Manfred Theisen: «Wir sind die letzte Generation»
La défense de l’environnement a pris, ces dernières années, des formes radicales, voire violentes, comme en témoignent, par exemple, en France, les actions menées contre l’extension de l’aéroport de Notre-Dame des Landes ou, plus récemment, les manifestations organisées à Sainte-Soline contre le creusement de méga-bassines destinées à conserver l’eau nécessaire à la production industrielle de céréales ou, en Allemagne, les protestations contre l’extension des mines de lignite de Rhénanie du Nord-Westphalie ou de Lusace. Dans un contexte où les jeunes semblent de plus en plus concernés par le changement climatique et par la protection de la nature, des auteurs pour la jeunesse s’emparent de ces questions qu’ils abordent dans des romans destinés aux adolescents.
A côté de romans qui traitent de la dévastation d’environnements lointains, à l’instar des romans de Katja Brandis et Hans-Peter Ziemek qui abordent, l’un ((Ruf der Tiefe, Beltz, Weinheim Basel, 2011.)) la destruction des milieux marins en raison de projets d’exploitation de ressources minières présentes au fond des océans, l’autre ((Schatten des Dschungels, Beltz, Weinheim Basel, 2012.)) le saccage de la forêt amazonienne, le roman Wir sind die letzte Generation ((ctb, München, 2023. Les numéros de pages entre parenthèses y renvoient.)) traite d’une situation plus proche, puisqu’il s’agit de l’occupation de la forêt de Hambach, où des activistes se sont installés depuis 2012 afin de manifester leur opposition à l’extension de la mine de lignite qui implique sa destruction. Comme le précise d’emblée son auteur, Manfred Theisen, il présente la particularité remarquable d’avoir été écrit en collaboration avec sa fille… dont le nom ne figure pourtant pas sur la couverture. Le livre lui est néanmoins dédié et la dédicace est assortie des explications suivantes :
Es gibt Bücher, die schreibst du alleine. / Dieses Buch gehört nicht dazu ! / Es konnte nur entstehen, weil meine Tochter mit mir um Worte, Figuren und Handlung gerungen hat. Gemeinsam haben wir recherchiert, mit Menschen im Hambacher Forst gesprochen und diese ungewöhnliche Textform für unsere Arbeit entdeckt. Unsere Blickwinkel waren immer wieder verschieden. Doch wir haben sie zueinandergeführt, haben uns zusammengeschrieben und ab und an auch zusammengerauft, bis endlich das letzte Komma an seinem Platz war.
Ses deux personnages principaux sont Johanna et Ben, deux jeunes gens que tout semble opposer. Alors que Johanna fait partie des activistes de Hambach, Ben vit à Cologne une banale vie d’adolescent de milieu protégé, entre un père cadre chez Bosch et une mère responsable du service de surveillance de la forêt de Hambach. Leur rencontre et la relation qui se noue entre eux transforment Ben et lui font découvrir un mode de vie radicalement opposé au sien.
Nous nous proposons d’étudier tout d’abord la manière dont le roman sensibilise ses lecteurs aux enjeux économiques et écologiques des questions énergétiques. Nous analyserons ensuite la manière dont il aborde la question des formes d’action susceptibles d’être mises en œuvre afin de s’opposer à un état de fait jugé inacceptable et nous nous interrogerons en conclusion sur le choix de ce que les auteurs qualifient eux-mêmes de « forme littéraire inhabituelle ».
Enjeux économiques et écologiques des questions énergétiques
Si l’écriture du livre semble avoir été déclenchée par un questionnement et des discussions non dénuées de différends entre le père et la fille au sujet de l’occupation de la forêt de Hambach, le livre ne cherche pas à opposer frontalement les arguments des opposants à l’extension de la mine et ceux de ses partisans. Il présente les deux positions. Les défenseurs de la poursuite de l’extraction du lignite en Allemagne font en effet valoir, à l’instar de la mère de Ben, qu’il s’agit en quelque sorte d’un moindre mal, qu’il vaut mieux, au nom de la protection de l’environnement, exploiter les sources d’énergie présentes sur place que les faire venir de l’autre bout du monde : « ‘Sollen wir etwa die Kohle von den Australiern kaufen ? / Oder noch mehr Flüssiggas von den Amerikanern. / Das ist alles der letzte Dreck für die Umwelt.’ » (225). Ses détracteurs se placent sur un autre plan et posent les questions de fond souvent occultées qui sous-tendent le modèle économique des sociétés développées. L’une d’entre elles concerne la propriété de la nature. Johanna la pose ainsi « en passant d’une idée à l’autre » :
Gehört dir die Luft ? Dir das Wasser ?
