Quand la littérature est une histoire contemporaine: Stephan Wackwitz "Die Bilder meiner Mutter"
Si nous souhaitons nous intéresser ici à cet ouvrage, c’est moins en raison de cette particularité que parce qu’il nous semble mettre en œuvre une approche originale, à la frontière entre la biographie et l’essai, entre la littérature et les sciences sociales. S’il est certes d’abord une reconstitution minutieuse et documentée de la vie de la mère de son auteur, comme nous le montrerons dans une première partie, son projet est de dépasser le cadre de la reconstruction d’un cas individuel de femme artiste empêchée de poursuivre sa carrière, pour tenter de comprendre les facteurs socio-historiques à l’œuvre dans cet échec -ce sera l’objet de notre deuxième partie. Nous prolongerons ensuite la réflexion en nous demandant dans quelle mesure le livre rejoint ainsi une nouvelle manière de travailler sur le réel appelée de leurs vœux par certains historiens -nous nous inspirerons particulièrement des travaux d’Ivan Jablonka qui pratique lui-même une écriture à mi-chemin entre l’histoire et la littérature[4] et qui récuse la traditionnelle frontière entre science et fiction : si « l’histoire est une littérature contemporaine »[5], la littérature (contemporaine) ne peut-elle, à sa manière, participer à l’écriture de l’Histoire ?
Dans la suite de cet article, les citations se référant à l'ouvrage de Stefan Wackwitz Die Bilder meiner Mutter seront signalées par un "W" suivi du numéro de la page.
I. La reconstitution minutieuse et documentée de la vie d'une mère
Si Wackwitz ne présente pas la vie de sa mère de manière strictement chronologique[6], il n’en tente pas moins d’en retracer le plus précisément possible les différentes étapes. Elle naît en 1920 dans une petite ville souabe, Esslingen am Neckar, au sein d’une famille plutôt aisée : son père, ingénieur, occupe des postes importants dans une entreprise de machines-outils et dépose dans les années 1920 le brevet d’un dispositif utilisé par la suite dans l’industrie de l’armement, ce qui lui permet de faire fortune et d’acheter une belle villa (W 29-30). Son enfance et sa jeunesse sont pourtant difficiles. Elle souffre notamment de l’instabilité émotionnelle de son père (W 28) qui peut tout aussi bien passer de bons moments avec ses enfants -elle se souvient notamment de longues promenades dans la nature (W 50)- que se montrer violent et cruel, pratiquant des punitions particulièrement dures et injustes lorsqu’il est en colère (W 52-53). Manquant de confiance en elle, elle se renferme, ne trouvant d’échappatoire que dans le dessin[7]. Sa chance est cependant d’être envoyée à Berlin par ce même père qui, s’il fait d’elle son bouc émissaire lors de ses crises de colère[8], lui reconnaît néanmoins un certain talent artistique et l’inscrit en 1936 au Lette-Verein[9], une école d’arts appliqués pour jeunes filles dans laquelle elle apprend le dessin de mode, discipline très en vogue à l’époque, avant le développement de la photographie de mode (W 73-74). A Berlin, elle découvre un nouvel univers, fait de modernité et de liberté. Après ses trois années d’études (1936-39), elle est embauchée par une agence de publicité de Stuttgart et réalise ses premiers travaux, essentiellement des dessins de mode publiés dans des revues. A moins de vingt ans, elle est donc indépendante financièrement et exerce un métier qui lui plaît et dans lequel elle s’épanouit. A la fin de la guerre, elle est cependant enrôlée comme « Flakhelferin » (jeunes personnes enrôlées comme auxiliaires de la Luftwaffe et de la Kriegsmarine à partir de 1943) ; au printemps 1944, elle est gravement blessée alors qu’elle se livre à une mission de renseignement et passe plus d’une année dans un hôpital où on réussit à sauver son bras droit déchiqueté par une bombe ; elle restera néanmoins invalide à 60% (W 111).
