Violence intellectuelle et conflit générationnel dans les lettres de la République florentine en exil
Introduction
Envisager la violence intellectuelle du point de vue du genre épistolaire au XVIesiècle relève d’une évidence qui ne va pas sans poser un problème méthodologique de taille. Définie dans la perspective cicéronienne comme « un dialogue entre amis absents », la lettre s’affirme dans la tradition humaniste comme un espace privilégié de débat et de confrontation. Destinée à échanger, à communiquer des nouvelles ou à convaincre un adversaire, la parole épistolaire se prête d’autant plus facilement au déploiement de controverses qu’il s’agit d’une écriture hybride s’adressant à la fois à un destinataire précis tout en demeurant tendue vers un horizon élargi de réception. Grâce notamment à la réactualisation des lieux communs de l’invective classique sous la plume des grands humanistes du Tre et Quattrocento au premier rang desquels Pétrarque, la polémique épistolaire se décline comme une pratique largement codifiée, progressivement érigée au statut de genre littéraire. La question, dès lors, se pose de savoir dans quelles mesures ces échanges ritualisés autorisent une transgression des normes dialogiques traditionnelles capable de déboucher sur l’exercice d’une véritable violence. En d’autres termes, la codification de la lettre tolère-t-elle le recours à des procédés qui enfreignent les normes de la parole policée et une éthique du débat qui remonterait à l’humanisme classique ? (Azoulay et Boucheron, 2009 ; Lines, Kraye et Laureys, 2015).
Sans prétendre répondre de façon exhaustive à cette interrogation, cette contribution entend explorer une forme distincte d’échange qui continue à se développer aux côtés des disputes argumentées de la grande tradition humaniste. C’est en effet dans le cadre d’une correspondance sans doute moins prestigieuse, reposant sur la transmission de brefs billets confidentiels à but pratique, qu’il nous semble possible de saisir des procédés d’intimidation et d’agression verbale qui rompent avec la ritualisation des querelles. Ici l’outrance du langage et le maniement de procédés parfois indignes telle que la ridiculisation ou l’insulte, ne s’inscrivent pas uniquement dans une attaque ad hominem destinée à réduire l’adversaire au silence : ils témoignent également d’un bouleversement des codes qui tend à menacer l’existence même d’un espace dialogique commun, en portant le genre épistolaire à son point de rupture. Ces querelles personnelles, qui de prime abord semblent bien loin des débats savants qui structurent la communauté intellectuelle, font dès lors émerger des pratiques de sociabilité radicalement distinctes. Elles nous invitent à sonder ces lettres comme autant de champs d’affrontement entre des systèmes de valeurs et des conceptions divergentes dont découlent, au sein d’une même communauté, des identités concurrentes et irréversiblement antagonistes.
Notre étude de cas repose sur la dispute qui oppose de 1567 à 1569, c’est-à-dire à la veille de la création du grand-duché médicéen en Toscane, deux hommes de lettres et républicains florentins partageant le même sort de l’exil et unis par un lien étroit d’amitié, selon la double acception – politique et affective – que ce terme recouvre à la Renaissance. D’une part, l’illustre secrétaire de la dernière République florentine de 1527-1530, Donato Giannotti (1492-1572) qui, désormais âgé, réside en Vénétie et fréquente assidument le cercle du bibliophile et collectionneur d’origine génoise Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601) à Padoue ; de l’autre, le jeune irascible Jacopo Corbinelli (1535-1590) condamné depuis 1562 à l’exil, lequel profite au cours de sa « vita randagia » entre la France et l’Italie de la compagnie des hommes de lettres et de sciences rassemblés autour du cercle pinellien avant de s’installer définitivement à la cour d’Henri II à partir du début des années 70. Aujourd’hui conservée à la Bibliothèque Ambrosienne de Milan (BAM, B 9 inf. et I 167 sup.), cette correspondance inédite ne retrace que partiellement les modalités de l’affrontement en mettant en scène les voix de Corbinelli et de Pinelli lequel revêt à cette occasion le rôle d’un intermédiaire conciliant, tandis que celle de Giannotti demeure à jamais perdue. Cette intervention présente donc un triple objectif. Après avoir décelé dans un premier temps les raisons à l’origine du conflit, il s’agira de circonscrire les procédés qui garantissent le déploiement de la virulence vindicative de Corbinelli en s’intéressant principalement au fonctionnement de ce système épistolaire en triangle, qui facilite le glissement d’une confrontation respectueuse vers l’agression verbale et des méthodes d’intimidation. Il sera alors possible de démontrer, dans un troisième temps, combien cette joute épistolaire traduit une fracture générationnelle irrémédiable au sein du réseau des républicains florentins, et invite à esquisser des frontières entre des conceptions radicalement divergentes de l’opposition anti-médicéenne en exil. Bien loin de se présenter comme un exutoire verbal voué à se substituer à la résistance par les armes désormais impossible face à la consolidation du pouvoir princier, la violence épistolaire apparaîtra ici comme un geste fondateur capable d’édifier au sein même de la communauté florentine en exil, des identités républicaines inconciliables.
