Brecht et son théâtre de part et d’autre du rideau : l’œuvre du dramaturge dans le conflit interallemand
Après la création successive de la RFA, puis de la RDA, en 1949, les contacts entre les deux parties de l'Allemagne deviennent plus rares et plus difficiles. Les échanges culturels apparaissent essentiels aux yeux de la population allemande, car ils doivent permettre de maintenir, à défaut d'une unité politique, une unité spirituelle. Mais, au fil des étapes du conflit, ces échanges sont vécus comme fédérateurs ou, au contraire, comme une compromission avec l'adversaire. L'histoire des représentations de Brecht en RFA s'inscrit dans ce contexte. De 1949 à 1961, les pièces de Brecht sont alternativement applaudies puis boycottées, selon un parallélisme frappant avec la chronologie de la Guerre Froide en Europe. Ainsi, l'histoire du conflit autour du dramaturge allemand Brecht permet d'illustrer, à travers les tensions interallemandes, l'utilisation de la culture au cours de la Guerre Froide.
I. Brecht dans l'évolution des échanges interallemands : chronologie et tentatives d'explication
1.La mise en place d'une dynamique d'échanges : 1949-1950
En 1949, Brecht qui a quitté l'Allemagne dès 1933, après que son œuvre a été interdite, revient de son exil américain à Berlin et s'installe en zone soviétique. Dans cette ville ravagée, les autorités d'occupation soviétiques accordent une importance primordiale à la culture qui doit favoriser, selon elles, l'édification de la conscience socialiste. Cette conception de la culture remonte au Premier Congrès des Ecrivains de 1934, au cours duquel l'art est officiellement défini comme un instrument de propagande. Staline y définit alors l'écrivain comme un « ingénieur de l'âme humaine », définition reprise ensuite par Jdanov, dans son discours du 24 juin 1947 Sur la littérature, la philosophie et la musique.C'est dans ce contexte de renaissance culturelle à Berlin que Brecht se voit accorder des moyens démesurés pour réaliser son projet : constituer une compagnie théâtrale d'élite, le Berliner Ensemble, officiellement créé le 1er septembre 1949. La direction en est assurée par Hélène Weigel, épouse de Brecht. Dans une ville en ruine, les subventions accordées à cette compagnie sont colossales, permettant d'attirer des acteurs de renom comme Thérèse Giehse, Leonard Steckel, Oskar Homolka, Caspar Neher,... Initialement pensé pour les scènes de RDA, le Berliner Ensemble entreprend très rapidement des tournées en RFA, qui vont être à l'origine d'une longue controverse d'une dizaine d'années, dont le parallélisme avec la chronologie de la Guerre Froide en Allemagne est tout à fait frappant.
La première tournée du Berliner Ensemble a lieu en septembre 1949. Cette année, marquée par la naissance des deux Etats allemands, est aussi celle de l'intensification, à l'Est, de l'activisme pour la paix. Brecht fait lui-même partie du Mouvement pour la Paix fondé en 1949 et qui regroupe toutes les organisations qui considèrent que la paix est menacée par les pays « impérialistes ». Organiser avec Helene Weigel un échange avec le théâtre municipal de Cologne et avec la ville de Brunswick est pour Brecht un acte militant, une forme de résistance à la séparation politique qu'il accepte mal. Le principe d'une tournée est-allemande en RFA rencontre alors une vive opposition de la CDU, mais en aucun cas la personne de Brecht n'est mise en cause.
C'est l'année suivante, en 1950, que commence à naître véritablement une polémique autour du dramaturge et de sa compagnie. En effet, la tournée de 1949 a prouvé que des échanges culturels restaient encore possibles ; aussi le SED s'engouffre-t-il dans cette brèche pour organiser une série de représentations du Berliner Ensemble à l'Ouest, mais avec, cette fois, un caractère politique, et donc un objectif de propagande, bien plus affirmé que précédemment : par le choix des trois pièces jouées au cours de cette tournée, qui sont empreintes d'une forte problématique sociale (Maître Puntila et son valet Matti de Brecht, Wassa Schelesnowa de Gorki et Le Précepteur de Lenz), par l'exhibition du symbole du Mouvement pour la Paix, la colombe, retenue comme emblème de la compagnie, le Berliner Ensemble apparaît désormais comme un instrument au service du régime est-allemand.
