Les "signorine" de Maria Messina : des héroïnes en marge de l'ordre symbolique
1. Introduction aux personnages féminins dans l’œuvre de Maria Messina
Écrivaine sicilienne dont la vie et l’œuvre se construisent entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, Maria Messina (1887-1944) bâtit un univers narratif essentiellement féminin, ancré dans l’espace géographique et historique de la Sicile et de l’Italie de son époque. Petites filles, jeunes filles, femmes mariées, mères et vieilles filles peuplent son imaginaire et s’inscrivent dans le champ des écritures dites « des femmes », qui se développe dans le pays à cette période. Il s’agit d’un phénomène culturel qui favorise un répertoire large et circulaire d’images de femmes et qui reflète l’urgence de la « question féminine » débattue politiquement et socialement entre le XIXe et le XXe siècle en Italie et en Europe. Produits par des femmes et à destination, surtout, des femmes, ces écrits, publiés dans des revues et en volumes, véhiculent des modèles et des anti-modèles ; leur réception devient alors un enjeu fondamental dans le rapport référentiel, d’identification et de différentiation, instauré entre les personnages et les lectrices.
Les héroïnes de Maria Messina sont, pour la plupart, issues de la classe moyenne et condamnées à une triste destinée, conséquence directe des contraintes familiales, sociales et culturelles qu’elles subissent. Prisonnières physiquement et symboliquement d’une condition malheureuse due à la place qu’elles occupent dans la sphère familiale, elles incarnent des femmes mariées enfermées dans leur maison, des vieilles filles privées d’amour par la volonté d’un frère ou du père, des jeunes filles sans repères prises en étau entre tradition et modernité. À l’expérience familiale s’ajoute celle déterminée par des facteurs économiques, moraux et sociaux : les thèmes récurrents de ses récits sont les difficultés économiques, le combat intime entre les pulsions sexuelles et la morale en vigueur, les interrogations sur le rôle et l’utilité des femmes dans la société, notamment dans le monde du travail.
L’auteure offre très rarement à ses personnages la possibilité de changer leur destin : les héroïnes sont, à différents degrés, conscientes des raisons de leur misère sans qu’elles ne parviennent à franchir le seuil de leur prison réelle, symbolique et métaphorique. Comme l’a déjà remarqué Maria Di Giovanna en 1989, leurs histoires sont des "fuite(s) impossible(s)" (Di Giovanna, 1989) du monde des contraintes. Maria Messina observe avec réalisme la situation des femmes de son époque, à qui elle attribue des histoires sans évolution à travers la création d’espaces clos caractérisés par une temporalité itérative. L’inamovibilité de l’espace-temps de la narration reflète l’immobilité intime des personnages et dérive d’un imaginaire conditionné par une formation littéraire verghiana en Sicile.
Maria Messina fait en effet ses débuts sur la scène littéraire en tant que "scolara di Verga" (Borgese, 1913), dans le sillage du récit vériste de la nature sicilienne et de la représentation de sa terre, propre à la poétique de Giovanni Verga (1840-1922). La Sicile des paysans pauvres et de la loi patriarcale qui fait de la femme un objet et un personnage secondaire constitue le cadre de ses premières nouvelles ; elle laisse ensuite la place à la représentation de l’"'étouffante et angoissante condition féminine » (Sciascia, 2000, p. 88, notre traduction) dans la société bourgeoise sicilienne du début du XXe siècle. Les années de formation vériste font apparaître l’incapacité à croire aux possibilités de changement que l’auteure transfère de l’ordre des classes sociales à l’ordre des sexes. Maria Messina garde également, comme Verga l’a fait pour ses misérables, une conscience des besoins et des difficultés des femmes qu’elle observe et qu’elle décrit.
Ainsi, à partir de la publication du recueil Le briciole del destino (1918), les nouvelles et les romans publiés entre 1920 et 1928 témoignent du passage de l’univers des Vinti à celui des Vinte (Muscariello, 2002). L’auteure applique le pessimisme cosmique de la vision de la vie propre au vérisme de son maître littéraire Verga aux femmes, nouveau sujet questionné par l’écriture des auteures contemporaines de Maria Messina. De façon significative, l’écrivaine sicilienne dédie le recueil de "sa conversion au féminin" de 1918 à la poétesse milanaise Ada Negri (1880-1945) qui en rédige la note introductive. L’année précédente, Ada Negri avait publié pour les éditions Treves de Milan Le solitarie, un recueil de nouvelles sur la solitude des femmes ouvrières, pauvres, violées ou abandonnées.