Après la guerre, elle reprend des études et se perfectionne pendant une année à Ellingen où a été temporairement déplacée la prestigieuse Académie des Beaux-arts de Nuremberg (W 209-213)[10]. Même si les conditions matérielles sont plus que précaires (W 214-215), l’ambiance de travail est très stimulante et son fils se représente ce lieu comme un « paradis », comme une « utopie »[11]. Au début des années 1950, on retrouve la jeune artiste à Stuttgart, mariée et mère d’un enfant, l’auteur. Elle travaille comme illustratrice (certains de ses dessins sont reproduits dans le livre, nous y reviendrons), participe à un concours pour réaliser une brochure à l’occasion de l’inauguration d’une nouvelle rue (W 100-101), réalise des livres d’enfants, des cartes postales, crée des logos (W 94)… Et son fils souligne bien que c’est elle qui, au sein du couple, exerce « le métier le plus prestigieux » (W, 108) - son mari enseigne dans une école d’interprétariat tout en travaillant à une thèse qu’il n’achèvera pas. En 1954, pendant qu’il effectue un séjour de recherche à Londres, elle se rend même avec son fils aux Etats-Unis où est installée une de ses sœurs.
En 1959, la famille quitte Stuttgart pour Iserlohn où le père de l’auteur a obtenu un poste de directeur d’un Goethe-Institut à créer de toutes pièces (W 135). Sa mère abandonne alors toute activité artistique pour travailler avec son mari. Comme l’explique son fils, il était attendu des femmes de directeur qu’elles secondent leur mari en effectuant notamment toutes les tâches administratives (W 136). S’ouvre alors pour elle, après la période heureuse des années passées à Stuttgart, une période difficile et douloureuse : ses nombreuses tâches peu épanouissantes et fastidieuses l’épuisent, elle perd toute joie de vivre et l’ensemble de la famille en pâtit.
Ce n’est qu’à la fin des années 1970 et dans les années 1980, quand son mari obtient un poste à Athènes, que leur vie change. Tous deux peuvent renouer avec des pratiques littéraires ou artistiques et réaliser quelques-unes de leurs aspirations des années 1950: son mari écrit un essai sur l’art grec, elle se remet à dessiner et à peindre, coud, fabrique des objets…
En 1987 cependant, on lui découvre un cancer qui l’emporte peu de temps après, en 1990. Si cette reconstitution de la vie de sa mère retrace bien la plupart des périodes de sa vie, certaines années semblent rester en partie dans l’ombre. Il en est ainsi de la période de l’immédiate après-guerre jusqu’au début des années 1950, qui a déjà été évoquée dans un autre de ses livres, Neue Menschen[12]. Pour reconstituer la vie de sa mère, Wackwitz s’est en effet livré à un véritable travail d’historien, n’avançant rien qui ne soit appuyé sur des sources toujours citées dans le texte, obéissant bien en cela aux exigences d’une méthodologie scientifique. Parmi ces sources qui sont de différente nature, une grande partie sont des écrits émanant de sa mère elle-même. Son enfance et son adolescence sont ainsi évoquées à partir d’une lettre d’une quinzaine de pages (intégralement citée dans le livre, W 49-68) que sa mère lui a écrite en 1981, à l’époque où il était en analyse et où sa mère et lui échangeaient beaucoup au sujet de leur relation[13](W 49), sa mère comprenant que sa part de responsabilité dans ses difficultés à lui était en grande partie liée à sa relation à son propre père (W 49). Un texte complémentaire, probablement rédigé par sa mère à la même époque, mais découvert par lui seulement après sa mort (W 115) contient une sorte d’auto-analyse des phénomènes psychiques qui l’ont empêchée de se réaliser : complexe d’infériorité, manque de confiance en soi, peur de ses propres mouvements intérieurs, refoulement de ses sentiments les plus authentiques, honte, auto-limitation, difficulté à s’affirmer, incapacité de se défendre…
Un autre accès au monde intérieur de sa mère lui est fourni par ses carnets de citations (du moins par les trois exemplaires qui en subsistent et qui datent des années 1940) : la découverte de ses lectures et des extraits qu’elle en recopiait (parfois en les datant) permettent en effet de se faire une idée de son évolution intellectuelle. Ils témoignent de changements significatifs : aux auteurs du romantisme allemand succèdent, après la guerre, les écrivains anglo-saxons du « New England Transcendentalism » et du « pragmatisme américain » (W 190). L’acceptation héroïque d’un destin subi fait place à un optimisme fondé sur la conviction que « chacun ne doit chercher le sens du monde qu’en lui-même en comptant sur le fait que l’univers, s’il va tant soit peu à sa rencontre, le portera à son but »[14](W 193-194).
Les notes qu’elle prend jour après jour dans de petits calendriers de poche pendant les dix-huit derniers mois de sa vie témoignent quant à elles certes de l’évolution de sa maladie, mais aussi d’une capacité à se réjouir des petites choses.