2. Développement d'une polémique autour du dramaturge et mise en place d'un premier boycott : 1950-1955
Les années qui suivent sont marquées par un rejet croissant de Brecht et de son œuvre en Allemagne de l'Ouest. Ce refus, orchestré par la CDU, culminera au lendemain de la répression des ouvriers de Berlin le 17 juin 1953. De 1950 à 1956, le Berliner Ensemble n'est plus autorisé à jouer en RFA et les représentations d'œuvres de Brecht se font de plus en plus rares. Différentes raisons peuvent expliquer ce refus. D'une part, dans le contexte du début des années 1950, la RFA s'efforce de se démarquer de la RDA et d'affirmer son ancrage à l'Ouest. Le gouvernement Adenauer, qui cherche à s'intégrer au réseau d'alliances occidental, évite donc les relations avec l'autre camp. D'autre part, la ville de Berlin-Ouest exerce une pression sur le gouvernement de la RFA, dénonçant comme une trahison l'accueil à l'Ouest d'une compagnie de l'Est. Au-delà de ces questions de principe, c'est la personnalité de Brecht lui-même qui, par son engagement communiste, dérange. Fort du succès de ses deux tournées à l'Ouest, Brecht apparaît de plus en plus comme une figure de proue de la « culture est-allemande ». Après la répression sanglante du 17 juin 1953, la prise de position de Brecht sur les événements devient l'objet d'une polémique. Brecht a en effet envoyé une lettre à Ulbricht, dans laquelle il écrit : « Je tiens à vous exprimer en ce moment mon attachement au parti de l'Unité socialiste ». Cette phrase, insérée dans une longue lettre, est publiée hors contexte dès le lendemain dans le Neues Deutschland, organe officiel du parti. Pendant plusieurs années, les occidentaux n'ont eu connaissance de la position de Brecht sur l'événement qu'à travers cette phrase qui, dans son contexte textuel, prenait une tout autre signification : « L'Histoire rendra hommage à l'impatience du parti de l'Unité socialiste allemand. La grande discussion avec les masses concernant le rythme de la construction socialiste aura pour résultat un filtrage et une consolidation des réalisations socialistes ». Ainsi Brecht apporte son soutien à la SED en tant que parti porteur de la révolution socialiste, mais en aucun cas il n'applaudit à la répression du 17 juin, comme le confirme d'ailleurs un de ses poèmes posthumes, La solution :
« Après l'insurrection du 17 juin, Le secrétaire de l'Union des écrivains Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee. Le peuple, y lisait-on, a par sa faute Perdu la confiance du gouvernement Et ce n'est qu'en redoublant d'efforts Qu'il peut la regagner. Ne serait-il pas Plus simple alors pour le gouvernement De dissoudre le peuple Et d'en élire un autre ? »
Mais, alors qu'est ignorée à l'Ouest la réalité de la position du dramaturge, l'assimilation de plus en plus forte de Brecht au régime est-allemand aboutit, d'une manière logique, à son boycott systématique pendant deux ans.
3. Levée du boycott et montée de l'enthousiasme pour Brecht : 1955-1961
Si Brecht revient progressivement en grâce en RFA, c'est avant tout le résultat de l'enthousiasme suscité par le dramaturge dans le monde occidental. En 1954, le Berliner Ensemble est invité au Festival International d'Art Dramatique de Paris et remporte un franc succès. Brecht y est reconnu comme l'un des plus grands dramaturges et metteurs en scène de son époque. Roland Barthes affirme par exemple : « Cette illumination a été un incendie : il n'est plus rien resté devant mes yeux du théâtre français : entre le Berliner Ensemble et les autres théâtres, je n'ai pas eu conscience d'une différence de degré, mais de nature et presque d'histoire » (Roger PIC, Chantal MEYER-PLANTUREUX, Benno BESSON, Brecht et le Berliner Ensemble à Paris, Paris, 1995, p. 6). Alors que le monde occidental n'a de cesse, désormais, de représenter les œuvres de Brecht dans ses théâtres, il devient inexplicable que la RFA s'obstine dans son refus et se prive d'un des plus grands dramaturges allemands.
La mort de Brecht, le 14 août 1956, va accélérer le mouvement de réhabilitation de ses œuvres en RFA. En effet, c'était en tant qu'enseigne culturelle de la RDA qu'il avait été banni des théâtres ouest-allemands. Sa mort, sans remettre en cause son appartenance à la RDA, fournit un bon prétexte à la levée d'un boycott de plus en plus gênant pour la vitalité du théâtre ouest-allemand.