Der Regen ? Der Blitz und der Donner ?
Gehört dir die Erde ?
Darf jemandem die Erde gehören ?
Gehört dir der Wald ?
Darf jemandem der Wald gehören ?
Die Tiere ? Die Pflanzen ? (74)
interrogeant ainsi le mode de vie occidental justifié par l’injonction donnée aux hommes par Dieu dans la Bible de « soumettre la terre » (Genèse 1, 24) ((Le passage biblique en question est cité à un autre endroit du roman : « Macht euch die Erde untertan / und herrscht über die Fische des Meeres / über das Vieh und alle Tiere. » (142).)), comme s’il allait de soi qu’elle leur appartenait. Pour les activistes de Hambach au contraire, la terre et les arbres sont des êtres vivants qui méritent d’être respectés, comme le souligne leur personnification. Il est ainsi question dans le livre du « corps de la terre » (10). Les arbres dans lesquels ils construisent leurs cabanes portent des prénoms (le chêne où habite Johanna, féminin en allemand, se nomme ainsi Henriette (58)). Ils considèrent que leurs racines forment un réseau vivant qui leur permet de communiquer entre eux et qu’ils appellent le « wood wide web » (109). Cette remise en question des frontières entre humains et non-humains rappelle par exemple les travaux de l’anthropologue français Philippe Descola.
Un autre élément de ce modèle qui semble être le corollaire du précédent est celui d’un développement infini. Les activistes, au contraire, ont apposé sur un des arbres de la forêt une pancarte portant le seul mot « weniger. » (44) qui résume le modèle économique et social radicalement autre qu’ils revendiquent, fondé non pas sur l’avoir, sur le « toujours plus », sur l’avidité, mais sur l’être ((Ces idées font écho à celles des membres du mouvement « Ende Gelände » dont Manfred Theisen s’est manifestement inspiré, même si le mouvement n’est pas explicitement nommé dans le roman. Comme le souligne par exemple un article du taz paru en 2015 peu avant la COP 21, ils ne sont pas seulement opposés à l’utilisation des énergies fossiles, ils sont également très réservés vis-à-vis des énergies renouvelables, car ils considèrent qu’elles ne sont pas une manière de sortir du modèle de croissance infinie, mais au contraire une manière de le perpétuer par d’autres moyens. Le mouvement dénonce ainsi la position des partisans d’une décarbonation progressive de l’économie allemande : « Ihr Begriff von Energiewende basiert auf Substitution (das Ersetzen von fossilen Energien durch erneuerbare) und auf Effizienz (mehr Output bei weniger Input). Um Energiesuffizienz, also absolute Energieeinsparungen, durch eine Verringerung der Nachfrage und Produktion, geht es so gut wie gar nicht. Nach diesem Verständnis von Energiewende kann die Wirtschaft nach der gleichen Logik funktionieren wie bisher. Die Energie kommt zwar zunehmend aus Windrädern oder Solarpanelen, die Produktionsabläufe sind sparsamer, aber es gilt weiterhin, dass Unternehmen wachsen müssen, um auf dem Markt bestehen zu können. Darum braucht es immer mehr Windräder. Und immer mehr Stahl, um die Maschinen zu produzieren, mit denen die (endlichen) Rohstoffe abgebaut werden, aus denen Windräder produziert werden. Oder Elektroautos. ». https://taz.de/Debatte-Klimapolitik/!5251372/)) :
weniger.
mit einem Punkt hinter dem
weniger.
weil es da nichts zu diskutieren gibt
weniger.
einfach nur
weniger.
wird klein geschrieben
weniger.
exportieren
weniger.
importieren
weniger.
produzieren
Weniger.
ist
weniger.
ist gut und von allem für alle
weniger.
