Femmes de pouvoir dans le théâtre du Siècle d'Or
Introduction
Au Siècle d’Or, les figures du pouvoir sont constamment et presque compulsivement définies, critiquées ou idéalisées. Allant plus loin que les modèles typiques de l’ars gubernandi, le théâtre espagnol dans son ensemble propose une réflexion sur le pouvoir, sa conservation et ses limites. La problématique de l’autorité attribuée à une femme reflète la mentalité de l’époque qui s'interroge sur les personnes aptes à détenir un pouvoir royal. Loin d'être un modèle unanimement accepté, la reine, l'infante, la princesse ou l'impératrice transgressent les limites déterminées par leur identité sexuelle en se soulevant contre une autorité traditionnellement masculine. Grâce à un débat pro-féministe qui débute à la Renaissance, la « querelle des femmes » se transforme dans le théâtre du XVIIe siècle en véritable « révolte des femmes » où les femmes aspirent à ne plus être soumises. Le topos du « monde à l’envers » permet aux femmes d’agir à leur guise et de mener une politique légitime, souvent juste et exemplaire mais qui peut rapidement dériver en gouvernement excessif, irréaliste, voire tyrannique. Comment le personnage féminin de théâtre parvient-il à s'imposer sur une scène en proie malgré tout à des mentalités conservatrices et partriarcales et comment s'exerce par conséquent son pouvoir? Il convient tout d'abord de considérer la femme de pouvoir comme un rôle d'autorité inévitablement associé à l'actrice qui l'incarne puisqu'elle y voit une possibilité de s'émanciper professionnellement dans un monde d'hommes. En ayant à l'esprit cette réalité d'un pouvoir de la femme sur scène, des typologies de personnages s'imposent davantage que d'autres : la reine-roi d'une part, création originale des auteurs qui combine deux autorités en une seule souvent symptomatique d'une exceptionnalité temporaire et la reine amazone d'autre part, personnage intriguant, hyperactif et foncièrement sexiste qui permet aux femmes de rêver d'une certaine liberté.
1. Femmes de pouvoir du Siècle d'Or : du personnage féminin à l'actrice professionnelle
Lire et étudier les textes de théâtre du Siècle d'Or permet de découvrir un large éventail de personnages souvent représentatifs de la société de l'époque parmi lesquels les figures féminines ne sont pas en reste. Face aux personnages masculins du galán notamment, les personnages de la dama et de la criada créés par les poètes apportent à la dramaturgie une touche féminine des plus plaisantes pour les spectateurs malgré un contrôle récurrent de leurs rôles (Couderc, 2007, 272-273). En effet, les femmes apparaissent dans la littérature comme le reflet d'une société espagnole misogyne et patriarcale et sont, par conséquent, presque systématiquement reléguées au rang de génitrices dans toutes les strates sociales. Dans le théâtre cependant, le personnage féminin se révèle d'une complexité certaine. Tour à tour esclave, sainte, prostituée, amante, tentatrice, sorcière, noble, guerrière, la femme tente de s'imposer sur scène dans un combat permanent contre les hommes, le pouvoir et le monde, afin d'exister et d'être reconnue en tant qu’individu.
Les dramaturges de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle n'ont pas toujours réduit la femme à des archétypes propres à un imaginaire collectif opposant la femme idéale, soumise et vertueuse à la femme de mauvaise réputation, tentatrice et hystérique, répondant ainsi à une représentation schématique de l’opposition entre la vierge Marie et la grande tentatrice de l'humanité, Ève. Ingénieux et originaux, les auteurs ont complexifié l'élaboration des personnages féminins en jouant avec leur genre sexuel et leur rapport au pouvoir. La femme virile de l'âge classique, appelée par la spécialiste Melveena McKendrick la mujer varonil, est par définition un personnage foncièrement transgressif qui use d'un certain pouvoir en subvertissant consciemment les normes imposées au genre féminin en Europe et en Espagne (McKendrick, 1974, p.ix). De même, le XVe siècle a été bouleversé par la politique de la reine Isabelle de Castille, première souveraine puissante d’une lignée de reines ambitieuses et rebelles en Europe. Le théâtre siglodoriste, souvent politique, didactique et moralisateur, s’est emparé du thème de l’exercice du pouvoir, questionnant le poderoso, modèle de bon gouverneur incarné par le roi lui-même et ses favoris. En complément, seules ou face aux poderosos, les poderosas sont les personnages de damas hors du commun qui agissent et se révoltent contre des règles phallocrates très rigides. Ainsi, la reine, symbole d’une autorité suprême, est considérée comme l'une des figures les plus controversées et troublantes du pouvoir dont les déterminations peuvent s'avérer multiples et infinies.