Cet apaisement du conflit autour de Brecht coïncide avec un tournant des relations internationales puisque commence, en 1956, la période de la « coexistence pacifique » qui correspond, sur le plan culturel, à une intensification des échanges. Ceux-ci, au contraire du début des années 1950, n'ont pas pour but, la réunification à court terme, mais, selon le département culture du Comité central du SED, ils doivent prioritairement servir à la publicité de la RDA afin de prouver la supériorité de la culture est-allemande, porteuse d'une conception socialiste du monde, sur la culture impérialiste. Ainsi, dans l'esprit de la coexistence pacifique, les échanges interallemands sont dominés par l'idée de compétition et d'affirmation de sa supériorité dans tous les domaines, aussi bien scientifiques qu'économiques ou culturels.
4. La construction du mur de Berlin et le rétablissement du boycott
L'édification du mur de Berlin, dans la nuit du 12 au 13 août 1961, laisse la RFA impuissante. Le rétablissement du boycott du dramaturge est-allemand constitue une réponse symbolique : exclure Brecht des scènes ouest-allemandes, c'est fermer symboliquement les frontières de la RFA au communisme. A travers l'homme et son oeuvre, c'est le régime est-allemand qui est visé. Pourtant en 1961, le boycott engendre une contestation vive. Les arguments des défenseurs de Brecht sont nombreux. D'abord, les pièces de Brecht les plus célèbres, majoritairement écrites pendant son exil, sont exemptes de propagande officielle. Ensuite, depuis le 17 juin 1953, on a appris à l'Ouest que la version publiée de sa réaction à l'événement avait été tronquée. Mieux, on commence à avoir connaissance à l'Ouest de certains poèmes, comme Die Lösung (La solution), qui témoignent du regard critique de Brecht sur le régime de la RDA. Enfin, l'argument déterminant repose sur la notion de « liberté », car la seule arme légitime contre le communisme est celle de la liberté.
Le boycott décidé en 1961 ne va donc pas durer. En revanche, il va être, à l'Ouest, à l'origine d'une réflexion sur l'œuvre de Brecht qui met à jour la distanciation de Brecht par rapport au régime est-allemand : on insiste de plus en plus sur l'universalité des valeurs défendues par Brecht (refus de l'oppression politique et de la violence, défense de la justice,...) ; on tend à le rattacher davantage à l'école léniniste plutôt que stalinienne, ce qui permet de le présenter à la fois comme un marxiste convaincu, mais aussi comme un opposant au régime établi en RDA. Cette réflexion aboutit à l'appropriation de l'œuvre de Brecht par les Allemands de l'Ouest qui l'érigent au rang de classique du théâtre ouest-allemand : en 1962, Tiburtius, Sénateur de Berlin-Ouest en charge de l'éducation du peuple (Volksbildung), affirme : « Nous ne pouvons pas laisser Brecht à demeure aux communistes. » (Die Welt, 13 novembre 1962). En 1963, la dirigeante du groupe des femmes de la CDU (CDU-Frauengruppe) propose un poème de Brecht pour illustrer une invitation à une fête de Noël (Hannes Stütz, « Mit Bert Brecht », in Geschichte als Gegenwart, Literatur, Kritik, Klassenkampf, p. 138-149). Enfin en 1965, Brecht retrouve définitivement sa place au Festival de la Ruhr (G. Deumlich, « Arbeitskreis Ruhrfestspiele 1973 », in Material zum Theater, Beiträge zur Theorie und Praxis des sozialistischen Theaters, Verband der Theaterschaffenden der DDR, Berlin, n° 60, Heft 7).