En dehors des écrits de sa mère à proprement parler, Stephan Wackwitz fait aussi, à juste titre, une place importante à des livres que sa mère lui a offerts à certains moments bien précis, à des moments-charnière de leur vie. Il les interprète comme des sortes de messages codés ("literarische Kassiber" W 181). Il s’agit tout d’abord du Bambi de Felix Salten que sa mère lui offre en 1969, après leur départ de Stuttgart et qu’il comprend comme une manière pour sa mère de lui expliquer et de s’expliquer à elle-même l’histoire de leur relation : de la période de symbiose heureuse entre mère et fils à Stuttgart à la douloureuse séparation de la fin de la petite enfance, au moment où le garçon doit découvrir « le monde du père » (W 143) et la vie en société (W 144).
Un autre livre-clé dans l’histoire de leur relation est le volume des contes de Grimm dont elle lui fait cadeau en 1977 avant une nouvelle séparation, au moment où elle s’apprête à quitter l’Allemagne pour la Grèce où son mari a obtenu un poste. Le choix de ce livre est compris après coup par son fils comme une manière de lui et de se rappeler les bons moments de sa petite enfance où sa mère lui lisait précisément ces contes dans leur appartement de Stuttgart (W 182) et la citation de Goethe qu’elle y inscrit[15] lui apparaît rétrospectivement comme une sorte d’encouragement, comme une manière de l’inciter et de s’inciter elle-même à s’appuyer sur ces souvenirs pour envisager l’avenir avec confiance[16].
L’auteur insère également dans le livre quelques exemples de la production de sa mère. Un dessin d’elle petite ? représentant une tulipe dessinée aux crayons de couleur est ainsi inséré au cœur des pages de la longue lettre dans laquelle elle évoque son enfance (W 59). Un dessin, probablement réalisé de la main gauche, où elle se représente à l’hôpital avec le bras droit en écharpe, devant une fenêtre ouvrant sur un paysage coloré rappelle la période de sa convalescence (W 113). Quelques études datant probablement de la période d’Ellingen représentent des têtes de personnages (W 213), des hommes en pied (W 210, W 221), une condisciple en train de dessiner (W 216), une copie de tableau de Picasso (W 213)[17]. De nombreux autres dessins réalisés au crayon sont plus difficiles à dater, l’un d’eux représente sa mère (W 35), un autre l’auteur enfant absorbé dans la lecture de Winnetou (W 157), un autre encore est peut-être un portrait de son mari (W 143), celui qui clôt le livre est sans doute un autoportrait (W 233). Les dessins de mode, tous en couleurs, ne sont pas oubliés : robes du soir et bijoux (W 23, 66), chapeau extravagant (W 82), tenues de ville, coiffures et chaussures originales (W 70), veste et pantalon à la garçonne (W 206), lingerie (W 86). Quelques scènes de ville assez gaies (W 40, 172), sa proposition de dessin pour la brochure de la Schulstraβe (W 100) ainsi que des échantillons de ses illustrations pour les Galgenlieder de Morgenstern (W 92, 106) enrichissent cet aperçu de sa production et donnent une idée de son talent : finesse du trait, sens de la couleur et de la composition, inventivité, audace.
Les sources de différentes natures émanant directement de sa mère (écrits, objets, dessins) sont cependant complétées par d’autres documents familiaux, notamment une lettre de la sœur de l’auteur à ses parents à un moment où leur relation était particulièrement conflictuelle : l’adolescente tente d’y expliquer qu’elle désire suivre son propre chemin et qu’ils doivent la laisser vivre ses propres expériences (W 173-175) -l’évocation de ce conflit familial étant pour Wackwitz une manière de montrer l’ambivalence de sa mère qui oscillerait entre son désir de devenir une autre[18], d’inventer son propre chemin et sa difficulté à se libérer de l’expérience de sa propre jeunesse marquée par l’autoritarisme de son père. Pour son fils, tout se passe comme si elle était d’une certaine manière jalouse de sa fille qui osait faire ce qu’elle-même s’était interdit à son âge : se maquiller, mettre des talons hauts, sortir, flirter…
D’autres sources du livre sont évidemment les « nombreuses conversations » qu’il a eues avec son père et sa sœur et dont il les remercie à la fin du livre. Il leur sait gré aussi de leur capacité à accepter que « [sa] vision de leur histoire commune ne corresponde pas toujours avec [leurs] souvenirs et [leurs] jugements »[19], un des pans essentiels du livre étant en effet constitué par ce qu’Ivan Jablonka appelle les « archives intérieures » de l’auteur, c’est-à-dire ses propres souvenirs et sa propre expérience de la vie. C’est en effet en tant que fils qu’écrit Wackwitz, en tant que fils qui ne passe pas sous silence les différents aspects et les différentes phases de sa relation à sa mère : la symbiose (peut-être excessive) de ses premières années, jusqu’au départ de Stuttgart en 1959 ; la période douloureuse de l’abandon et de la solitude de la fin de son enfance et de son adolescence ; l’éloignement des années 1970, lorsque son engagement politique dans un mouvement d’extrême-gauche provoque l’incompréhension de ses parents[20] et la réconciliation des années 1980. Il va de soi que le moment de l’écriture du livre n’est pas sans incidence sur son contenu !