Maria Messina confirme son tournant thématique vers la "question des femmes" avec le recueil de nouvelles suivant qu’elle dédie à la jeunesse féminine : en 1921 paraît dans la collection "Biblioteca delle giovani italiane" de l’éditeur florentin Le Monnier le volume Ragazze siciliane. Le volume constitue le seul paratexte signé par l’auteure dans toute sa carrière : dans une page datée de l’automne 1920 Maria Messina prend congé de son public en indiquant le fil rouge du recueil. Elle affirme que ses "signorine", tout en habitant dans la province sicilienne, loin des mouvements d’émancipation féminine des grandes villes italiennes et européennes, rêvent, comme leurs camarades, de "liberté". Cependant, ce message émancipateur dans un contexte sicilien traditionaliste, est soudain étouffé : ces filles "ne changent pas leur sort", précise l’auteure qui circonscrit leur "désir de liberté" au "monde spirituel" (Messina, 2000, pp. 119-110, notre traduction). Dans ce recueil dédié à la future génération de femmes, un véritable changement des conditions matérielles reste illusoire, ce qui confirme le découragement et le fatalisme de l’écrivaine. La jeunesse féminine semble, de fait, être destinée au triste avenir qui attend toutes les femmes.
Dans la Sicile où Maria Messina vit et qu’elle observe d’après les règles du "vrai" de Giovanni Verga jusqu’à son déménagement sur le continent en 1909, le système éthique et moral fait des femmes une classe subalterne : elles sont la propriété de l’homme, d’abord du père, ou bien du frère, et ensuite du mari. C’est bien la dénonciation de cette structure qui est à l’origine de l’intérêt de la critique et du public envers l’œuvre de l’auteure, ainsi que de sa réédition - depuis les années 1980 jusqu’aux années 2000 la maison d’édition Sellerio a publié à nouveau une grande partie de ses romans et de ses nouvelles, qui sont en même temps traduits dans les langues européennes les plus répandues. Cette redécouverte de l’œuvre est aujourd’hui complétée par l'éditeur romain Croce.
L’auteure dénonce la force répressive du patriarcat sicilien dans son plus beau roman, La casa nel vicolo, publié en volume en 1921. Cette histoire bouleversante prend pour cadre la vie casanière de deux sœurs dépendant économiquement et sentimentalement d’un seul homme, mari de l’une d’entre elles. Leur condition commune de soumission totale à la volonté de l’homme est renforcée par la disponibilité sexuelle dont elles font preuve toutes deux : en tant que femme mariée pour la première, en tant que maîtresse pour la seconde. La jeune fille Nicolina devient en effet, après avoir été violée par son beau-frère, "l’épouse sans bague" de la maison dans l’impasse. L’abus du pouvoir patriarcal va donc jusqu’à la sexualité forcée d’une jeune fille, qui sera compromise pour toujours à cause de cette défloration.
Le thème de l’initiation malheureuse à la sexualité des jeunes filles parcourt l’œuvre de Maria Messina, en marquant une distance entre sa vision et celle proposée par une partie des écrits de femmes à cette époque ; certaines auteures célèbrent de fait l’union entre les deux sexes en termes d’idéalisation amoureuse et érotique. C’est le cas de la contemporaine écrivaine Amalia Guglielminetti (1881-1941) qui exalte, sous l’influence du décadentisme fin de siècle du poète italien Gabriele D’Annunzio (1863-1938), le modèle de la femme fatale dont la sexualité s’épanouit dans le respect des règles sociales bourgeoises. Ainsi l’auteure Annie Vivanti (1866-1942), dans son roman I divoratori publié en 1922, parle de "la chance" dont bénéficie une femme quand elle appartient à un homme qui représente son "rempart" (Vivanti, 1922, p. 328, notre traduction). En revanche les héroïnes de Maria Messina ne vivent jamais sereinement ni l’expérience sexuelle, ni la liaison qui en découle avec l’homme et nous assistons aux déflorations honteuses et presque forcées des jeunes filles, qui deviennent des femmes soumises.