II. L'ambiguïté des rapports entre Brecht et le régime est-allemand
1. La place de Brecht dans la politique extérieure de la RDA
L'histoire tourmentée de Brecht dans le déroulement du conflit interallemand ne peut s'expliquer sans s'interroger sur l'instrumentalisation qu'en fit le régime est-allemand. Alors que le Berliner Ensemble n'était conçu au départ que pour se produire en RDA, dans l'objectif affiché d'édifier les consciences socialistes, les dirigeants de la RDA comprennent très vite tout l'intérêt que peut présenter une compagnie autorisée à pénétrer en zone occidentale. Si la tournée de 1949 résulte de la volonté personnelle du couple Brecht-Weigel, le SED prend une part importante dans l'organisation des tournées suivantes, répondant ainsi aux injonctions de Staline, qui invite, en mai 1950, les dirigeants est-allemands à intensifier les actions en direction de l'Allemagne de l'Ouest (Lemke Michael, Einheit oder Sozialismus ? Die Deutschlandpolitik der SED 1949-1961, Cologne, Weimar, Vienne, 2001, Chapitre I, III, A). Les tournées du Berliner Ensemble prennent de plus en plus une allure de propagande, celle-ci étant jugée d'autant plus efficace que, partout où il passe, le Berliner Ensemble suscite l'enthousiasme du public. En effet, la compagnie, qui bénéficie de moyens exceptionnels, atteint vite une qualité très remarquée et sans cesse soulignée par les différents critiques, qu'ils soient de l'Est ou de l'Ouest. En montrant le meilleur de son théâtre à l'extérieur, la RDA se présente comme un pays qui prête une grande attention à l'art et lui offre les conditions de son épanouissement. Elle retire donc des tournées du Berliner Ensemble un prestige accru.
2. Brecht et le régime est-allemand : un rapport complexe
Si Brecht est considéré comme un atout important pour l'image de la RDA, les relations qu'il entretient avec le régime sont difficiles. Comme dans tous les pays socialistes, le mot d'ordre en matière d'art est, depuis 1934, le « réalisme socialiste », que les statuts de l'Union des Ecrivains soviétiques définissent de cette manière : « Le réalisme socialiste, qui représente la méthode principale de la littérature et de la critique littéraire soviétiques, exige de l'artiste une représentation, fidèle à la vérité et historiquement concrète, de la réalité, dans son développement révolutionnaire. La fidélité à la vérité et la réalité historique doivent être liées aux devoirs de la transformation idéologique et de l'éducation des travailleurs, dans l'esprit du socialisme » (cité par Jäger Manfred, Kultur und Politik und der DDR, 1945-1990, Cologne, 1994, p. 35-36). Pour résumer, l'art socialiste doit être partial, il doit parler du peuple et au peuple, doit être à la fois riche en idées, traditionnel et novateur. Dans le domaine de l'art dramatique, le réalisme socialiste trouve son expression dans les méthodes de Stanislavski, farouchement opposé à la pratique du « théâtre dans le théâtre » : pour lui, l'acteur doit prendre conscience intérieurement de son personnage en réalisant une recherche psychologique approfondie sur celui-ci. En bref, il doit s'identifier à son personnage.
Les méthodes dramatiques de Brecht se démarquent nettement de Stanislavski. Refusant le principe d'identification de l'acteur à son personnage, il défend le « théâtre épique » qui, au contraire, met en avant l'idée de distanciation (Verfremdungseffekt). Cette méthode consiste à priver une action ou un personnage de son aspect évident et familier pour éveiller à son sujet l'étonnement et la curiosité (Brecht, « Petit organon sur le théâtre », op. cit., Sur l'effet de distanciation et ses effets, voir en particulier les paragraphes 42 à 44). Le résultat de ce procédé doit être d'empêcher l'identification du spectateur au héros, lui permettant ainsi de prendre du recul et de porter un regard critique sur l'objet de la pièce.
Cet écart de Brecht par rapport aux prescriptions officielles lui vaut d'être accusé de formalisme. A l'origine, le « formalisme » désigne un courant de la littérature et de l'histoire littéraire russe, dont les plus éminents représentants sont Boris Eichenbaum, Roman Jakobson, Victor Chklovski et Youri Tynianov. Il se caractérisait par l'intérêt porté à la linguistique et l'enthousiasme pour la poésie moderne, tout particulièrement le futurisme. Mais à partir du Premier Congrès des écrivains soviétiques en 1934, le formalisme devient un concept esthétique négatif. Il désigne les œuvres qui donnent la priorité à la forme sur le contenu. En RDA, on caractérise comme formaliste toute œuvre de l'Ouest, dont l'art est considéré comme décadent. Donner la priorité à la forme, c'est cacher la réalité derrière les apparences, cela sert donc la réaction et non le progrès. Au début des années 1950, avec l'affirmation du réalisme socialiste comme principe essentiel de l'art est-allemand, l'accusation de formalisme s'étend à toute œuvre non conforme aux prescriptions du régime (Sur cette question, voir l'article « Formalismus », de l'Enzyklopädie der DDR). C'est le cas avec la pièce Mutter Courage à laquelle on reproche que le personnage éponyme, à la fin de la pièce, ne tire pas sur scène les leçons de ce qui lui arrive. Cette critique est formulée par Erpenbeck, rédacteur en chef de Theater der Zeit, mensuel de l'Union des dramaturges de RDA. (Voir à ce sujet Jäger Manfred, Kultur und Politik in der DDR 1945-1990, Cologne 1994). Alors que pour Brecht, c'est au spectateur de tirer lui-même ses propres conclusions, pour l'Union des dramaturges de la RDA, la pièce ne présente, jouée de la sorte, aucun héros permettant au spectateur de s'identifier et doit être considérée comme négative.