I – A l’origine du conflit
La nature du rapport qu’entretiennent les deux Florentins est documentée par la seule lettre parvenue jusqu’à nous que Giannotti adresse depuis Padoue le 24 février 1566 au jeune Corbinelli résidant à Lyon (Giannotti, 1974, 174-177). Dans cette missive, l’ancien secrétaire, fort de son expérience, propose une recension des passages consacrés à la dernière République florentine dans la Storia d’Italia, et fait grief à Francesco Guicciardini d’avoir omis certains événements et de n’avoir pas su dégager les liens de causalité à l’origine de la chute du gouvernement en 1530 de façon à produire de simples « commentarii » et non un récit rationnalisé de l’histoire florentine. Cette lettre, que le destinataire est appelé à « mett[ere] nelle brache di Vulcano », permet de saisir non seulement les intérêts communs et l’harmonieuse complicité qui unissent les deux républicains en exil, mais également le caractère hiérarchisé de cette amitié en soulignant l’ascendance que le vieux Giannotti « [che si] trov[a] in su le spalle 73 anni forniti » exerce, en qualité de dernier témoin et acteur de l’histoire républicaine, sur le représentant d’une nouvelle génération de résistants anti-médicéens. Deux ans plus tard, pourtant, une violente dispute éclate entre les deux hommes transformant la déférence que l’expérience et l’âge avancé de Giannotti avait inspiré à Corbinelli en un mépris agressif.
L’altercation épistolaire qui à partir de la seconde moitié de l’année 1568 prend la forme d’un véritable déchainement de haine repose sur trois motifs qui remontent à leur permanence commune durant l’année 1567 auprès du cercle padouan réuni autour de Pinelli. La querelle, d’une part, porte sur le rôle de précepteur que Giannotti revêt en Vénétie afin de parfaire l’éducation de jeunes Florentins, parmi lesquels Angelo Gemmari et Francesco Bandini. Jugeant ce dernier incapable de toute connaissance, le vieil exilé avait fait appel à Corbinelli en route pour Rome afin de convaincre le père, le riche banquier Pierantonio, à renoncer à l’éducation de son fils pour le destiner aux affaires : une mission que Corbinelli, convaincu que « il cervello et l’intelletto di m. Francesco non meritava mutatione » se garde bien de remplir, mais à la suite de laquelle il est suspecté d’avoir détourné le jeune du commerce en lui inspirant le goût de l’étude. D’autre part, les accusations, dont le jeune exilé se défend avec véhémence, concernent l’usurpation de volumes de la bibliothèque giannottienne, des ouvrages sans doute rangés dans l’une des caisses de livres que Corbinelli avait l’habitude de faire circuler entre Paris, Lyon et Padoue, afin de répondre aux sollicitations de ses amis, en particulier de Pinelli, pour lequel il se charge de l’acquisition de volumes outre-alpes. Tandis qu’il conteste avoir jamais eu accès au premier, un exemplaire de Dante, Corbinelli reconnaît s’être emparé d’un volume de Cyprien de Carthage avec la promesse – jamais honorée – de fournir en échange une édition en grand format d’Alde Manuce (BAM, B 9 inf., 64, 82 et 85-86). Aucune information concernant ces volumes n’a pu être retracée. Ainsi que le précise l’inventaire des biens de Giannotti, rédigé à Rome le 4 mars 1573 à la demande de l’héritier ab intestat du défunt (son neveu Donato di Giannotto Giannotti), la bibliothèque giannottienne est acquise pour une somme de 250 ducats par le libraire Venturino Tramezzino installé via del Pellegrino, et se trouve sans doute dispersée ensuite par la vente des volumes de seconde main et lors de la cessation de l’activité dans les années 80 (Archivio di Stato di Roma, Archivio notarile, Notari del Tribunale dell’auditor camerae, Reydettus Gaspare, vol. 6221, ff. 779r-781v). Il est toutefois possible d’émettre l’hypothèse que Corbinelli se sert du volume de Cyprien de Carthage dans le but d’annoter, à l’aide d’une confrontation avec quatre autres codex de la Bibliothèque Vaticane, un exemplaire de l’édition des Œuvres de Cyprien par Paul Manuce de 1563, qui sera ensuite conservé dans la bibliothèque de Le Tellier à Paris, et qui est aujourd’hui consultable à la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris (Cypriani opera ex. ed. Pauli Manutii, Romae, 1563, Calderini De Marchi, 1914, 37).
