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«Aller Tage Abend» de Jenny Erpenbeck

Par Anne Lemonnier-Lemieux : Maître de Conférences en littérature germanique - ENS de Lyon, laboratoire LCE
Publié par cferna02 le 03/10/2015

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Ce roman nous emporte dans un voyage au fil du XXe siècle, nous menant d'une petite ville de Galicie où vit une famille juive, à Vienne en 1919, puis en URSS entre 1938 et 1944, en RDA à la fin des années cinquante, et pour finir dans l'Allemagne réunifiée des années 1990-1992. On suit ainsi, à partir d'un enracinement juif en Europe centrale, les chemins de la persécution et de l'assimilation, avec à chaque étape une mort possible et ses conséquences, et tout du long, la difficulté de dire l'histoire véritable de la famille, en particulier quant à la violence dont elle a été victime.

Ce texte reprend la présentation par Anne Lemonnier-Lemieux (ENS Lyon) du roman de Jenny Erpenbeck qui a précédé une lecture publique du livre par l'auteure à l'institut Goethe, à Lyon, le 22 janvier 2015.

Présentation de l'auteure et du roman

Jenny Erpenbeck, Aller Tage Abend, Knaus, 2012, 288 Seiten.

Das Leben ist die Zeit, die dir bleibt.

erpenbeck_1445851010027-jpgNée en 1967 en RDA, Jenny Erpenbeck a grandi à Berlin-Est. Après des études de théâtre à l'université Humboldt et des études musicales à l'académie Hanns Eisler, couronnées par la mise en scène d'un opéra de Belá Bartók à la Parochialkirche en 1994, elle a travaillé comme assistante de régie à l'opéra de Graz en Autriche, avant de procéder elle-même à la mise en scène de nombreuses pièces musicales sur diverses scènes, comme Erwartung d'Arnold Schönberg à Graz, L'Orfeo de Claudio Monteverdi à Aix-la-Chapelle, Acis et Galatée de Händel à Berlin et Zaïde de Mozart à Nürnberg/Erlangen. Longtemps collaboratrice du Frankfurter Allgemeine Zeitung, elle a aussi écrit des nouvelles, des pièces de théâtre et des romans qui lui ont valu de nombreux prix littéraires. Aller Tage Abend, paru en 2012, est sa sixième œuvre.

 

Fermetures et réouvertures du fil biographique

Son titre reprend, pour mieux le nier, un dicton cité à plusieurs reprises qui signifie que la situation n'est pas définitive, que son issue reste ouverte et peut encore évoluer: « Es ist noch nicht aller Tage Abend », soit l'équivalent allemand de la formule française: « Ce n'est pas la fin du monde ». Ce « soir de tous les jours » que le dicton évoque renvoie donc à la mort, à la fermeture des possibles et à la finitude de la narration, qu'il conteste, quand le titre, lui, en affirme la réalité. La formule, tantôt acceptée tantôt infirmée, livre la structure narrative du roman, qui exploite l'alternance des fermetures et des réouvertures du fil biographique de son personnage principal pour créer une composition qui tente de dépasser la mort en traversant les périls du XXe siècle.

Pourtant, tout semble bien terminé avant même d'avoir commencé, car le roman s'ouvre sur le décès d'une petite fille de huit mois, née en 1902 dans une famille juive de Galicie, qui n'est autre que le personnage central. Avec ce bébé meurent aussi la fillette, la jeune fille, la jeune femme, l'épouse, la mère, la femme adulte, âgée puis très âgée qu'elle aurait pu devenir. La mort tenant à peu de choses, un geste salvateur qu'on a omis, une mauvaise rencontre qui aurait pu être évitée, un dossier glissé dans la mauvaise pile, une marche d'escalier d'où l'on dégringole, Jenny Erpenbeck, après avoir livré le récit de ce que vit la famille après ce décès du nourrisson, imagine ce qui serait advenu si cette première mort n'avait pas eu lieu, entraînant son lecteur à la découverte de la tranche de vie suivante, au terme de laquelle la mort guette à nouveau, se produit encore et est à son tour annulée pour ouvrir sur un nouvel avenir possible. Ce sont ainsi cinq vies qui nous sont racontées à la suite les unes des autres, comme autant de reprises musicales d'un thème mourant régulièrement revivifié.