Entre 1953 et 1956, les critiques à l'encontre du dramaturge s'intensifient. En avril 1953, lors de la conférence sur Stanislavski à Berlin, Brecht est mis en accusation et contraint de défendre son théâtre épique face aux attaques lancées contre lui. De 1953 à 1956, l'œuvre de Brecht ne connaît, en dehors du Berliner Ensemble, que deux mises en scène en RDA, exception faite des Fusils de la Mère Carrar, pièce dans laquelle Brecht ne met pas en œuvre sa théorie du théâtre épique. En effet, cette pièce est très spécifique dans l'œuvre de Brecht. L'action tout entière tend vers le point culminant de la pièce. Les actions et les réactions sont immédiates. Brecht y a renoncé au style épique pour des raisons de nécessité : écrivant cette oeuvre en 1937, le dramaturge voulait agir rapidement et efficacement contre la montée du fascisme. Or pour Brecht, si le style épique agit en profondeur sur le spectateur, il a l'inconvénient de produire ses effets lentement. Le drame aristotélicien, utilisé ici, est au contraire, selon lui, très efficace pour obtenir des effets immédiats et concrets.
Les rapports de Brecht au régime est-allemand sont donc très complexes. Refusant de se plier aux exigences de l'art en pays socialiste, il y est très critiqué. Mais en même temps, étant le dramaturge allemand le plus reconnu, notamment à l'extérieur des frontières, il contribue à améliorer l'image de la RDA à l'étranger, à un moment où celle-ci est en quête de reconnaissance internationale. Ainsi, Brecht, malgré sa dépendance vis-à-vis du régime qui le fait vivre et lui permet de réaliser son œuvre théâtrale, demeure très influent. Brecht en est très conscient qui en profite pour imposer, contre les sbires du régime, ses conceptions personnelles de l'art en pays socialiste.
3. La « canonisation » de Brecht en RDA
La mort de Brecht, en 1956, le met à l'abri des critiques en RDA. Les mises en scène de ses pièces se multiplient à partir de cette date. En effet, en perdant avec Brecht un partisan insoumis, dont les prises de position étaient souvent jugées dérangeantes, la RDA conservait cependant une œuvre mondialement reconnue pour sa valeur et qui ne devait pas tomber dans l'oubli à l'Ouest. La renaissance scénique de ses œuvres s'explique également par le tournant opéré sur le plan culturel dans le bloc de l'Est depuis le XXe congrès du Parti communiste de 1956 au cours duquel est remis en cause le culte de la personnalité, mais aussi le refus de la critique et le dogmatisme. Les pressions qui s'exerçaient sur les intellectuels diminuent après cette date, et une plus grande liberté leur est accordée, du moins jusqu'aux événements de Hongrie. Le théâtre épique de Brecht se voit à ce moment reconnaître officiellement la même validité que celui de Stanislavski.
A partir de 1956, les manifestations en mémoire de Brecht sont très nombreuses. Immédiatement après sa mort, ses archives personnelles sont rassemblées et entreposées dans sa maison, au 125 Chausseestraße, faisant l'objet d'une grande publicité internationale. Des fêtes sont organisées à l'occasion du 60e anniversaire de la naissance de Brecht, le 10 février 1898. De 1956 à 1961, on compte en tout cent dix mises en scène de ses pièces. Le contraste est donc frappant avec la période de mise à l'index qui a précédé. De manière évidente, Brecht est revendiqué par la RDA comme l'un des siens et présenté comme un dramaturge officiel du régime.
