans le cinéma américain. River of No Return (La rivière sans retour, 1954) d'Otto Preminger avec Marylin Monroe et Robert Mitchum, Red River (La rivière rouge, 1948) d'Howard Hawks avec John Wayne et (déjà lui!) Montgomery Cliff. Enfin, comment oublier le phénoménal Deliverance (Délivrance) de John Boorman, en 1972, qui allait, de façon définitive, tracer le portrait d'un Sud finissant, tout en balayant l'image idyllique d'une nature maternelle et accueillante.
Pour citer cette ressource :
Lionel Gerin, "«Wild River» / «Le fleuve sauvage» (Elia Kazan - 1960)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2016. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/wild-river-le-fleuve-sauvage-elia-kazan-1960-