Si ces sujets illustrent combien la circulation des savoirs, bien loin de s’enraciner dans une communauté florentine harmonieuse et policée, se négocie entre la France et l’Italie au prix de rancœurs personnelles, la dispute sans doute n’aurait pas donné lieu au déploiement d’une telle violence discursive sans l’intervention d’un troisième motif qui scelle l’inimitié entre les deux exilés et transforme cet échange animé en une ardente altercation. Le principal enjeu en effet réside dans la diffusion du dernier traité de réflexion républicaine, que Giannotti rédige tout au long de ses années d’exil, depuis l’instauration du pouvoir médicéen à Florence en 1531 jusqu’à son décès à Rome le 27 décembre 1572. Composé de quatre livres, la Republica fiorentina, adressé au cardinal anti-médicéen Niccolò Ridolfi, se présente comme un projet de réforme institutionnelle (livre 3) et militaire (livre 4) qui se fonde sur deux principes, la lecture des théories classiques concernant le meilleur gouvernement (livre 1) et l’analyse critique de l’histoire des Républiques florentines (livre 2) (Giannotti, 1990 ; Bisaccia, 1976, 1977 et 1978 ; Cadoni, 1978, 1980, 1994 ; Soldini, 2016). Pour plus d’une raison, l’auteur avait donc soigneusement veillé à limiter la circulation de cette œuvre d’une vie, fruit de son expérience au sein de la chancellerie républicaine de 1527 à 1530, qui demeurera sous une forme manuscrite jusqu’à l’édition princeps publiée à Venise au XVIIIesiècle sous une forme abrégée.
Or c’est dans le cadre du cercle pinellien que Corbinelli s’empare du manuscrit autographe jalousement gardé, en l’insérant dans une des malles de livres qu’il transporte vers la France. Faisant appel à l’autorité du bibliophile, il s’engage durant la première moitié de l’année 1566 à préserver ces feuillets de regards indiscrets :
Et fate pur fede a messer Donato che quei Capitoli della sua Rep[ubli]ca quando s’aprirà la cassa, sarà presente, et non mai altrimenti s’aprirà ; et che i primi occhi che hanno a veder quel libro hanno a essere i suoi, o di colui elli eleggerà che li ripigli ; di che mi obligo anche a voi. (BAM, B 9 inf., 36v)
Si le vol suscite la colère de Giannotti, l’affaire aurait pu s’arrêter là car sans doute Corbinelli restitue le volume l’année suivante lors d’une visite à Padoue, où il participe au cours de l’été à « un banchetto non reale ma scholastico » organisé par le vieil exilé (Ivi, 58 ; Giannotti, 1974, 182). Pourtant la nouvelle de l’existence à Paris d’une copie furtive du manuscrit ranime brutalement la querelle. La responsabilité de Corbinelli dans cette affaire, qui tour à tour reconnaît avoir reproduit quelques chapitres puis s’en défend avec force, demeure difficile à établir. Tandis que le 30 mai 1568, il écrit à Giannotti que « il libro dove io ho scritte le cose vostre, et quelle poche ancora di quella Republica, è in luogo che nessuno vi può porre le mani », il rétorque un mois plus tard à Pinelli : « Quanto a m. Donato non so che vi dire altro, basta che io non l’ho copiata. Et quando io l’havessi fatto direi il medesimo, et la straccerei accio non havessi a essere la rovina che dice di casa sua » (BAM, B 9 inf., 64 et 74). Le 12 novembre, cependant, il admet à Pinelli l’existence à Paris d’une copie du traité :
Io so dove è la sua Republica (ditegliene) tutta copiata, oltre a quel poco di schizzo che fece d’una Repub[li]ca insieme col Cavalcanti, che mandorno qua. La sua Rep[ubli]ca è qua tutta ricopiata, con molte altre scritture appartenenti, et tutto è in mio potere s’io voglio (Ivi, 82).
Ce volume correspond au manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale de France (BNF, Italien 287) qui rassemble trois textes de Giannotti : le traité Della Republica fiorentina, le Discorso delle cose d’Italia, et le Discorso sopra il riordinare la Republica di Siena, transcrits dans une écriture humaniste par un copiste qui a intégré les corrections et reporté en marge les commentaires du livre autographe du traité (Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze, Magl. XXX 230). La présence d’annotations de la main de Corbinelli, insérées à la fin de chaque texte, révèle le projet qui a guidé la transcription et que le jeune exilé, exaspéré par les médisances de Giannotti, annonce dans la lettre du 12 novembre 1568 citée précédemment : « Io farò stampare tutto se voi non dite che mi lasci stare, et che attenda a cuocer di quei polli per la fante » (BAM, B 9 inf., 82). La copie de la Republica fiorentina s’inscrit donc dans un vaste programme éditorial où Corbinelli prévoit, d’une part, d’insérer le discours sur Sienne comme « un autre chapitre » du traité sur Florence (BNF, Italien 287, 130) et, d’autre part, de rassembler, aux côtés du corpus giannottien, l’Apologie, rédigé en 1537 par le tyrannicide Lorenzino, le compte-rendu de la Querelle de Naples qui avait opposé en 1536 les porte-voix des exilés florentins aux représentants médicéens sous l’arbitrage de Charles Quint, ainsi que des « cahiers et journaux de la République florentine de Lyon » (Ivi, 129).Le projet de publication de ces documents, conservés ensemble dans une même armoire (Ivi, 167), se présente ainsi comme une histoire de la République de Florence en exil où le traité de Giannotti est appelé à occuper un rôle central. Tandis que le manuscrit BNF, Italien 287 tend à confirmer les soupçons de Giannotti à l’égard de Corbinelli, un doute cependant demeure quant à la date de formulation de ce projet éditorial puisque l’annotation selon laquelle « l’originale [della Republica fiorentina] è in mano di Monsignor Gemmari » (Ivi, 129) suggèrerait que ce travail préparatoire est postérieur à la mort de l’auteur en décembre 1572, date à laquelle l’autographe BNCF, Magl. XXX 230 est remis entre les mains de son ancien disciple, Angelo Gemmari. Toutefois, sans vouloir s’attarder ici sur le bien-fondé des accusations réciproques qui minent à la fin des années 60 la complicité entre les deux Florentins, il semble pertinent de s’intéresser aux procédés qui dans le cadre épistolaire garantissent l’expression de la violence ainsi qu’aux effets d’une telle agressivité verbale sur la configuration du réseau des exilés.