Ce voyage au fil des périls privés et politiques se prolonge sur tout le XXe siècle, nous menant d'une petite ville de Galicie où vit une famille juive, à Vienne en 1919, puis en URSS entre 1938 et 1944, en RDA à la fin des années cinquante, et pour finir dans l'Allemagne réunifiée des années 1990-1992. On suit ainsi, à partir d'un enracinement juif en Europe centrale, les chemins de la persécution et de l'assimilation, avec à chaque étape une mort possible et ses conséquences, et tout du long, la difficulté de dire l'histoire véritable de la famille, en particulier quant à la violence dont elle a été victime.

Cinq vies

La première époque du roman relate la vie de la famille après le décès du nourrisson. La grand-mère du bébé, dont le mari a été tué dans un pogrom, a marié sa fille à un goy dans l'espoir de la soustraire à la haine antisémite. La mort de l'enfant anéantit ces espoirs d'assimilation: le père désemparé s'enfuit aux USA, la jeune mère doublement endeuillée retourne vivre chez ses parents et prend peu à peu le chemin de la prostitution. Mais la grand-mère sait la formule par laquelle l'histoire retrouve son aiguillage initial: « Am Ende eines Tages, an dem gestorben wurde, ist längst noch nicht aller Tage Abend. » (p.23)

L'auteur imagine alors que par un peu de neige frottée contre le thorax du bébé, la mère aurait pu sauver ce dernier. L'imagination devient réalité, par ce geste de réanimation la première mort est annulée, l'enfant ressuscite, la narration reprend son cours. Dans cette seconde époque de la vie, la famille reste soudée, une petite sœur naît, le père est muté à Vienne où la famille demeure pendant toute la durée de la guerre. En 1919, alors que la famine et la grippe déciment la population, la jeune fille, alors âgée de 17 ans, souffre d'un amour malheureux auquel elle décide de mettre fin en sollicitant, à la manière de Henriette Vogel rencontrant Kleist, l'aide d'un autre amoureux désespéré à qui elle demande de la tuer avant de se suicider. Ainsi, à Vienne en 1919, la fille d'une famille juive en quête d'assimilation se suicide par amour. Pourtant, seule une série de hasards a permis la rencontre funeste de la jeune fille avec son tueur. Il ne s'en est fallu que de très peu (le choix d'emprunter une autre rue par exemple) pour que cette rencontre n'ait pas lieu, pour que le désespoir se mue en un chagrin d'amour ordinaire et guérissable.

Dans la troisième époque de la vie qu'ouvre le suicide évité de la jeune fille, le lecteur retrouve son personnage principal dans un monde bien éloigné de la Galicie de 1902 ou de la Vienne de 1919. La jeune femme, qui est entrée en résistance contre le nazisme après avoir adhéré au parti communiste autrichien, fuit à Moscou avec son époux, H., bientôt incarcéré. Dans ce contexte de chasse aux sorcières que sont les grandes purges staliniennes de 1938-1939, elle est contrainte, pour tenter de survivre, de rédiger son autocritique. Son dossier doit être examiné par un membre du parti communiste russe qu'elle connaît. Dans une première version des faits, le document atterrit sur la pile des Allemands à déporter, et la jeune femme, dont le mari a disparu, meurt de froid dans un goulag à l'est de l'URSS. Dans une seconde version, en revanche, son dossier est classé dans la pile des Allemands qui doivent être épargnés. La différence tient à peu de choses, à l'humeur du jour, aux calculs personnels ou politiques, à la chance ou au hasard.

Dans une quatrième époque de sa vie, cette femme qui a échappé aux déportations staliniennes, ressurgit sous la plume de l'auteur dans la RDA des années cinquante finissantes, à Berlin. Écrivain reconnue, couverte de distinctions, elle est célébrée comme une des grandes figures antifascistes du régime. Son mari n'ayant jamais reparu, elle a eu avec un poète russe un fils à qui elle a dissimulé l'identité de son père. Quand elle meurt, à près de soixante ans, d'une chute dans les escaliers de sa maison, le fils rencontre enfin son père venu pour l'enterrement – rencontre qui, dans la cinquième et dernière tranche de vie, ne pourra pas avoir lieu puisque le père sera mort avant la mère. Ce décès, qui permet à la génération suivante de connaître une vérité cachée, n'a tenu qu'à une marche d'escalier peut-être trop cirée, à un tapis mal placé.