La mise en scène de reines virilisées et tourmentées, en constante négociation avec leur autorité, apparaît comme une représentation des positions complexes et contradictoires adoptées par l'instance masculine elle-même. De la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIe siècle, Cristóbal de Virués, Calderón de la Barca, Lope de Vega, Guillén de Castro, Francisco de Rojas Zorrilla ou encore Tirso de Molina se sont tous, au moins une fois dans leur carrière d’auteurs, essayés à la création d'une reine virile, personnage ambigu qui joue avec les frontières de son genre sexuel. Les pièces dans lesquelles sont mises en scène des femmes de pouvoir proposent des portraits novateurs de la féminité créant une dynamique entre le genre et le pouvoir, bases d’une évolution de leur place dans la société ou du moins d’une remise en cause des mentalités. En effet, les dramaturges ne proposent pas un théâtre que l'on pourrait de nos jours qualifier de féministe mais un théâtre qui a le mérite d'interroger le public, en lui soumettant une réflexion sur la société et les relations entre femmes et hommes à travers l’autorité et les rapports de pouvoir. De même, cette problématique de genre est de façon générale traitée par des hommes qui prennent en compte les enjeux et les questionnements de la féminité sans pour autant y adhérer ou plaider en sa faveur. Même s'il existe, à l'époque, un théâtre écrit par des femmes, peu de leurs pièces attribuent au personnage de la reine un rôle déterminant. Les dramaturges hommes se plaisent à mettre en scène des personnages de reines actives faisant preuve de plus de virulence et de créativité que leurs homologues masculins, sans doute parce que leur genre en tant qu'auteurs n'est naturellement pas remis en question. Cependant, dans ce théâtre masculin, le pouvoir des femmes est à mettre plus largement en perspective avec des féminités marginales, hétérodoxes, androgynes, déviantes et transgressives en opposition à la représentation des normes machistes et patriarcales. Le théâtre devient par conséquent cet espace de création littéraire et artistique qui tend à mesurer des revendications identitaires sexuelles et sociales réelles souvent caractérisées par un travestissement fascinant du corps des actrices sur scène. Car il convient de prendre en compte la réalité historique et le statut de l’actrice qui fait vivre les textes des grands auteurs sur scène, en se les appropriant et en s’évertuant à les incarner. La fin du XVIe siècle est profondément marquée par la professionnalisation de l’actrice, enfin reconnue et considérée légalement et en partie socialement. C’est ainsi qu’une nouvelle conception du théâtre ouvre la voie à des carrières exceptionnelles d’actrices. Désormais, la femme expose son talent et ses capacités à jouer au même titre que les hommes bien que ceux-ci ne soient pas des plus élogieux à leur égard. L’actrice apparaît avant tout pour pallier les problèmes auxquels doivent faire face les autores, metteurs en scène ou directeurs de compagnie, qui, depuis le Moyen Âge avaient probablement recours à des hommes travestis pour incarner les rôles féminins. Lassés et peu convaincus par cette technique qui manque de vraisemblance et qui gêne par son ambiguïté sexuelle en jetant sur les comédiens des soupçons d’homosexualité, la présence de l’actrice se fait naturellement dans l’effervescence du répertoire théâtral de l’époque. Jerónima de Burgos, Mariana Vaca, Micaela de Luján, Jusepa Vaca, María de Córdoba ou à la fin du siècle María de Navas sont les femmes qui assurent aux metteurs en scène une notoriété certaine et un succès garanti aux guichets (Evain, 2001, 227). L’actrice est par conséquent une femme de pouvoir qui devient l'instrument fédérateur d’une cohésion sociale nécessaire à l’épanouissement du théâtre et qui s’émancipe dans le domaine public. Les femmes en lien avec le monde théâtral sont également des femmes en puissance qui affichent publiquement une autorité qu’aucune autre femme de la société n’a : même sans avoir un rôle important et même sans jouer sur scène, le simple fait d’être liée à cette famille du théâtre ouvre les portes d’un monde jusque-là interdit à ces femmes. En apportant son aide à l’entreprise théâtrale, à sa gestion financière et administrative, l'actrice gagne un salaire parfois loin d'être négligeable et subvient aux besoins du foyer et à la survie de la famille (González Martínez, 2008, 137).
