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Dominique Cardon - Production de soi, distance à soi. Recompositions identitaires à l’heure d’Internet

Par Dominique Cardon
Publié par Clifford Armion le 24/02/2011

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Dominique Cardon, sociologue, est chercheur à Orange Labs et au Centre d'études des mouvements sociaux (EHESS). Dans La Démocratie Internet, ce spécialiste des usages des nouvelles technologies s'intéresse à la fonction politique du web, véritable laboratoire d'expériences démocratiques qui élargit formidablement l'espace public et renouvelle les possibilités de critique et d'action. Ce texte a été écrit à l'occasion d'une rencontre organisée par la Villa Gillet autour de la "webculture : nouveaux modes de connaissance, nouvelles sociabilités".

Je voudrais essayer de caractériser en quelques brèves remarques certains traits des transformations du rapport à la culture et à la connaissance dont on rend souvent Internet responsable. Parmi les multiples points d'entrée dans la question, il me semble que l'un des plus décisifs est la transformation des techniques de production de soi dans nos sociétés. Les dynamiques identitaires sont, en effet, au cœur du développement des nouvelles figures de l'« amateurisme » dont Internet est le théâtre expressif.

De l'amateurisme à l'expressivité diffuse

La définition traditionnelle de l'amateur (celui qui vit pour... la politique, l'information ou la culture, sans vivre de... ; en opposition au professionnel qui vit pour... et de...) n'est sans doute pas la meilleure pour rendre compte des formes d'expressivité diffuse qui animent aujourd'hui l'espace numérique. Cette définition a beaucoup servi à désigner, en périphérie des mondes professionnels, ceux des passionnés qui rêvent d'entrer dans le champ des praticiens légitimes, tout en voyant leur projet sans cesse mis en échec. Peintre du dimanche, écrivain à compte d'auteur, musiciens de rue, beaucoup a été dit sur ces populations d'« amateurs » qui occupent leur loisir à « jouer » au professionnel qu'ils n'ont pu être. Elles ne représentent pourtant qu'un très petit segment de la population ; les enquêtes sur les pratiques culturelles du Ministère de la culture les évaluent depuis longtemps autour d'une jauge de 5 à 8% des français. L'énergie, sans limite, que ces personnes investissent dans leur passion semble ensuite vouée à n'être jamais véritablement reconnue. Elles sont enfin enclines à développer un ressentiment anti-institutionnel à l'égard des instances de consécrations culturelles et à revendiquer des formes esthétiques traditionnelles et conservatrices en opposition aux avant-gardes.

Il est incontestable que les pratiques expressives qui se développent aujourd'hui dans le monde numérique ne peuvent être enfermées dans ce modèle explicatif. En effet, le nombre des producteurs de contenus personnels excède largement le cercle stable des amateurs (une récente enquête sur les pratiques culturelles des français souligne que près de 30% des internautes ont publié lors du mois de l'enquête des photos ou des vidéos sur Ie web). La quête de légitimité culturelle ne semble pas revêtir la même nécessité chez les internautes producteurs de contenu. Enfin, les attentes de reconnaissance s'expriment avant tout à travers une estime de soi obtenue auprès du cercle social de proximité. Les amateurs ne réfèrent plus à cette tribu de passionnés aux ambitions trop larges pour leurs épaules, mais à des formes diffuses, multiples et beaucoup plus légères d'expressivité qui irriguent le web en favorisant les conversations tout azimut. Aussi est-il utile de rendre compte du déplacement de la figure de l'amateur vers celle de « producteur de contenu ».

Parmi beaucoup d'autres, on peut retenir trois traits des pratiques qui se sont développées avec les réseaux sociaux numériques. En premier lieu, ces réseaux accueillent et suscitent une tendance de plus en plus marquée dans nos sociétés à l'exposition de soi, à la théâtralisation de sa vie personnelle et à l'affichage public de ses goûts, de ses centres d'intérêts et de ses activités. Mais, en second lieu, ces nouvelles formes d'exposition de soi ne peuvent être réduites à leur seule composante individualiste et narcissique. Elles expriment en fait une attente de reconnaissance à travers le développement de sociabilité en ligne, à tel point que l'exposition de soi sur Internet apparaît d'abord et avant tout comme une technique relationnelle. Enfin, les pratiques de l'internet social montrent que les participants produisent leur visibilité sur la toile à travers le choix et la sélection de leurs contacts, ce qui contribue à faire de leur public une construction « par le bas ».