II – Un système épistolaire en triangle
Notre étude de cas invite à reconnaître combien le déploiement de la violence repose sur l’actualisation d’un triangle épistolaire où la fonction médiatrice de Pinelli non seulement garantit la poursuite de l’échange mais facilite également la transgression des normes dialogiques traditionnelles en portant la communication à son point de rupture. En effet, il est intéressant de mesurer l’écart qui existe entre les lettres que Corbinelli adresse à ses deux interlocuteurs résidants à Padoue. Dans les missives destinées à Giannotti, l’agressivité se fond dans la reprise d’un schéma rhétorique conventionnel et dans le recours à des formules standardisées que l’épistolier manie avec souplesse afin de laisser transparaître son ressentiment. En témoigne notamment le détournement des adresses initiales qui au lieu de manifester une considération respectueuse tendent d’emblée à discréditer la parole du destinataire, comme par exemple dans la lettre du 28 décembre 1568 « Hebbi hieri una lettera di Lione, per la quale intesi i propositi che havete tenuto de’ fatti miei […], et se bene e’ paiono molto lontani da quella opinione che io ho sempre havuto della bontà vostra, nondimeno non la muto, ma mi vo bene maravigliare » (Ivi, 87) ; ou encore la manipulation des formules de congé où l’expression de marques de déférence demeure en réalité suspendue, dans l’attente que l’adversaire reconnaisse ses erreurs et, du même coup, sa défaite : « io non sarò tanto mal creato che io finisca questa mia scrittura senza le debite clausule che s’usono, le quali voglio che s’intendino non solamente in parole, ma in fatti ancora, quando voi vi sarete fatto conscientia dell’havermi offeso » (Ibidem). Au même titre, l’usage de la prétérition est de rigueur dans ces lettres et permet à Corbinelli de manifester l’ampleur de sa rancune et de sa colère tout en feignant de ne pas vouloir s’y attarder afin de respecter les usages. Dans ces échanges, en somme, l’agressivité se traduit par le réinvestissement de patrons rhétoriques si bien que l’écriture demeure sans cesse tiraillée entre d’un côté le respect des conventions épistolaires, et de l’autre le désir impétueux de laisser libre cours à la virulence d’une plume acérée. C’est en revanche au sein des missives adressées à Pinelli que Corbinelli formule ses attaques sans détour et adopte une attitude proprement menaçante car, ainsi qu’il le revendique, celles-ci constituent un véritable exutoire pour faire « passa[re] la collera » (Ivi, 86).
De toute évidence, l’intercession de Pinelli qui dans cette affaire s’efforce en vain d’aboutir à une conciliation entre les deux partis, apparaît comme un moyen privilégié pour sauvegarder un lien que l’éloignement met en péril et pour poursuivre l’échange au moment même où la communication entre les adversaires menace de se rompre (Ivi, 88). Cependant, si le ton modéré et bienveillant de ce médiateur permet de préserver l’espace dialogique, son ingérence est également à l’origine d’une radicalisation de la querelle. En effet, les lettres que Corbinelli destine nominalement à Pinelli, mais auxquelles Giannotti accède nécessairement lors des réunions padouanes, permettent d’abandonner un style agressif mais non moins policé, au profit d’une surprenante violence verbale. Dans ce cadre, par exemple, on assiste aisément à un glissement vers le champ de la menace et de l’intimidation où le jeune Florentin pose explicitement la question du passage à l’acte, qu’il s’agisse de représailles matérielles (la menace de la publication du traité giannottien) ou de l’exercice d’une brutalité physique (Ivi, 82 et 86 : « io lo farò morir ; se costui seguita ; io verrò costà per strangolarlo »). En d’autres termes, les propos adressés à une tierce personne autorisent une exacerbation du discours, mieux encore ils garantissent, au-delà de cet emportement purement expressif, l’exercice d’une violence intellectuelle particulièrement efficace. De fait, la lettre se configure alors comme un monologue sur l’adversaire qui, réduit au silence, se voit condamné à un rôle de simple spectateur. Le triangle épistolaire, en autorisant Corbinelli à alterner entre un discours direct à la deuxième personne et un discours indirect où il peut condamner Giannotti tout en l’ignorant parfaitement, permet ainsi de passer d’un discours de justification acerbe à une brutalité qui vise bien moins à convaincre qu’à vaincre définitivement son rival en le méprisant. Ces attaques par personne interposée acquièrent d’autant plus d’efficacité que ces lettres, ainsi que le rappelle à maintes reprises l’épistolier, sont appelées à circuler librement au sein du cercle pinellien. Celles-ci s’adressent à un destinataire élargi comprenant les membres de la communauté florentine établie à Padoue, parmi lesquels Angelo Gemmari et Francesco Bandini qui se voient promus non seulement au rôle de témoin mais d’instance de jugement. Un véritable réseau d’échanges se met dès lors en place dont l’objectif est d’isoler l’adversaire en discréditant publiquement sa parole.