Dans l'hypothèse où la chute n'a pas eu lieu, une cinquième époque de la vie s'ouvre pour laisser à l'écrivain reconnue le temps de voir la RDA s'effondrer et l'Allemagne reconstituer son unité. Depuis sa maison de retraite, bien entourée de son fils qui a fondé une famille, très âgée, elle semble avoir depuis bien longtemps oublié les origines juives, la vie en Galicie, la fin de l'empire austro-hongrois, l'URSS et ses goulags: en quatre générations, les racines se sont éloignées, la mémoire familiale se drape de silence. Seuls demeurent les objets qui voyagent dans le temps, témoins muets des spoliations et des adoptions fortuites, comme cette édition complète de l'œuvre de Goethe qui figurait dans la bibliothèque des grands-parents de la petite fille en Galicie, dont le neuvième tome a été endommagé lors du pogrom qui a coûté la vie au grand-père, et que le fils de la quatrième génération, en quête d'un cadeau pour sa mère, déniche à l'occasion d'un voyage chez un brocanteur viennois. Elle y côtoie l'horloge sur pieds de ces mêmes aïeux spoliés et déportés, qui a atterri là après avoir passé toute l'époque nazie chez une famille aryenne qui l'a soigneusement entretenue.

Errances

Le livre, composé de reprises thématiques à la manière d'une variation musicale, nous fait ainsi traverser la violence des époques de l'histoire allemande en Europe centrale. Y résonnent le grondement des persécutions antisémites, le gémissement des affamés et des malades de 1919, le grand silence des déportés dans les camps d'extermination nazis comme dans les goulags d'URSS, puis l'écho du Mur de Berlin qui s'effondre. « Noch im vergangenen Sommer sind wir von hier nach Marienbad gefahren. Und jetzt, wo fahren wir jetzt? »: l'exergue de W. G. Sebald (Austerlitz, 2001), en nous interrogeant sur nos destinations incertaines – ou hélas trop certaines, car nous mourrons tous un jour – place d'emblée ce roman de la mort et de la résurrection sous le patronage de l'ancestrale figure du Juif errant.

Mais la structure savante du livre, en imaginant au récit des bifurcations possibles qui invitent le lecteur à réfléchir sur les ressorts de l'histoire collective ou privée, s'inscrit aussi dans une tradition ludique remontant à Diderot (Jacques le Fataliste, 1778) et exploitée entre autres par Volker Braun (Hinze-Kunze-Roman, 1985). Elle confère à ce roman une gaieté que le thème optimiste de la mort évitée ne dément pas, et permet d'aborder les drames du XXe siècle avec une légèreté inattendue.

Un extrait lu par l'auteure (p.11-12)

Der Herr hat's gegeben, der Herr hat's genommen, hatte die Großmutter am Rande der Grube zu ihr gesagt. Aber das stimmte nicht, denn der Herr hatte viel mehr genommen, als da war – auch alles, was aus dem Kinde hätte werden können, lag jetzt da unten und sollte unter die Erde. Drei Handvoll Erde, und das kleine Mädchen, das mit dem Schulranzen auf dem Rücken aus dem Haus läuft, lag unter der Erde, der Schulranzen wippt auf und ab, während es sich immer weiter entfernt; drei Handvoll Erde, und die Zehnjährige, die mit blassen Fingern Klavier spielt, lag da; drei Handvoll, und die Halbwüchsige, der die Männer nachschauen, weil ihr Haar so kupferrot leuchtet, wurde verschüttet; dreimal Erde geworfen, und es wurde auch die erwachsene Frau, die ihr, wenn sie selbst begonnen hätte, langsam zu werden, eine Arbeit aus der Hand genommen hätte mit den Worten: ach, Mutter, auch die wurde langsam von Erde, die ihr in den Mund fiel, erstickt. Unter drei Händen voll Erde lag eine alte Frau da im Grab, eine Frau, die selbst schon begonnen hat, langsam zu werden, zu der eine andere junge Frau oder ein Sohn manchmal gesagt hätte: ach, Mutter, auch die wartete nun darauf, dass man Erde auf sie warf, bis die Grube irgendwann wieder ganz voll sein würde, und ein wenig voller als voll, denn den Hügel über der Grube wölbt ja der Körper aus, wenn der auch viel weiter unten liegt, wo man ihn nicht mehr sieht. Über einem Säugling, der plötzlich gestorben ist, wölbt sich der Hügel fast gar nicht. Eigentlich aber müsste der Hügel so riesig sein wie die Alpen. Das denkt sie, und dabei hat sie die Alpen noch niemals mit eigenen Augen gesehen.

 

Pour citer cette ressource :

Anne Lemonnier-Lemieux, Aller Tage Abend de Jenny Erpenbeck, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2015. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/fiches-de-lecture/aller-tage-abend-de-jenny-erpenbeck