L’entrée dans le monde sexué, grâce à laquelle la jeune fille passerait du statut de "signorina" à celui de femme, trouve dans la littérature une représentation imaginaire et symbolique. Selon l’étude de la sociologue Nathalie Heinich États de femme (1996), ce passage est en lui-même dans la fiction occidentale un enjeu fondamental pour l’inscription du sujet féminin dans le monde romanesque car "les vraies "histoires" autorisant l’entrée dans l’espace romanesque adviennent dans l’expectative d’un changement d’état". C’est bien ce "basculement" (Heinich, 1996, pp. 24-36) de l’état de jeune fille à celui de femme qui assure dans la plupart des cas l’évolution du personnage féminin dans la fiction, et détermine la "différence entre deux identités". Nous souhaitons analyser la mise en scène du passage du statut de jeune fille à celui de femme et sa problématisation, telle qu’elle apparaît dans l’œuvre narrative de Maria Messina.
2. Les femmes soumises : épouses malheureuses et filles perdues
À l’époque de Maria Messina et dans la société bourgeoise qu’elle décrit, l’entrée institutionnelle et moralement acceptée dans le monde sexué des femmes correspond au moment du mariage. Le mariage fournit une place dans l’ordre symbolique des rôles sociaux, à savoir celui d’épouse ; il interagit en outre avec la construction identitaire du sujet, en le stabilisant "dans un cadre identitaire défini" (Heinich, 1996, p. 337). Cela concerne le cadre familial et social, mais aussi celui de l’imaginaire et de la représentation. De fait, Natalie Heinich montre comment cette "question de l’entrée dans le monde des états de femme par l’éventualité du mariage" constitue le "thème principal de la plus grande partie de la littérature romanesque" en Occident (Heinich, 1996, p. 24).
En Italie, un texte fondateur des écrits de femmes a pour sujet l’attente de ce moment tranchant qui va permettre au sujet féminin de se définir : il s’agit du roman de Marchesa Colombi (1840-1920) Un matrimonio in provincia, publié en 1885. L’auteure, pionnière en littérature de la "question des femmes", arrive à désacraliser les codes comportementaux de son époque grâce à l’ironie sous-jacente au texte et dont il tire sa force et son caractère unique. Elle met en scène la vie d’une jeune fille à âge du mariage dans une province bourgeoise italienne de la seconde moitié du XIXe siècle, le roman se concluant dans l’"accoutumance au rôle féminin" (Nozzoli, 1987, p. 22). Ce texte expose la perception de l’institution du mariage comme "fondamental passage de seuil" (Heinich, 1996, p. 208) attendu et inconnu, espéré et effrayant, pour la gent féminine.
Dans la narration romanesque de Maria Messina, une seule héroïne est véritablement promise au mariage : le basculement vers l’état de femme concerne le personnage qui deviendra l’épouse légitime de La casa nel vicolo. Une analepse nous apprend l’histoire de la jeune Antonietta, décrivant tout particulièrement ses premières rencontres avec l’homme qui deviendra son époux et son bourreau : elle "perdait la respiration, comme si l’air lui avait brusquement manqué" ; de même, elle est "bouleversée", "éperdue, la gorge nouée" lors de la demande en mariage. Ce sentiment d’angoisse qui domine le personnage encore vierge anticipe sa condition de femme soumise, à savoir celle d’une "pauvre chose sans volonté" (Messina, trad. 1986, pp. 34-43). L’accès au "chemin de la vie" (Messina, trad. 1991, p. 176) ouvert aux femmes par le mariage, amène donc à leur négation en tant que sujets capables d’agir : Antonietta ne sera maîtresse ni de son espace, ni de son temps.