Afin de définitivement entamer le crédit de son rival, la méthode préférée de Corbinelli consiste à révéler l’inconséquence du discours de Giannotti en insistant sur son âge avancé. Le motif de la vieillesse ponctue ainsi l’ensemble de la correspondance en revêtant tour à tour des fonctions diverses au sein du réquisitoire corbinellien. Dans les lettres adressées à Giannotti notamment, le grand âge est entendu comme un synonyme de sagesse et d'expérience imposant une forme de respect inconditionnel : son rappel s’inscrit alors dans des procédés d’atténuation de l’accusation, telles que la prétérition (Ivi, 87 : « la riverenza, che solo il numero degli anni vostri m’apporta, mi farà tacere ») ou encore l’antiphrase (Ibidem : « mi vo bene maravigliare che un’huomo di 80 anni stato in tanta Rep[ublica] […] mi riprenda quando non dissi a messer Pierantonio come voleva »). Tout au contraire, on assiste à un renversement de cette argumentation dans les missives destinées à Pinelli car l’âge de l’adversaire est ici convoqué en permanence comme preuve de sa sénilité et, du même coup, de l’extravagance de ses propos irrationnels. En ce sens, l’outil le plus fréquemment utilisé demeure la ridiculisation non seulement de l’attitude incohérente du vieillard, mais également de la figure de l’homme de lettres puisque Corbinelli n’hésite pas à dénigrer ses travaux de maturité (Ivi, 86), à savoir ses recherches sur Plutarque ainsi que la correction d’un recueil d’épîtres latines, aujourd’hui disponible grâce à l’édition de Randolph Starn (Giannotti, 1968).
Face à la fouge exaltée de la jeunesse, la vieillesse est dès lors présentée comme une décrépitude physique et, pire encore, intellectuelle qui se traduirait chez l’ancien secrétaire républicain par un renoncement à toute ambition d’action publique et par un repli sur des études sans aucun intérêt collectif. Ce plaidoyer contre le gâtisme de Giannotti jette ainsi le discrédit sur sa parole, désormais réduite à de simples « novelle da cucina » et « cicalerie donnesche » : légitimé aux yeux de son auditoire, Corbinelli peut ainsi faire l’économie de réfuter les arguments de son rival. Sans cesse désigné à l’aide de périphrases irrévérencieuses, « quel vecchio et debole huomo » ou « quel barbogio » se voit donc progressivement mis à l’écart au sein d’un réseau de jeunes correspondants appartenant à la même génération (rappelons que Pinelli et Corbinelli sont tous deux nés en 1535, et que Francesco Bandini et Angelo Gemmari terminent à peine leur formation).
On le voit aisément, le motif de la vieillesse se décline dans cette correspondance en un conflit d’ordre générationnel entre d’un côté le dernier représentant de l’expérience florentine républicaine et de l’autre l’interprète d’un nouvel âge de la résistance anti-médicéenne en exil. Conformément à la nouvelle perception des âges de la vie qui s’affirme dans la cité florentine à partir de la fin du XVesiècle, ces lettres témoignent d’un renversement de la hiérarchie traditionnelle des générations où l’impétuosité de la jeunesse est exaltée au détriment de la sagesse des vieux accumulée par une longue expérience (Terreaux-Scotto, 2015). Bien que Pinelli ne cesse de faire appel au savoir amassé par l’ancien secrétaire « il quale resta forse il solo esempio di quella Rep[ubli]ca » (BAM, B 9 inf., 88), l’appartenance de Giannotti à la vieille génération du républicanisme (plus que son âge en somme) condamne inévitablement l’échange à un impossible apaisement. La querelle, de fait, ne repose pas sur un désaccord intellectuel, mais sur l’affrontement entre des systèmes de valeurs et des conceptions de la résistance républicaine incompatibles. La violence intellectuelle qui se déploie dans cette correspondance non seulement révèle, mais fonde véritablement, au sein même de l’opposition anti-médicéenne en exil, un clivage générationnel entre ceux qui, ayant participé au dernier gouvernement républicain, se présentent encore comme les détenteurs d’une expérience désormais perçue comme une sagesse surannée, et ceux qui, nés post res perditas, s’imposent dorénavant comme la relève de la résistance anti-médicéenne. Le principal enjeu ici réside bien, en définitive, dans la définition des formes d’action possibles pour renverser le pouvoir à Florence : la pierre de touche de la querelle demeure, de fait, la question des modalités de circulation du dernier traité de réflexion républicaine dans lequel la proposition de réforme des institutions florentines découle d’une double approche théorique et historique, la Republica fiorentina de Giannotti, « capitata contra al volere » de son auteur et « occasione di tanti mali ».