Reisen
weniger.
Fleisch
weniger.
Werbung
weniger.
wollen
weniger haben
und mehr sein » (44) ((Cette idée est reprise dans un autre passage du livre « Die falsche Maschine …/ … wird angetrieben vom ungeheuren Konsum / vom Verlangen nach mehr, / mehr Raum für sich, / mehr Reisen für sich, / mehr sein, als du bist / und dir zusteht / als Mensch. » (152).))
Résistance, modes d’action et risques
Leur manière de vivre dans la forêt se veut ainsi une forme de réponse pratique et concrète à ces questions et elle est pour eux une première forme de résistance au modèle dominant qu’ils refusent. Leur offrant un lieu où ils peuvent se retrouver et trouver leur juste place dans l’univers, à l’abri de l’injonction au « toujours plus », la forêt apparaît comme une sorte d’hétérotopie ((Cette idée est reprise dans un autre passage du livre « Die falsche Maschine …/ … wird angetrieben vom ungeheuren Konsum / vom Verlangen nach mehr, / mehr Raum für sich, / mehr Reisen für sich, / mehr sein, als du bist / und dir zusteht / als Mensch. » (152).)). Leur mode de vie se caractérise par des choix radicaux. La nourriture qu’ils consomment est exclusivement vegan et locale (94) ((Les activistes de « Ende Gelände » affirment vivre sans argent et se nourrir grâce aux fruits et aux légumes que leur offrent les agriculteurs voisins qui les soutiennent. Un activiste interviewé explique ainsi : « Viele Bauern in der Gegend unterstützen die Waldbesetzerinnen, bringen ihnen Obst und Gemüse vorbei, die die Lebensmittelhändler aufgrund von Schönheitsfehlern nicht wollen. So können die Grundbedürfnisse gedeckt werden, ohne dafür einen Cent auszugeben. » https://www.watson.ch/international/das%20beste%202021/191929906-baumhaeuser-in-25-meter-hoehe-eine-visite-im-hambacher-forst. Un autre complète cependant : « Die Lebensmittel kommen als Spenden von Unterstützern in den Wald. Oder die Aktivisten gehen containern. Das heißt : Sie durchsuchen die Müllcontainer von Supermärkten nach essbaren Abfällen. » https://www1.wdr.de/archiv/braunkohle/virtual-reality/hambacher-forst-baumhaeuser-102.html)). L’un des activistes explique ainsi à Ben, dont toute la famille mange de la viande, qu’il ne s’agit pas seulement pour eux de « manifester contre le lignite », mais aussi d’«expérimenter d’autres formes de vie » (91), la radicalité de leur position allant même jusqu’à refuser les produits vegan imitant les produits carnés au motif qu’ils ne permettent pas de rompre véritablement avec des habitudes de vie surannées (93).
Ce mode de vie alternatif est également associé à un refus de toute forme de propriété et à une remise en question des contraintes et catégories sociales : « in der Kolonie (ist) alles für alle, / will keiner etwas in Besitz nehmen, / frei geben, frei leben, frei sein. » (68). Johanna explique ainsi à Ben qu’elle a quitté l’école et sa famille parce qu’elle ne veut pas être modelée par la société: « Ich bin geflohen. / Ich will nicht, / dass sie mich erziehen, / will keinen Stempel tragen, (…) will unerzogen sein, / ohne Zeugnis, / ohne Markierung, / will mich nicht mit und / von ihnen den Fluss heruntertreiben lassen. » (95). Elle rejette non seulement tout type d’éducation ou de formation, mais aussi toute forme de discrimination et de pensée binaire, comme par exemple l’opposition entre les sexes. Elle dit ainsi : « will (…) kein sie oder er » (95) et précise : « In unserer Sprache gibt es / kein Mann, kein Frau, / schon gar nicht / meine Frau und dein Mann, / auch nicht mein Kind, / kein Wort soll Besitz anzeigen (…) alle sind Mensch. / Nur Mensch.’ » (99) ((Ces idées font écho à celles des activistes de « Ende Gelände ». Le « consensus d’action » rédigé en écriture inclusive que l’on peut trouver sur le site français du mouvement indique ainsi : « Nos luttes sont féministes, antifascistes, antiracistes, antivalidistes, queer, anticapitalistes, contre l’antisémitisme et toute autre forme de domination. Nous sommes conscient.e.s des discriminations quotidiennes et structurelles entre nous ainsi que par notre environnement et agissons activement contre celles-ci. Nous nous efforçons d’offrir un espace à celleux qui vivent des discriminations et de susciter une prise de conscience et une attention collective à leur égard. » https://www.ende-gelaende.org/fr/consensus-daction-2021/)).