Ce modèle, ou cet anti-modèle, de la femme soumise sans aucune prise sur elle-même est présent dans les nouvelles précédentes, qui évoquaient déjà le thème de l’enfermement des femmes mariées dans l’espace de la maison. C’est notamment dans le recueil Le briciole del destino de 1918 que l’on rencontre Ciancianedda, une jeune épouse trompée, incapable d’exprimer son chagrin car sans voix ; ou encore dans la nouvelle La porta chiusa qu'une femme mariée, elle aussi malade et trompée, se retrouve enfermée dans sa chambre par la volonté de son mari. C’est enfin avec la nouvelle Casa paterna, issue du même recueil, que l’état de femme mariée n’est pas seulement intimement mal vécu par l’héroïne, mais aussi dénoncé comme une restriction du sujet à une représentation, à un imaginaire bien ancré dans la classe bourgeoise italienne, et tout particulièrement sicilienne de l’époque. La nouvelle raconte la tentative d’une femme de fuir son état d’épouse par l’abandon du foyer marital en retournant à la maison paternelle, qui donne son titre au récit. Sa famille se révèle incapable d’accepter un choix si audacieux et décide de faire appel au mari délaissé pour trouver une solution à cette impasse. Cela montre la condamnation au sein de la famille, comme dans la société, du parcours à rebours tenté par l’héroïne et confirme le caractère irréversible du passage de seuil dans le monde sexué des femmes. Son retour à l’espace de son enfance et de sa jeunesse dans la maison paternelle symbolise la volonté d’un retour, désormais impossible, à l’état de jeune fille.
L’attitude de la famille dans cette nouvelle, l'une des plus remarquables dans l'oeuvre de Maria Messina, montre le renversement opéré par l’auteure du principe de la "religion de la famille" (Verga, 1976, p. 55), formulé au XIXe siècle par le fondateur du Vérisme. Ce dernier célébrait l’union familiale et le patriarcat comme l'assurance du bien-être de ses personnages, et comme la survivance des valeurs archaïques face à la frénésie de la vie contemporaine. Maria Messina montre les conséquences fâcheuses de ce système sur la destinée féminine dans la famille bourgeoise du siècle nouveau. La fin de la célébration d’une Sicile humble, archaïque et patriarcale s’explicite à travers la transfiguration en négatif d’un lieu symbole de la vie communautaire sicilienne : le "baglio", sorte de cour sicilienne d’origine féodale habitée par plusieurs familles, et espace narratif du roman Primavera senza sole publié en 1920. Dans ce lieu délimité sont mises en lumière la jalousie et la rivalité entre les personnages, plutôt que leur harmonie. En outre, le lieu se révèle un véritable piège pour l’héroïne du roman qui voit s’y briser son désir d’amélioration sociale et financière et son espoir de changement puisqu'elle est condamnée à un mariage réparateur. La jeune fille se marie par la volonté de la communauté du baglio suite à son premier rapport sexuel avec l’un de ses habitants. Cette entrée non institutionnelle, et donc moralement condamnée, dans le monde sexué de femmes entraîne une véritable crise identitaire pour l’héroïne, devenue femme prématurément donc compromise éternellement : "Quelque chose était mort en elle-même […] Maintenaient elle savait qu’elle avait été heureuse avant, lorsque son corps était pur" (Messina, 2017, p. 94, notre traduction).
Deux autres romans de Maria Messina publiés l'un à la suite de l'autre sont centrés sur le thème de la compromission sexuelle de la jeune fille à âge du mariage : Un fiore che non fiorì (1923) et Le pause della vita (1926). Les deux romans font état de l’influence des changements sociétaux et culturels sur les femmes dans les années 1920 dans l’Italie continentale, où l’écrivaine situe ses histoires, après avoir abandonné l’espace romanesque de la Sicile. De fait Un fiore che non fiorì commence en Toscane, plus particulièrement entre Florence, ville moderne et cosmopolite, et sa province, où un groupe de jeunes filles aux cheveux courts, comme les portent les flappers américaines de l’époque, découvrent les plaisirs de l’amour hors mariage. Parmi elles, l’héroïne du roman est confrontée à l’espace plus traditionaliste de la Sicile où elle séjourne à cause du travail de son père : elle y tombe amoureuse d’un garçon sicilien issu d’un milieu conservateur, qui assume le rôle de Pygmalion moderne et reproche aigrement à la jeune fille ses mœurs légères.