III – La circulation de la Republica fiorentina : indice d’une rupture générationnelle au sein des fuorusciti florentins
Si la correspondance examinée jusqu’à présent suggère que Giannotti limite consciencieusement la diffusion de la Republica fiorentina, plusieurs indices témoignent en revanche de la circulation du traité manuscrit auprès d’un cercle étroit de familiers au cours des longues années de sa rédaction. En particulier, la lettre qu’Angelo Gemmari, l’ancien disciple du vieux Florentin, adresse en 1584 au grand-duc François Ierde Médicis afin de lui faire don du manuscrit autographe, non seulement évoque la querelle fondatrice qui avait opposé quinze ans plus tôt l’auteur à Corbinelli, mais invite à nuancer l’idée d’un texte dérobé aux regards de tous :
Egli [Giannotti] però teneva [il libro della Republica Fiorentina] sotto isquisita custodia, né mai ad alcuno lo mostrava, che grandissimo amico suo non fosse ; et a niuno dette mai, ch’egli sapesse, facultà di pigliarne copia. (Milanesi, 1863, 251).
Tout en relevant d’une stratégie de promotion destinée à faire apparaître le caractère inédit du livre, la déclaration de Gemmari tend à signaler que la circulation, limitée aux « bons amis », repose sur un critère rigide de sélection de nature évidemment politique, mais sans aucun doute également générationnel.
Parmi les lecteurs potentiels du manuscrit, il convient évidemment de citer en premier lieu le dédicataire du traité, le cardinal florentin Niccolò Ridolfi (1501-1550) qui, dès le milieu des années 30, embrasse ouvertement la cause des fuorusciti et accueille sous sa protection à la villa Sant’Agata de Rome les principaux représentants de la résistance en exil, tels que Giannotti qui y demeure de 1539 à 1550. Si la cour romaine du prélat représente le principal espace de diffusion du traité, il est permis d’émettre l’hypothèse que le texte est consulté par les anciens collaborateurs de l’ex-secrétaire qui gravitent désormais, de près ou de loin, autour de l’entourage de Ridolfi, au premier rang desquels Bartolomeo Cavalcanti (1503-1562), qui avait recouvert sous la République de 1527-1530 de nombreuses charges diplomatiques et avait été appelé à s’entretenir régulièrement avec le chancelier de la magistrature des Dieci di Balìa, mais sans doute aussi Jacopo Nardi (1476-1563) nommé notaire des Tratte sous le dernier gouvernement républicain et avec lequel Giannotti avait partagé les bureaux de la chancellerie. Aux côtés de ce possible lectorat, la correspondance de l’auteur permet d’identifier les lecteurs réels de la Republica fiorentina qui tendent le plus souvent à envisager le traité comme une source précieuse d’informations concernant l’histoire de la cité. C’est le cas notamment de Benedetto Varchi (1503-1565) chargé, à la suite de son retour à Florence à partir de 1543, de la rédaction de la Storia fiorentina. Tandis que dès le printemps 1547 Giannotti l’encourage et le seconde dans ses recherches, l’historien semble bénéficier d’extraits du traité pour l’accomplissement de sa tâche. En témoigne l’affirmation de Giovan Battista Busini (1501-1574) qui, le 30 janvier 1549, lui rappelle combien il doit s’estimer heureux de pouvoir disposer de la biographie du célèbre capitaine républicain, la Vita di Francesco Ferruccio, extraite du chapitre IV.5 du traité et enrichie de nombreux détails par l’auteur (Busini, 1860, 96). Or si Busini profite de cette occasion pour se plaindre du fait qu’il n’a pas pu consulter le manuscrit dans son intégralité (« non m’ha voluto mostrar altro per l’addietro »), il éclaire en avril 1551 les conditions particulières dans lesquelles il a pris connaissance du passage (« la quale parte mi ha letto») : une lecture orale qui sans doute a lieu lors de leur permanence commune à Rome en 1548-1549 (Ivi, 231). Aussi bien la cours cardinalice de Ridolfi, que les quelques feuillets transcrits pour le compte de Varchi ou la performance orale de certains chapitres devant Busini, rappellent donc que laRepublica fiorentina circule, dans le cadre de la Rome farnésienne des années 40, au sein d’un cercle fermé d’exilés florentins. Cette diffusion contrôlée du texte tisse un maillage serré entre les correspondants de l’auteur : elle est à l’origine de la constitution d’un groupe informel qu’elle soutient et alimente, en créant auprès des lecteurs une impression d’exclusivité.