Le théâtre est, à l'époque, le seul espace qui offre ces opportunités d’émancipation aux femmes : qu’elles soient collègues voire supérieures hiérarchiques, les actrices sont conscientes de cette chance et exploitent leur potentiel de séduction en assouvissant à la fois le plaisir voyeuriste des hommes et des spectatrices. Véritables « business women » de leur époque, les actrices sont de fines stratèges qui, progressivement, tissent leur toile au sein de la cour et acquièrent toujours plus de faveurs. Partie intégrante de la création théâtrale, elles offrent des perspectives nouvelles aux dramaturges qui peuvent dorénavant penser leurs pièces pour des actrices en particulier. Ainsi, pour ces femmes de pouvoir, incarner sur scène des femmes puissantes et viriles consolide et légitime leur position dans la société. Dans leur répertoire, les rôles types de reine-roi et de reine Amazone sont des plus prisés car ils donnent l'occasion aux comédiennes d'interpréter et d'expérimenter une autorité souvent refusée aux femmes de leur époque.
2. Exceptionnalité temporaire du pouvoir de la reine-roi
Au Siècle d'Or, la reine est souvent définie par une capacité à régner seule au même titre que le roi et elle est alors nommée reine-roi ou roi au féminin. La reine-roi est considérée comme une femme forte qui exerce à bon escient son pouvoir, en le défendant, en le conservant et en aimant son royaume. Mais sa qualité de femme forte se révèle plus complexe lorsque celle-ci outrepasse la caractérisation de reine vertueuse, patiente et mesurée. En effet, plus que des femmes au pouvoir, il convient de parler de femmes de pouvoir, des personnages féminins qui usent de leur position sociale élevée pour bouleverser l’ordre établi quitte à prendre la place des hommes de pouvoir. Ces reines pénètrent dans des zones réservées aux hommes, s'emparent de royaumes, renversent totalement l'ordre social et patriarcal, en créant une « république à l'envers ». Publiée en 1636, La república al revés, œuvre de Tirso de Molina se développe sur le paradoxe de l’inversion des genres et de la hiérarchie sociale à travers une reine-roi d'exception qui a marqué l'histoire de l'empire byzantin au VIIIe siècle. Dès le premier acte, l’impératrice Irène revendique seule son utilisation des armes pour défendre le royaume de Byzance plongé dans une décadence due à l’incapacité des hommes affaiblis par une féminisation de leur attitude :
« Los hombres no, que en regalos / y femeniles placeres, / por huir sus intervalos / hilaran como mujeres » (Tirso de Molina, 1962, vv. 42-45).
L'impératrice se lance alors dans une lutte féroce contre le Sénat qui doute de la capacité d'une femme et doit surtout vaincre son fils, le prince Constantin, qui souhaite récupérer le trône. Celui-ci se heurte à un pouvoir féminin résistant qu’il ne cesse de dénigrer en rappelant sans cesse le rôle passif des femmes dans la société. Ainsi, pour échapper à l’emprisonnement orchestré par le prince pour anéantir sa mère, Irène revêt des habits d’homme et se cache pour préparer une offensive. Dépossédée de son pouvoir, elle redouble d’efforts pour le récupérer et instaurer l’ordre en faisant crever les yeux de son fils. La mutilation comme châtiment du tyran prouve l’exemplarité d’Irène qui rétablit l’ordre contre la tyrannie, une attitude dès lors saluée et approuvée par tous les personnages, même si celle-ci répond à la cruauté par la cruauté. Grâce au travestissement et à une autorité sans faille, Irène prouve à la fin de la pièce sa capacité à assumer en tant que femme un rôle de pouvoir traditionnellement réservé aux hommes. Néanmoins, le message didactique de l'auteur est clair : la république renversée ne peut être un modèle durable de gouvernement et ne sert que d'avertissement aux hommes de pouvoir emprunts de faiblesse.