II. Au-delà du cas individuel: les facteurs socio-historiques à l'oeuvre dans l'échec d'une carrière artistique
Si le livre est donc par certains côtés extrêmement personnel et subjectif, Wackwitz n’en cherche pas moins à sortir du cas individuel de sa famille en replaçant dans un contexte plus vaste certaines des expériences de sa mère. Ses années à Berlin (1936-39) sont ainsi mises en perspective par l’évocation d’autres témoignages sur le Berlin de cette époque qui en font une ville encore « glamour et ouverte »[21] : les romans d’Irmgard Keun, les écrits de Siegfried Kracauer et surtout le livre d’une de ses condisciples, Ursula Hofmann, Zwischen Tanztee und Naziterror. Meine Berliner Jahre 1935-45 (W 74) qui l’incite à se demander si sa mère était une femme aussi libérée qu’elle (W 75) et si elle avait une conscience politique aussi aigüe qu’elle, qui décrit par exemple les pogromes de novembre 1938 (W 76) alors que sa mère dans son souvenir, n’en a jamais parlé.
L’évocation des années de l’immédiate après-guerre, quant à elle, est complétée par la consultation d’études de spécialistes de sciences sociales comme les travaux du sociologue Heinz Bude sur la « génération des Flakhelfer», la génération des « derniers héros du Führer », de ces jeunes gens qui, comme sa mère, ont été enrôlés à l’extrême fin de la guerre pour participer à la défense anti-aérienne et qui ont ensuite été les acteurs de la reconstruction de l’Allemagne, une génération dont l’impressionnante efficacité aurait permis le miracle économique, mais aussi une classe d’âge dont la face cachée serait un manque de repères et un manque d’assurance chroniques (W 114-115). Wackwitz explique ainsi qu’en tentant de « considérer sa mère comme une personne appartenant à une constellation historique », il se rend compte de façon patente qu’elle est « jusque dans ses symptômes névrotiques, un produit de cette génération dont les premières années de vie adulte se sont déroulées entre la guerre et la paix » et d’en citer les principales manifestations de « défaillances ontologiques : défaillance paternelle, incapacité à verbaliser, absence d’histoire »[22]. Il note même : « En lisant dans le livre de Bude des phrases comme : « Les ‘derniers héros du Führer’ manquaient de représentations paternelles susceptibles de leur donner le courage de prendre le risque d’être eux-mêmes. Ils restaient au contraire dans des situations d’agrippement symbolique à leur famille, à des choses modestes et maîtrisables, à des choses personnelles et privées. La défaillance paternelle de la génération des ‘Flakhelfer’ semble être une des raisons de leur manque d’assurance ontologique. », il m’était impossible de ne pas penser à ma mère »[23] (W 118-119).
Quant aux années 1950 telles que semblent les avoir vécues ses parents, il les met en parallèle avec la manière dont elles sont évoquées dans certains romans américains des années 1960, qui décrivent de façon assez déprimante l’échec des rêves de vie nouvelle. Il cite notamment à plusieurs reprises le roman Revolutionary Road de Richard Yates[24].
Mais l’originalité du livre de Wackwitz est qu’il ne se contente pas de reconstituer de manière descriptive la vie de sa mère, il cherche à en comprendre la dynamique en se posant deux questions principales qui portent l’une sur l’origine de sa vocation artistique et l’autre sur son échec à la réaliser pleinement : pourquoi sa mère adolescente s’est-elle tournée vers le dessin et pourquoi a-t-elle échoué à poursuivre une carrière artistique pourtant bien entamée ?