La confrontation entre les deux espaces renvoie à celle entre les deux manières de devenir une femme : l’entrée légitime par le mariage en Sicile, et l’entrée amorale par la découverte hors mariage de la sexualité sur le continent. Cependant l’élan émancipateur qui souffle dans l’Italie continentale montre aussitôt son ambiguïté et sa vacuité lorsqu’à la fin les flappers se marient, se conformant ainsi aux codes jadis refusés. Le mariage résiste encore comme l’agent culturel d’une stabilité identitaire pour le sujet féminin. De fait, l’héroïne, la seule jeune fille qui ne se mariera pas, ne trouvant ni sa place ni son statut, se laisse mourir.
Le thème de l’héroïne perdue par son initiation malheureuse à la sexualité et condamnée à l’errance dans un monde moderne qui lui offre une liberté apparente est à nouveau traité dans le roman Le pause della vita. Publié en 1926, il se déroule intégralement en Toscane et met en scène une jeune fille de province rêvant de vivre à Florence et d’y travailler en tant que traductrice. Elle est aussi une jeune fille compromise par un rapport sexuel hors mariage, décrit dans des termes violents et cause d’un terrible châtiment ; ce premier et unique rapport sexuel constitue de fait une marque ineffaçable, d’autant plus qu’il a comme conséquence une grossesse interrompue par un avortement naturel. Au fil du roman, l’héroïne semble finalement trouver une stabilité en ville dans son travail ; cependant le retour d’un ancien ami ouvre à nouveau les portes de sa crise identitaire : la honte de devoir déclarer la perte de sa vertu féminine, sa virginité, amène la jeune fille à sortir de scène en s’enfermant dans un couvent. Elle devient une héroïne hors sexualité, dotée d’un statut qui correspond à une forme d’autopunition par rapport à la vie qu’elle avait construite, à la perte de ses aspirations, à la fuite de l’amour de l’autre, au refus d’une sexualité mal vécue parce que tâchée par un geste jugé amoral. Il s’agit d’une "fuite hors du réel" qui "équivaut à la mort" (Heinich, 1996, p. 31) du personnage et aussi à la fin du roman, à la "mort du romanesque". Dans le couvent elle sera "définitivement coupée des états de femme" (Heinich, 1996, p. 33), comme toute religieuse.
Nous comprenons alors que l’auteure voit dans ce passage vers le monde sexué des femmes la condamnation des jeunes filles : épouses malheureuses, filles compromises et perdues, ses héroïnes sont toutes perdues en raison de leur disponibilité sexuelle. La prise physique et symbolique de leur corps enlève leur seule résistance aux contraintes de la vie familiale et sociale car une femme sexuée est pour Maria Messina une femme malheureuse. Le bonheur semble alors pouvoir exister seulement avant ce passage qui fait d’une fille une femme, ou bien dans "le monde spirituel" auquel l’auteure limite les possibilités d’émancipation féminine dans son congé aux lecteurs. La spiritualité s’oppose en définitive à la découverte de la sexualité qui constitue l’entrée dans l’état de femme.
3. Résistance chez les héroïnes en marge.
S’il est vrai que la plupart des héroïnes de Maria Messina traversent ce passage de l’état de jeune fille à celui de femme par le biais du mariage ou d’un premier rapport sexuel, et qu'elles deviennent ainsi des sujets perdus, d’autres y renoncent. Il s’agit des zitelle, les vieilles filles héroïnes d’un certain nombre de ses nouvelles. Conformément aux "figures tourmentées qui arrivent difficilement à vivre leur époque, leurs désirs, leurs préjugés" (Palumbo, 2018, p. 223, notre traduction) et qui ont été mises en images par des écrits féminins entre les deux siècles, les zitelle de Maria Messina sont tristes et mélancoliques, de par leur exclusion du monde sexué. Néanmoins, l’auteure échappe à certains stéréotypes véhiculés par l’imaginaire collectif, comme celui formulé par Ada Negri dans Le solitarie : la "vieille fille maigre et apeurée, scandalisée, mais à l’âme douce et prompte aux actes de pitié" (Negri, 2001, p. 80). Ce qui émerge chez les célibataires de Maria Messina est plutôt l’injustice de leur condition déterminée par la volonté d’un homme et marquée, comme pour les femmes mariées, par leur enfermement dans l’espace clos de la maison. Il peut s’agir du despotisme d’un frère trop protecteur, comme dans la nouvelle Rose Rosse, ou bien de l’égoïsme d’un vieux père seul, comme c’est le cas de la vieille fille appelée d’une manière antinomique Liberata, "libérée", dans la nouvelle Una giornata di sole. La dénonciation de la structure patriarcale est donc consolidée par ces femmes vaincues.