Historiquement, la figure de la reine dans l’Histoire de l’Espagne et de ses mentalités, a démontré combien le conflit était fondamental pour appréhender la souveraine. L’image de la reine en Espagne est elle-même conflictuelle : le cadre juridique et légal délimite étroitement les devoirs de la reine et ne lui apporte que peu de droits. Contrairement aux reines consorts, nommées reines du roi, réduites à assumer un statut plutôt qu’à investir une fonction, Isabelle de Castille, modèle par excellence de reine-roi, provoque, dérange mais prouve que le pouvoir au féminin n’est pas une absurdité. Ses exploits et son sens du devoir pour le peuple servent des discours à double sens que les défenseurs d’un féminisme de la Renaissance véhiculent contre les misogynes. La reine est extraordinaire parce qu’elle sort du lot mais aussi et surtout parce qu’elle agit. Inspirés de la copieuse bibliographie contemporaine sur la Reine Catholique, les auteurs du Siècle d'Or ont façonné un mythe national marqué par la pluralité des visions sur Isabelle qui donnent à voir à la fois le malaise et les interrogations que suscite une femme de pouvoir. S’écartant de la fonction providentielle et messianique attribuée à l'ensemble des pièces où intervient Isabelle de Castille, dans Antona García de Tirso de Molina, œuvre publiée en 1621, la fonction de la reine-roi est véritablement questionnée. La pièce reprend une période troublée et houleuse de l’avènement d’Isabelle, la guerre de succession, pendant laquelle la reine virile évolue en parallèle du personnage éponyme, Antona García, simple et humble paysanne qui voue une admiration sans borne à sa souveraine légitime. Trois personnages féminins dominent et triomphent sur scène : la reine, au cœur de la pièce, son alter ego Antona et son antagoniste María Sarmiento, partisane du camp portugais. Ces trois femmes viriles établissent un triangle original de protagonistes qui met en lumière une forme de résistance féminine et collective sur les champs de bataille. Dès lors, la masculinisation de leurs attitudes est un procédé naturellement favorable à la construction d’un héroïsme propre au féminin. La reine catholique est, dans cette pièce, en rébellion avec sa propre personne, intérieurement partagée entre deux façons de concevoir sa place au pouvoir dans un monde violent et masculin. Courageuse et forte, Isabelle n’hésite pas à éclipser sur scène son époux et à saisir les opportunités pour se lancer sur le front et mener ses troupes à la victoire. Ainsi, lorsque le roi Ferdinand tarde à arriver sur le front de Zamora, la reine-roi prend volontairement les devants, sauvant l’honneur en l’absence du sexe masculin. Toutefois, le comportement de la reine catholique apparaît comme empreint d’une certaine dualité et malgré une attitude clairement masculine et énergique, elle tente de tempérer son rôle au pouvoir pour ne pas blesser la gente masculine ni rompre avec la tradition patriarcale en rappelant à ses compatriotes femmes leur véritable rôle social :
« No os preciéis de pelear, / que el honor de la mujer / consiste en obedecer / como el del hombre en mandar » ( Tirso de Molina, 1999, vv. 371-374).
Cette attitude ambiguë prouve que la reine de Castille peine à assumer une mission traditionnellement masculine mais qu’elle en apprécie temporairement ses facettes.
Ainsi, le discours moralisant et très conventionnel qu’Isabelle tient sur la place de la reine et sur celle de la femme dans la société du XVIIe siècle ne semble être qu’un moyen de justifier, tout en la dissimulant, la nature foncièrement transgressive de son attitude, de ses actes et de ses discours. La double intentionnalité marquée par Tirso et la problématique liée à son genre font d’Isabelle une figure transgressive et assurément conflictuelle concentrant en elle les méfiances réelles d’un pouvoir féminin à l’époque. Ainsi, même si les missions politiques sont au cœur des discours soutenus par les reines-rois Irène et Isabelle, le franchissement des limites imposées au genre féminin ne doit rester qu'une singularité et une exceptionnalité temporaires et ponctuelles mais en aucun cas une possibilité permanente de concevoir le pouvoir.