Là encore, Wackwitz tente de répondre à ces questions en sortant du cas particulier de la vie de sa mère et en s’interrogeant sur les éléments caractéristiques types de la biographie d’un artiste à travers les siècles. Il s’appuie pour ce faire sur le célèbre livre de Ernst Kris et Otto Kurz qui dégage un certain nombre d’éléments récurrents à l’œuvre dans ce qu’ils appellent la « légende de l’artiste » (titre de l'ouvrage paru pour la première fois en 1934) pour bien souligner le caractère construit des biographies d’artistes. Parmi eux : l’idée, associée au mythe de l’enfant prodige autodidacte, que le talent artistique se manifeste dès l’enfance, l’idée, associée au thème du destin, que le talent de l’enfant est découvert par hasard et que le jeune artiste, à la manière d’un héros, connaît ensuite une ascension sociale fulgurante[25].
Relevant un certain nombre de ces éléments dans la biographie de sa mère qui, comme on l’a vu, développe très jeune un don artistique remarqué par son père qui lui offre la possibilité de le développer davantage en se formant, et qui entame ensuite une carrière sinon fulgurante, du moins honorable, Wackwitz s’interroge sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas poursuivi cette carrière pourtant bel et bien entamée[26]. La méthode à laquelle il a recours est celle de la comparaison. Il met ainsi en parallèle la vie de sa mère avec celle d’artistes ayant vécu à la même époque qu’elle, notamment Richard Lindner, son exact contemporain qui, en partie formé par les mêmes professeurs (Max Körner) (W 85), a émigré aux Etats-Unis où il a réussi à passer d’une forme d’art peu reconnue, le dessin de mode, à une forme d’art élevée, prestigieuse, la peinture, jusqu’à devenir un artiste de renommée internationale[27].
L’exemple de cette carrière réussie le fait se demander pourquoi sa mère, qui a pourtant elle aussi fait un séjour outre-Atlantique, n’est pas parvenue à le mettre à profit pour se faire davantage connaître. L’hypothèse qu’il formule est que la raison principale de son échec est qu’elle était une femme et qu’elle ne disposait pas du « courage », de l’« audace » nécessaires, qualités « encore exclusivement masculines il y a quelques décennies »[28], qui lui auraient permis de percer. Un autre exemple qui corrobore cette hypothèse liée au facteur sexe pourrait être celui d’une de ses condisciples d’Ellingen qu’elle admirait beaucoup à l’époque pour son assurance et son côté déluré, et qui n’a pas non plus poursuivi de carrière artistique et s’est contentée d’une vie de mère et de femme au foyer (W 214).
Un autre facteur que celui du sexe pourrait être le facteur historique. En comparant le contexte des années 1950 à celui des années 1980, il constate que les années 1950 étaient une période où la frontière entre l’art et la vie était encore très étanche et où il était difficile voire impossible de quitter une condition de salarié ou d’employé pour devenir artiste, alors que les années 1980, au contraire, auraient été caractérisées par un rapprochement entre l’art et le quotidien. Citant les exemples de Warhol (W 197) et de Beuys (W 199), il fait apparaître à quel point l’art envahit le quotidien au point que tout devient art et qu’une grande partie de la société adopte un mode de vie artistique, un style de vie bohême, hippie, à l’instar de ses parents qui, l’un comme l’autre et comme leur entourage, se tournent naturellement, comme on l’a vu, vers des pratiques artistiques (W 201-202).
III. Une écriture à la lisière entre littérature et histoire
Partant du cas particulier de la vie et de l’itinéraire de sa mère, et affirmant que c’est à partir de la « vie privée », de l’univers « domestique », « quotidien », « familial » que « le XXIe siècle peut être étudié avec le plus de précision »[29] et qu’un certain nombre de phénomènes de notre époque qu’il subsume sous le vocable d’«époque du constructivisme de la vie » et dont le dénominateur commun pourrait être la réalisation de soi y trouve leur origine[30], Wackwitz s’inscrit dans la tradition de la micro-histoire[31]. Pour lui, la vie de sa mère qui n’a pourtant rien d’extraordinaire montre néanmoins « de manière exemplaire » « les possibilités que le XXe siècle a ouvertes -et en même temps retirées- aux femmes européennes et américaines »[32]. La vie de sa mère anticipe et préfigure ainsi selon lui les évolutions à venir, ses écrits et ses dessins sont pour lui comme un accès au « labyrinthe souterrain d’une préhistoire clandestine du XXIe siècle »[33].