Sur Internet, les individus s'adressent des signaux les uns aux autres afin d'exprimer et faire reconnaître leur singularité. Mais en élargissant considérablement le répertoire des signes servant à manifester leur identité (informations personnelles, statuts, photos, localisations, blagues, vidéos, récits d'activités etc.), les internautes ont aussi poussé à considérer ces signes de soi comme des contenus amateurs. Avec l'abaissement considérable des coûts et des barrières d'accès à la production de textes, de sons, d'images ou, dans une moindre mesure, de vidéos sur internet, tout un ensemble d'activités expressives destinées à communiquer, se montrer ou exposer ses passions entre dans le champ des pratiques amateurs.

Détachement et distanciation

Cependant, sur Internet, la personne et les contenus amateurs ne sont plus attachés de la même manière. En effet, dans le monde de l'autoproduction amateur, la séparation de la personne et de son œuvre a toujours constitué une étape cruciale et difficile à négocier. Il faudra que la peinture, le roman, la musique, l'essai critique parviennent à exister indépendamment de leur auteur pour circuler et rencontrer un public. Cette séparation constitue même souvent une épreuve décisive pour isoler ce qui relève des productions « professionnelles » de ce qui tient aux passions « amateurs », l'amateurisme se caractérisant alors par la manière dont l'œuvre fait corps et s'attache par des liens multiples à l'identité de son producteur. Parfois l'accès à une publicité élargie lui sera refusée au prétexte que son roman à compte d'auteurs dissimule mal un témoignage vécu, que sa peinture reste pleine d'idiosyncrasies ou que son essai sans recul masque des intérêts personnels. Aussi, les amateurs doivent-ils opérer un très difficile travail de repli sur eux-mêmes pour donner à leur œuvre l'autonomie nécessaire à sa circulation dans un espace de calcul et de jugement obéissant à des critères d'évaluation publics spécialisés (esthétique, journalistique ou politique). Ce détachement de l'œuvre de son auteur apparaît d'autant plus nécessaire lorsqu'il existe une séparation tranchée - i. e. « matérielle » - entre l'espace de production et de circulation des œuvres. Celles-ci doivent avoir une existence autonome pour circuler dans un espace de réception adapté : la salle de spectacle, le musée, la bibliothèque, la librairie, etc.

Or la caractéristique des modes d'autoproduction dans l'univers numérique est de rendre positives les attaches qui constituaient un obstacle dans la circulation des œuvres matérielles. La production de l'identité en ligne ne pose pas de la même manière les exigences de détachement et de distanciation. En premier lieu, les contenus publiés sur internet ne sont pas séparés de leurs auteurs. Ils se présentent comme des énonciations, s'inscrivent dans une conversation et accompagnent leurs auteurs dans une quête de valorisation de soi. La constitution de l'œuvre et la rencontre du public paraissent ensuite inséparable, puisque les possibilités interactives d'Internet facilitent une co-fabrication continue des énoncés mis en circulation. Le développement d'une culture du remix témoigne de l'intérêt porté aujourd'hui dans le monde numérique aux mouvements de l'œuvre, plutôt qu'à sa fixation dans une position de contemplation séparant le créateur de son public. Alors que dans la définition traditionnelle de l'amateurisme, il était nécessaire de défaire les liens entre la personne et son œuvre pour qu'elle soit reconnue et puisse circuler, désormais, c'est par les liens avec sa passion que les individus se font reconnaître et circulent sur le réseau. Aussi le développement d'un amateurisme de masse peut-il se comprendre comme une manière très particulière de préserver les attaches entre les personnes et leurs œuvres en créant un espace de circulation dans lequel, au lieu de les masquer, les acteurs ont intérêt à les exhiber et à les mettre au centre de la scène.

 

Pour citer cette ressource :

Dominique Cardon, "Dominique Cardon - Production de soi, distance à soi. Recompositions identitaires à l’heure d’Internet", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2011. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/les-dossiers-transversaux/nouvelles-technologies/dominique-cardon-production-de-soi-distance-a-soi-recompositions-identitaires-a-l-heure-d-internet