3. Utopie du pouvoir exclusif de la reine Amazone
Figure par excellence d’une reine-roi qui assume seule le pouvoir sans avoir de relation de dépendance avec un quelconque mâle, la reine Amazone à la tête d'une gynécocratie, un gouvernement exclusivement féminin, bouleverse davantage en interrogeant également l’identité sexuelle, voire homosexuelle. Ces reines davantage transgressives que les reines-rois par leur remise en cause du genre identitaire se raccrochent à des caractéristiques typiques de la femme virile ou travestie et satisfont ainsi à des pratiques théâtrales courantes très appréciées du public. Lope de Vega fait incontestablement figure de pionnier de la reprise de ce mythe antique dans le théâtre espagnol dans une trilogie de comedias dédiée aux reines Amazones. Ses pièces s'adaptent à une véritable fascination pour le motif amazonique dont l'imaginaire fabuleux laisse une possibilité pour les femmes de gouverner seules. Dans la pièce Las mujeres sin hombres, probablement écrite entre 1613 et 1618 et publiée en 1621, les deux reines amazones, Antiopía et Deyanira se disputent le trône dans une société féminine régie par des lois sexistes. Si la première déclare détester à outrance les hommes, la seconde, plus permissive et réaliste, affiche ses doutes quant à l’exclusion définitive des hommes de leur monde :
« Establezco, y será la ley primera, /que la mujer que trate de hombre alguno, / por la primera vez, pague diez doblas; / veinte por la segunda ; y desta suerte se doblará / la pena y el delito » ( Lope de Vega, 2008, vv. 386-390).
Sur scène, les Amazones prennent part à un combat des sexes viril et foncièrement barbare. De plus, elles revendiquent des droits féminins et imposent leur supériorité par rapport aux hommes. Sans pour autant prôner une égalité parfaite des sexes, les amazones lopesques inversent les valeurs véhiculées dans la société du XVIIe siècle. Pour compléter leur rôle de dirigeantes et faire preuve de modernisme face à la légende antique, Lope a recours au travestissement des Amazones tant il est évident que celui-ci joue un rôle fondamental dans le déroulement de l’intrigue et les rapports entre protagonistes en excerçant un pouvoir sur le plaisir des spectateurs non négligeable. Le port de vêtements typiquement masculins entre dans le processus de revendication de droits féminins qui passe par une égalité vestimentaire transcendant l’équilibre physiologique. Par ailleurs, l’usage de vêtements courts et ajustés souvent adaptés aux conditions d’obscurité sur scène, sert à renforcer la volonté mimétique de ces personnages (Blanco, 2006, 131-132). Enfin, le fait de se travestir sur scène implique un changement d'habit qui met en valeur le corps de l'actrice. Le corps des comédiennes, ainsi démasqué, montré, exposé et disséqué par ses spectateurs et spectatrices n’en reste pas moins un corps convoité, soumis à la critique et aux tensions sexuelles. À la fin de la pièce, Antiopía, confrontée à Thésée, cède à ses désirs qu’elle tente sans grande énergie de réprimer, tandis que Deyanira s’évade avec Héraclès dont elle est éperdument tombée amoureuse.
Un peu plus tard, Tirso de Molina, s’intéressant à l’histoire de Francisco Pizarro, inclut une intervention des reines Amazones en 1635 dans Amazonas en las Indias au milieu d'un univers américanisé, beaucoup plus exotique et magique que celui des comedias de Lope. Menalipe et Martesia, deux sœurs et reines amazones narguent leurs ennemis espagnols en leur rappelant leurs origines, leurs caractéristiques physiques atypiques comme le sein mutilé, leurs règles matrilinéaires selon lesquelles les enfants nés mâles sont tués pour ne garder que les nouveaux-nés filles, leurs coutumes, et ne manquent pas de rappeler leurs goûts anthropophages :
« a los hombres nos comemos, / ¿Cómo los querremos bien? / Carne humana es el manjar / que alimenta nuestra vida » (Molina, 1993, vv. 255-258).
Pourtant, au milieu du corps à corps cadencé, les sœurs amazones oublient vite leurs principes extrêmement sexistes et tombent sous le charme des Espagnols, eux-mêmes peu rassurés de se trouver en présence de ces femmes criminelles qui rêvent de faire de ces hommes des mets bien appétissants. Tout comme les reines dans la trilogie lopesque, les Amazones tirsiennes sont rattrapées par leurs sentiments, délaissant très rapidement les principes pour lesquels elles se battaient au début des pièces. Dans l'ensemble de ces pièces, les nombreux détails qui se greffent à leur légende, de leur férocité à leurs techniques meurtrières et cannibales, permettent une tension non négligeable sur les ennemis mâles mais celle-ci redescend aussi vite qu’elle était apparue lorsque les reines embrassent le monde contemporain en accord avec une attitude plus raisonnable et conventionnelle. Ces reines Amazones défendent farouchement au début des pièces leur capacité à gouverner seules et à combattre les hommes mais la rencontre avec les Espagnols les pousse à délaisser leurs principes pour un destin conventionnel et attendu. Passant d’un extrême à un autre, de la haine à l’amour, le manque de cohérence dans les discours des reines Amazones, appuyé par des motifs criminels et anthropophages, décrédibilise totalement ces femmes de pouvoir.