Pratiquant une écriture à la fois littéraire et scientifique proche de l’essai, il nous semble ainsi réaliser ce qu’a pu théoriser un historien comme Ivan Jablonka, un texte qui soit « à la fois littérature et histoire » (Jablonka 2014 : 7). Littérature dans la mesure où le texte est écrit, travaillé, composé, a une forme[34], littérature dans la mesure où le texte fait entendre une voix[35], celle de l’auteur-fils, et produit chez le lecteur une émotion. Histoire dans la mesure où son sujet appartient au monde réel, histoire dans la mesure où il s’appuie sur une recherche scientifique, fondée sur des sources vérifiables citées au sein même du livre[36], histoire dans la mesure où il met en œuvre un questionnement qui appelle une démarche cognitive s’appuyant ici notamment sur des comparaisons qui permettent de formuler des hypothèses[37], histoire dans la mesure où le texte reste ouvert à l’incertitude et cherche davantage à « sertir le vide » qu’à « délivrer du plein » et du définitif[38].
Notes
[1] On peut penser par exemple aux livres de Jens-Jürgen Ventzki ou de Christoph Meckel Suchbild. Meine Mutter, mais ce dernier, bien qu’écrit du vivant de la mère de l’auteur, n’est publié qu’en 2005, après sa mort.
[2] C’est le cas du livre de Christoph Meckel sur son père Suchbild. Über meinen Vater et de la plupart des « Vaterbücher » des années 1970-80.
[3] On peut penser aussi au livre de Dagmar Leupold Nach den Kriegen. Roman eines Lebens publié en 2004 plusieurs années après la mort de son père ou à celui d’Ute Scheub Das falsche Leben. Eine Vatersuche publié en 2006 sur son père mort en 1969, le livre de Peter Schneider Die Lieben meiner Mutter publié en 2013 alors que sa mère est décédée en 1948 et qu’il a depuis des dizaines d’années en sa possession sa correspondance intime étant peut-être celui où le temps écoulé entre la mort du parent et la publication du livre est le plus long.
[4] On peut citer notamment son livre Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête, Paris, 2012 et plus récemment Laëtitia ou la fin des hommes, Paris, 2016.
[5] Pour reprendre le titre en forme de manifeste de son livre paru en 2014 aux éditions du Seuil.
[6] Le livre s’ouvre sur ses dernières années avant de revenir sur sa naissance, puis sur son enfance et sur sa jeunesse pour traiter ensuite de sa vie d’épouse et de mère, et se clôt sur une période particulièrement heureuse de sa vie, celle de sa période d’études à l’Académie des Beaux-arts de Nuremberg, déplacée à Ellingen dans les années de l’immédiate après-guerre.
[7] A propos de son adolescence, elle écrit: « Diese Zeit zwischen 12 und 14 war die schlimmste in meinem Leben » (W 58).
[8] Elle écrit en effet à son fils : « Er hatte ein völlig unausgeglichenes Affektleben u. aus einem mir unbekannten Grund war ich das geeignetste Objekt für seine Aggressionsabfuhr », (W 57).
[9] L’école existe toujours et fête cette année ses 150 ans cf : http://www.lette-verein.de.
[10] Le site https://www.historisches-lexikon-bayerns.de/Lexikon/Akademie_der_Bildenden_K%C3%BCnste_in_N%C3%BCrnberg présente son histoire.
[11] « ein paradiesisches Intermezzo aus Kunst, Natur und barocker Architektur», «eine Utopie» (W 213).
[12] Dans ce livre paru en 2005 chez Fischer, il évoque notamment (p. 173-174) les difficiles débuts de la vie de couple de ses parents, contraints, en raison de la pénurie de logements, d’habiter dans le grenier de ses parents à elle qui n’accueillent pas de très bonne grâce un gendre qu’ils n’apprécient pas. Il évoque également (p.170) le voyage en Italie que sa mère effectue en 1951, enceinte de lui, en compagnie de ses tantes américaines et cite intégralement le compte-rendu qu’elle en a fait (p.180-196).
[13] « Jetzt aber versuchten wir, indem wir unsere Erinnerungen und Gefühle zusammenlegten wie Teile eines Puzzles, gemeinsam herauszubekommen, was uns damals miteinander passiert war » (W 49).
