«Touch of Evil» / «La soif du mal» (Orson Welles - 1958)
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Un motel perdu tenu par un personnage dérangé. Janet Leigh seule dans une chambre, plutôt dévêtue. Cela vous dit quelque chose?
Cette scène, Alfred Hitchcock en fut d'abord le spectateur. Il s'en inspira et en tira un chef-d'œuvre, Psycho. Mais le film dont nous parlons n'est pas de lui. C'est Touch of Evil, d'un autre génie du cinéma: Orson Welles. En 1958, il a déjà réalisé dix films, dont deux inachevés.
D'abord metteur en scène de théâtre et acteur précoce, il a travaillé pour la radio et adapté des romans ou pièces plus ou moins célèbres. Le 30 octobre 1938, il adapte La Guerre des mondes, d'H.G Wells. Sa "mise en ondes" est si réussie que des centaines d'américains inondent les commissariats de police de coups de téléphone paniqués. Orson Welles devient célèbre du jour au lendemain. Fait unique, la RKO lui laisse carte blanche pour un premier film. Il a 25 ans. Il réalise Citizen Kane, flop commercial, mais tournant essentiel de l'histoire du cinéma. Il est parait-il des écrivains pour écrivains, comme Larbaud ou Walser. Welles est peut-être un cinéaste pour cinéastes.
Touch of Evil commence par une scène d'anthologie. Un plan-séquence de 3 minutes 12. Bien sûr, la scène est d'une virtuosité à faire pâlir tous les cinéastes. Mais c'est autant la performance qui émerveille, que la force de la scène, son absolue pertinence, et ce en quoi elle annonce tout le film. Elle commence par le minutage d'une bombe et se termine par un baiser qui en est, géniale idée, le déclencheur. Entre les deux, un carnaval sonore et visuel, un franchissement. Rarement bande-son aura été aussi envahissante et essentielle.
Nous sommes dans une ville-frontière entre les USA et le Mexique. La corruption, les trafics, le crime règnent. Vargas, (Charlton Heston, qui vient de jouer Moïse), un policier mexicain marié à une américaine (Janet Leigh), prête main-forte à Quinlan, un flic américain (Orson Welles, énorme à tous points de vue) dans l'enquête qui s'amorce.
L'intrigue est assez mince en réalité, mais c'est à l'ambiance que nous nous attachons. Cette ambiance est vénéneuse, étouffante. L'image même est corrompue, les cadrages tordus. Tout semble boursouflé, comme le corps adipeux de Quinlan. Théâtre d'ombres. Crépuscule d'un monde pourrissant. Scène de viol collectif, drogues, hallucinations. Assez stupéfiant dans l'Amérique puritaine d'alors.
Poème baroque de la nuit, Touch of Evil est une sarabande somnambulique dans des entremondes: ville-frontière hybride, zone entre la loi et le crime, bars louches, motel perdu, no man's land industriel. Personnages hors-normes, à la limite de la folie. Silhouettes. Cauchemar.
Scènes finales au milieu des puits de pétrole, où des machines, telles Welles, pompent au plus profond de ce monde pour faire sortir le noir.
Welles aimait les personnages-monstres: Charles Foster-Kane, Macbeth, Harry Lime dans The Third Man de Carol Reed. Hank Quinlan est de cette trempe. Son oraison funèbre est prononcée par Marlene Dietrich, tout droit surgie du passé et d'un film de von Sternberg: "He was some kind of a man".
Ce film a la beauté du diable, mais d'un diable boiteux.
Pour citer cette ressource :
Lionel Gerin, "«Touch of Evil» / «La soif du mal» (Orson Welles - 1958)", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2015. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/touch-of-evil-la-soif-du-mal-orson-welles-1958-