Bertrand Tavernier sur le cinéma américain
Dans le cadre du Festival Lumière 2014, Bertrand Tavernier évoque certaines grandes étapes de l’histoire du cinéma américain depuis les années 20 jusqu’aux années 60. Ancien critique, celui que l’on connait surtout pour ses films (L'Horloger de Saint-Paul, Un Dimanche à la campagne, Dans la brume électrique…) est aussi l’auteur de plusieurs livres sur le cinéma, notamment Amis Américains, un important ouvrage d’entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood (Institut Lumière/Actes Sud, 2008).
Clifford Armion : Bertrand Tavernier bonjour, on vous connaît bien entendu en tant que réalisateur mais l’on connaît moins vos travaux sur le cinéma américain.Vous avez été longtemps correspondant de presse et critique et avez publié des carnets d’entretiens ainsi que des textes sur le cinéma américain qui font référence dans les études cinématographiques. Je voudrais vous poser quelques questions sur la chronologie du cinéma américain, peut-être en commençant par son premier essor dans les années 20. Pour rappel, le cinéma est inventé en France à la fin du 19ème ; il se développer très vite en Europe mais à la fin de la Première Guerre Mondiale on observe un glissement vers une domination du cinéma américain, en termes de quantité et de qualité. A quoi est dû ce glissement selon vous ? Est-il simplement lié aux effets de la guerre sur l’industrie du cinéma européen ou y a-t-il quelque chose dans la culture américaine qui fait que la sauce prend là-bas mieux qu’en Europe ?
Bertrand Tavernier : Le cinéma français a été relativement fort jusqu’à la Première Guerre Mondiale. Il y avait même des studios financés par des français, par Pathé, qui tournaient aux Etats-Unis. Des metteurs en scène ont fait le voyage vers les Etats-Unis et sont restés, comme Maurice Tourneur. La Première Guerre Mondiale va stopper le cinéma et surtout le cinéma de fiction qui a fait naître des metteurs en scène importants comme Capellani. Il ne va rester que les gens qui tournent les actualités, qui tournent les images de la guerre. Pendant ce temps le cinéma américain va pouvoir se développer. Il y a déjà eu Naissance d’une nation, il va y avoir tous les films postérieurs à 14 et qui sont importants ; des films de Raoul Walsh, de Cecil B. DeMille, qui sont des œuvres essentielles. Le cinéma français peinera beaucoup à retrouver une puissance qui lui permette de concurrencer le cinéma américain parce que le pays est exsangue en 1918/1920 alors que les américains ont perdu des hommes mais sans que la guerre soit sur leur sol. Il y a d’autres cinémas européens qui sont importants et qui concurrencent le cinéma américain. Le cinéma suédois par exemple était très créatif, le cinéma allemand était super créatif dans les années 20. Que fait le cinéma d’Hollywood par rapport à ça ? Il voit bien que des films de Murnau, de Fritz Lang, de Stiller, de Sjöström sont des films qui ont un succès gigantesque. Il va acheter les metteurs en scène et les faire venir à Hollywood en se disant que c’est la seule manière de stopper la concurrence. Vous avez des adversaires : vous leur demandez de venir travailler pour vous. Ainsi les grands metteurs en scène suédois vont aller à Hollywood. Pour certains cela va rater complètement. Pour Stiller ça va rater, mais Sjöström va tourner Le Vent qui est un chef d’œuvre, Murnau va tourner L’Aurore, sera pris par la Fox et tournera plusieurs films Américains. Quand ils n’utilisent pas des armes économiques, ils utilisent la persuasion pour débaucher des chefs opérateurs, des scénaristes. Finalement Hollywood sera créé aussi par des gens qui viennent de Hongrie, d’Autriche, de tous les pays du monde. Leur nombre va augmenter avec la menace du nazisme : Fritz Lang, William Dieterle viennent rejoindre les rangs des cinéastes américains.
Clifford Armion : Est-ce que cette migration est liée aussi aux techniques, notamment au son synchronisé qui arrive dans les années 20 ?