Cependant, alors même que le célibat est vécu comme le choix conscient du sujet, il devient une force pour les femmes de Maria Messina. Deux images se distinguent tout particulièrement dans de ce répertoire de femmes seules et tristes et elles font partie du recueil dédié aux jeunes filles siciliennes Ragazze siciliane, dont nous avons déjà parlé. Il s’agit de l’histoire de la jeune fille en âge de se marier dans la nouvelle Il telaio di Caterina et de celle de la jeune fille déjà compromise dans Camilla. Les deux héroïnes refusent leur disponibilité sexuelle à l’autre, comme nous allons le voir.
Dans la première nouvelle, le narrateur raconte l’enfance de l’héroïne, vécue dans un milieu tout au féminin et marquée par deux tragédies, la mort de sa mère et de sa sœur. Lorsque la jeune fille atteint l’âge du mariage, elle est présentée à un bon parti. La rencontre est organisée par sa famille selon les coutumes de l’époque, ce qui provoque le trouble physique et psychique du personnage, déterminé avant tout par la perception du regard de l’homme. De fait, face à ce parti, Caterina se sent défigurée : son corps se déforme, elle voit "ses bras trop longs dans ses manches trop courtes", elle a "l’impression d’avoir une poitrine énorme, un corps énorme". Ce sentiment est dû à la "honte à se sentir là, dans ce salon, exposée aux regards d’un inconnu qui l’examine" (Messina, trad. 1991, pp. 233-234) ; pour la première fois dans sa vie, la jeune fille est publiquement exposée en tant que ""fille à prendre", fiancée potentielle, officiellement candidate à la désirabilité et à son institutionnalisation par le mariage" (Heinich, 1996, p. 46).
Il s’agit d’une véritable violation du monde asexué de la jeune fille qui "rougit" en pensant au but de cette rencontre, à savoir l’abandon du monde de l’innocence et l’entrée dans celui sexué de la fille promise. Elle prend conscience à ce moment-là du mensonge qui l’entoure et qu’elle appelle une "comédie" ; elle décide de s’éloigner de cette situation fausse et douloureuse et de refuser ce qui lui permettrait d’entrer "dans le monde", tout en l’emprisonnant pour toujours dans le regard de l’autre. Suite à cette rencontre, elle demande à sa famille de la laisser dans sa solitude amoureuse et sexuelle ; elle exprime en cela sa résistance au regard masculin violeur de son innocence et le déni de la voie tracée pour toute jeune fille de la bonne bourgeoisie sicilienne du début du XXe siècle. Caterina devient l’anti-modèle de la fille en âge de se marier, s’opposant au modèle traditionnel exploité par la littérature ; elle se positionne, en raison de cette singularité, en marge. Dans l’épilogue, l’héroïne retrouve ses activités quotidiennes d’une vie neutre, "sans ennui ni plaisir", tandis que "le temps s’écoule, et que les gens qui savent vivre se hâtent, sans regarder en arrière" (Messina, trad. 1991, p. 238). Elle tombe dans un monde sans temps et sans évolution car toutes les jeunes filles "sans projet sexuel ou matrimonial" (Heinich, 1996, p. 36) sont sans histoire. La nouvelle se termine sur cette suspension éternelle du personnage dans son innocente jeunesse.
Dans la deuxième nouvelle du même recueil, l’héroïne Camilla rejette aussi l’idée de devenir une femme soumise, une fois exposée au regard de "l’autre" ; ce terme est utilisé presque ironiquement dans la nouvelle pour désigner "l’autre fiancé" de Camilla, à savoir le second homme qu’elle rencontre après avoir été abandonnée par le premier. L’héroïne occupe la pire position parmi les jeunes filles abandonnées : délaissée, elle est aussi compromise pour toujours après avoir connu avec son premier fiancé la sexualité. C’est bien en raison de cette "transgression" de la frontière entre fille et femme dans le franchissement "hors mariage du passage entre virginité et sexualité" que son drame apparaît aux yeux de la famille et de la société. Camilla est, comme toute fille seule et compromise, "atteinte dans sa réputation" (Heinich, 1996, pp. 74-75).