L’Amazone nordique contemporaine représentée par la reine Christine de Suède est encore plus intrigante que l’Amazone américaine et antique parce qu’elle a bel et bien existé. Au XVIIe siècle, Christine de Suède (1626-1689), souveraine androgyne a suscité une curiosité au sein des cours européennes et plus particulièrement en Espagne. Calderón de la Barca, fasciné par les particularismes et les contradictions de Christine, se risque à la mise en scène de cette reine peu commune dans sa comedia palatine Afectos de odio y de amor publiée en 1664. Calderón réunit nombre de qualités propres à la reine virile exemplaire : charmante, érudite et valeureuse, sa caractérisation pourrait en faire une reine-roi d'exception comme Isabelle de Castille ou Irène de Byzance bien que ses positions politiques et sa conversion religieuse ne soient en aucun cas abordées dans la pièce. Toutefois, sa représentation n’est pas aussi lisse et consensuelle que ses consœurs : plus audacieuse et moins en retrait, c’est un personnage instable et hyperactif. Christine, renommée Cristerna, reine de “Suevia”, selon une logique de mise en fiction des faits historiques, prend la tête de ses armées et mène les batailles d’une main experte, à la manière des grandes reines légendaires. Meurtrie par la mort de son père Adolfo et motivée par la hargne et la vengeance, l’Amazone nordique s’engouffre dans une croisade pour retrouver son assassin, le duc de Russie, Casimir, et le tuer. Belle, rebelle et en décalage avec le genre masculin, Christine adopte dès le début de la pièce une attitude de résistante face à l’ordre patriarcal suédois, prônant l’égalité des femmes non seulement dans l’art de la guerre mais aussi dans celui de la rhétorique :
«Quiero empezar a mostrar / si tiene o no la mujer / ingenio para aprender, / juicio para gobernar / y valor para lidiar; / y así, porque no presuma / Suevia que ciencia tan suma / quien la publica la ignora, / me ha de ver tomando ahora / la espada, y ahora la pluma. » (Calderón de la Barca, 2007, v. 647-656).
De même, la reine supprime la loi salique du royaume suédois, arguant que les femmes sont tout autant capables de diriger et d’occuper des postes à responsabilité que les hommes. Sa dame de cour, Lesbia, dont le nom évoque l'amour homosexuel associé à l'île de Lesbos où est née la poétesse grecque Sappho, lui lit ainsi la loi que la reine promulgue à l’égard du genre féminin :
« Y porque vean / los hombres que si se atrasan / las mujeres en valor / y ingenio, ellos son la causa, / pues ellos son quien las quita / de miedo libros y espadas, / dispone que la mujer / que se aplicare inclinada / al estudio de las letras, / o al manejo de las armas » (Calderón de la Barca, 2007, v. 695-704).
Pourtant, la reine Christine se révèle plus embarrassée et tourmentée qu'elle n’y paraît de prime abord et sa rébellion est rapidement ternie par des doutes et une dichotomie entre amour et haine que le titre de la pièce met habilement en évidence. Si, au début de la comedia la reine s’oppose au mariage et à la volonté de perpétuer la continuité monarchique de sang qu’elle concrétise par un comportement de femme distante envers la gente masculine, elle finit néanmoins par céder au profit d’un retour à l’ordre naturel. Effectivement, même si l’Amazone semble attachée au pouvoir, à la survie et à la protection du peuple suédois, elle tombe vite sous le charme du duc russe Casimir qu’elle combattait pourtant avec acharnement au début et se laisse dominer par ses sentiments passionnés au détriment de son autorité. L’imbroglio final du mariage et les soupçons qui plane sur l'homosexualité de la reine qui joue tout au long de la pièce avec son ambigüité sexuelle, le tout dans un contexte qui est loin d’être réaliste, ne font que renforcer l’intentionnalité de Calderón de la Barca de remettre à sa place un monde à rebours, bouleversé par une gynécocratie beaucoup trop imposante mais où le risque tragique est écarté au profit d’une solution allègre voire comique.