Bertrand Tavernier : Non. Les gens sont venus là parce qu’il y avait une possibilité de travail et parce qu’ils devaient fuir leur pays qui était menacé par une dictature. Il y avait des possibilités de travail énormes mais je crois que la première raison est une raison politique.
Clifford Armion : Si l’on fait un bond de vingt ans, y a-t-il une influence de la Seconde Guerre Mondiale sur le cinéma américain ? Qu’est-ce qui se passe après cette guerre ?
Bertrand Tavernier : La Seconde Guerre Mondiale est un cas de figure complètement différent. Là les américains y participent. Beaucoup de cinéastes américains vont s’engager et certains vont tourner des documentaires, vont tourner des matériaux pris sur le vif qui seront utilisés dans des films de propagande, qui seront utilisés parfois pour le procès de Nuremberg. Et puis la guerre va marquer les consciences. Le fait que l’Amérique intervienne doit être expliqué dans un pays qui se veut isolationniste. Ils font des films là-dessus. Pendant la guerre il y a par exemple des films prosoviétiques qui justifient le fait que les américains s’allient avec les Russes pour combattre les Allemands. Les gens qui écriront ces films seront très souvent mis sur la liste noire après coup, dans les années qui suivront la guerre. En même temps le cinéma américain va être confronté à d’autres cinémas étrangers. Il va être confronté aux films du néo-réalisme italien et cela va créer un choc. La guerre va entraîner un cinéma qui a des ambitions plus réalistes, plus ancrées dans le réel en tous cas. Cela va se manifester dans plusieurs films assez sociaux jusqu’au moment où ces efforts vont être freinés par le maccarthisme, par la liste noire, le fait que certaines des personnes qui ont écrit ou filmé ces œuvres sont obligées soit de s’exiler soit de prendre des pseudonymes et de travailler dans des conditions parfois extrêmement difficiles.
Clifford Armion : Est-ce qu’au-delà du maccarthisme les codes moraux comme le code Hays sont encore des freins dans les années 50 ?
Bertrand Tavernier : Le code Hays est appliqué à partir de 33/34 par Richard Breen. Il faudrait presque parler du code Breen plus que du code Hays. Le code Hays ne sera jamais vraiment appliqué. Breen le renforcera et le fera appliqué après 34. Dans les années 50 il perdure dans beaucoup de domaines. Il y a des cinéastes qui se battront contre ça. L’un des cinéastes qui a tout le temps défié le code sera Otto Preminger qui est d’origine viennoise et qui va se battre, d’abord en faisant une comédie dans laquelle le mot ‘vierge’ est prononcé un certain nombre de fois. C’était interdit de parler de la virginité d’une femme, or, l’héroïne dit à plusieurs reprises qu’elle est vierge et qu’elle voudrait cesser de l’être. Preminger va décider que le film sera distribué sans le code de la MPAA, sans le code des studios américains, de manière complètement indépendante. Il va donc défier le système et triompher. Ensuite il montrera la drogue dans L’Homme au bras d’or. Il va attaquer ensuite un certain nombre de tabous, allant jusqu’à engager Dalton Trumbo, qui était sur la liste noire d’Hollywood, pour écrire le scénario d’Exodus. La bataille avec le maccarthisme durera jusqu’en 60/62. Ensuite le maccarthisme va cesser mais il va mettre du temps à s’éteindre véritablement ; même si McCarthy lui-même a disparu depuis longtemps, il va rester des gens qui petit à petit vont pouvoir retravailler sous leur nom. Certains se sont exilés et travailleront en Angleterre comme Losey et Cy Endfield, en France comme John Berry ou Jules Dassin quand il fait Le Rififi ; ce sera à chaque fois une victoire contre le maccarthisme.
Pour citer cette ressource :
Bertrand Tavernier, Clifford Armion, "Bertrand Tavernier sur le cinéma américain", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2014. Consulté le 02/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/bertrand-tavernier-sur-le-cinema-americain