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Espagne : croissance, crise et indignation

Par Matilde Alonso Perez : Professeure des Universités - Université Lumière Lyon 2 , Elies Furio Blasco : Professeure des Universités - Université Lyon 3 , Christel Birabent Camarasa : Maître de conférences associée - Université Lyon 3
Publié par Christine Bini le 07/06/2011

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Matilde Alonso Pérez, Elies Furio Blasco et Christel Birabent Camarasa, professeurs à l'Université Lyon 2 et Lyon 3, analysent le mal profond dont souffre l'économie espagnole.

Publié le 31/05/2011 sur Le Journal du Net et reproduit avec son aimable autorisation.

1. De la croissance à la crise

L'Espagne vit actuellement une terrible crise économique, après avoir connu une croissance forte et prolongée de 15 ans. La croissance a permis au revenu par tête de progresser. La population a augmenté, en partie grâce à l'immigration, ce qui s'est traduit par une augmentation du nombre de foyers et de la demande de logements. Les bonnes conditions du crédit ont favorisé l'expansion du secteur de la construction. La typologie des familles et le rôle de la femme dans la société espagnole ont évolué. Cependant, les restrictions externes à la croissance et les goulets d'étranglement internes de l'activité économique, notamment dans le secteur de la construction, accompagnés de la crise internationale ont provoqué la première crise économique espagnole du XXIème siècle. Une crise qui se manifeste le plus fortement sur le marché de l'emploi, avec 5 millions de personnes au chômage et un taux de chômage de plus de 20%.

Ce fort niveau de chômage n'est pas nouveau en Espagne. Pendant les années 90, le chômage avait déjà atteint un niveau similaire. Il existe cependant une différence de taille entre l'Espagne de 2011 et celle de ce passé récent. La différence positive par rapport à d'autres moments de crise en Espagne concerne la plus grande taille de la base économique du pays ainsi que la présence économique internationale de l'économie espagnole. Parmi les différences négatives, il faut signaler le poids du secteur de la construction et le niveau élevé de la dette interne et externe. Un autre changement important en Espagne concerne la société et le style de vie, c'est la "modernisation" des familles. La famille protège de moins en moins les jeunes des effets néfastes de la crise.

En 75 ans, l'Espagne est sortie du tout agricole pour devenir une économie où les services représentent 70% du PIB. Le pays fonctionne à présent selon le schéma productif des principaux pays développés. Sur le plan extérieur, l'Espagne est passée de l'autarcie et de l'isolement à l'intégration complète dans l'économie mondiale. Elle a une place dans les institutions internationales.

L'Espagne se situe parmi les dix plus grandes économies du monde et c'est l'une des plus ouvertes. Cette grande ouverture engendre une dépendance vis-à-vis des cycles internationaux et le secteur extérieur est alors plus sensible aux hausses et aux baisses de croissance. Par ailleurs, ceci signifie également que la porte est ouverte à la concurrence. Le poids international de l'Espagne peut se vérifier également dans le domaine des investissements étrangers. Le pays s'est positionné comme un investisseur net à l'extérieur. C'est le huitième investisseur mondial et le sixième récepteur de capitaux. L'adoption de l'euro a été essentielle dans la création de nouvelles relations commerciales. 75% des ventes extérieures espagnoles vont à l'UE. Cette dernière est le plus grand client de l'Espagne.

Le degré d'ouverture de l'économie espagnole représente 67% du PIB. C'est l'un des plus élevés de l'OCDE et il est supérieur à certains des grands partenaires commerciaux du pays, tels que la France, l'Italie ou le Royaume-Uni. Voici une preuve de plus des efforts fournis par l'Espagne pour s'intégrer dans les marchés mondiaux. Grâce à une ouverture importante, la compétitivité internationale s'améliore, c'est-à-dire la capacité des entreprises espagnoles à vendre sur les marchés étrangers. Les marques des entreprises espagnoles sont parmi les 100 marques de prestige mondial. La période de croissance a provoqué une forte augmentation des importations, qui a conduit à creuser un déficit externe déjà important. Certains éléments renforcent le déficit, freinent la croissance économique et démontrent, lentement mais sûrement, que, depuis 1999, la compétitivité espagnole est en perte de vitesse.

Source : INE © MA

2. La bulle de la construction

L'économie espagnole souffre d'un déficit commercial abyssal, ce qui provoque un déséquilibre croissant dans la balance du compte courant. Pendant la période de croissance, l'Espagne a dépensé plus qu'elle ne gagnait et se trouve dans l'obligation de se financer chaque jour davantage par le commerce extérieur. 2005 a été une année record et la hausse de l'énergie (qui représente 45% du déficit) en est l'une des principales causes. Cependant, les autres postes de la balance commerciale ne sont pas en meilleure santé ; c'est là la manifestation de la perte de marchés extérieurs de l'industrie espagnole et de l'essor des importations d'un certain type de produits, notamment les articles à bas coût.