Conclusion
Ainsi, le discours politique utopique du matriarcat qui finit par se remettre en ordre par le biais de mariages avec des hommes, met un terme aux fantasmes et aux tensions sexuelles, effaçant toute dimension subversive et transgressive de la femme de pouvoir. Le travestissement des femmes en hommes, la représentation visuelle de la féminité, les revendications égalitaires ou le fantasme d'une sexualité féminine débridée sont tout autant de moyens de faire rêver le public masculin et féminin tout en veillant à minimiser et à relativiser la place du pouvoir des femmes.
Malgré une mise en scène récurrente de reines fortes, les reines-rois, capables de remplacer les hommes ou de reines Amazones agressives et cannibales, les dramaturges n'hésitent pas à rappeler les réalités existantes dans les rapports entre les hommes et les femmes de leur temps et l'omniprésence d'un système patriarcal tout puissant. Le théâtre du Siècle d'Or dans une perspective moralisatrice tend à avertir le public féminin en le contrôlant et en imposant une sorte d'autorité sur les femmes. Néanmoins, les femmes qui incarnent ces reines se voient reconnues et acquièrent une nouvelle forme de pouvoir. Le succès de l’actrice comme figure dominante et incontournable de la scène, en constante confrontation avec le sexe masculin, donne l’opportunité aux dramaturges de libérer la parole des femmes. En laissant les femmes s’exprimer par des moyens plus intenses et en les intégrant au processus créatif d’interprétation, ils font preuve d'un certain modernisme mais sans forcément montrer une volonté de les plaindre, de les défendre ou de se battre à tout prix pour elles.
Références bibliographiques
Corpus
CALDERÓN DE LA BARCA, Pedro. 2007 (1664) « Afectos de odio y de amor », dans Comedias, III, Madrid : Fundación José Antonio de Castro.
MOLINA, Tirso de. 1962 (1636). « La república al revés », dans Obras dramáticas completas. Madrid : Aguilar.
MOLINA, Tirso de. 1999 (1621). « Antona García », dans Cuarta parte de comedias, Pamplona : Instituto de estudios tirsianos.
MOLINA, Tirso de. 1993 (1635). Amazonas en las Indias, Kassel : Reichenberger.
VEGA, Lope de. 2008 (1621). Las mujeres sin hombres, León : Universidad de León.
Articles et ouvrages théoriques
BLANCO, Mercedes. (2006). « Tirso de Molina : une dramaturgie du travesti féminin », dans Travestissement féminin et libertés, Paris : L’Harmattan.
COUDERC, Christophe. 2007. Le théâtre espagnol du Siècle d’Or (1580-1680), Paris : Presses universitaires de France.
EVAIN, Aurore. 2001. L'apparition des actrices professionnelles en Europe, Paris : L'Harmattan.
GONZÁLEZ MARTÍNEZ, Lola. (2008). « Mujer y empresa teatral en la España del Siglo de Oro. El caso de la actriz y autora María de Navas », dans Teatro de Palabras : Revista Sobre Teatro Áureo. En ligne : https://www.uqtr.ca/teatro/teapal/TeaPalNum02Rep/8LolaGonzalez.pdf
MCKENDRICK, Meelvena. 1974. Woman and society in the Spanish Drama of The Golden Age. A study of the mujer varonil, Cambridge : Cambridge University Press.
« Pour aller plus loin »
DJONDO, Amélie. 2016. Femmes de pouvoir et pouvoir des femmes : le personnage de la reine transgressive et criminelle dans le théâtre du Siècle d’Or, Nanterre. En ligne : http://bdr.u-paris10.fr/theses/internet/2016PA100116/2016PA100116.pdf
ZÚNIGA LACRUZ, Ana. 2015. Mujer y poder en el teatro español del Siglo de Oro : La figura de la reina, Kassel : Edition Reichenberger.
ZÚNIGA LACRUZ, Ana. 2015. Reinas áureas. De la A a la Z. Kassel : Reichenberger.
Pour citer cette ressource :
Amélie Djondo, Femmes de pouvoir dans le théâtre du Siècle d'Or, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2018. Consulté le 03/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-classique/femmes-de-pouvoir-dans-le-theatre-du-siecle-dor