Les activistes expérimentent en outre une forme de démocratie fondée sur des méthodes de prises de décision collective. Le roman y fait allusion en évoquant une assemblée plénière où ils discutent et se concertent (36) ((Pour plus de détails, on peut se reporter aux pages 11 à 17 du guide de l’activiste qui se trouve (exclusivement en anglais) sur le site de « Ende Gelände » https://www.ende-gelaende.org/wp-content/uploads/2021/02/Basics-Ende-Gelaende-online-version.pdf)).
Mais le roman ne dissimule pas pour autant les difficultés de la vie quotidienne, notamment le manque de certaines des commodités de la vie « normale » comme l’eau courante et les toilettes. Johanna évoque ainsi la corvée d’eau quotidienne - ils vont chercher l’eau chez un paysan et la rapportent dans des jerricans qu’ils transportent sur une brouette (55) - et ne cache pas non plus à Ben que le quotidien est dur, surtout quand il fait froid et quand il pleut (55) ((Un reportage de WDR insiste également sur ce point : « Wasser holen die Aktivisten aus dem sogenannten Hambi-Camp, das liegt wenige Kilometer entfernt im Dorf Morschenich auf dem Grundstück einer Dorfbewohnerin.» https://www1.wdr.de/archiv/braunkohle/virtual-reality/hambacher-forst-baumhaeuser-102.html)).
Outre l’occupation de la forêt elle-même et la construction des cabanes, le roman évoque d’autres formes d’action auxquelles ont recours les activistes afin d’éveiller les consciences. Après avoir neutralisé une caméra de surveillance en en ayant occulté l’objectif avec de la peinture pour protester contre la surveillance permanente dont sont, selon elle, victimes ses concitoyens (16-23), Johanna les traite de « moutons ». Pour attirer l’attention sur la maltraitance des animaux, Ben et elle participent également à une action collective consistant à déployer d’un pont une grande bannière représentant une tête de vache décapitée associée aux mots : « Bon appétit ». Ils préparent plus tard une autre banderole portant les mots « Animal Liberation Human Liberation » qu’ils déroulent à l’intérieur de la mine avant de hisser le drapeau de « Hambi » au sommet d’un engin d’excavation et d’appeler les médias (301). Johanna déclare alors à la caméra ces mots qui concluent le livre: « Findet euch damit ab : / Wir lassen euch nicht so leben, / wie ihr wollt. / Denn die letzte Generation / will nicht sterben. » (303).
Comme les activistes du mouvement « Ende Gelände », Johanna justifie ces moyens illégaux qui relèvent d’une forme de désobéissance civile ((Un des spécialistes français de la question, Christian Mellon, la définit ainsi dans l’article qui lui est consacré dans l’Encyclopedia Universalis : « On parle de « désobéissance civile » lorsque des citoyens, mus par des motivations éthiques, transgressent délibérément, de manière publique, concertée et non violente, une loi en vigueur, pour exercer une pression visant à faire abroger ou amender ladite loi par le législateur (désobéissance civile directe) ou à faire changer une décision politique prise par le pouvoir exécutif (désobéissance civile indirecte). ». On trouve également sur le site allemand de « Ende Gelände » un article en anglais de Stellan Vinthagen, « Professor in „civil resistance“ ». https://www.ende-gelaende.org/en/civil-disobedience)) par l’urgence de la situation et par l’inefficacité des moyens légaux qui sont trop lents : « Die Erde stirbt. / Egal, was die Politiker sagen, / es geht zu langsam. / Parlamente sind Kompromisse, / sind Diskussionen, / sie kosten Zeit, / die wir nicht mehr haben. / Es ist morgen zu spät, nich übermorgen. » (254). Elle insiste également sur le fait que des actes interdits par la loi ne sont pas nécessairement illégitimes : « Illegal handeln Menschen, / die sich nicht / an die Gesetze halten. / Illegitim handeln Menschen, / die sich nicht / an die Moral halten. » (288).