Qu’il s’agisse de Varchi, de Busini, ou du cardinal Ridolfi et de son entourage, ces Florentins sont unis par une même définition de la réforme républicaine qu’ils appellent de leurs vœux : c’est parmi les partisans d’une réforme populaire du gouvernement à Florence que le manuscrit est diffusé, de sorte que les trajectoires du texte semblent exclure non seulement les Florentins ralliés au nouveau régime, mais également les groupes anti-médicéens favorables à une réforme oligarchique présidée par les grandes familles. Au-delà de ce critère d’ordre politique cependant, cette rapide cartographie de la circulation du traité giannottien révèle combien la diffusion du texte répond également à une logique générationnelle. Ce réseau dispersé se limite, de fait, aux Florentins qui, nés à cheval sur deux siècles, ont participé aux côtés de l’ancien secrétaire à la République de 1527-1530 et peuvent se prévaloir d’une expérience historique commune et fondatrice en qualité d’acteurs du dernier gouvernement libre à Florence. La diffusion confidentielle du traité giannottien permet dès lors d’esquisser les contours d’une République florentine en exil construite au prisme d’une expérience générationnelle. Plus encore, elle invite à interroger à rebours la nature particulière de ce texte et, du même coup, à éclairer d’un nouveau jour la querelle épistolaire qui oppose à la fin des années 60 l’auteur à Corbinelli.
La circulation du manuscrit s’accompagne, nous l’avons vu, d’usages particuliers du texte puisque c’est essentiellement en qualité de réservoir d’informations concernant l’histoire récente de la cité que l’auteur affiche prudemment le traité. Le projet de réforme, fondé sur une critique minutieuse non seulement du fonctionnement des anciennes institutions républicaines de 1494-1512 et 1527-1530, mais aussi des responsabilités, collectives et individuelles, à imputer au groupe dirigeant responsable de la chute du gouvernement libre dans la cité, se présente comme un lieu de mémoire d’une expérience collective. Dépositaire d’une histoire républicaine révolue, la Republica fiorentina relève bien plus d’une réflexion historique et politique à vocation cognitive – dont la légitimité découle de l’expérience concrète de l’auteur – que d’un programme de renversement du pouvoir médicéen. Pour s’en convaincre, il suffira par exemple de rappeler que la définition « des occasions et moyens nécessaires à l’introduction de la République susdite » est rejetée en marge et n’occupe que le dernier chapitre (IV.8) où la question du renversement du pouvoir demeure en définitive suspendue au caractère impondérable de la fortune. Cette lecture du traité semble d’ailleurs confirmée par le geste d’Angelo Gemmari qui en 1584 n’hésite pas à confier post mortem la conservation du manuscrit autographe aux autorités grand-ducales en affichant clairement la vocation du texte, lieu de sédimentation d’un savoir historique et politique inédit qu’il convient de préserver de l’oubli et de mettre à la disposition du nouveau seigneur de la cité :
ne’ quali discorsi si viene in cognitione della natura della città, et di molte attioni particulari d’essa et della maggiore parte di cittadini […] La cognizione delle quali cose, se ben già molto ben note a V.A., non credo però che le sia per increscere di sentir ridurcele a memoria da chi la maggior parte o vedde o trattò o intervenne dove esse in que’ tempi si trattavano et deliberavano, come nell’istesso libro egli afferma. (Milanesi, 1863, 251)
L’histoire de la circulation manuscrite de la Republica fiorentina suggère dès lors d’admettre que le dernier traité de réflexion républicaine se présente bien moins comme un projet anti-médicéen et un instrument de renversement du pouvoir, que comme la mémoire d’une expérience collective et générationnelle, un témoignage d’un pan de l’histoire florentine mis au service de la construction d’un savoir politique. Or c’est à la lumière de cette lecture qu’il est possible de comprendre, à nouveaux frais, le déchaînement de haine que provoquent l’usurpation du manuscrit par Corbinelli et sa transcription non-autorisée en France dans les années 1567-1569. Placé entre les mains de ce jeune exilé tumultueux et rangé aux côtés des principaux textes qui avaient accompagné les tentatives de bouleversement du régime, à savoir l’Apologie de Lorenzino et le compte rendu de la Querelle de Naples, le traité non seulement échappait à son auteur, mais se voyait ériger au rang de témoin de l’histoire de la résistance républicaine et d’instrument de lutte contre le pouvoir médicéen désormais en voie de légitimation. Le risque que représentait la diffusion incontrôlée du manuscrit – ou pire encore sa mise sous presse – était bien d’exposer le traité à des lectures et à des pratiques d’appropriation susceptibles de le détourner de sa vocation initiale. Aussi, si cette affaire pouvait provoquer « la rovina di casa » du vieux Florentin, qui depuis plus de trente ans avait choisi la voie d’un exil volontaire et définitif, ce n’était pas tant à cause du danger d’une réaction de la part de la censure médicéenne, que des effets d’une telle réappropriation du texte capable de porter préjudice à la réputation de son auteur et de bouleverser « [il] suo theatro interiore ma etiandio questo di fuori » (BAM, B 9 inf., 74).
