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Hicham-Stéphane Afeissa - Ethique environnementale

Par Hicham-Stéphane Afeissa
Publié par Clifford Armion le 14/01/2011

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Hicham-Stéphane Afeissa, philosophe, est l'auteur d'un essai personnel sur le thème de l'éthique environnementale anglo-américaine, ((La Communauté des êtres de nature)), dans lequel il propose une approche originale des problèmes environnementaux en marge de l'écologisme français.

Il n'est pas sûr que l'écologie soit l'une des plus anciennes préoccupations humaines, et il n'est pas sûr en ce sens qu'une référence au concept de « nature » tel qu'il a été élaboré ou réélaboré au XVIIe siècle aide beaucoup à comprendre la situation nouvelle à laquelle nous confronte la crise écologique. Le terme même d' « écologie », on le sait, est un néologisme mis en circulation par Ernst Haeckel en 1866. Le mouvement politique et social qui porte le même nom ne prendra tout son essor à l'échelle mondiale qu'au début des années 1970 - même s'il est vrai qu'il existe des associations et des individus sensibles à la nécessité de protéger la nature en ses multiples composantes depuis au moins le XIXe siècle. Quant à la promotion de la nature ou de l'environnement au rang d'objet de réflexion philosophique à part entière, elle a pris un tour à ce point original à notre époque que l'on peut bien dire qu'elle n'a pas vraiment d'antécédent dans l'histoire des idées.

Une réflexion portant sur la place de l'homme au sein de la nature n'a certes jamais été absente de la tradition philosophique, et il serait aisé de montrer, textes en main, qu'elle s'est même toujours accompagnée du souci de donner un sens et une fonction à l'existence humaine. Mais il est remarquable que, quelle que soit la façon dont l'homme se comporte au sein de son environnement naturel et la manière dont il y vit, quels que puissent être les dommages qu'il lui fait subir et ceux qu'elle est susceptible de lui infliger à son tour sous la forme de raz-de-marée, de tremblements de terre ou de tornades, le retour à une situation d'équilibre a toujours été pensé comme définissant la norme du rapport à la nature. Ce n'est que dans le cadre des communautés politiques que forment les hommes que l'existence en commun a été expressément pensée sous l'hypothèse de la possibilité permanente d'une rupture d'équilibre proprement catastrophique, débouchant sur la guerre de tous contre tous. Alors que la nature, quoi qu'il advienne, est censée pouvoir retrouver ses droits d'elle-même, l'institution de règles de droit a très tôt été jugée nécessaire pour établir les conditions d'une paix durable entre les hommes.

Il semble que le théâtre des opérations se soit singulièrement élargi de nos jours, et que nul ne puisse plus ignorer que le monde lui-même a toujours été en tiers dans tous nos combats, pour ainsi dire aux premières loges, si près de la scène où le drame se joue que, depuis peu, elle a même commencé à nous rendre coup pour coup.

La nouveauté de la situation à laquelle nous sommes confrontés tient, nous semble-t-il, au fait qu'il n'est désormais plus possible de distinguer entre l'ordre des actions humaines et celui des forces naturelles, parce que les forces naturelles démesurées qui nous font face aujourd'hui ne sont rien d'autre que nos propres produits. Le trou dans la couche d'ozone, la fonte de la calotte polaire ou le réchauffement climatique, qui constituent les manifestations les plus visibles de ces perturbations d'un genre inédit, ne sont à proprement parler ni des choses naturelles ni des constructions sociales, mais d'une certaine manière les deux à la fois, puisque leur mode d'existence ressortit simultanément à l'ontologie de l'agir humain et à celle des processus naturels qui échappent à tout contrôle humain. C'est donc non seulement notre rapport à la nature qui, pour la première fois dans l'histoire des idées, demande à être pensé sous régime de crise, mais c'est encore, et de manière indissociable, la nature même de la crise qui exige d'être pensée à nouveaux frais.

Nous souhaiterions ici tenter de mettre au jour brièvement les principales caractéristiques de la réflexion écologique telle qu'elle s'est développée en Europe, au cours des trois dernières décennies. Cette dernière nous semble avoir pris le relais, dans une large mesure, de la réflexion angoissée qu'a pu susciter, dans l'entre deux guerres et ce jusqu'à la fin des années soixante-dix, l'expansion des technologies modernes et, plus précisément, la maîtrise de l'énergie atomique. L'enjeu sera pour nous de prouver que pareille filiation n'est pas seulement ni fondamentalement de nature rhétorique - au sens où une prophétie de malheur viendrait alors se substituer à une autre, dans la plus pure tradition des discours apocalyptiques et catastrophistes -, mais qu'elle est d'abord et avant tout de nature substantielle, en ce sens où c'est bien le même objet de réflexion qui est examiné.