Si sa mère espère qu’un autre homme s’intéresse à sa fille afin d’effacer cette transgression et lui permette de regagner sa réputation, selon le principe du "on ne refuse pas la chance par caprice" (Messina, trad. 1991, p. 202), le nouveau parti trouve en revanche dans cette même transgression la justification de son attitude irrespectueuse. Lors d’une rencontre, il s’élance sur Camilla et suite au refus de la jeune fille s’exclame : "Quelle attitude ! Après avoir fréquenté pendant trois ans ! Tu n’es plus une petite fille" (Messina, trad. 1991, p. 203). La phrase marque la fin de l’âge de l’innocence de Camille, qui se voit elle-même dans le regard de l’autre méprisée "comme l’eau restée dans un verre". C’est bien à cet instant qu’elle prend conscience de ce qui lui arriverait une fois liée à cet homme et qu'elle décide d’y échapper.
Cette nouvelle a été justement définie par Cristina Pausini dans son étude monographique sur Maria Messina, comme la "seule nouvelle où la perspective de rester vieille fille est considérée de façon positive par le personnage" (Pausini, 2001, p. 53, notre traduction). Il est important de préciser que la solitude de Camilla est revendiquée et non subie ou imposée à l’héroïne par sa famille, comme cela arrive en revanche aux autres vieilles filles de Maria Messina. Son libre choix s’affirme en outre par une négation qu’elle prononce avec une voix "ferme et claire" face à toute sa famille : elle déclare "Je ne me marierai pas" (Messina, trad. 1991, p. 204). De même, dans la nouvelle Il telaio di Caterina, l’héroïne dit "très calmement" à ses proches : "la plus grande faveur que vous puissiez me faire, c’est de ne plus m’en parler. Il ne me plaît pas" (Messina, trad. 1991, p. 237).
Or, la liberté de ces deux héroïnes s’exprime en une seule négation, celle des contraintes familiales et sociales, affirmées en revanche par la situation des autres femmes soumises. Si, dans la première nouvelle, le maintien du personnage dans une éternelle jeunesse est possible grâce à son innocence sexuelle, dans la deuxième le narrateur est contraint de créer une image permettant d’effacer la défloration de l’héroïne. À la fin de la nouvelle, Camilla, fille perdue, se transforme en "rose qui embaume dans la nuit d’été". Ainsi, toute les deux arrivent à s’exclure de l’ordre symbolique des positions que les femmes peuvent occuper en demeurant hors du monde sexué : dès lors pour Maria Messina la liberté existe en dehors du "cercle de la vie" et dans ce "monde spirituel" (Messina, 2000, p. 110, notre traduction) qu’elle propose à ses lectrices.
Conclusion
La phénoménologie des personnages féminins de Maria Messin dessine le cadre sombre de la destinée féminine dans le monde romanesque comme dans celui du vécu : l’entrée dans le monde sexué des femmes, par le biais du mariage, ou bien par l’initiation sexuelle de la jeune fille qui sera, par conséquent, compromise et donc perdue pour toujours, catalyse le basculement vers l’abîme. Les seuls personnages qui résistent à des histoires qu’on pourrait définir, en empruntant le titre d’un recueil de nouvelles de l’auteure, comme des gorghi, à savoir des remous qui entraînent le sujet vers un fond obscur, sont des héroïnes à la marge. Il s’agit d’une résistance aux contraintes du monde matériel vis-à-vis duquel une femme se définit par sa disponibilité à la sexualité. À ce monde, l’auteure oppose l’univers "spirituel" de la jeunesse : les jeunes filles pour qui elle écrit sont invitées à ne pas dépasser la frontière qui les liera, ou bien les soumettra, pour toujours à l’homme. Si cette solution montre les limites du projet de Maria Messina concernant l’émancipation sexuelle des femmes, elle remet en question la définition ancrée à son époque de ce même sujet par le regard de l’autre.
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Pour citer cette ressource :
Giusi La Grotteria, Les "signorine" de Maria Messina : des héroïnes en marge de l'ordre symbolique, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2019. Consulté le 24/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-contemporaine/les-signorine-de-maria-messina-des-heroines-en-marge-de-lordre-symbolique