Ce questionnement autour de la notion de résistance, des formes qu’elle peut prendre et des risques qu’elle implique est par ailleurs complété dans le roman par l’évocation en contre-point d’un groupe de jeunes gens opposés au national-socialisme sur lequel Ben prépare un exposé (83). Ben s’intéresse en effet aux « Edelweißpiraten » qui ont été exécutés par pendaison en novembre 1944 dans la gare de Cologne-Ehrenfeld ((Un mémorial y a été installé cf https://www.kuladig.de/Objektansicht/KLD-343195)) pour s’être, semble-t-il, livrés à des actions de sabotage, faisant notamment dérailler un train destiné à apporter des renforts de matériel sur le front (125-126). Refusant de participer aux activités des Jeunesses hitlériennes, ils organisaient également des excursions dans la nature et se réunissaient pour faire de la musique.
Le parallèle ainsi suggéré avec les activistes de Hambach peut certes surprendre tant les contextes et les enjeux de leurs luttes respectives sont différents (une dictature dans un cas, un régime démocratique dans l’autre ; un combat contre un régime politique d’un côté, une lutte contre un modèle global de développement de l’autre), il n’en permet pas moins d’enrichir le questionnement autour des différentes formes de résistance, des moyens que l’on est prêt à utiliser et des risques que l’on encourt. Ben et Johanna se demandent aussi si la notion de résistance évolue dans le temps. Alors que Ben pense que la résistance était différente sous le national-socialisme, Johanna affirme : « ‘Widerstand ist immer gleich’ » et précise : « ‘Es geht immer darum, die Gier und / die Macht der Gieriegen zu begrenzen.’’ » (150). Le roman en donne la définition suivante dans un court passage intitulé : « Was ist Widerstand ? » : « Den Ausreden / entgegentreten, / beharrlich sein, / sabotieren, / riskieren, / womöglich sterben / und die falsche Maschine / aus dem Tritt bringen. » (151). En ce qui concerne Johanna, et les activistes de « Ende Gelände », les limites sont claires : leurs formes d’action doivent rester non violentes (91) et ne pas exposer la vie humaine (127). Ben semble moins catégorique. Quant aux risques, Johanna et les activistes de « Ende Gelände » savent qu’ils peuvent être arrêtés (237) et emprisonnés (188). Ils ont des pseudonymes pour ne pas connaître les véritables noms de leurs co-activistes et ne pas risquer de les trahir en cas d’arrestation: « Du musst deinen Namen abgeben, / damit dein Freund / dich nicht verraten kann, / falls er verhaftet wird. / Menschen, die im Crown wohnen, / sind eine Gefahr und in Gefahr, / obwohl sie nur auf einem Baum wohnen. » (7). Et lors de leurs actions, ils dissimulent leur visage pour ne pas être reconnus ((« niemand erkennt Johannas Gesicht. / Ihr grauer Schal ist ein Schutzschild. » (16) ; cf aussi p. 236.)).
Le roman soulève aussi une question intéressante quant au rôle des femmes dans les luttes contemporaines en lien avec la défense de la nature. Le père de Ben affirme ainsi : « ‘Der neue Widerstand ist weiblich. (…) die Frauen haben es einfach besser drauf, / wenn es darum geht, die Erde zu bewahren.’ » (275), faisant ainsi écho au développement récent d’un écoféminisme qui établit un lien entre la féminité et une éthique du « care » ((On peut se reporter au point sur la « feministische Fürsorgetheorie (care theory) » du livre de Gabriela Kompatscher, Reingard Spannring et Karin Scharinger (Hg.), Human-Animal Studies, Waxmann Verlag, Münster, 2017, p.160-165.)).