Trois traits essentiels nous semblent apparenter l'une à l'autre l'invocation de l'extrême danger de l'armement nucléaire et la dénonciation des processus multiformes de dégradation de la nature, en leur conférant une indéniable originalité et par là même une toute autre signification que celle d'une lamentation apocalyptique ou catastrophiste. Il s'agit (1) de l'ampleur mondiale des problèmes qui sont examinés, constituant un enjeu pour l'humanité tout entière ; (2) de la méthode philosophique sous la direction de laquelle les analyses sont conduites ; (3) de la nécessité proclamée de redéfinir des règles de responsabilité qui soient à la mesure des nouveautés introduites par le développement technologique, exigeant une recomposition du politique.

(1) S'il est vrai que les effets de la puissance technologique sont susceptibles d'affecter le monde entier et d'en totaliser les différentes régions dans une commune destruction, alors c'est à l'échelle du monde qu'il convient désormais d'apprendre à penser les problèmes que soulève l'usage des technologies modernes. L'exposition globale au risque majeur d'une déflagration atomique a ainsi mis au jour un espace planétaire englobant, où l'on n'est jamais assez éloigné de l'épicentre de l'explosion pour être tout à fait sûr d'être à l'abri des radiations.

Le nucléaire, insistent tous les analystes, ne connaît pas de frontières, et effectue à ce titre une totalisation du monde comprise comme expérience d'une clôture du monde sur lui-même où sa rotondité est « ressentie » en tant que telle dans la mesure où les conséquences de nos actions sont appelées à nous revenir dessus par effet boomerang, sans qu'il nous soit loisible de les observer d'un point qui serait situé ailleurs que là même où ils se produisent.

Selon Bertrand Russell, la bombe 2500 fois plus puissante que celle qui détruisit Hiroshima qu'il est désormais possible de fabriquer pourrait « projeter des particules radioactives jusque dans les couches supérieures de l'atmosphère », lesquelles en « retomb[ant] lentement sur la surface de la Terre sous forme de poussière ou de pluies mortelles » pourraient contaminer toutes les formes de vie, sans que nul ne puisse prédire « jusqu'où pourrait s'étendre ce nuage mortel de particules radioactives ». C'est que, par construction, comme le rappelle Günther Anders, « les nuages radioactifs ne se soucient ni des bornes kilométriques, ni des frontières nationales, ni des rideaux de fer ». Dans un monde où le danger s'est universalisé, et où « tout le monde peut toucher tout le monde et tout le monde être touché par tout le monde », le danger n'est « nulle part plus grand qu'ailleurs et reste donc un phénomène dénué de contrastes ». Pour cette raison également, les mêmes analystes font remarquer que l'enjeu de la réflexion ne peut plus être déterminé par la considération du sort réservé à tel ou tel groupe humain particulier, mais par celle de l'avenir de l'humanité de manière générale. La question de la bombe atomique, déclare par exemple Karl Jaspers, n'est pas une question parmi tant d'autres, elle est « la question de l'existence en général, la question d'être ou de ne pas être » où la survie de l'espèce humaine comme telle est en jeu. L'humanité devient ainsi pour elle-même un tout du fait d'être menacée en totalité dans son existence, exigeant de la part de celui qui prend la parole au nom des intérêts de l'humanité de le faire en tant que simple représentant de l'espèce humaine.

Plus radicalement encore, l'avènement de la bombe atomique marque le moment d'une sorte de culmination, d'achèvement ou de point de non retour de l'histoire en ceci que la domination totale de la technique planétaire a fini par rendre possible la destruction totale de l'humanité. Ce n'est pas seulement toute une époque qui se voit unifiée et rendue pensable dans sa spécificité par la mise à disposition de l'énergie atomique, comme si une nouvelle ère s'ouvrait pour ainsi dire devant l'humanité - une ère atomique - à laquelle d'autres pourraient succéder un jour. Car le problème est précisément de savoir si quoi que ce soit pourrait succéder au cataclysme d'une guerre atomique - bref, s'il y a encore un sens, dans ces conditions, à parler de l'histoire à venir de l'humanité. Il ne s'agit certes pas de dire que la fin des temps est arrivée, mais plutôt que nous vivons le temps de la fin, qui peut fort bien d'ailleurs durer indéfiniment et qui durera de fait aussi longtemps qu'aucun changement ne parviendra à imposer « un critère déterminant un nouvel âge du monde capable de concurrencer et de vaincre l'actuel critère d'un possible 'auto-anéantissement de l'humanité'».