[14] « dass man den Sinn der Welt nur in sich selber suchen und sich schon darauf verlassen kann, dass das Universum, wenn man ihm auf halbem Weg entgegenkommt, einen ins Ziel trägt», (W 193-194).
[15] « Das Ewig-Wirkende bewegt uns. Dieses oder Jenes. Als wie von ungefähr – zu unserem Wohl, zum Rate, zur Entscheidung, zum Vollbringen, und wie getragen werden wir zum Ziel. » (W 181).
[16] L’auteur a 25 ans, il est en train de terminer ses études et de s’apprêter à entrer dans la vie active (W 187).
[17] D’autres dessins réalisés au crayon et représentant des personnages lisant (W 64, 74), une femme de profil (W 55), des esquisses de têtes (W 131) sont sans doute d’autres exercices .
[18] Pour reprendre le sous-titre du chapitre 12 qui résume peut-être la vie de sa mère.
[19] « Ihm [meinem Vater] und meiner Schwester […] danke ich vor allem auch dafür, dass sie beide bereit gewesen sind, meine Sicht unserer gemeinsamen Geschichte (die sich mit ihren Erinnerungen und Bewertungen nicht immer gedeckt hat) nachzuvollziehen und als meine zu akzeptieren. Dieses Buch konnte […] nur dadurch entstehen, dass sie mit ihren Texten und Erinnerungen, mit vielen Gesprächen, in gegenseitiger Offenheit und Zuneigung an ihm mitgearbeitet haben. »
[20] S’il fait quelques allusions dans le livre à leur différend politique : « Politisch waren meine Eltern und ich das ganze zurückliegende Jahrzehnt sehr weit auseinander, fast verfeindet, gewesen. Jetzt hatten wir uns sozusagen auf Rufweite angenähert » (W 8), il décrit beaucoup plus précisément dans son livre Neue Menschen (cf note 12) sa période d’engagement au MSB Spartakus.
[21] « Berlin hatte in den ersten Nazijahren offenbar durchaus noch etwas von der glamourösen und offenen Stadt, die in Irmgard Keuns “Das kunstseidene Mädchen” und Siegfried Kracauers soziologischer Erzählung “Die Angestellten” beschrieben ist. » (W 75). On pourrait penser aussi aux textes de Mascha Kaléko ou de Tucholsky.
[22] « Aber während ich mich bemühte, meine Mutter […] als Figur einer geschichtlichen Konstellation zu sehen, ist mir über ihren Aufzeichnungen unübersehbar geworden, dass sie noch in ihren neurotischen Symptomen (zum Beispiel der emotionalen Unbalanciertheit, die sie selbst beschreibt und nicht leiden kann) ein Produkt ihrer frühen Erwachsenenjahre zwischen Krieg und Frieden ist. ‘Ontologische Mangelzustände : Vaterlosigkeit, Sprachlosigkeit, Geschichtslosigkeit’ ist eins der Kapitel bei Heinz Bude überschrieben. » (W 118).
[23] «[…] es war mir unmöglich, nicht an das Leben meiner Mutter zu denken, als ich in Budes Buch Sätze las wie: “Den ’letzten Helden des Führers’ mangelte es an möglichen väterlichen Verkörperungen, die ihnen den Mut geben konnten, das Risiko des Selbstseins auf sich zu nehmen. Sie verharrten statt dessen in Zuständen symbolischer Verklammerung : mit der Familie, mit dem Kleinen und Überschaubaren, überhaupt mit dem Persönlichen und Privaten. Die Vaterlosigkeit der Flakhelfer-Generation scheint ein Grund ihrer ontologischen Unsicherheit zu sein.” » (W 118-119).
[24] Traduit en français sous le titre La fenêtre panoramique, Robert Laffont, Paris 1962, 2005, 2009 et mis en scène par Sam Mendes dans le film Les Noces rebelles (2008). Dans Neue Menschen, c’est le récit de Hermann Lenz, Das stille Haus (1947), qu’il cite à plusieurs reprises pour évoquer la période de l’immédiate après-guerre.
[25] Kris et Kurz prennent notamment l’exemple de la biographie de Giotto et montrent, à l’aide de très nombreux exemples, que le schéma sous-jacent à cette biographie est un schéma qui contient tous les motifs types de la légende de l’artiste.
[26] Il insiste sur la réalité de cette carrière qui n’était pas un rêve, les dessins publiés dans le livre en sont la preuve !