Une « forme littéraire inhabituelle »
Traitant d’un groupe d’activistes qui remettent radicalement en cause le modèle économique dominant des sociétés occidentales, les auteurs du roman ont, comme ils l’expliquent en exergue, « découvert pour leur travail une forme littéraire inhabituelle » - Christoph Scheuring précise dans une interview qu’ils se sont inspirés de l’œuvre de Charles Bukowski, le célèbre auteur américain à la réputation sulfureuse d’alcoolique et de marginal dont la langue a influencé de nombreux écrivains américains, mais aussi européens. Plus que ses images crues, c’est plutôt une forme littéraire entre prose et poésie, faite de phrases courtes écrites dans une langue simple et directe qui semble avoir séduit Manfred et Emilia Theisen. On peut également se demander si cette forme n’est pas une manière de faire écho aux pratiques artistiques de certains activistes, à l’instar de Johanna et Borke dans le roman ((Borke écrit des chansons (37) et Johanna ce qu’elle appelle des « Irrlichter » (68). On en a un exemple p. 69.)).
Le roman en tout cas est entièrement rédigé au présent. Il repose sur une alternance de passages à la troisième personne, évoquant tantôt Johanna seule et sa vie dans la forêt, tantôt Ben seul et les moments où il est chez ses parents, tantôt Johanna et Ben ensemble, leur rencontre et les péripéties de leur relation. Le prénom ou le pronom correspondant sont en général en gras, ce qui facilite la lecture, permettant au lecteur de repérer aisément les passages consacrés à l’un ou à l’autre. De nombreux passages sont dialogués et le discours direct rend les échanges vivants et authentiques.
Mais le roman contient aussi des passages plus lyriques que l’on pourrait qualifier de poèmes en prose. Ils ne sont pas rimés, ne suivent pas de mètre régulier, mais ils présentent des effets de rythme et de symétries, avec la mise en relief de certains mots par le jeu des retours à la ligne, ainsi que des effets sonores, cf par exemple « Verliebt » (51), « Verliebt sein » (64), « Widerstand stirbt » (128), « Was ist Widerstand ? » (151). Ils sont généralement signalés par un titre en gras, séparé du corps du texte par une ligne blanche. Ces passages qui interrompent le récit proprement dit semblent destinés à lui donner une profondeur réflexive. Ils s’arrêtent en effet sur certaines réalités comme les cabanes des activistes de Hambach, « Baumhaus » (8) et l’edelweiss emblème des Edelweisspiraten, « Edelweiss » (15) qu’ils invitent sans doute à mettre en parallèle. Ils interrogent le mystère d’une rencontre et d’une relation amoureuses (« So berührt » (21), « Verliebt » (51), « Verliebt sein » (64)). Ils peuvent aussi être des manifestes (« Was ist Widerstand ? » (151)) ou des appels (« ändere dich ! » (80)) qui concentrent en quelques mots le credo des activistes.
Né d’un questionnement et d’un dialogue père-fille au sujet de l’occupation illégale de la forêt de Hambach, le roman invite ses lecteurs à réfléchir aux enjeux et aux conséquences d’un modèle économique et social fondé sur l’idée d’une croissance infinie. En décrivant de l’intérieur le mode de vie alternatif radical des activistes et en évoquant en contre-point un groupe de jeunes gens opposés au national-socialisme, il aborde également la question des formes d’action pouvant être mises en œuvre afin d’éveiller la conscience de ses concitoyens. Ecrit dans une langue simple et vivante, non dénuée de poésie, se présentant sous une forme originale qui se distingue de celle d’un roman classique, il semble parfaitement adapté à un public de jeunes lecteurs intéressés par les enjeux du monde contemporain.
Notes
Pour aller plus loin
- L'auteur propose d'envoyer du matériel pédagogique - avec correction - sur simple demande par email à l'adresse thei-schi@t-online.de.
- Voir le site de l'auteur et la page dédiée au roman
- Extrait et liens vers des recensions sur le site Penguin.de
Pour citer cette ressource :
Emmanuelle Aurenche-Beau, Manfred Theisen: Wir sind die letzte Generation, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2024. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/fiches-de-lecture/manfred-theisen-wir-sind-die-letzte-generation