En retour, l’agressivité dont fit preuve Corbinelli dans cette affaire ne saurait simplement être imputée à la fougue impétueuse de la jeunesse ni au caractère ardent de ce Florentin exalté. Sans doute, ses féroces réactions étaient dictées par les manœuvres de son rival enclin à mobiliser un vaste réseau de concitoyens afin d’obtenir justice. En effet, bien qu’il ne demeure aucune trace des lettres de Giannotti, l’échange analysé laisse deviner que les appels réitérés du vieux secrétaire auprès d’un cercle élargi de correspondants risquaient d’entacher la réputation du jeune Florentin et de miner sa réputation à un moment particulièrement sensible, voire fragile, de sa nouvelle vie d’exilé. Il n’en demeure pas moins cependant que la virulence de la plume acérée de Corbinelli ne peut s’expliquer qu’à la lumière de son désir d’action, de sa volonté d’opposer une résistance face à l’affermissement du pouvoir ducal ; un projet dans lequel le dernier traité de réflexion républicaine était appelé à occuper une place centrale, en tant qu’instrument de renversement du régime et témoignage de la continuité indéfectible de l’opposition. Méprisant les exigences qui avaient guidé la conduite de ses concitoyens en exil, Corbinelli, dans cette querelle centrée sur la diffusion de la Republica fiorentina, revendiquait par la force un renouvellement de la résistance anti-médicéenne en rompant définitivement avec une vieille génération de républicains, dont Giannotti était désormais le dernier représentant.
Conclusion
Dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’usage de la violence épistolaire, les grandes polémiques humanistes constituent le plus souvent un observatoire privilégié pour rendre compte du fonctionnement de violences intellectuelles parfaitement codifiées, insérées dans un cadre normatif destiné à réguler les débats. Si ces querelles ritualisées tendent d’emblée à retenir l’attention ce n’est pas seulement parce qu’elles permettent de saisir la mise en place de conventions rhétoriques propres au débat, mais bien parce qu’elles font émerger des lignes de fracture entre des communautés intellectuelles distinctes et qu’elles jouent, par ce biais, un rôle structurant dans la genèse de l’espace intellectuel durant la première modernité. L’altercation épistolaire qui oppose à la fin des années 1560 Giannotti et Corbinelli nous invite cependant à reconnaître l’efficacité et la fonction productive des formes de violence qui se déploient dans le cadre sans doute moins éclatant d’une correspondance personnelle. Ici, l’intervention d’un troisième pôle et la mise en place d’un système épistolaire en triangle garantissent le glissement d’une violence verbale purement expressive, réductible à des choix lexicaux et au détournement de formules préétablies, vers l’exercice d’une violence intellectuelle qui, en dédaignant la voix de l’adversaire, se décline comme une transgression volontaire des principes même de la communication. Centrée sur la question de l’usurpation et de la transcription illicite du manuscrit de la Republica fiorentina, et, partant, des possibles usages du dernier traité de réflexion républicaine, la querelle fait affleurer des conceptions divergentes de la résistance anti-médicéenne et cristallise une rupture générationnelle au sein du réseau des exilés florentins. C’est dans ce moment de crise que représente l’imminente reconnaissance à l’échelle européenne du pouvoir grand-ducal, que se négocie par la force une identité républicaine concurrente, soucieuse de rompre avec la tradition de ses aînés. Corbinelli aura beau, dans la lettre de condoléances qu’il adresse à Pinelli le 19 janvier 1573, regretter la disparition di « quel buon vecchio, ancora un de’ fratelli del nostro naufragio » (Ibidem, 164), ce sentiment d’appartenance et l’image d’une communauté fraternelle unie autour d’une même cause ne sauraient tromper.
En analysant les lettres de la République florentine en exil du point de vue de la violence intellectuelle, il devient alors possible d’esquisser les lignes de partage qui structurent la résistance anti-médicéenne à l’heure du Principat, de penser sa discontinuité. L’enjeu d’une telle approche est bien de libérer l’histoire du fuoruscitismo non seulement d’une lecture téléologique construite à la lumière de la défaite des opposants, mais également d’une approche monolithique qui tendrait à fondre ces engagements individuels en un bloc unique. Aussi cette étude suggèrerait de penser à nouveaux frais le républicanisme florentin en exil qui, bien loin de se résumer à un attachement idéologique et à la défense d’un régime politique, semble se décliner sous des formes diverses, correspondant à la fois à des pratiques de sociabilité et de collaboration intellectuelle, à des systèmes de représentation et de conscience collective qui entraînent un rapport particulier à l’histoire et une certaine conception de l’engagement du politique.
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Pour citer cette ressource :
Hélène Soldini, Violence intellectuelle et conflit générationnel dans les lettres de la République florentine en exil, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2018. Consulté le 05/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/moyen-age-renaissance/violence-intellectuelle-et-conflit-generationnel-dans-les-lettres-de-la-republique-florentine-en-exil