Le déficit extérieur ne répondait pas à une hausse des investissements. Le poids des biens d'équipement dans le PIB est passé de 6% en 1995 à 6,7% en 2004. La construction est quant à elle passée de 12,3% à 16,2% du PIB pendant la même période. Dans un univers mondialisé, les investissements qui rapportent sont ceux en matière de nouvelles technologies de l'information et de la communication (TIC). Par essence, la construction n'était pas destinée à favoriser la croissance de l'économie espagnole. On pouvait en outre se poser des questions sur la faible capacité de génération d'épargne des entreprises non financières. Les besoins de financements extérieurs ont été la conséquence du modèle de croissance espagnol de ces dernières années. Ce modèle s'est caractérisé par une faible capacité d'amélioration de la productivité dans le domaine de l'industrie et par un excès d'investissements dans le secteur de la construction.

Le secteur de la construction a progressé grâce à une demande importante et réelle, fruit de l'accueil de main d'œuvre étrangère et de la diminution des taux d'intérêts. En effet, la croissance de la population et la croissance du nombre de ménages ont été très importants en Espagne. Les ménages sont passés de 11,5 millions en 1991, à 16,2 millions en 2007. L'immigration y est pour beaucoup, mais d'autres raisons sont également intervenues, telles que la diminution de la taille des familles, l'augmentation des divorces...

Cette demande soutenait la forte expansion du secteur de la construction. Ensuite la composante spéculative s'est invitée comme conséquence de la dynamique des prix des logements et du foncier urbain et urbanisable. Le boom de la demande immobilière a été accompagné d'une forte augmentation du prix des logements, de l'ordre de 150% par rapport au niveau de 1995.

En janvier 2009, l'économie espagnole entre en récession. Une situation qui s'accompagne d'une forte chute de la consommation des familles, de la construction, et de l'augmentation du chômage, qui est passé entre 2007 et 2011 de 7,95% à 21,3%. Cinq millions de personnes sont sans emploi en Espagne.

Source : INE © MA

Source : Banco de España © MA

Source : Eurostat © MA

Source : INE © MA

3. Une formation défaillante

La crise a touché d'une façon dramatique la jeunesse espagnole. Les jeunes Espagnols peuvent être classés en deux groupes selon leur niveau de formation. D'un côté, ceux qui, attirés par le dynamisme du marché de travail pendant la période de forte croissance économique, ont quitté le système scolaire. L'Espagne présente l'un des taux d'échec scolaire les plus élevés de l'Europe au sens large. Ainsi, un jeune de 15 ans sur trois quitte le système scolaire sans diplôme. Pendant les années de croissance, ces jeunes qui délaissaient les études pour travailler dans des secteurs tels que la construction percevaient des salaires très élevés. Aujourd'hui, ils sont sans travail et sans qualification professionnelle.

Le deuxième groupe sont les jeunes qui continuaient leurs études et obtenaient un diplôme à l'université. Ils acceptaient souvent un emploi sans relation avec leur formation, mal rémunéré (la génération des mileuristas), mais avaient l'espoir de progresser dans leur travail. Pour eux, la crise a été une réponse claire et négative à leurs attentes. Ils ont dû laisser le monde actif et passer au rang de sans emploi. Les deux groupes partagent actuellement la même situation : le chômage et la frustration. Les jeunes des années 90 ont vécu une situation similaire et pu compter sur le soutien de leurs familles. La famille espagnole a alors joué un rôle de bouée de sauvetage. Aujourd'hui, ce rôle est assumé dans une moindre mesure.

Cette tendance du système éducatif espagnol à laisser partir les jeunes sans diplôme et sans achever leur formation secondaire vient de loin, et elle perdure trois ans après le début de la crise. Le système éducatif espagnol se montre impuissant face à l'échec scolaire. Alors que le marché de l'emploi est de plus en plus global, un tiers des jeunes Espagnols (le double de la moyenne des pays d'Europe) manque de compétences de toutes sortes : langues étrangères, nouvelles technologies... La formation professionnelle est le parent pauvre de la formation en Espagne.

Avec un taux de chômage de 45%, les jeunes Espagnols sont frustrés et, à juste titre, se sentent abandonnés par le système. Une situation dramatique que certains expriment par le biais du mouvement du 15-M qui a accompagné les élections municipales et régionales et dont la portée est encore inconnue.

Source : INE © MA

 

Pour citer cette ressource :

Matilde Alonso Perez, Elies Furio Blasco, Christel Birabent Camarasa, "Espagne : croissance, crise et indignation", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2011. Consulté le 23/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/economie/la-crise-economique-espagnole/espagne-croissance-crise-et-indignation