Conclusion
L'étude de la réception de Brecht présente un intérêt certain dans l'analyse des relations culturelles interallemandes pendant la Guerre Froide. A la fois arme et terrain d'affrontement, le dramaturge est redouté et admiré, méprisé pour son engagement politique et jalousé pour ses qualités théâtrales. Les échanges culturels auxquels il participe font naître de grands espoirs au sein de la population allemande qui espère, à travers eux, maintenir une unité spirituelle, première condition de la réunification, mais qui s'inquiète aussi de la force subversive dont ils sont porteurs. En RDA, Brecht est utilisé pour renforcer la cohésion nationale, mais aussi pour obtenir une reconnaissance internationale. En RFA, la « question Brecht » doit être analysée dans le cadre du conflit avec la RDA, mais elle doit aussi être envisagée comme la manifestation d'une crise profonde de l'identité culturelle, alors qu'il faut gérer, dans un contexte de lutte idéologique, la renaissance de la culture anéantie par plus d'une décennie de nazisme. Enfin, on ne peut comprendre l'évolution de la réception de Brecht sans prendre en compte son influence croissante dans le théâtre international qui en fait, au cours des années 1950, un auteur incontournable.
Bibliographie
Sur l'histoire de l'Allemagne et de la culture
Enzyklopädie der DDR, Personen, Institutionen und Strukturen in Politik, Wirtschaft, Justiz, Wissenschaft und Kultur, Digitale Bibliothek Band 32, Berlin, Directmedia, 2000.
Amos Heike, Die Westpolitik der SED, 1948-1961. : « Arbeit nach Westdeutschland » durch die Nationale Front, dans Ministerium für Auswärtige Angelegenheiten und das Ministerium für Staatssicherheit, Berlin, 1999.
Combe Sonia, Une société sous surveillance. Les intellectuels et la Stasi, Paris, 1999.
Dietrich Gerd, Politik und Kultur in der SBZ, 1945-1949, Bern, Berlin, 1993.
Fritsch-Bournazel Renata, L'Allemagne depuis 1945, Paris, 1997.
Genton Bernard, Les Alliés et la culture, Berlin 1945-1949, Paris, 1998.
Glaser Hermann, Deutsche Kultur, 1945-2000, Munich, Vienne, 1997.
Jäger Manfred, Kultur und Politik in der DDR, 1945-1990, Cologne, 1994.
Lemke Michael, Einheit oder Sozialismus ? Die Deutschlandpolitik der SED 1949-1961, Cologne, Weimar, Vienne, 2001.
Lennartz Knut, Theater, Künstler und die Politik, Berlin, 1996.
Mittenzwei Werner, Die Intellektuellen. Literatur und Politik in Ostdeutschland von 1945 bis 2000, Leipzig, 2000.
Rischbieter Henning (dir.), Durch den eisernen Vorhang, Theater im geteilten Deutschland 1945-1990, Akademie der Künste, Berlin 1999.
Schivelbusch Wolfgang, Vor dem Vorhang, das geistige Berlin, 1945-1948, Munich, 1995.
Staritz Dietrich, Geschichte der DDR, Francfort, 1985, réédition augmentée en 1996.
Sur le Berliner Ensemble et Brecht
Adling Wolfgang, « La controverse sur Brecht », in Revue d'histoire du théâtre, Paris, 1964.
Badia Gilbert, « Brecht et les autorités de la RDA », in Bertolt Brecht, Actes du colloque franco-allemand, Sorbonne 15-19 novembre 1988, Bern, 1990.
Berg Günther et Jeske Wolfgang, Bertolt Brecht. L'homme et son œuvre, Stuttgart, 1998.
Esslin Martin, Bertolt Brecht ou les pièges de l'engagement, Paris, 1961.
Funke Christoph et Jansen Wolfgang, Die Plakate des Berliner Ensembles, 1949-1989, Hambourg, 1992.
Ivernel Philippe, « Pédagogie et politique chez Brecht », in Jacquot Jean (dir.), Le théâtre moderne, Hommes et tendances, Centre national de la recherche scientifique, Paris, 1958, p. 175-192.
Pic Roger, Meyer-Plantureux Chantal et Besson Benno, Brecht et le Berliner Ensemble à Paris, Paris, 1995.
Völker Klaus, « Brecht un auteur classique », in Bertolt Brecht, 1956-1966, Bad Godesberg, 1966, p. 27-39.
Pour citer cette ressource :
Anne-Claire Paillard, Brecht et son théâtre de part et d’autre du rideau : l’œuvre du dramaturge dans le conflit interallemand, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2008. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/arts/theatre/brecht-et-son-theatre-de-part-et-d-autre-du-rideau-l-oeuvre-du-dramaturge-dans-le-conflit-interallemand