[27] « Wenn man die Perspektiven und Chancen bedenken will, die sich ihr in den letzten Friedensjahren des Dritten Reichs in Berlin aufgetan hatten, muss man eine andere, vom Leben meiner Mutter scheinbar ganz entfernte Geschichte erzählen. In einem Paralleluniversum […] lebte in Nürnberg […] ein Mode-Ilustrator namens Richard Lindner. » (W 85).
[28] « Dieser Seitenwechsel zwischen high und low erfordert neben Einfallsreichtum, Geduld, strategischem Geschick, Glück, kunstkritischem Feuerschutz und ausdauerndem networking vor allem beträchtliche persönliche Kühnheit. Zum Erfolg in dieser kulturellen Kampfsportart gehört eine bestimme Form wilden künstlerischen Muts. Ohne diese -vor einzigen Jahrzehnten noch ausschlieβlich männliche- psychische Grundausstattung gelingt es niemandem im Kunstsystem[…] etwas Neues durchzusetzen […]. Es ist kein Zufall, dass solche Coups im letzten Jahrhundert nur Männern gelungen sind. » (W 88).
[29] Il évoque les « continents oubliés de la vie privée » (die « vergessenen Kontinent[e] des Privatlebens » : « Haus », « Alltag », « Familie » (W 23).
[30] «Zeitalter des Lebenskonstruktivismus » (W 23). Il en énumère différentes manifestations : « Zeitalter des Genderfeminismus, der Psychoanalyse, der Schwulenbewegung, der Toleranz, der Selbstverwirklichung, der cosmetic surgery als Massenphänomen, der creatives industries, der ökologisch korrekten Ernährung, der selbsgebastelten Religion (oder vielmehr ‘Spiritualität’), der political correctness, der allgegenwärtigen Kunst und der emphatischen Anerkennung alles Fremden » (W 23).
[31] Il cite notamment l’historien mexicain Gonzàlez y Gonzàlez et son concept de « historia matria » (W 25).
[32] « Es war kein bedeutendes Leben, aber doch […] beispielhaft für die Möglichkeiten, die das zwanzigste Jahrhundert den Frauen in Europa und Amerika eröffnet -und zugleich vorenthalten hat. » (W 19).
[33] « Ich habe über den Hinterlassenschaften meiner Mutter oft das Gefühl, ins unterirdische Labyrinth einer klandestinen Vorgeschichte des einundzwanzigsten Jahrhunderts einzusteigen. » (W 24).
[34] « la littérature, c’est la forme » (Jablonka 2014 : 245).
[35] « la littérature, c’est la singularité », ibid p. 246.
[36] Dans le livre de Wackwitz (comme dans ceux de Jablonka lui-même), elles sont citées dans le texte, il n’y a pas de notes pour ne pas interrompre et ne pas gêner la lecture. Jablonka s’en explique dans son livre (op. cit. p. 153-155 sur l’invention de la pratique des notes au XVIIè siècle avec le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, p. 264-274 sur les avantages et les inconvénients de la note et sur les manières de s’en passer !).
[37] Il consacre tout un passage à la comparaison, considérée comme une « opération de véridiction » op. cit. p. 170-172, notant par exemple p. 171 : « La documentation a besoin d’être plus large que le sujet qu’elle vise : ou plutôt, le véritable sujet est la réunion de plusieurs sous-sujets qu’on a rapprochés. […] Il n’est pas de bonne biographie atomiste qui séquestre l’élu dans une cage dorée. ».
[38] « L’enquête s’oppose à la fois au fictionnel et au factuel parce que ceux-ci délivrent du plein. L’histoire, elle, sertit le vide. » op. cit. p. 241.
Références bibliographiques
Jablonka, Ivan (2014) : L'Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales. Paris : Seuil.
Kris, Ernst / Kurz, Otto (1934) : Die Legende vom Künstler : ein geschichtlicher Versuch. Wien : Krystall-Verlag.
Wackwitz, Stephan (2005) : Neue Menschen. Bildungsroman. Frankfurt am Main : Fischer.
Pour citer cette ressource :
Emmanuelle Aurenche-beau, Quand la littérature est une histoire contemporaine: Stephan Wackwitz "Die Bilder meiner Mutter", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2017. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/litterature-contemporaine/quand-la-litterature-est-une-histoire-contemporaine-stephan-wackwitz-die-bilder-meiner-mutter