(2) Dans la mesure où la pensée du temps de la fin ne fait nullement la supposition que nous ne réussirons pas à repousser toujours à nouveau la fin devant nous, dans la mesure également où elle ne spécule pas sur l'imminence plus ou moins grande de la catastrophe et qu'elle ne formule aucune espérance eschatologique, il est clair qu'elle ne relève plus du tout de la tradition apocalyptique, mais qu'elle inaugure une nouvelle méthode de réflexion philosophique, qui consiste à penser toutes choses sous l'hypothèse de la possibilité permanente de l'apocalypse. Mais, pourrait-on demander, à quoi bon évoquer la possibilité d'une catastrophe dont la probabilité paraît faible ? S'il faut apprendre à nous voir aujourd'hui inévitablement « à l'ombre de la grande catastrophe », s'il faut apprendre à l'envisager constamment comme possible et donc par hyperbole comme probable, c'est parce que ce passage à la limite « est la seule voie par laquelle ce qui est vraisemblable aujourd'hui pourrait [demain] devenir invraisemblable et même impossible » en contraignant les hommes à entreprendre tout ce qui est nécessaire pour écarter la catastrophe.

La méthode qui consiste à envisager toutes choses « à l'ombre de la bombe », selon un expression récurrente sous la plume de Jaspers, a de multiples fonctions : révéler la vulnérabilité de l'existence de l'humanité ; rendre perceptible la valeur de ce qui apparaît comme pouvant être perdu irrémédiablement ; mettre au jour un impératif d'un nouveau genre qui commande de préserver l'existence de l'espèce humaine à tout prix ; faire pénétrer au fond des coeurs une « angoisse créatrice » pour inciter les hommes à prendre conscience de leur tâche en leur rappelant l'origine de leur être ; intensifier la peur chez les peuples pour qu'elle devienne une puissance dominante, non pas celle qui incite à céder aveuglément, mais celle d'où procède l'« éthique claire », capable de transformer, de produire des hommes d'Etat qui lui soient conformes et dont elle soutienne les actions ; transformer l'éthique individuelle, et par là même l'éthique politique en général, de sorte à préparer les conditions dans lesquelles la situation de peur se résoudra en une situation dans laquelle les raisons objectives d'avoir peur ne cesseront de s'affaiblir.

(3) Conformément à l'objectif ultime que se fixe la méthode dont les principes viennent d'être élucidés, la pensée du temps de la fin ne portera ses fruits que si elle parvient à se faire entendre du plus grand nombre, en rappelant constamment, par des déclarations publiques, la situation qui est la nôtre depuis l'avènement de la bombe atomique, en répétant sans cesse de quoi il s'agit, sans jamais se lasser de « gueuler jour après jour, années après années contre le nucléaire ». C'est seulement de la sorte que tous les hommes en seront pénétrés et parviendront à se représenter la chose. « Il faut », déclare Karl Jaspers, « la leur dire chaque jour [sc. cette vérité], la démontrer, la crier, ne pas permettre qu'elle fasse trêve dans l'opinion publique ni dans l'âme de chaque individu. » Pourquoi ? Parce que la peur constamment entretenue suscite la volonté d'agir et fait l'effet d'un catalyseur qui stimule la liberté en l'inclinant à prendre des initiatives qui soient à la mesure du risque encouru.

Quand tous les peuples du monde, toutes les civilisations et tous les Etats se rencontrent sur le chemin d'une destinée commune, parce qu'ils ont fini par comprendre que l'existence qu'ils mènent à la surface de la terre est en danger et qu'ils n'ont aucune planète de rechange, alors il devient clair pour tous que l'humanité menacée en totalité ne pourra se sauver qu'en totalité, à la condition que soit élaborée une politique de coopération internationale d'un genre inédit et d'une portée sans précédent : chez Jaspers, c'est l'idée d'une paix mondiale à laquelle prêterait main forte la « communauté des hommes de raison » ; chez Russell, c'est l'idée d'un gouvernement mondial qui aurait la possession exclusive de la bombe atomique et qui exercerait pour cette raison une pression sur les Etats-nations qui refuseraient de se soumettre à son arbitrage ; chez Anders, c'est l'idée d'une grève générale de la production impliquant de s'abstenir de faire ce que nous savons faire et de fabriquer les attirails dont nous sommes incapables d'oublier le mode de fabrication. A chaque fois, c'est par la recomposition du politique qu'une solution durable semble pouvoir être apportée aux problèmes que soulève la menace nucléaire.

Ce texte a été écrit dans le cadre d'une rencontre organisée par la Villa Gillet avec Akeel Bilgrami, philosophe américain, et des spécialistes français de l'écologie : l'économiste et homme politique Alain Lipietz, le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa et l'économiste Éloi Laurent. La rencontre a eu lieu à l'université Lyon II, le 13 décembre 2010.

Pour citer cette ressource :

Hicham-Stéphane Afeissa, "Hicham-Stéphane Afeissa - Ethique environnementale", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2011. Consulté le 29/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/les-dossiers-transversaux/developpement-durable/hicham-stephane-afeissa-ethique-environnementale